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vendredi 6 septembre 2024

Marcel Proust: Le côté de Guermantes : Saint Loup : Lucidité et pessimisme (2)


Saint Loup : Lucidité et pessimisme (2)


Le côté de Guermantes marque un tournant dans la Recherche du temps perdu. C’est le moment ou Marcel accède à la compréhension du monde qui l’entoure, loin de l’idéalisation et de la rêverie. Cet instant s’accompagne d’une vision désenchantée de la société marquée par l'Affaire Dreyfus qui est un sujet de division. La mort de la grand-mère par la rupture qu’elle introduit dans la vie de Marcel provoque ce changement chez Marcel bien qu’il n’en prenne conscience que dans le volume suivant, le quatrième de la Recherche, Sodome et Gomorrhe. La grand-mère pour Marcel symbolise la protection, le cocon douillet dans lequel il se plaisait à se réfugier, l’amour inconditionnel qui le protégeait des épreuves. Sa mort, dans de grandes souffrances, tue l’enfant qui sommeille encore en lui et le  pousse vers la maturité. Sa naïveté va donc peu à peu céder la place dans ce troisième volume, au contact de la vie mondaine, à une lucidité accrue et un certain pessimisme vis à vis de la nature humaine. On l’a vu pour les Guermantes (voir ici)  mais il en est de même pour les autres personnages du roman. Tout se passe comme si Marcel était maintenant capable d’affiner les traits de caractère de chacun, d’en voir les nuances, de déceler ce qu’il ne pouvait voir dans Les Jeunes filles en fleurs. C’est ce qu’il continuera à faire dans Sodome et Gomorrhe que je suis en train de lire et qui éclairera, en particulier, le personnage de Charlus.


Saint Loup et ses « rôles »

Il en est ainsi de Robert de Saint Loup, cet ami dont il a fait connaissance à Balbec, dans Les jeunes filles en fleurs, et qui manifeste tant d’affection et de délicatesse envers Marcel.
La connaissance de ce personnage s’affine d’un livre à l’autre. Quand Marcel rend visite à Saint Loup, jeune sous-officier à l’école de cavalerie de Saumur, celui-ci le reçoit toujours avec autant de gentillesse, d’égards et admiration. Une scène montre quel ami dévoué et attentionné est Saint Loup lorsque, dans un restaurant, il s’aperçoit que Marcel a froid, il enjambe toutes les tables pour lui apporter son manteau de vigogne dont il l’enveloppe. Mais, un jour, que Marcel cherche à dire au revoir à son ami alors qu’il repart pour Paris, il aperçoit ce dernier en voiture, le salue, espère qu’il va s’arrêter mais celui-ci, comme Marcel l’apprendra plus tard, feint de ne pas l’avoir reconnu.

"Ainsi il m’avait reconnu ! Je revoyais encore le salut entièrement impersonnel qu’il m’avait adressé en levant la main à son képi, sans un regard dénonçant qu’il me connût, sans un geste qui manifestât qu’il regrettait de ne pouvoir s’arrêter. Évidemment cette fiction qu’il avait adoptée à ce moment-là, de ne pas me reconnaître, avait dû lui simplifier beaucoup les choses. Mais j’étais stupéfait qu’il eût su s’y arrêter si rapidement et avant qu’un réflexe eût décelé sa première impression. "

Marcel s’étonne de la double personnalité de son ami, celui qui est si amical, si empressé envers lui, et l’autre qui possède une telle maîtrise de soi, un tel empire sur ses émotions que le corps parvient à ne pas trahir ce qu'il éprouve, éducation aristocratique liée à ce sentiment de supériorité que dénonce Laure Murat dans son Proust, roman familial, dans lequel cette dernière apprend de sa mère que pleurer est vulgaire et est réservé aux domestiques. Ainsi Saint Loup peut feindre l’indifférence pour s’éviter des soucis. Et Marcel compare Saint Loup à « un parfait comédien » qui peut jouer deux rôles en même temps.
« Dans l’un de ses rôles il m’aimait profondément, il agissait à mon égard presque comme s’il était mon frère ; mon frère, il l’avait été, il l’était redevenu, mais pendant un instant il avait été un autre personnage qui ne me connaissait pas et qui, tenant les rênes, le monocle à l’œil, sans un regard ni un sourire, avait levé la main à la visière de son képi pour me rendre correctement le salut militaire ! »

Marcel remarque que les personnages de la noblesse sont toujours en représentation. Il aperçoit la duchesse de Guermantes dans son appartement alors qu’elle ne se sait pas observer, debout devant un miroir, en train de prendre des poses et de jouer à la grande dame. Cela rappelle la scène stendhalienne ou Julien Sorel surprend le cardinal en train de s’exercer à donner la bénédiction devant un miroir. Marcel observe, caché derrière un volet, Charlus et Jupien ensemble dans Sodome et Gomorrhe. On s’aperçoit que Marcel a souvent tendance à regarder par le trou de la serrure (au sens figuré) car c’est en épiant les gens qu’ils découvrent ce qu’ils sont réellement, ce qu’ils cachent à la société et la double personnalité qu’ils dissimulent.

Saint Loup et l’amour


Il en est de même de l’attitude de Saint Loup envers sa maîtresse Rachel. Celle-ci, actrice, coquette, n’hésite pas à le rendre jaloux en octroyant ses faveurs à d’autres. Toutes les rencontres du jeune homme et de Rachel donnent lieu à d’affreuses disputes, à des ruptures qui le mettent à la torture, des réconciliations houleuses.  On ne peut s’empêcher de plaindre Saint Loup qui semble être une victime dans l’amour qu’il voue à cette femme vénale, à propos de laquelle Marcel s’aperçoit avec stupéfaction qu’il l’a rencontrée dans une maison de passe.

 « Certes, s’il avait su maintenant qu’elles (les faveurs de Rachel) avaient été offertes à tout le monde pour un louis, il eût sans doute terriblement souffert, mais n’eût pas moins donné un million pour les conserver, car tout ce qu’il eût appris n’eût pas pu le faire sortir — car cela est au-dessus des forces de l’homme et ne peut arriver que malgré lui par l’action de quelque grande loi naturelle — de la route dans laquelle il était et d’où ce visage ne pouvait lui apparaître qu’à travers les rêves qu’il avait formés… »

Cet épisode permet à Proust de réaffirmer que l’amour n’existe pas en réalité mais est le fruit de l’imagination, idée filigrane qui court tout au long de la Recherche. Pourtant et paradoxalement ,si l’amour est une illusion, la souffrance qu’il procure ne l’est pas!

« J’avais compris le matin, devant les poiriers en fleurs, l’illusion sur laquelle reposait son amour pour « Rachel quand du Seigneur *», je ne me rendais pas moins compte de ce qu’avaient au contraire de réel les souffrances qui naissaient de cet amour. »

Mais Saint Loup là, encore, joue un double rôle. D’une part, il fait croire à tous que Rachel reste avec lui parce qu’elle l’aime et non par intérêt et ceci par orgueil. D’autre part, il dépense une fortune pour elle et est prêt à faire un mariage d’argent pour continuer à l’entretenir.  Marcel observe le jeune homme et découvre sa mesquinerie quand il subordonne l’achat d’un collier dispendieux à la bonne conduite de sa maîtresse dans une sorte de chantage que Rachel finit par refuser.  Mais c’est un mot surtout qui montre la médiocrité du personnage et qui indique que Robert est conscient de tenir sa maîtresse par l’argent. L’amour qu’il prétend lui manifester n’est, en fait, qu’une manifestation de son désir de domination.

Robert avait cent fois raison. Mais les circonstances sont toujours si embrouillées que celui qui a cent fois raison peut avoir eu une fois tort. Et je ne pus m’empêcher de me rappeler ce mot désagréable et pourtant bien innocent qu’il avait eu à Balbec : « De cette façon, j’ai barre sur elle. »

Saint Loup et la violence


La scène qui démystifie complètement Saint Loup suit une de ces disputes avec Rachel. Enervé et violent, Saint Loup s’en prend à un journaliste qui refuse de cesser de fumer devant Marcel. Il s'adresse calmement à cet homme et en souriant  et soudain ...

À ce moment, je vis Saint-Loup lever son bras verticalement au-dessus de sa tête comme s’il avait fait signe à quelqu’un que je ne voyais pas, ou comme un chef d’orchestre, et en effet — sans plus de transition que, sur un simple geste d’archet, dans une symphonie ou un ballet, des rythmes violents succèdent à un gracieux andante — après les paroles courtoises qu’il venait de dire, il abattit sa main, en une gifle retentissante, sur la joue du journaliste.

Et quand au sortir de cette altercation, Saint Loup est abordé dans la rue par un homme qui lui fait des propositions, il le roue de coups. Cette réaction excessive ne préfigure-t-elle pas ce que Saint Loup cherche à se cacher à lui-même et qui se révèlera par la suite, son homosexualité ?  Mais n'anticipons pas !


Saint Loup et le Dreyfusisme


Au grand dam de sa famille Saint Loup, sous l'influence de sa maîtresse, est dreyfusard. Dans son milieu, c'est un scandale car Saint Loup fait une carrière dans l'armée. Or, on s'aperçoit bientôt, surtout après l'intervention de Zola, que la question n'est pas de savoir si Dreyfus est réellement coupable ou non ! Il s'agit pour toute la noblesse et la grande bourgeoisie conservatrice de défendre l'honneur de l'armée. Celle-ci ne peut avoir tort ! Pour couper court à tout problème moral, on prétend que les juifs ne sont pas français, et puisqu'ils ne sont pas de vrais français, prendre le parti de Dreyfus c'est être antinationaliste et antipatriote ! Ainsi à l'antisémitisme bien réel s'ajoute l'accusation de vouloir salir l'armée et d'être traître à son pays. C'est ce qui a valu bien des menaces de mort à Zola et peut-être son assassinat.

 Heureusement, pour lui, Saint Loup est protégé par le prestige lié à la haute noblesse, et à sa parenté avec les Guermantes. Il est en un sens intouchable et ses amis, élèves-officiers comme lui, évitent de soulever le sujet en sa présence. Mais sa famille fulmine contre le jeune homme qui risque de manquer son admission au club distingué et élitiste le Jockey. Un si grand préjudice n'est évidemment pas à mettre en balance avec le sens de la justice et la dénonciation des véritables coupables !

"Vous m’avouerez, déclare le duc Basin de Guermantes que si un des nôtres était refusé au Jockey, et surtout Robert dont le père y a été pendant dix ans président, ce serait un comble. Que voulez-vous, ma chère, ça les a fait tiquer, ces gens, ils ont ouvert de gros yeux. Je ne peux pas leur donner tort ; personnellement vous savez que je n’ai aucun préjugé de races, je trouve que ce n’est pas de notre époque et j’ai la prétention de marcher avec mon temps, mais enfin, que diable ! quand on s’appelle le marquis de Saint-Loup, on n’est pas dreyfusard, que voulez-vous que je vous dise !"

 Dans Sodome et Gomorrhe on verra ce qu'il adviendra des idées de Saint Loup sur Dreyfus quand il aura rompu avec Rachel.

 

 



Le côté de Guermantes livre de poche 1088p


jeudi 5 septembre 2024

Le jeudi avec Marcel Proust : Le côté de Guermantes, les peintres flamands

Pieter Brueghel l'Ancien (1525-1569) : le dénombrement devant Bethléem
 

J'ai déjà dit que j'aimais beaucoup les passages que Marcel Proust consacre à l'Art dans La Recherche, musique, peinture...

En effet, l'art se mêle si étroitement à la vie que nous avons l'impression de pénétrer dans un tableau.  C'est ce qui arrive quand Marcel se rend dans une auberge où il doit retrouver Robert de Saint Loup dans le volume Le côté de Guermantes

La première allusion à la peinture flamande dans ce passage de Proust est celle du tableau de Brueghel l'Ancien :  le dénombrement de Bethleem. C'est la foule qui arrive par groupes dans la cour de l'auberge,  la cohue, l'agitation, le brouhaha qui provoque cette vision du tableau de Brueghel.

 "Et précisément à l’hôtel où j’avais rendez-vous avec Saint-Loup et ses amis et où les fêtes qui commençaient attiraient beaucoup de gens du voisinage et d’étrangers, c’était, pendant que je traversais directement la cour qui s’ouvrait sur de rougeoyantes cuisines où tournaient des poulets embrochés, où grillaient des porcs, où des homards encore vivants étaient jetés dans ce que l’hôtelier appelait le « feu éternel », une affluence (digne de quelque « Dénombrement devant Bethléem » comme en peignaient les vieux maîtres flamands) d’arrivants qui s’assemblaient par groupes dans la cour, demandant au patron ou à l’un de ses aides (qui leur indiquaient de préférence un logement dans la ville quand ils ne les trouvaient pas d’assez bonne mine) s’ils pourraient être servis et logés, tandis qu’un garçon passait en tenant par le cou une volaille qui se débattait."

Le Dénombrement que j'ai vu au musée des Beaux-Arts de Bruxelles, décrit un passage de l'Evangile selon Saint Luc où Marie, enceinte, et Joseph que l'on reconnaît à sa scie de charpentier, vont se faire enregistrer comme le veut la loi romaine. Devant le guichet un attroupement, les gens font la queue, se renseignent, leurs noms sont écrits dans des registres. Il s'agit de la collecte des impôts à la veille de Noël. La scène se déroule dans un village près d'Anvers qui figure Bethléem.

 
 

 La scène est biblique et pourtant, replacée dans le contexte de ce village flamand, elle frappe par son réalisme, le nombre de détails qui montrent la vie quotidienne des habitants. 
 


 
Elle offre des renseignements sur le climat, l'habitat, le transport des marchandises, les occupations de ces gens, tout un peuple laborieux, la nourriture, la préparation du repas, les disputes entre adultes, les jeux d'enfants sur le canal gelé.
 
 

 
 
 C'est une scène vivante, animée, curieuse, avec un atmosphère particulière due à la neige, à la glace, aux arbres dépouillés. Et voilà pour "l'affluence " dont parle l'auteur. Mais aux peintres flamands, il emprunte aussi les natures mortes qui décrivent l'abondance, la profusion dans de rougeoyantes cuisines où tournaient des poulets embrochés, où grillaient des porcs, où des homards encore vivants étaient jetés dans ce que l’hôtelier appelait le « feu éternel », qui  évoquent la peinture flamande baroque du XVII siècle. Toute cette abondance de nourriture, cet étalage démesuré de marchandises, cette "exagération des Flandres" témoigne de la richesse du pays et d'un capitalisme émergeant, d'une  société livrée au commerce, qui échange, vend, achète, est en relation avec les pays étrangers et d'une classe sociale qui s'enrichit.

"Et dans la grande salle à manger que je traversai le premier jour, avant d’atteindre la petite pièce où m’attendait mon ami, c’était aussi à un repas de l’Évangile figuré avec la naïveté du vieux temps et l’exagération des Flandres que faisait penser le nombre des poissons, des poulardes, des coqs de bruyères, des bécasses, des pigeons, apportés tout décorés et fumants par des garçons hors d’haleine qui glissaient sur le parquet pour aller plus vite et les déposaient sur l’immense console où ils étaient découpés aussitôt, mais où — beaucoup de repas touchant à leur fin, quand j’arrivais — ils s’entassaient inutilisés "

 

Snyders étal du poissonnier (1570-1657)


Frans Snyder (1570-1657)


 

Adrien Utrecht : 1599-1652
 

 

Jan Fit : nature morte au lièvre et au perroquet (1641_1661)

Pierre-Paul Rubens : nature morte au cygne avec deux cuisiniers

Je connais mal la nature morte flamande, peut-être parce que c'est une genre que j'aime peu mais en cherchant dans le Net les scènes religieuses qui accompagnent cette accumulation matérialiste de victuailles, j'ai découvert celui qui a en a été le précurseur dans la seconde moitié du XVI siècle : Pierre Aersten (1508-1575). Dans le tableau ci-dessous intitulé Le Christ chez Marie et Martha où un énorme gigot représenté en premier plan est d'une telle importance qu'il en devient inesthétique et vaguement écoeurant, une scène biblique apparaît à l'arrière-plan. Martha de Béthanie travaille dans la cuisine  pour recevoir son hôte et se plaint que sa soeur, Marie de Béthanie, qui écoute le Christ et ne l'aide pas. Le Christ lui répond que Marie a la meilleure part car la nourriture spirituelle est supérieure à la nourriture terrestre et seule peut rassasier l'esprit. Le gigantisme et le réalisme du gigot conçu comme un repoussoir, permettent donc de renforcer le message de l'Evangile (Saint Luc)


Pieter Aersten : Le Christ dans la maison de Marie et Martha  1552 (Vienne)

Dans le tableau suivant Pieter Aersten place au second plan une scène où la Sainte Famille, Marie sur l'âne tenant son fils dans les bras, aperçue à travers une ouverture, distribue l'aumône. Comme dans le précédent, le profane est au premier plan et le sacré au second. Pour cette raison on a appelé ces natures mortes, des natures mortes inversées. Ce qui est jugé secondaire est au premier plan, ce qui est essentiel est relégué en arrière-plan.


Pieter_Aertsen  Etal de boucher et  la fuite en Egypte ou sainte famille donnant des aumônes1551


Ces natures mortes inversées agissent un peu comme les natures mortes appelées Vanités. Elles rappellent à l'homme que la vie est éphémère, que la richesse, la beauté, la jeunesse, ne durent pas, que la vie matérielle a une moindre valeur et que seule la richesse spirituelle compte.

 

Adriaen Van Utrecht Vanité

 

 Joachim_Bueckelaer, l'élève de Pierre Aersten, continue cette tradition de la nature morte inversée. Ainsi tout en célébrant le matérialisme d'une société, le peintre se retranche derrière la morale religieuse.

 ... comme si leur profusion et la précipitation de ceux qui les apportaient répondaient, beaucoup plutôt qu’aux demandes des dîneurs, au respect du texte sacré scrupuleusement suivi dans sa lettre, mais naïvement illustré par des détails réels empruntés à la vie locale, et au souci esthétique et religieux de montrer aux yeux l’éclat de la fête par la profusion des victuailles et l’empressement des serviteurs.

 

Joachim_Bueckelaer Christ dans la maison de Marthe et de Marie (1533-1574)
 

 

Joachim_Bueckelaer Christ dans la maison de Marthe et de Marie (1533-1574)

Un d’entre eux au bout de la salle songeait, immobile près d’un dressoir ; et pour demander à celui-là, qui seul paraissait assez calme pour me répondre, dans quelle pièce on avait préparé notre table, m’avançant entre les réchauds allumés çà et là afin d’empêcher que se refroidissent les plats des retardataires (ce qui n’empêchait pas qu’au centre de la salle les desserts étaient tenus par les mains d’un énorme bonhomme quelquefois supporté sur les ailes d’un canard en cristal, semblait-il, en réalité en glace, ciselée chaque jour au fer rouge, par un cuisinier sculpteur, dans un goût bien flamand), j’allai droit, au risque d’être renversé par les autres, vers ce serviteur dans lequel je crus reconnaître un personnage qui est de tradition dans ces sujets sacrés et dont il reproduisait scrupuleusement la figure camuse, naïve et mal dessinée, l’expression rêveuse, déjà à demi presciente du miracle d’une présence divine que les autres n’ont pas encore soupçonnée.

Adrien Van Utrecht: 1599-1662" l'expression rêveuse, déjà à demi presciente..."


Cependant tout en conservant un sens religieux, la nature morte va peu à peu s'en affranchir et être apprécié pour son aspect esthétique, en mettant en valeur les couleurs, les lumières, la finesse, la  textures des matériaux. Elle devient un objet qui pare les murs des salons.

Vers les années 1640, Frans Snyder, Van Utrecht inventent un genre nouveau qui se répand chez les peintres flamands et hollandais puis dans toute l'Europe : la nature morte ostentatoire qui présente des objets précieux, somptueux, évoquant la richesse. Ces tableaux ont une valeur esthétique mais conserve un sens discrètement religieux en se rattachant aux Vanités par un détail, fleurs fânées, citron pelé, verre tombé ou vide comme dans les tableaux du peintre flamand Petrus Willebeek ci-dessous.
 
 Mais là, nous ne sommes plus dans l'auberge de Proust !

 
Petrus Willebeek : nature morte

 

Petrus Willebeek : nature morte



Pieter Claez, peintre néerlandais nature morte.




Willem Kalf peintre néerlandais : Nature morte au vase Ming


mercredi 4 septembre 2024

Marcel Proust : Le côté de Guermantes ou la fin de l'illusion (1)


 "Ce que Mme de Guermantes croyait décevoir mon attente était, au contraire, ce qui, sur la fin — car le duc et le général ne cessèrent plus de parler généalogies — sauvait ma soirée d’une déception complète. Comment n’en eussé-je pas éprouvé une jusqu’ici ? Chacun des convives du dîner, affublant le nom mystérieux sous lequel je l’avais seulement connu et rêvé à distance, d’un corps et d’une intelligence pareils ou inférieurs à ceux de toutes les personnes que je connaissais, m’avait donné l’impression de plate vulgarité que peut donner l’entrée dans le port danois d’Elseneur à tout lecteur enfiévré d’Hamlet. Sans doute ces régions géographiques et ce passé ancien, qui mettaient des futaies et des clochers gothiques dans leur nom, avaient, dans une certaine mesure, formé leur visage, leur esprit et leurs préjugés, mais n’y subsistaient que comme la cause dans l’effet, c’est-à-dire peut-être possibles à dégager pour l’intelligence, mais nullement sensibles à l’imagination."

 

Le côté de Guermantes ou la fin de l’illusion
 
Singer Sargant

Le côté de Guermantes, le troisième volume de La Recherche du temps perdu, fait pendant au premier volume Du côté de chez Swann, tous deux constituant les deux directions des promenades que le jeune Marcel faisait avec ses parents à Combray. L’un, du côté de la  Vivonne et des nénuphars, représentait la grande noblesse, le château de Guermantes et l’image de la duchesse et des rêves de Marcel; l’autre, du côté des aubépines en fleurs, menait à la propriété de Swann alors ami de ses parents où il aperçoit pour la première fois Gilberte Swann.

Dans Le côté de Guermantes, nous apprenons le déménagement à Paris des parents de Marcel dans un appartement loué par la duchesse de Guermantes qui devient ainsi leur voisine. Ce volume est consacré à la famille de Guermantes : la duchesse Oriane a épousé le duc Basin de Guermantes. Celui-ci a pour frère, Palamède de Guermantes, qui porte le titre de baron Charlus. Robert de Saint Loup est leur neveu. Lui-même est fils de Madame de Marsantes, soeur de Basin et de Palamède. Madeleine, marquise de Villeparisis, est la tante de Basin et de Palamède et la grand-tante de Saint Loup. Enfin, la princesse et le prince de Guermantes sont leurs cousins.

Dans le premier volume Du côté de chez Swann, nous avons appris que Marcel, à Combray, amoureux du nom des Guermantes plus que de la duchesse elle-même, a bien du mal à faire coïncider le rêve et la réalité, le mystère, la noblesse, la couleur et la sonorité du Nom au personnage physique somme toute assez terre à terre d’Oriane !
Pourtant, il en tombe amoureux quand il la revoit à l’opéra, dans toute la magnificence de sa toilette, avec son charme de grande dame pleine d’assurance et d’aisance, courtisée par tous. 

Ensuite, il apprend à la connaître d’abord dans le salon de la marquise de Villeparisis puis, quand elle l’invite chez elle, à l’hôtel Guermantes.  C’est l’occasion pour Marcel, débarrassé de ces illusions, de voir les Guermantes tels qu’ils sont et de souligner leur morgue, toujours assortie d’une politesse exemplaire qui écrase celui à qui il s’adresse, leur affectation de simplicité, mais aussi leur médiocrité intellectuelle, l’esprit tant vanté d’Oriane de Guermantes reposant souvent sur des connaissances superficielles et toujours sur la méchanceté et le mépris. 

"Et ayant reconduit la princesse de Parme, M. de Guermantes me dit en prenant mon pardessus : « Je vais vous aider à entrer votre pelure. » Il ne souriait même plus en employant cette expression, car celles qui sont le plus vulgaires étaient, par cela même, à cause de l’affectation de simplicité des Guermantes, devenues aristocratiques." 

On sent que Marcel, entré dans l’âge adulte, se place désormais en observateur et maintient une distanciation par rapport à ceux qu’il observe.  Il occupe la position de l’écrivain. 

Ainsi ce dialogue entre Oriane et Basin, à propos de madame de Cambremer dont le le duc a imposé la présence à Oriane et qui traite la grosse dame de vache. Le duc proteste, complice, affirmant que non, elle ne ressemble pas à une vache ! Tous les deux nous offrent l’image d’une scène de comédie mondaine où l’esprit de la duchesse fuse mais dont les personnages ne sortent pas grandis :
 

"Il savait que la verve de sa femme avait besoin d’être stimulée par la contradiction, la contradiction du bon sens qui proteste que, par exemple, on ne peut pas prendre une femme pour une vache (c’est ainsi que Mme de Guermantes, enchérissant sur une première image, était souvent arrivée à produire ses plus jolis mots). Et le duc se présentait naïvement pour l’aider, sans en avoir l’air, à réussir son tour, comme, dans un wagon, le compère inavoué d’un joueur de bonneteau.
— Je reconnais qu’elle n’a pas l’air d’une vache, car elle a l’air de plusieurs, s’écria Mme de Guermantes. Je vous jure que j’étais bien embarrassée voyant ce troupeau de vaches qui entrait en chapeau dans mon salon et qui me demandait comment j’allais. D’un côté, j’avais envie de lui répondre : « Mais, troupeau de vaches, tu confonds, tu ne peux pas être en relation avec moi puisque tu es un troupeau de vaches », et d’autre part, ayant cherché dans ma mémoire, j’ai fini par croire que votre Cambremer était l’infante Dorothée qui avait dit qu’elle viendrait une fois et qui est assez bovine aussi, de sorte que j’ai failli dire Votre Altesse royale et parler à la troisième personne à un troupeau de vaches. …. "

 

Superficialité aussi quand il s’agit de traiter de fait politique ou social, à propos de l’affaire Dreyfus :
 

"— En tout cas, si ce Dreyfus est innocent, interrompit la duchesse, il ne le prouve guère. Quelles lettres idiotes, emphatiques, il écrit de son île ! Je ne sais pas si M. Esterhazy vaut mieux que lui, mais il a un autre chic dans la façon de tourner les phrases, une autre couleur. Cela ne doit pas faire plaisir aux partisans de M. Dreyfus. Quel malheur pour eux qu’ils ne puissent pas changer d’innocent. Tout le monde éclata de rire. « Vous avez entendu le mot d’Oriane ? demanda vivement le duc de Guermantes à Mme de Villeparisis. — Oui, je le trouve très drôle. "
 

Elle ne manque d’ailleurs pas d’audace et même de panache. Ainsi lorsque recevant le Grand-Duc de Russie, elle s’écrie :   « Eh bien ! Monseigneur, il paraît que vous voulez faire assassiner Tolstoï ? »

Au cours de ces rendez-vous mondains Proust a donc le temps d’observer cette classe noble qu’il a longtemps admirée et idéalisée mais dont la fréquentation tue l'imagination. J’ai parfois trouvé fort long ces interminables conversations qui multiplient les exemples des traits d’esprit de la duchesse qui me paraissent surtout être du niveau de la médisance et des ragots. Chaque exemple est d’ailleurs intéressant mais l’ensemble m’a paru répétitif. J'en ai eu par dessus la tête de ces conversations généalogiques à n'en plus finir qui témoignent de la vanité de la mondanité. A force de lire sur des gens inintéressants, même si le texte est forcément bien écrit ( Bien sûr, c'est Proust !), j'ai fini par m'ennuyer. Et même si j'admire la finesse d'analyse de l'écrivain, je ne peux m'empêcher de penser qu'il se répète et que le livre gagnerait à être élagué !  J'ai souffert pendant les mille pages de cette lecture en mauvaise compagnie !  Les Guermantes !! Et oui,  je préfère quand Proust écrit sur la nature ou sur l'Art avec une si belle précision et tant de poésie, d'originalité et de justesse!



 
James Abott Whistler


Cette prise de conscience de Marcel Proust va culminer sur une scène brillante mais cruelle, d’une tristesse affligeante, où le duc et la duchesse vont révéler d’une manière irrémédiable leur égoïsme, leur superficialité, leur sècheresse d’esprit, leur vacuité, traits de caractère qui caractérisent cette classe sociale. C’est la scène si connue que j’appelle des chaussures rouges dans laquelle nous voyons Swann dont la duchesse se dit l'amie, refuser de partir à Venise avec elle et lui expliquer qu'il est malade et qu'il va mourir :

— Qu’est-ce que vous me dites là ? s’écria la duchesse en s’arrêtant une seconde dans sa marche vers la voiture et en levant ses beaux yeux bleus et mélancoliques, mais pleins d’incertitude. Placée pour la première fois de sa vie entre deux devoirs aussi différents que monter dans sa voiture pour aller dîner en ville, et témoigner de la pitié à un homme qui va mourir, elle ne voyait rien dans le code des convenances qui lui indiquât la jurisprudence à suivre et, ne sachant auquel donner la préférence, elle crut devoir faire semblant de ne pas croire que la seconde alternative eût à se poser, de façon à obéir à la première qui demandait en ce moment moins d’efforts, et pensa que la meilleure manière de résoudre le conflit était de le nier. « Vous voulez plaisanter ? » dit-elle à Swann.

— Ce serait une plaisanterie d’un goût charmant, répondit ironiquement Swann. (...)

Mme de Guermantes s’avança décidément vers la voiture et redit un dernier adieu à Swann. « Vous savez, nous reparlerons de cela, je ne crois pas un mot de ce que vous dites, mais il faut en parler ensemble. On vous aura bêtement effrayé, venez déjeuner, le jour que vous voudrez (pour Mme de Guermantes tout se résolvait toujours en déjeuners), vous me direz votre jour et votre heure », et relevant sa jupe rouge elle posa son pied sur le marchepied. Elle allait entrer en voiture, quand, voyant ce pied, le duc s’écria d’une voix terrible : « Oriane, qu’est-ce que vous alliez faire, malheureuse. Vous avez gardé vos souliers noirs ! Avec une toilette rouge ! Remontez vite mettre vos souliers rouges, ou bien, dit-il au valet de pied, dites tout de suite à la femme de chambre de Mme la duchesse de descendre des souliers rouges. » (...)

 La duchesse remonta dans sa chambre. « Hein, nous dit M. de Guermantes, les pauvres maris, on se moque bien d’eux, mais ils ont du bon tout de même. Sans moi, Oriane allait dîner en souliers noirs. »

— Ce n’est pas laid, dit Swann, et j’avais remarqué les souliers noirs, qui ne m’avaient nullement choqué.

— Je ne vous dis pas, répondit le duc, mais c’est plus élégant qu’ils soient de la même couleur que la robe. Et puis, soyez tranquille, elle n’aurait pas été plutôt arrivée qu’elle s’en serait aperçue et c’est moi qui aurais été obligé de venir chercher les souliers. J’aurais dîné à neuf heures. Adieu, mes petits enfants, dit-il en nous repoussant doucement, allez-vous-en avant qu’Oriane ne redescende. Ce n’est pas qu’elle n’aime vous voir tous les deux. Au contraire c’est qu’elle aime trop vous voir. Si elle vous trouve encore là, elle va se remettre à parler, elle est déjà très fatiguée, elle arrivera au dîner morte. Et puis je vous avouerai franchement que moi je meurs de faim. J’ai très mal déjeuné ce matin en descendant de train. Il y avait bien une sacrée sauce béarnaise, mais malgré cela, je ne serai pas fâché du tout, mais du tout, de me mettre à table. Huit heures moins cinq ! Ah ! les femmes ! Elle va nous faire mal à l’estomac à tous les deux. Elle est bien moins solide qu’on ne croit. Le duc n’était nullement gêné de parler des malaises de sa femme et des siens à un mourant, car les premiers, l’intéressant davantage, lui apparaissaient plus importants. Aussi fut-ce seulement par bonne éducation et gaillardise, qu’après nous avoir éconduits gentiment, il cria à la cantonade et d’une voix de stentor, de la porte, à Swann qui était déjà dans la cour :
— Et puis vous, ne vous laissez pas frapper par ces bêtises des médecins, que diable ! Ce sont des ânes. Vous vous portez comme le Pont-Neuf. Vous nous enterrerez tous !"

 

 


 

1088 pages dans la collection de poche

mardi 3 septembre 2024

Michelle Salter : les ombres de Big Ben et Johana Gustawsson : L’île de Yule

 

Michelle Salter : les ombres de Big Ben, une enquête d’Iris Woodmore

Un petit polar anglais avec un titre bien joli, les ombres de Big Ben, et peut-être plus accrocheur que l’original, de quoi tourner la tête aux lecteurs français. Mais si l’on sait que le titre anglais The Suffragette’s daughter laisse pour ainsi dire Big Ben dans les oubliettes, alors l’on est plus proche de la vérité. Oui, l’héroïne, la journaliste Iris Woodmore, est bien la fille d’une suffragette morte noyée dans la Tamise après une action téméraire et illégitime. Et si le terme de suffragette évoque pour vous la légèreté et la frivolité de ces femmes instruites ( de la bourgeoisie aisée et parfois du milieu ouvrier) qui réclamaient le droit de vote, femmes que, bien entendu, l’on ne pouvait pas prendre au sérieux, du moins c’est ainsi qu’on les présentait,  et bien détrompez-vous ! 

Et c’est justement ce qui m’a le plus plu dans le roman !  La découverte des différents mouvements, du plus pacifique au plus activiste, et des représailles que subissaient ces femmes qui avaient le courage de s’attaquer à la domination masculine : humiliations, coups, prison… La mère d’Iris s’est noyée dans la Tamise après une manifestation de suffragettes qui a tourné mal. C’est du moins ce que croit sa fille.

Le roman commence par un prologue qui se se passe en 1914 et concerne une mystérieuse femme qui fuit une danger tout aussi mystérieux dans le plus pur style Wilkie Collins ! Puis nous retrouvons Iris après la guerre. La jeune fille découvre en interrogeant un témoin, non loin de Big Ben ( et oui, quand même ! ) que sa mère ne s’est pas noyée accidentellement mais qu’elle a sauté volontairement dans le fleuve. Pourquoi ? Est-ce qu’elle a été contrainte ? La police était-elle à ses trousses? Ce sont les questions d’Iris Woodmore et elle décide d’enquêter sur cette mort suspecte. Mais ses investigations lui font découvrir  bien d’autres mystères, une disparition, jusqu’à ce qu’un crime ait lieu dans la riche demeure de Lady Timpson à Crookam Hall. Mais je ne vous en dis pas plus!
 

Le roman n’a pourtant pas le charme d’un Wilkie Collins, il n’est pas assez complexe et approfondi au niveau  de la description de la société et de l’intrigue dont la résolution m’a un peu déçue. Mais il est bien agréable à lire.

L’île de Yule de Johana Gustawsson



Le récit se déroule dans l’île de Yule, près de Stockholm. C’est une île résidentielle recherchée pour son calme, loin des touristes et de la foule. Ceux qui y vivent doivent prendre le bateau pour aller travailler et faire leurs courses. Il n’y a  aucune épicerie, aucun hôtel. Pourtant l’endroit a bénéficié d’une triste publicité. C’est là qu’a été découvert le corps d’une jeune fille pendue à un arbre du manoir Gussman après avoir été torturée. L’assassin n’a pas été retrouvé malgré l’enquête menée par le commandant Karl Rosen. Aussi quand Emma se présente chez les Gussman en tant qu’experte en art pour procéder à l’inventaire des biens de la famille, elle n’en mène pas large. Les Gusmann ne respirent pas la cordialité, c’est le moins que l’on puisse dire, et l’ambiance est plutôt glaciale. D’ailleurs, le propriétaire lui impose des horaires stricts pour éviter de la croiser. Heureusement, le seul café du coin est occupé par une jeune femme chaleureuse, Anneli, et  Emma fait aussi la connaissance de la sympathique Lotta, la conductrice de la navette maritime, et de  Bjorn Petterson qui sert d’intendant aux Gussman comme l’a fait sa famille auparavant. Mais, quelque temps après son arrivée, une autre jeune fille est retrouvée dans la mer et Karl Rosen s’aperçoit bien vite que ce crime a beaucoup de ressemblances avec le précédent.
La lecture est plaisante et pique la curiosité. L’écrivaine crée un atmosphère particulière, étrange, autour de ces crimes mais aussi autour de ce petit garçon qui habite la maison mais semble opprimé par une mère exigeante et peut-être folle ? Et qui est cette Viktoria, la bonne, qui est une femme courageuse mais qui fuit son mari et semble être prisonnière de cette grande maison. On s’intéresse aussi au traumatisme subi par Emma, ce qui l’a isolée de tous et surtout de sa mère. Quant au commandant Rosen, veuf, il surmonte difficilement la perte de sa femme qui s’est accidentellement noyée. On suit donc ces  personnages  avec intérêt ainsi que l’intrigue qui est bien menée. Un bon roman policier.


samedi 31 août 2024

Almudena Grandes : Le lecteur de Jules Verne

 


Le petit Nino a neuf ans. Il vit avec sa famille dans une maison-caserne à Fuensanta de Matos dans la sierra Sur,  province de Jéan, en Andalousie. Son père est garde-civil.
 Nous sommes en 1947, l’Espagne vit sous la dictature de Franco, les libertés sont férocement réprimées, et dans ces montagnes, la guerre civile n’est pas terminée. Nino va s’en apercevoir peu à peu.
 Qui sont ces hommes qui vivent cachés dans les montagnes ? Et qui est ce Cencerro, qui devient aux yeux des villageois et de Nino l’incarnation du héros invincible, échappant à tous les pièges, déjouant les traquenards, volant les riches, Robin des bois généreux envers les pauvres? Pourquoi son père et ses collègues partent-ils la nuit dans des missions qui font trembler leur femme d’effroi ? Pourquoi les enfants des garde-civils sont-ils enfermés chez eux avec interdiction de sortir par des mères qui craignent des représailles ? Parfois, des Rouges sont faits prisonniers et dans la prison qui jouxte sa chambre, il entend les cris des hommes torturés avant d’être abattus par une balle dans le dos. Et que dire de ces femmes vêtues de noir qui exposent leur vêtement de deuil au passage des processions ? De ces femmes qui après avoir été tondues parce que leur mari était républicain, subissent quotidiennement les humiliations, la misère, le rejet social, mais ne cèdent pas, la haine engendrant la haine, toujours plus grande. L’enfant voit, observe, réfléchit et s’il pressent ce qui se passe, il ne comprend pas tout.

Pourtant l’avenir d’un fils de garde-civil est tout tracé, il fera le métier de son père, avec un salaire misérable mais bénéficiant de petits privilèges en nature accordés par les commerçants qui ont peur de lui, craint et méprisé à la fois et risquant quotidiennement sa peau pour capturer et abattre des gens qui sont bien plus proches de lui que les autorités et les riches propriétaires qui lui donnent des ordres. J’ai trouvé intéressant que, même si l’on sait où vont les sympathies de l’écrivaine, Almudena Grandes ne condamne pas le père de Nino et évite le manichéisme et la simplification. 

 « mon père qui était un assassin, un assassin et un brave homme, un assassin et un malheureux, un assassin et sa propre victime, un assassin sans la moindre trace de l'homme heureux qui souriait sur la vieille photographie en noir et blanc du bon temps qui ne reviendrait jamais. »

Le père n’a pas vraiment choisi sa voie, ce sont plutôt les évènements qui l’ont choisi mais il est pris dans un engrenage qui le fait souffrir.  Lui-même est prisonnier, d’un côté du régime franquiste qui le prive de son libre-arbitre, de l’autre des républicains qui voient en lui un assassin et le condamnent. Il n’y a pas d’issue possible. D’ailleurs il y a des bons et des mauvais dans tous les camps comme le prouve ce républicain prêt à trahir ses compagnons pour obtenir l’amnistie !

Deux circonstances vont infléchir le destin de Nino : Il ne grandit pas et son père, inquiet, craint qu’il n’ait pas la taille règlementaire pour devenir garde civil. Il décide de lui faire apprendre la dactylographie pour devenir secrétaire. Ce qui n’est pas si facile ! Où trouver un professeur compétent et comment le payer ?
Mais c’est quand il fait la connaissance de Pepe le portugais, un homme plutôt marginal, qui a loué le vieux moulin et cultive des oliviers que sa vie va changer. Une amitié lie l’enfant à cet homme qu’il admire pour son indépendance et sa vie simple et libre dans la nature. Celui-ci lui prête son premier Jules Verne.  Puis il  le présente à la famille Rubio, des femmes seules et fortes, les soeurs Filo, Paula et  Chica, et Catalina, la mère, veuve, et en deuil de ses fils, dont on comprend qu’elles sont en relation avec les hommes de la montagne. Là, il fait la connaissance de leur amie Elena. Dona Elena lui donne des leçons et c’est chez elle que commencent les prêts de ces livres précieux rangés dans des cagettes de fruits, les romans de Jules Verne, qui vont transformer l’enfant.

« Ainsi pendant que je conquérais l’espace en traversant les étoiles, je sondais le magma incandescent des profondeurs de la terre, les romans de Jules Verne prêtés par dona Elena étaient pour moi bien plus que des livres. Ils assuraient une existence privilégiée à un petit gamin qui n’avait jusque là jamais eu de raison de se sentir chanceux. Ils étaient le lien entre les deux vies, le tunnel secret reliant les murs nus de ma chambre de la maison-caserne aux cagettes de fruits qui abritaient une bibliothèque vivante. »

Le lecteur de Jules Verne est un roman qui secoue et où la vision  naïve de l'enfant donne une humanité particulière à ces personnages qui sont pris dans l'horreur de la guerre civile. Le lecteur qui ne partage pas la naïveté de Nino, accompagne l'enfant dans la découverte terrible de la réalité qui va définitivement mettre fin à l'enfance, dans la douleur des ces années pendant lesquelles la dictature, en liaison avec la religion, étouffe les libertés individuelles, traque et assassine, où la guerre civile a continué ses ravages et divisé la population, amenant un cortège de maux et de souffrances. On apprend ce qu’est la vie dans ces villages de la Sierra andalouse, avec ses hivers rigoureux, sa population pauvre, avec les peurs, les non-dits, les interdictions qui empêchent les femmes des républicains anti-franquistes de travailler, la violence qui provoque la terreur des mères.
De plus, c’est un roman très « peuplé » avec beaucoup de personnages, tout un village apparaît derrière les personnages principaux et ces personnages secondaires ont aussi des histoires fortes, marquantes, qui touchent le lecteur. Et puis, bien sûr, il y a les romans de Jules Verne qui mènent l’enfant vers la connaissance, la puissance de la lecture révélée qui guide Nino et éclaire les ténèbres morales où il se débat.

Un très beau livre, triste, c'est vrai, mais humain, et attachant !

Chez les gens courageux, la peur n'est que la prise de conscience du danger, ajouta-t-elle, mais chez les lâches, c'est bien plus qu'une absence de courage. La peur exclut également la dignité, la générosité, le sentiment de justice, et parvient même à entraver l'intelligence, car elle altère la perception de la réalité et allonge les ombres de toute chose. Les gens lâches ont peur y compris d'eux-mêmes...


Livre de poche 516 pages


jeudi 29 août 2024

Le jeudi avec Marcel Proust : Le côté de Guermantes, Françoise et l'apprentissage de la vérité

Jean-Baptiste Simeon Chardin
 

 

 Quand, après l'avoir aperçue à l'opéra, Marcel tombe amoureux de la duchesse de Guermantes, il décide de se poster chaque matin sur son passage, lors de sa promenade, pour recevoir un salut d'elle. Cette attitude exaspère la duchesse qui ne supporte plus de le trouver toujours sur son chemin.  Marcel ne s'en apercevrait pas s'il n'y avait la réaction de Françoise lorsqu'elle l'aide à se préparer pour cette sortie quotidienne, un mélange "de réprobation et de pitié", un "vent contraire" qui s'élève pour contrecarrer son projet mais jamais aucune parole.

"Car elle savait la vérité ; elle la taisait et faisait seulement un petit mouvement des lèvres comme si elle avait encore la bouche pleine et finissait un bon morceau. Elle la taisait, du moins je l’ai cru longtemps, car à cette époque-là je me figurais encore que c’était au moyen de paroles qu’on apprend aux autres la vérité. Même les paroles qu’on me disait déposaient si bien leur signification inaltérable dans mon esprit sensible, que je ne croyais pas plus possible que quelqu’un qui m’avait dit m’aimer ne m’aimât pas, que Françoise elle-même n’aurait pu douter, quand elle l’avait lu dans un journal, qu’un prêtre ou un monsieur quelconque fût capable, contre une demande adressée par la poste, de nous envoyer gratuitement un remède infaillible contre toutes les maladies ou un moyen de centupler nos revenus. (...)

C'est par donc par l'intermédiaire de sa domestique que Marcel va prendre conscience que la vérité peut être perçue autrement que par des paroles. Et il découvre que la parole peut, de plus, être contraire à la vérité.

 "Mais la première, Françoise me donna l’exemple (que je ne devais comprendre que plus tard quand il me fut donné de nouveau et plus douloureusement, comme on le verra dans les derniers volumes de cet ouvrage, par une personne qui m’était plus chère) que la vérité n’a pas besoin d’être dite pour être manifestée, et qu’on peut peut-être la recueillir plus sûrement sans attendre les paroles et sans tenir même aucun compte d’elles, dans mille signes extérieurs, même dans certains phénomènes invisibles, analogues dans le monde des caractères à ce que sont, dans la nature physique, les changements atmosphériques. J’aurais peut-être pu m’en douter, puisque à moi-même, alors, il m’arrivait souvent de dire des choses où il n’y avait nulle vérité, tandis que je la manifestais par tant de confidences involontaires de mon corps et de mes actes (lesquelles étaient fort bien interprétées par Françoise) ; j’aurais peut-être pu m’en douter, mais pour cela il aurait fallu que j’eusse su que j’étais alors quelquefois menteur et fourbe. Or le mensonge et la fourberie étaient chez moi, comme chez tout le monde, commandés d’une façon si immédiate et contingente, et pour sa défensive, par un intérêt particulier, que mon esprit, fixé sur un bel idéal, laissait mon caractère accomplir dans l’ombre ces besognes urgentes et chétives et ne se détournait pas pour les apercevoir.

Enfin, il va plus loin encore lorsqu'il comprend  que le monde extérieur, non seulement physique mais moral, n'a peut-être pas de réalité en soi mais dépend du mode de perception que l'on en a. Marcel  fait ainsi la distinction entre le monde connu et le monde perçu. Percevoir par les sens ce qui nous entoure est la première manière d'appréhender le monde. Cette idée philosophique est une révélation pour  le jeune homme et lui ouvre des horizons dont la nouveauté l'effraie et lui donne le vertige car il y a alors autant de réalités que de sujets percevant. 

L'idée n'est pas nouvelle et de nombreux philosophes se sont penchés sur elle depuis Platon. De nos jours, elle est vérifiée par la science (la perception des abeilles, par exemple est une tout autre réalité). Mais ce qui est nouveau pour chaque individu, c'est le moment précis où il s'en aperçoit. Elle est vécue par Marcel à la fois comme une  fulgurance "une brusque échappée" mais aussi comme l'effondrement de ses certitudes " le monde réel m’épouvanta.".

 
Quand Françoise, le soir, était gentille avec moi, me demandait la permission de s’asseoir dans ma chambre, il me semblait que son visage devenait transparent et que j’apercevais en elle la bonté et la franchise." Mais Jupien, lequel avait des parties d’indiscrétion que je ne connus que plus tard, révéla depuis qu’elle disait que je ne valais pas la corde pour me pendre et que j’avais cherché à lui faire tout le mal possible. Ces paroles de Jupien tirèrent aussitôt devant moi, dans une teinte inconnue, une épreuve de mes rapports avec Françoise si différente de celle sur laquelle je me complaisais souvent à reposer mes regards et où, sans la plus légère indécision, Françoise m’adorait et ne perdait pas une occasion de me célébrer, que je compris que ce n’est pas le monde physique seul qui diffère de l’aspect sous lequel nous le voyons ; que toute réalité est peut-être aussi dissemblable de celle que nous croyons percevoir directement, que les arbres, le soleil et le ciel ne seraient pas tels que nous les voyons, s’ils étaient connus par des êtres ayant des yeux autrement constitués que les nôtres, ou bien possédant pour cette besogne des organes autres que des yeux et qui donneraient des arbres, du ciel et du soleil des équivalents mais non visuels. Telle qu’elle fut, cette brusque échappée que m’ouvrit une fois Jupien sur le monde réel m’épouvanta." 
 
 

 

Il est notable que cette leçon philosophique est infligée au jeune homme non par la noblesse - malgré son admiration- dont la vacuité est totale, mais par Françoise, une servante, une femme du peuple, venue de sa ferme et mise en condition par ses parents ruinés. De par sa naissance et son milieu social, Françoise n'a pas d'instruction mais elle possède bien plus, une intelligence innée des choses qui l'entourent, une esprit d'observation et de déduction et aussi, suggère Marcel, non sans malice, des informateurs bien placés, les domestiques de l'autre maison !.