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mercredi 11 septembre 2024

Normandie : Deauville et Les Fransciscaines

Deauville : Les Franciscaines : médiathèque et musée

 

Je continue mon voyage dans la Normandie au mois de Juin et la "tournée" des musées, des villes et des  impressionnistes et de ceux qui leur rendent hommage pour l'anniversaire de leur 150 ans.

En ce mois de Juin, avant les vacances d'été et le festival du cinéma américain de Septembre, Deauville, ses belles maisons, son port, sa plage, tout est calme et un peu vide, il faut bien le dire !

 

Deauville : le port


Deauville : le port


Deauville : Les Planches

 

Sur la plage, une promenade réalisé avec  de grandes lattes de bois appelées Les Planches courent le long des cabines de bain où les acteurs se réunissent  à l'occasion du festival et font inscrire leur nom. C'est sur cette immense plage que Claude Lelouch a réalisé le film Un Homme, une Femme et Claude Pinoteau La Boum.


Deauville : la plage


Deauville Les cabines de bain

 
Les franciscaines 
 
 
Deauville Les Franciscaines médiathèque: Alliance de l'ancien et du contemporain

Le musée est dans l'ancien couvent des soeurs franciscaines construit en 1886. Les soeurs y ont vécu jusqu'en 2012. Il s'agit d'une très belle alliance architecturale de l'ancien et du contemporain qui comporte en plus du musée, des salles de projection, de conférence, une médiathèque divisée en structures autour des thématiques chères à la ville de Deauville, le cheval, le cinéma, la photographie, la jeunesse.


Deauville Les Franciscaines salle de projection


Deauville Les Franciscaines médiathèque


Deauville Les Franciscaines médiathèque

 

Dans la médiathèque, les livres et les tableaux se côtoient. Je trouve que c'est une idée lumineuse d'offrir ainsi à ceux qui viennent travailler en bibliothèque un accès aux oeuvres d'art.


Deauville Les Franciscaines Eugène  Isabey: Le port

 

Eugène Isabey que j'ai découvert en Normandie est le maître d'Eugène Boudin et Johan Barthold Jongking.


Deauville Les Franciscaines médiathèque


Deauville Les Franciscaines médiathèque


Deauville Les Fransiscaines médiathèque

 
Exposition André Hambourg


André Hambourg: le palais des Doges Exposition Les Franciscaines

L'exposition André Hambourg s'achèvera le 5 Janvier 2025. André Hambourg (1909_1999) qui naît et meurt à Paris découvrira les côtes Normandes avant la guerre pour Honfleur, puis après la guerre pour  Deauville et Trouville.

En 1957, il tombe amoureux de Venise et la peint en toutes saisons, y compris sous la neige. Voir l'article sur ce peintre ici


André Hambourg : les toits de Venise


André Hambourg


André Hambourg


André Hambourg


André Hambourg


André Hambourg


Cabourg


Cabourg : le Grand Hôtel


Et comme après la visite de Deauville, il me restait un peu de temps, je suis allée jusqu'à Cabourg pour voir Le Grand Hôtel ! Ceux qui savent que je suis en train de lire La Recherche du temps perdu me comprendront !  Je ne pouvais manquer ce haut lieu proustien ! 

D'ailleurs, j'ai déjà publié un billet avec des photos Ici dans Les Jeunes filles en fleurs





lundi 9 septembre 2024

Edouard Peisson : Le sel de la mer


Sous  le titre générique de Le sel de la mer, Edouard Peisson a regroupé trois volumes portant chacun les titres suivants : volume 1 : Capitaines de la route de New York; volume 2 Le sel de la mer ; volume 3 Dieu te juge respectivement publiés en 1953, 1954, 1955 et parus dans le livre de poche, selon mon exemplaire, en 1973.

On s’aperçoit que la composition de cette trilogie est savante car elle ne suit pas l’ordre chronologique et commence dès les premières lignes par le naufrage « d’un splendide paquebot à trois tuyaux », appelé le Canope, commandé par Joseph Gorde et acheté par l’Entreprise de Navigation Intercontinentale bien que le navire soit réputé fragile et mal conçu. Un flashback nous permet ensuite de revenir en arrière et d’expliquer ce qui s’est passé et d’assister au drame. Enfin le second volume revient sur le naufrage pour déterminer la responsabilité du capitaine. Le troisième qui se déroule des années après suit le capitaine Gorde et montre que celui-ci n’a rien oublié, que ses actes présents sont déterminés par le drame qu’il revit sans cesse dans sa mémoire.


Capitaines de la route de New York
 
 
Un transatlantique français


Vox est le commandant du Virginia et il est une de ces figures chères à Peisson de capitaine expérimenté et solide mais taiseux et solitaire qui peuplent ses romans. Nous revenons sur la carrière de Vox et apprenons à le connaître. C’est un homme qui du mal à exprimer ses sentiments mais qui est profondément humain. Il se déroute quand il reçoit le message d’un cargo en difficulté, le Marco Polo, et il apprend qu’il n’est pas le seul navire à se porter au secours du bâtiment en détresse. Deux autres, l’Ascania et Le Canope, ont aussi répondu à l’appel. Ce dernier, on le sait, ne supporte pas le roulis et semble cacher bien des faiblesses dans sa construction, ce que n’ignore pas la compagnie qui l’a racheté. Quand Le Virginia arrive sur place, la tragédie du cargo est achevé. Il ne reste plus rien de lui mais le Canope est en difficulté. Vox pourrait prendre le paquebot sinistré en remorque mais la mer est si dangereuse qu’il ne pourrait le faire sans mette en danger son équipage et ses passagers, ce qu’il refuse selon les lois maritimes qui l’y autorisent. Il ne peut donc, impuissant à lui venir en l’aide, qu’assister au naufrage et recueillir les survivants. Le bilan est lourd : deux cent quinze disparus ! Parmi les membres de l’équipage, les seuls rescapés sont le capitaine Joseph Gorde, avec qui Vox a navigué jadis, sous les ordres du capitaine Derieu réputé pour sa brutalité, le second lieutenant Dufor et Ollivier, le troisième mécanicien. Gorde, tourmenté par sa responsabilité vis à vis du naufrage, vit un cauchemar lorsqu’il apprend en entendant une conversation privée que le lieutenant Dufor critique son attitude, son absence de réaction devant le danger, et que le mécanicien Ollivier le charge à fond et le tient pour responsable du naufrage.
C’est ainsi que se termine ce premier volume passionnant qui nous attache aux personnages et décrit le travail des membres de l’équipage, les responsabilités qui pèsent sur le capitaine d’un navire, ses doutes, ses angoisses auxquelles il ne doit pas céder. De plus la scène du naufrage, la peur des passagers, les différentes péripéties tragiques qui décident du sort de chacun sont décrits d’une manière magistrale. Et même si j’ai déjà assisté à un naufrage dans Parti de Liverpool, du même auteur, le récit n'est pas redondant et nous tient en haleine.


Le sel de la mer
 
 
Jules Van de Leene : paquebot à quai

Le second volume s’ouvre sur l’enquête menée par une commission de la Marine pour déterminer la responsabilité du capitaine Gorde. Cette commission comprend le vieux capitaine au long cours Cernay qui en est le seul marin. Les autres sont des techniciens, Sénanque, un administrateur de la marine, et l’inspecteur de la Navigation Latouche.
Gorde est le dernier à être entendu. Les enquêteurs ont préféré rencontrer d’abord les autres membres de l’équipage  survivants et les passagers rescapés si bien que lorsqu’ils entendent Gorde leur opinion est déjà tranchée.

Les questions qui se posent sont les suivantes pour établir les erreurs éventuelles de Gorde : celui-ci a-t-il eu raison de dérouter son bâtiment pour aller porter secours au cargo en difficulté, sachant que Le Canope était réputé peu fiable ? Il s’agit d’un dilemme qui fait intervenir des questions d’humanité et de morale quand on sait que les lois marines obligent au déroutement sauf à risquer son propre navire. Autrement dit tout est une question de discernement reposant sur les épaules du commandant.

 Et une fois sur place a-t-il agi avec assez d’efficacité ? Bref ! Aurait-il pu sauver le navire ?

La responsabilité de la compagnie d’armement qui pour des raisons financières a envoyé un paquebot à travers l’Atlantique sans avoir au préalable permis les restaurations nécessaires et s’être assurée que celui-ci était viable est bien sûr engagée. Mais cette question est évacuée par la commission qui  n’est pas là pour cela mais pour le capitaine.

Cependant Edouard Peisson soulève le problème suivant : quelqu’un qui n’a jamais pris la mer comme l’inspecteur Latouche est-il à même de juger de la responsabilité de celui qui est aux commandes, au milieu d’une tempête ? Et n’est-il pas trop facile de juger après coup, quand on sait ce qui s’est passé, quand on connaît les conséquences d’une décision prise dans le feu de l’action.

Cette rencontre qui met Gorde sur la sellette (avant son passage devant un tribunal de la marine) permet de préciser des faits qui n’avaient pas été évoqués dans le premier volume et de faire revivre la tragédie selon différents points de vue.  
 
Toutes ces questions à la fois éthiques et en rapport avec le droit maritime sont abordées d’une manière vivante, intéressante, du côté de l’Humain et de la souffrance. On vit les réactions épidermiques de Gorde, son sentiment de culpabilité, ses révoltes au cours desquelles il n’est pas obligatoirement sympathique tant il cherche à se défendre d’une manière exaltée. Et on se dit que la décision de ses semblables ne fera de toute façon pas le poids pour contrebalancer l’horreur de son propre jugement.


 Dieu te juge 


Victor Hugo : ma destinée


Enfin le troisième volume Dieu te juge conclut sur un autre épisode maritime dont Joseph Gorde est à  nouveau le personnage principal mais je ne vous en dis pas plus sinon que la fin est poignante et a un goût de tragédie.
 
Le titre est dû à ce que dit l’épouse de Joseph Gorde à son mari, elle qui prend une grande importance  quand elle devient son soutien et son réconfort dans ce troisième volume, alors qu’elle accuse l’inspecteur Latouche d’être « un peseur d’âme » ! .

«  Dieu te juge » lui dit-elle avant d’ajouter « je suis un chrétienne. J’ai le sens d’une « vraie » justice ». Pourquoi ? Lui demande son mari.

 Pourquoi ? Te vois-tu devant Dieu au lieu de te trouver devant ce M. Latouche ou devant ces capitaines auxquels on a a lu ton rapport de mer ? Devant Dieu avec toute ta vie de marin ? Qui a connu tes sentiments lorsqu’on t’a imposé le commandement du Canope, les craintes lorsque tu t’es trouvé face à l’Atlantique, ta pensée lorsque, devant la carte, tu as décidé de te porter au secours du Marco Polo.
Toi et Latouche vous n’êtes pas sur le même plan. Latouche t’accuse d’une faute de manoeuvre et, toi, tu penses aux morts.  Moi aussi. Tu penses aux enfants, aux femmes, aux hommes, écrasés, noyés.(…) La faute de manoeuvre, si tu l’as commise, elle n’entacherait que ta qualité de marin. Mais les morts, il n’y a que Dieu qui puisse t’en demander compte »


Dieu te juge est tout aussi réussi que les deux romans précédents. La trilogie se révèle une lecture addictive et passionnante soulevant des questions que seul un écrivain qui a été lui-même marin et commandant d'un navire peut poser et qu’il partage avec nous sans jamais être pesant.   





vendredi 6 septembre 2024

Marcel Proust: Le côté de Guermantes : Saint Loup : Lucidité et pessimisme (2)


Saint Loup : Lucidité et pessimisme (2)


Le côté de Guermantes marque un tournant dans la Recherche du temps perdu. C’est le moment ou Marcel accède à la compréhension du monde qui l’entoure, loin de l’idéalisation et de la rêverie. Cet instant s’accompagne d’une vision désenchantée de la société marquée par l'Affaire Dreyfus qui est un sujet de division. La mort de la grand-mère par la rupture qu’elle introduit dans la vie de Marcel provoque ce changement chez Marcel bien qu’il n’en prenne conscience que dans le volume suivant, le quatrième de la Recherche, Sodome et Gomorrhe. La grand-mère pour Marcel symbolise la protection, le cocon douillet dans lequel il se plaisait à se réfugier, l’amour inconditionnel qui le protégeait des épreuves. Sa mort, dans de grandes souffrances, tue l’enfant qui sommeille encore en lui et le  pousse vers la maturité. Sa naïveté va donc peu à peu céder la place dans ce troisième volume, au contact de la vie mondaine, à une lucidité accrue et un certain pessimisme vis à vis de la nature humaine. On l’a vu pour les Guermantes (voir ici)  mais il en est de même pour les autres personnages du roman. Tout se passe comme si Marcel était maintenant capable d’affiner les traits de caractère de chacun, d’en voir les nuances, de déceler ce qu’il ne pouvait voir dans Les Jeunes filles en fleurs. C’est ce qu’il continuera à faire dans Sodome et Gomorrhe que je suis en train de lire et qui éclairera, en particulier, le personnage de Charlus.


Saint Loup et ses « rôles »

Il en est ainsi de Robert de Saint Loup, cet ami dont il a fait connaissance à Balbec, dans Les jeunes filles en fleurs, et qui manifeste tant d’affection et de délicatesse envers Marcel.
La connaissance de ce personnage s’affine d’un livre à l’autre. Quand Marcel rend visite à Saint Loup, jeune sous-officier à l’école de cavalerie de Saumur, celui-ci le reçoit toujours avec autant de gentillesse, d’égards et admiration. Une scène montre quel ami dévoué et attentionné est Saint Loup lorsque, dans un restaurant, il s’aperçoit que Marcel a froid, il enjambe toutes les tables pour lui apporter son manteau de vigogne dont il l’enveloppe. Mais, un jour, que Marcel cherche à dire au revoir à son ami alors qu’il repart pour Paris, il aperçoit ce dernier en voiture, le salue, espère qu’il va s’arrêter mais celui-ci, comme Marcel l’apprendra plus tard, feint de ne pas l’avoir reconnu.

"Ainsi il m’avait reconnu ! Je revoyais encore le salut entièrement impersonnel qu’il m’avait adressé en levant la main à son képi, sans un regard dénonçant qu’il me connût, sans un geste qui manifestât qu’il regrettait de ne pouvoir s’arrêter. Évidemment cette fiction qu’il avait adoptée à ce moment-là, de ne pas me reconnaître, avait dû lui simplifier beaucoup les choses. Mais j’étais stupéfait qu’il eût su s’y arrêter si rapidement et avant qu’un réflexe eût décelé sa première impression. "

Marcel s’étonne de la double personnalité de son ami, celui qui est si amical, si empressé envers lui, et l’autre qui possède une telle maîtrise de soi, un tel empire sur ses émotions que le corps parvient à ne pas trahir ce qu'il éprouve, éducation aristocratique liée à ce sentiment de supériorité que dénonce Laure Murat dans son Proust, roman familial, dans lequel cette dernière apprend de sa mère que pleurer est vulgaire et est réservé aux domestiques. Ainsi Saint Loup peut feindre l’indifférence pour s’éviter des soucis. Et Marcel compare Saint Loup à « un parfait comédien » qui peut jouer deux rôles en même temps.
« Dans l’un de ses rôles il m’aimait profondément, il agissait à mon égard presque comme s’il était mon frère ; mon frère, il l’avait été, il l’était redevenu, mais pendant un instant il avait été un autre personnage qui ne me connaissait pas et qui, tenant les rênes, le monocle à l’œil, sans un regard ni un sourire, avait levé la main à la visière de son képi pour me rendre correctement le salut militaire ! »

Marcel remarque que les personnages de la noblesse sont toujours en représentation. Il aperçoit la duchesse de Guermantes dans son appartement alors qu’elle ne se sait pas observer, debout devant un miroir, en train de prendre des poses et de jouer à la grande dame. Cela rappelle la scène stendhalienne ou Julien Sorel surprend le cardinal en train de s’exercer à donner la bénédiction devant un miroir. Marcel observe, caché derrière un volet, Charlus et Jupien ensemble dans Sodome et Gomorrhe. On s’aperçoit que Marcel a souvent tendance à regarder par le trou de la serrure (au sens figuré) car c’est en épiant les gens qu’ils découvrent ce qu’ils sont réellement, ce qu’ils cachent à la société et la double personnalité qu’ils dissimulent.

Saint Loup et l’amour


Il en est de même de l’attitude de Saint Loup envers sa maîtresse Rachel. Celle-ci, actrice, coquette, n’hésite pas à le rendre jaloux en octroyant ses faveurs à d’autres. Toutes les rencontres du jeune homme et de Rachel donnent lieu à d’affreuses disputes, à des ruptures qui le mettent à la torture, des réconciliations houleuses.  On ne peut s’empêcher de plaindre Saint Loup qui semble être une victime dans l’amour qu’il voue à cette femme vénale, à propos de laquelle Marcel s’aperçoit avec stupéfaction qu’il l’a rencontrée dans une maison de passe.

 « Certes, s’il avait su maintenant qu’elles (les faveurs de Rachel) avaient été offertes à tout le monde pour un louis, il eût sans doute terriblement souffert, mais n’eût pas moins donné un million pour les conserver, car tout ce qu’il eût appris n’eût pas pu le faire sortir — car cela est au-dessus des forces de l’homme et ne peut arriver que malgré lui par l’action de quelque grande loi naturelle — de la route dans laquelle il était et d’où ce visage ne pouvait lui apparaître qu’à travers les rêves qu’il avait formés… »

Cet épisode permet à Proust de réaffirmer que l’amour n’existe pas en réalité mais est le fruit de l’imagination, idée filigrane qui court tout au long de la Recherche. Pourtant et paradoxalement ,si l’amour est une illusion, la souffrance qu’il procure ne l’est pas!

« J’avais compris le matin, devant les poiriers en fleurs, l’illusion sur laquelle reposait son amour pour « Rachel quand du Seigneur *», je ne me rendais pas moins compte de ce qu’avaient au contraire de réel les souffrances qui naissaient de cet amour. »

Mais Saint Loup là, encore, joue un double rôle. D’une part, il fait croire à tous que Rachel reste avec lui parce qu’elle l’aime et non par intérêt et ceci par orgueil. D’autre part, il dépense une fortune pour elle et est prêt à faire un mariage d’argent pour continuer à l’entretenir.  Marcel observe le jeune homme et découvre sa mesquinerie quand il subordonne l’achat d’un collier dispendieux à la bonne conduite de sa maîtresse dans une sorte de chantage que Rachel finit par refuser.  Mais c’est un mot surtout qui montre la médiocrité du personnage et qui indique que Robert est conscient de tenir sa maîtresse par l’argent. L’amour qu’il prétend lui manifester n’est, en fait, qu’une manifestation de son désir de domination.

Robert avait cent fois raison. Mais les circonstances sont toujours si embrouillées que celui qui a cent fois raison peut avoir eu une fois tort. Et je ne pus m’empêcher de me rappeler ce mot désagréable et pourtant bien innocent qu’il avait eu à Balbec : « De cette façon, j’ai barre sur elle. »

Saint Loup et la violence


La scène qui démystifie complètement Saint Loup suit une de ces disputes avec Rachel. Enervé et violent, Saint Loup s’en prend à un journaliste qui refuse de cesser de fumer devant Marcel. Il s'adresse calmement à cet homme et en souriant  et soudain ...

À ce moment, je vis Saint-Loup lever son bras verticalement au-dessus de sa tête comme s’il avait fait signe à quelqu’un que je ne voyais pas, ou comme un chef d’orchestre, et en effet — sans plus de transition que, sur un simple geste d’archet, dans une symphonie ou un ballet, des rythmes violents succèdent à un gracieux andante — après les paroles courtoises qu’il venait de dire, il abattit sa main, en une gifle retentissante, sur la joue du journaliste.

Et quand au sortir de cette altercation, Saint Loup est abordé dans la rue par un homme qui lui fait des propositions, il le roue de coups. Cette réaction excessive ne préfigure-t-elle pas ce que Saint Loup cherche à se cacher à lui-même et qui se révèlera par la suite, son homosexualité ?  Mais n'anticipons pas !


Saint Loup et le Dreyfusisme


Au grand dam de sa famille Saint Loup, sous l'influence de sa maîtresse, est dreyfusard. Dans son milieu, c'est un scandale car Saint Loup fait une carrière dans l'armée. Or, on s'aperçoit bientôt, surtout après l'intervention de Zola, que la question n'est pas de savoir si Dreyfus est réellement coupable ou non ! Il s'agit pour toute la noblesse et la grande bourgeoisie conservatrice de défendre l'honneur de l'armée. Celle-ci ne peut avoir tort ! Pour couper court à tout problème moral, on prétend que les juifs ne sont pas français, et puisqu'ils ne sont pas de vrais français, prendre le parti de Dreyfus c'est être antinationaliste et antipatriote ! Ainsi à l'antisémitisme bien réel s'ajoute l'accusation de vouloir salir l'armée et d'être traître à son pays. C'est ce qui a valu bien des menaces de mort à Zola et peut-être son assassinat.

 Heureusement, pour lui, Saint Loup est protégé par le prestige lié à la haute noblesse, et à sa parenté avec les Guermantes. Il est en un sens intouchable et ses amis, élèves-officiers comme lui, évitent de soulever le sujet en sa présence. Mais sa famille fulmine contre le jeune homme qui risque de manquer son admission au club distingué et élitiste le Jockey. Un si grand préjudice n'est évidemment pas à mettre en balance avec le sens de la justice et la dénonciation des véritables coupables !

"Vous m’avouerez, déclare le duc Basin de Guermantes que si un des nôtres était refusé au Jockey, et surtout Robert dont le père y a été pendant dix ans président, ce serait un comble. Que voulez-vous, ma chère, ça les a fait tiquer, ces gens, ils ont ouvert de gros yeux. Je ne peux pas leur donner tort ; personnellement vous savez que je n’ai aucun préjugé de races, je trouve que ce n’est pas de notre époque et j’ai la prétention de marcher avec mon temps, mais enfin, que diable ! quand on s’appelle le marquis de Saint-Loup, on n’est pas dreyfusard, que voulez-vous que je vous dise !"

 Dans Sodome et Gomorrhe on verra ce qu'il adviendra des idées de Saint Loup sur Dreyfus quand il aura rompu avec Rachel.

 

 



Le côté de Guermantes livre de poche 1088p


jeudi 5 septembre 2024

Le jeudi avec Marcel Proust : Le côté de Guermantes, les peintres flamands

Pieter Brueghel l'Ancien (1525-1569) : le dénombrement devant Bethléem
 

J'ai déjà dit que j'aimais beaucoup les passages que Marcel Proust consacre à l'Art dans La Recherche, musique, peinture...

En effet, l'art se mêle si étroitement à la vie que nous avons l'impression de pénétrer dans un tableau.  C'est ce qui arrive quand Marcel se rend dans une auberge où il doit retrouver Robert de Saint Loup dans le volume Le côté de Guermantes

La première allusion à la peinture flamande dans ce passage de Proust est celle du tableau de Brueghel l'Ancien :  le dénombrement de Bethleem. C'est la foule qui arrive par groupes dans la cour de l'auberge,  la cohue, l'agitation, le brouhaha qui provoque cette vision du tableau de Brueghel.

 "Et précisément à l’hôtel où j’avais rendez-vous avec Saint-Loup et ses amis et où les fêtes qui commençaient attiraient beaucoup de gens du voisinage et d’étrangers, c’était, pendant que je traversais directement la cour qui s’ouvrait sur de rougeoyantes cuisines où tournaient des poulets embrochés, où grillaient des porcs, où des homards encore vivants étaient jetés dans ce que l’hôtelier appelait le « feu éternel », une affluence (digne de quelque « Dénombrement devant Bethléem » comme en peignaient les vieux maîtres flamands) d’arrivants qui s’assemblaient par groupes dans la cour, demandant au patron ou à l’un de ses aides (qui leur indiquaient de préférence un logement dans la ville quand ils ne les trouvaient pas d’assez bonne mine) s’ils pourraient être servis et logés, tandis qu’un garçon passait en tenant par le cou une volaille qui se débattait."

Le Dénombrement que j'ai vu au musée des Beaux-Arts de Bruxelles, décrit un passage de l'Evangile selon Saint Luc où Marie, enceinte, et Joseph que l'on reconnaît à sa scie de charpentier, vont se faire enregistrer comme le veut la loi romaine. Devant le guichet un attroupement, les gens font la queue, se renseignent, leurs noms sont écrits dans des registres. Il s'agit de la collecte des impôts à la veille de Noël. La scène se déroule dans un village près d'Anvers qui figure Bethléem.

 
 

 La scène est biblique et pourtant, replacée dans le contexte de ce village flamand, elle frappe par son réalisme, le nombre de détails qui montrent la vie quotidienne des habitants. 
 


 
Elle offre des renseignements sur le climat, l'habitat, le transport des marchandises, les occupations de ces gens, tout un peuple laborieux, la nourriture, la préparation du repas, les disputes entre adultes, les jeux d'enfants sur le canal gelé.
 
 

 
 
 C'est une scène vivante, animée, curieuse, avec un atmosphère particulière due à la neige, à la glace, aux arbres dépouillés. Et voilà pour "l'affluence " dont parle l'auteur. Mais aux peintres flamands, il emprunte aussi les natures mortes qui décrivent l'abondance, la profusion dans de rougeoyantes cuisines où tournaient des poulets embrochés, où grillaient des porcs, où des homards encore vivants étaient jetés dans ce que l’hôtelier appelait le « feu éternel », qui  évoquent la peinture flamande baroque du XVII siècle. Toute cette abondance de nourriture, cet étalage démesuré de marchandises, cette "exagération des Flandres" témoigne de la richesse du pays et d'un capitalisme émergeant, d'une  société livrée au commerce, qui échange, vend, achète, est en relation avec les pays étrangers et d'une classe sociale qui s'enrichit.

"Et dans la grande salle à manger que je traversai le premier jour, avant d’atteindre la petite pièce où m’attendait mon ami, c’était aussi à un repas de l’Évangile figuré avec la naïveté du vieux temps et l’exagération des Flandres que faisait penser le nombre des poissons, des poulardes, des coqs de bruyères, des bécasses, des pigeons, apportés tout décorés et fumants par des garçons hors d’haleine qui glissaient sur le parquet pour aller plus vite et les déposaient sur l’immense console où ils étaient découpés aussitôt, mais où — beaucoup de repas touchant à leur fin, quand j’arrivais — ils s’entassaient inutilisés "

 

Snyders étal du poissonnier (1570-1657)


Frans Snyder (1570-1657)


 

Adrien Utrecht : 1599-1652
 

 

Jan Fit : nature morte au lièvre et au perroquet (1641_1661)

Pierre-Paul Rubens : nature morte au cygne avec deux cuisiniers

Je connais mal la nature morte flamande, peut-être parce que c'est une genre que j'aime peu mais en cherchant dans le Net les scènes religieuses qui accompagnent cette accumulation matérialiste de victuailles, j'ai découvert celui qui a en a été le précurseur dans la seconde moitié du XVI siècle : Pierre Aersten (1508-1575). Dans le tableau ci-dessous intitulé Le Christ chez Marie et Martha où un énorme gigot représenté en premier plan est d'une telle importance qu'il en devient inesthétique et vaguement écoeurant, une scène biblique apparaît à l'arrière-plan. Martha de Béthanie travaille dans la cuisine  pour recevoir son hôte et se plaint que sa soeur, Marie de Béthanie, qui écoute le Christ et ne l'aide pas. Le Christ lui répond que Marie a la meilleure part car la nourriture spirituelle est supérieure à la nourriture terrestre et seule peut rassasier l'esprit. Le gigantisme et le réalisme du gigot conçu comme un repoussoir, permettent donc de renforcer le message de l'Evangile (Saint Luc)


Pieter Aersten : Le Christ dans la maison de Marie et Martha  1552 (Vienne)

Dans le tableau suivant Pieter Aersten place au second plan une scène où la Sainte Famille, Marie sur l'âne tenant son fils dans les bras, aperçue à travers une ouverture, distribue l'aumône. Comme dans le précédent, le profane est au premier plan et le sacré au second. Pour cette raison on a appelé ces natures mortes, des natures mortes inversées. Ce qui est jugé secondaire est au premier plan, ce qui est essentiel est relégué en arrière-plan.


Pieter_Aertsen  Etal de boucher et  la fuite en Egypte ou sainte famille donnant des aumônes1551


Ces natures mortes inversées agissent un peu comme les natures mortes appelées Vanités. Elles rappellent à l'homme que la vie est éphémère, que la richesse, la beauté, la jeunesse, ne durent pas, que la vie matérielle a une moindre valeur et que seule la richesse spirituelle compte.

 

Adriaen Van Utrecht Vanité

 

 Joachim_Bueckelaer, l'élève de Pierre Aersten, continue cette tradition de la nature morte inversée. Ainsi tout en célébrant le matérialisme d'une société, le peintre se retranche derrière la morale religieuse.

 ... comme si leur profusion et la précipitation de ceux qui les apportaient répondaient, beaucoup plutôt qu’aux demandes des dîneurs, au respect du texte sacré scrupuleusement suivi dans sa lettre, mais naïvement illustré par des détails réels empruntés à la vie locale, et au souci esthétique et religieux de montrer aux yeux l’éclat de la fête par la profusion des victuailles et l’empressement des serviteurs.

 

Joachim_Bueckelaer Christ dans la maison de Marthe et de Marie (1533-1574)
 

 

Joachim_Bueckelaer Christ dans la maison de Marthe et de Marie (1533-1574)

Un d’entre eux au bout de la salle songeait, immobile près d’un dressoir ; et pour demander à celui-là, qui seul paraissait assez calme pour me répondre, dans quelle pièce on avait préparé notre table, m’avançant entre les réchauds allumés çà et là afin d’empêcher que se refroidissent les plats des retardataires (ce qui n’empêchait pas qu’au centre de la salle les desserts étaient tenus par les mains d’un énorme bonhomme quelquefois supporté sur les ailes d’un canard en cristal, semblait-il, en réalité en glace, ciselée chaque jour au fer rouge, par un cuisinier sculpteur, dans un goût bien flamand), j’allai droit, au risque d’être renversé par les autres, vers ce serviteur dans lequel je crus reconnaître un personnage qui est de tradition dans ces sujets sacrés et dont il reproduisait scrupuleusement la figure camuse, naïve et mal dessinée, l’expression rêveuse, déjà à demi presciente du miracle d’une présence divine que les autres n’ont pas encore soupçonnée.

Adrien Van Utrecht: 1599-1662" l'expression rêveuse, déjà à demi presciente..."


Cependant tout en conservant un sens religieux, la nature morte va peu à peu s'en affranchir et être apprécié pour son aspect esthétique, en mettant en valeur les couleurs, les lumières, la finesse, la  textures des matériaux. Elle devient un objet qui pare les murs des salons.

Vers les années 1640, Frans Snyder, Van Utrecht inventent un genre nouveau qui se répand chez les peintres flamands et hollandais puis dans toute l'Europe : la nature morte ostentatoire qui présente des objets précieux, somptueux, évoquant la richesse. Ces tableaux ont une valeur esthétique mais conserve un sens discrètement religieux en se rattachant aux Vanités par un détail, fleurs fânées, citron pelé, verre tombé ou vide comme dans les tableaux du peintre flamand Petrus Willebeek ci-dessous.
 
 Mais là, nous ne sommes plus dans l'auberge de Proust !

 
Petrus Willebeek : nature morte

 

Petrus Willebeek : nature morte



Pieter Claez, peintre néerlandais nature morte.




Willem Kalf peintre néerlandais : Nature morte au vase Ming