Un coeur si blanc de Javier Marias est un coup de... coeur! Dès le premier chapitre, en effet, qui s'ouvre sur le suicide de Teresa, une jeune femme, tout juste revenue de voyage de noces avec Ranz, son mari, j'ai été happée par la force de cette scène analysée par le menu, appréhendée par le détail. En attirant l'attention sur tout ce qui entoure la mort, les attitudes que chacun adopte machinalement, les gestes mécaniques, parfois absurdes ou bizarres en ces circonstances tragiques, du père, de la soeur de la mariée, des invités, l'écrivain nous décrit la mort comme un spectacle, une mise en scène terrible qui se met en place devant nous où chaque acteur est aussi spectateur. Car ce qui est saisi par les sens, par la vue : le sang, le soutien gorge enlevé, le sein déchiqueté, par l'ouïe : le robinet qui coule, le commis de l'épicerie qui siffle, ne peut l'être par l'esprit plongé dans le chaos, la stupeur, incapable de raisonner. L'écrivain pose le décor, montre les déplacements extérieurs, construit la scène, la précise, l'affine et ce qui est extérieur va finir par être ressenti par nous-mêmes de l'intérieur comme si nous étions, par exemple, le père de Teresa, hébété, incapable de réfléchir avec cohérence et d'agir.
Cette première scène a une telle puissance d'émotion qu'elle pourrait avoir une vie en elle-même, être une nouvelle. Elle présente même, comme toute bonne nouvelle, une chute : Tout le monde dit que Ranz,(...), le mari, mon père, n'avait pas eu de chance, puisqu'il devenait veuf pour la deuxième fois"
Mais cette phrase nous invite à poursuivre le récit avec le mot "mon père" qui nous permet de découvrir le narrateur. Juan est le fils de Ranz. Son père s'est remarié avec Juana, la soeur cadette de Teresa, et Juan est né de leur union bien après le drame. Il a longtemps cru que sa tante Teresa était morte de maladie et personne n'a jamais découvert non plus pourquoi elle s'était suicidée. Il parle quatre langues, est interprète dans les grands sommets internationaux auprès de chefs d'état et c'est à une de ces occasions qu'il découvre Luisa, interprète elle aussi, au cours d'une rencontre entre les chefs du gouvernement anglais et espagnol. Son récit débute avec son mariage et le malaise qu'il va ressentir devant une confidence de son père après la cérémonie. Une scène qu'il surprend entre un homme et une femme inconnus dans la chambre voisine de la sienne pendant son voyage de noce à Cuba accentue encore cette inquiétude.
Le roman nous livrera ce secret de famille que Juan ne veut pas connaître mais dont il besoin pourtant pour assumer sa vie.
Les thèmes de ce roman sont incroyablement riches et me touchent particulièrement.
Celui de la mémoire par exemple, de l'impossibilité de retenir l'image de ce qui s'est passé d'où la multiplication à notre époque des moyens de reproduction pour retenir de passé : or pendant que nous essaierons de le revivre, de le reproduire ou de le rappeler et d'empêcher qu'il soit passé, un temps différent aura lieu au cours duquel, sans doute, nous ne serons pas ensemble, ne décrocherons pas le téléphone, ne nous déciderons à rien et ne pourrons éviter aucun crime, aucune mort (sans pour autant les commettre et les causer), parce que nous le laisserons passer hors de nous comme s'il n'était pas nôtre, dans cette tentative morbide de le faire durer et de revenir quand il est déjà passé."
La difficulté de donner un sens à notre vie qui n'est parfois qu'illusion et non-sens et pourtant...
Ce qui se fait est identique à ce que nous ne faisons pas, ce que nous écartons ou laissons passer, identique à ce que nous prenons ou nous saisissons, ce que nous ressentons, identique à ce que nous n'avons pas éprouvé, pourtant notre vie dépend de nos choix et nous la passons à choisir, rejeter, sélectionner, à tracer une ligne qui sépare ces choses équivalentes, faisant de notre histoire quelque chose d'unique qui puisse être raconté et remémoré.
Sur l'essence des relation humaines et l'amour :
Toute relation personnelle est toujours une accumulation de problèmes, d'insistances, mais aussi d'offenses et d'humiliations." "Tout le monde oblige tout le monde, non pas tant à faire ce qu'il ne veut pas, que ce qu'il ignore vouloir, car pratiquement personne ne sait pas ce qu'il ne veut pas, et moins encore ce qu'il veut, et cela, il n'y a aucun moyen de la savoir.
Le thème de la culpabilité et de l'innocence si important dans le roman est abordé par le biais de Shakespeare et Macbeth : "I have done the deed" "j'ai fait l'acte" dit Macbeth quand il a tué Duncan sur les instigations de sa femme. Pour apaiser son effroi Lady Macbeth qui vient de plonger ses mains dans le sang de Ducan pour barbouiller le visage des serviteurs et les faire accuser, murmure à son mari : "Mes mains ont la couleur des tiennes mais j'ai honte de porter un coeur si blanc". Un coeur si blanc, c'est le titre du roman qui s'éclairera pour le lecteur au dernier chapitre.
Une instigation n'est rien d'autre que des mots, des mots sans maître que l'on peut traduite, qui se répètent de bouche en bouche, de langue en langue et de siècle en siècle... les actes eux-mêmes dont personne ne sait jamais s'il veut les voir accomplis, tous actes involontaires, les actes qui ne dépendant plus de ces mots dès qu'ils se réalisent, mais les effacent, restent coupés de l'après et de l'avant, eux seuls subsistent, irréversibles, alors qu'il y a réitération et rétractation, répétition et rectification des mots, ils peuvent être démentis ... il peut y avoir déformation et oubli.
Et certes les propos du livre et la manière d'envisager la vie sont bien noirs. Pourtant lorsque Juan saura la vérité, son pessimisme se tempère. Il peut désormais envisager un avenir avec Luisa et même si nul ne peut jurer que l'amour est éternel, il est important d'avoir quelqu'un que l'on aime et qui nous aime.Car c'est finalement l'amour qui peut nous sauver du non-sens.
Une des caractéristiques de l'écriture de Javier Marias tout au cours du roman,(nous l'avons vu dès la première scène) est l'analyse très précise, très fine, qui donne son importance aux détails; or ceux-ci finissent par être essentiels et nous amènent à participer! Un autre de ces particularités est un procédé de réitération des scènes, des paroles telles qu'elles ont été dites, des voix qui font écho avec leur intonation précise, et qui reviennent à plusieurs reprises comme un leit-motiv, comme si la scène recommençait inlassablement dans un processus qui rappelle celui de la mémoire, une scène vécue et revécue parce qu'on ne peut pas ou que l'on ne veut pas l'oublier. Mais dans ces répétitions s'introduisent des variantes où l'on voit peu à peu le personnage se transformer et s'ouvrir. Et c'est ainsi que ce "romancier de la construction et de l'intelligence" comme il est dit de Javier Marias dans la quatrième de couverture, le devient aussi de l'émotion. C'est ainsi que nous sommes gagnés par la nostalgie de ces mots, de ces efforts démesurés et vains de la mémoire, qui, à travers ce récit tragique, nous parle de nous, de la difficulté de donner un sens à notre vie, d'aimer mais qui est aussi un encouragement à continuer tant que l'on a quelqu'un dans notre sommeil pour nous protéger et nous aimer.
...nous nous sentons vraiment protégés que lorsqu'il y a quelqu'un derrière nous, quelqu'un que nous ne voyons pas forcément, qui couvre notre dos de sa poitrine tout près de nous frôler, qui finit toujours par nous frôler, et au milieu de la nuit, quand nous nous réveillons en sursaut à cause d'un cauchemar ou parce que nous ne pouvons trouver le sommeil, parce que nous sommes fiévreux ou que nous nous croyons seuls, abandonnés dans le noir, nous n'avons qu'à nous retourner et voir, juste en face de nous, le visage de celui qui nous protège et qui se laissera embrasser partout où l'on peut embrasser (sur le nez, les yeux et la bouche, le menton, le front et les joues; et les oreilles, c'est tout le visage) ou qui, peut-être, nous mettra la main sur l'épaule pour nous apaiser, ou pour nous tenir, ou pour s'agripper peut-être.
PS : J'ai adoré aussi la présentation du métier d'interprète lors dans grandes conférences ou sommets internationaux traitée avec un humour noir décapant... Et les relations de Juan avec son amie Berta une femme blessée par la vie et aux réactions assez surprenantes.
Contrairement à toi, je n'ai pas aimé "un coeur si blanc", je me suis ennuyée, je n'ai pas accroché à l'histoire. Je ne connais pas les deux autres.
RépondreSupprimerJe ne connais aucun des trois mais ton billet donne envie d'en savoir plus. Par contre, trois livres dans un billet, non, là, tu ne peux pas nous faire ça! On a déjà des listes hautes comme le phare de l'île Vierge! :-)
RépondreSupprimerAh enfin quelqu'un qui accroche à Marias, et je veux lire ce titre. Rosa Montero : hein que c'est bien? Lis La folle du logis!
RépondreSupprimerEh bien trois titres !!! félicitations ! Les deux premiers ne me tentent pas bcp, mais j'ai adoré le 3ème, un vrai coup de coeur !
RépondreSupprimerLa Tempête m'aurait bien tentée. mais je réfléchis à deux fois après t'avoir lue!
RépondreSupprimerEh bien toi, tu ne fais pas les choses à moitié ! J'aime beaucoup Prada mais je n'ai pas lu ce titre-là. Je te conseille "Les masques du héros" si tu souhaites poursuivre avec cet auteur. Quant à Marias, il me reste à le découvrir, il ne fait pas l'unanimité, tant mieux !
RépondreSupprimerOh! que j'avais aimé Javier Marias!!"Un coeur si blanc" en premier et "Demain dans la bataille pense à moi" !Ses longues phrases qui s'enroulent m'ont comblées.
RépondreSupprimerLu aussi "La bataille de Salamine"
Je souhaite lire la tmpête même si tu n'as pas l'air d'avoir aimé du tout... C'est vrai que tout ça me paraît très étrange...
RépondreSupprimerTrois pour le prix d'un ! Bravo !
RépondreSupprimerAlors, Un coeur si blanc, il me semble ne pas l'avoir fini... Rosa Montero, je ne désespère pas de la lire un de ces jours et ce Prada est le seul que j'ai lu, pas mal mais sans plus. La littérature espagnole me réserve encore de belles découvertes, je crois !
@ Aifelle : Je comprends que l'on puisse ne pas aimer. C'est un style très particulier, une manière d'écrire surprenante!
RépondreSupprimer@ Gwen : Il est si haut que ça le phare de l'île Vierge ou c'est comme les montagnes bretonnes?? Oh! Pardon, je n'ai pas dit ce que j'ai dit!
RépondreSupprimer@ Keisha : Alors tu aimes Marias, j'espère que tu as écrit sur lui car je suis curieuse de voir ce que tu en as pensé? Rosa Montero j'ai beaucoup aimé aussi! OUI, il faut que j'en lise d'autres!
RépondreSupprimer@ Hélène : Rosa Montero, tu en parles d'ailleurs très bien! Je vais ajouter un lien vers ton texte.
RépondreSupprimer@ miriam : J'ai trouvé La Tempête bien décevant car je si tu le lis pour le tableau ou pour l'art, il n'est pas assez érudit; si tu le lis pour l'intrigue policière, il est invraisemblable. Reste Venise sous la neige.
RépondreSupprimer@ ys : J'ai l'intention de lire d'autres Juan Manuel de Prada : J'ai le septième voile dans ma PAL. J'aimerais savoir s'il est bien.
RépondreSupprimerje retiens Les masques du héros.
@ mireille : Une adoratrice de Javier Marias! heureuse que tu fasses parti du club! Moi, c'est le premier que je lis et je suis sensible comme toi à ces longues phrases qui s'enroulent...
RépondreSupprimerDonc, je retiens le titre que tu me conseilles!
@ maggie : si tu lis La Tempête, je serais curieuse de savoir ce que tu en as pensé!
RépondreSupprimerSi tu le lis pour avoir des lumières sur Gorgione, lis le roman de Claude Chevreuil consacré à ce peintre et qui parle longuement du tableau La Tempête.
@ Kathel : tu appartiens donc à ceux qui n'aiment pas Marias!
RépondreSupprimerRosa Montero m'a plu et je vais essayer de lire d'autres Prada...
En fait, à part Javier Cercas et Jorge Semrpun(Mes écrivains espagnols adorés) Emmanuel Rivas que j'aime beaucoup, Lucia Etxeberria dont j'aime les thèmes, je ne connais pas bien la littérature espagnole et le challenge d'Ys me permet de la découvrir.
Apparemment Rosa Montero a fait de nombreuses conquêtes ! C'est un plaisir de découvrir un écrivain de cette trempe.
RépondreSupprimerNathalie : belle découverte avec Rosa Montero, tu as raison. je vais venir te lire.
RépondreSupprimerJ'ai présenté deux livres de Marias et quatre de Montero (de la rage, je te dis, quand j'aime! ^_^)
RépondreSupprimerNota : toujours sans ordi correct, mais ça va venir!
@ Keisha : oui, je suis allée lire tes billets sur ces auteurs. Bon courage pour ton ordi! Il faut que je mette des liens vers tes billets.
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