La Rivière et son secret, tel est le titre de l'autobiographie de Zhu Xiao-Mei, pianiste réputée, notamment pour son interprétation des variations Golberg de Bach, installée à présent à Paris et professeur au conservatoire. Elle y raconte sa jeunesse dans la chine communiste de Mao Ze Dong au moment de la révolution culturelle. Issue d'une famille aisée, elle est classée dans la catégorie des "Chuschen Buhao", "êtres de mauvaise origine" et est envoyée dans des camps de rééducation.
Le récit est passionnant à lire d'abord parce qu'il nous renseigne d'un point de vue historique et documentaire sur cette époque sinistre de la révolution culturelle qui a fait des millions de morts, qui a poussé beaucoup d'innocents au suicide et a brisé sur le plan moral de nombreuses personnes. D'autre part, comme il s'agit d'un récit vécu que l'on peut lire comme un roman, on se trouve impliqué avec le personnage; on comprend par l'intérieur l'engrenage dans lequelle elle est prise comme chacun des membres de sa famille et comment un régime dictatorial finit toujours par broyer l'individu.
"Je me raisonne, je me dis que j'étais jeune, et par conséquent sensible à toutes forme de propagande. C'est vrai (..) mais il n'y a pas eu que les étudiants; des centaines de millions de Chinois se sont laissés embrigader, plus âgés et bien plus au fait des choses de la vie que nous. Cela n'a rien empêché, en Chine comme dans tous les autres pays qui ont connu le joug totalitaire. Je cherche à comprendre comment les idées généreuses du communisme ont pu aboutir à un tel désastre, comment pendant de longues années, j'ai pu ne rien voir, ne rien vouloir croire. En vain; je ne comprends pas. La Révolution culturelle m'a salie, elle a fait de moi une coupable."
Zhu a 13 ans, elle est au conservatoire de musique quand a lieu la révolution culturelle. Les musiciens occidentaux, Bach, Beethoven, Schumann etc.. sont considérés comme décadents; il en est de même des écrivains. Le régime brûle les partitions et les livres, interdit aux étudiants de jouer cette musique. La jeune fille est obligée de faire son autocritique et est encouragée comme chacun de ses camarades à dénoncer son voisin. Pour ne pas être rejetée, elle s'implique dans la révolution et le culte de Mao. Elle croit à l'idéal révolutionnaire et perd tout sens critique envers les excès du régime. Peu à peu, de camp en camp, et grâce à l'amour et à la puissance de la musique, elle échappera à ce lavage de cerveau et, dans une lente remontée, émergera à la conscience. Elle émigre ensuite aux Etats-Unis, puis en France où avec l'aide et le soutien d'amis qui admirent son talent, elle finira par être reconnue en tant que musicienne.
C'est la seconde partie du livre qui décrit ses difficultés d'abord matérielles - elle est obligée de faire toutes sortes de petits boulots qui l'empêche de se consacrer à son art- et psychiques : on ne guérit jamais du totalitarisme. Obligée tant de fois à faire son auto-critique, Zhu Xiao-Mei n'a aucune confiance en elle, se dévalorise, ne cesse d'avoir des doutes sur elle-même. Elle porte aussi l'extrême culpabilité d'avoir dénoncé ses amis et ce manque de confiance s'étend aux autres. En Chine, à l'époque de Mao, l'ami, le voisin, le parent même, c'est celui qui peut à tout moment vous livrer aux autorités, vous envoyer à la mort ou dans un camp. Le moment où elle revoit son père, après la réussite de sa carrière à Paris, illustre tristement cette vérité. Lorsqu'elle l'accompagne sur la tombe de son ami, il lui dit :
"-Lao Xue est la seule personne qui m'a fait confiance pendant la révolution culturelle. C'est glaçant à dire mais c'est vrai. Nous sa famille, n'avons pas soutenu mon père au temps des épreuves."
Un autre intérêt du livre est la passion de la musique qui lui a sauvé la vie, la manière dont elle en parle et dont elle fait du piano de son enfance un personnage à part entière qui la suit partout jusque dans un camp de rééducation. En tant qu'interprète, elle sait expliquer avec passion ce qu'elle ressent et ce qu'elle veut donner à ressentir.
"Ce que j'ai vécu fait que mon approche de la musique ne peut pas être intellectuelle.(...) Aussi le public est-il essentiel pour moi.(...) L'humanité est la vérité de la musique. Ce qui compte, c'est cette personne là, qui n'est pas musicienne et que ce soir, peut-être, je vais réussir à toucher, à qui je vais faire entrevoir une partie de son humanité, de notre humanité que jusqu'ici elle ignorait, peut-être, et qui la conduira, qui sait, un jour, elle aussi à dire non lorsqu'elle comprendra que l'essentiel est en jeu."
J'aime beaucoup aussi lorsqu'elle analyse la différence entre la mentalité occidentale et chinoise et nous parle de son philosophe préféré : Lao Tseu
"Je me rémémore souvent ma voisine qui dans l'avion pour Los Angeles, m'avait cité Lao-Tseu :
La bonté suprême est comme l'eau
Qui favorise tout et ne rivalise avec rien.
En occupant la position dédaignée de tout humain
Elle est toute proche du Tao.
Maintenant, je comprends mieux cette citation. L'eau est utile, elle sert. Elle descend et ne monte pas. Elle se niche dans les creux, où nul ne veut aller, et non sur les hauteurs d'où le monde rêve de dominer. Elle n'est en compétition avec personne et pourtant elle a raison de ce qu'il y a de plus dur au monde : les roches. Et sans eau il n'y aurait pas de vie."
C'est peut-être en cela que réside le secret de la rivière?
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