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mardi 20 septembre 2016

Victor Hugo : Mangeront-ils? Lecture commune


 
J'ai vu cet été au festival d'Avignon 2016, la représentation de la pièce de Victor Hugo : Mangeront-ils? par la compagnie des Barriques. (voir mon billet ICI).  Ce qui m'avait donné envie de lire la pièce.
 

Mangeront-ils? Aïrolo et Zineb Compagnie des barriques photo Luca Lomazzi
Mangeront-ils? appartient au recueil Théâtre en liberté composé de quatre drames et cinq comédies en vers ou en prose. Ecrites par Victor Hugo pendant son exil à Guernesey, éditées en 1869 à son retour en France, ces pièces n’ont jamais été jouées sur scène du vivant de l’auteur.

Mangeront-ils? est une histoire d’amour contrarié, celle de Lord Slada et de Lady Janet obligés de se réfugier dans l’asile d’une église à moitié en ruines, sur l’île de Man, pour échapper au Roi, amoureux de Lady Janet qu’il veut pour épouse. Mais dans l’enceinte de ces ruines ne poussent que des plantes vénéneuses et coule une rivière aux eaux empoisonnées. Les deux amants ne peuvent s’échapper et sont condamnés bientôt à mourir de faim et soif. C’est alors que le voleur au grand coeur Aïrolo les prend sous son aile et part chercher de la nourriture pour eux dans la forêt où vit la sorcière Zineb. Celle-ci a cent ans et se sent proche de la mort. Pourchassés par le tyran, le bandit et la sorcière vont faire alliance contre celui-ci.

Le drame romantique : entre comédie et tragédie 

 

Lady Janet et Aïrolo :  Serge Reggiani dans une mise en scène pour la TV
 
 
Il s’agit d’un drame romantique en deux actes qui pratique le mélange des genres prôné par Victor Hugo. La pièce commence donc comme une tragédie avec un despote cruel qui veut se saisir de la jeune femme et tuer son mari mais elle finit en véritable comédie. Dans le deuxième acte, l’on voit en effet Aïrolo mener par le bout du nez le tyran crédule et sot, le couvrant de ridicule et parvenant à le chasser du trône.
A ce mélange des genres correspond celui des styles. Le contraste entre les déclarations d’amour nobles et lyriques de Lord Slada et les préoccupations de Lady Janet crée un effet comique alors que la situation des jeunes gens n’est rien moins que tragique :
Lord Slada
Mets sur ton front ta main. Je suis ton protégé.
Déesse, inonde-moi de ta lumière.
Lady Janet, à part.
J’ai
une faim!

A l’expression du bel amour romantique répondent les exigences les plus terre à terre. La « déesse » a l’estomac vide et lord Slada est bien obligé, lui aussi, d’avouer qu’il est soumis aux mêmes contingences terrestres! C’est ce que souligne la réplique de Aïrolo :
Oui, c’est le paradis de s’aimer de la sorte,
Mais toutefois un peu de nourriture importe;
Vous êtes, j’en conviens, deux anges, mais aussi
Deux estomacs ; daignez me concéder ceci.

D’où le titre réaliste de la pièce, Mangeront-ils? qui résume l’enjeu de l’action, les jeunes gens étant condamnés soit à mourir de faim, soit à périr de la main du roi pour Slada et au mariage forcé pour Janet. Mais ce titre est aussi un moyen pour Victor Hugo de dénoncer la misère du peuple qui souffre de faim pendant que le Roi fait ripaille. Car la pièce se veut un pamphlet contre la tyrannie et les grands de ce monde qui se rient de la souffrance des humbles.
 

 Contre l'arbitraire et l’injustice sociale  : un hymne à la liberté

 

Le Roi et son conseiller : Mise en scène de Beno Besson à Lausanne
 
Victor Hugo dans son exil continue donc à mener son combat contre Napoléon III et à dénoncer le despotisme. Le roi de la pièce est un homme qui vit dans l’opulence au dépens du peuple. Mess Tityrus son conseiller l’encourage dans cette voie : 
 
Roi, plaisirs, tournois, galas, combats, vous pouvez vous donner toutes vos fantaisies,
le peuple paie.

Il aime le pouvoir mais aussi les richesses, la bonne chère mais il en jouit d’autant plus devant ceux qui n’ont rien. 
 
J’approuve cette estrade,
Il sied qu’un roi qui mange ait d’en bas pour témoins
le reste des mortels qui mangent beaucoup moins.

C’est un être médiocre qui veut soumettre les autres, les plier à son arbitraire. Il aime faire souffrir, torturer, jouer au chat et à la souris en donnant de l’espoir pour mieux plonger son ennemi dans le désespoir. Il est prompt à condamner ceux qui lui résistent et Victor Hugo s'élève ici, encore une fois, contre la peine de mort.
 
Mess Tityrus
Pour jouer de la sorte avec l’espoir, l’effroi,
La mort, la vie, il faut, vois-tu bien être roi.
Aïrolo à part
Il suffit d’être tigre.

La charge satirique dirigée contre le roi est forcée. Victor Hugo en fait un fantoche, une sorte de pantin habilement manipulé par Mess Tityrus. Imbu de lui-même, il est non seulement méchant mais sot. Il refuse de croire en Dieu, il se proclame supérieur à lui mais il tombe dans la superstition et pourchasse Zineb pour qu’elle lui dise son avenir. Sa crédulité imbécile alliée à son égocentrisme et sa lâcheté le ridiculise.

Face à lui, Aïrolo incarne la figure du peuple, l'amour de la liberté et dénonce l’injustice sociale qui commence par celle de la naissance.
 
Ah! je vaux bien les rois,
Car j’ai la liberté de rire au fond des bois.
Mon chez-moi c’est l’espace, et Rien est ma patrie.
Voyez-vous la naissance est une loterie;
Le hasard fourre au sac sa main, vous voilà né.
A ce tirage obscur la forêt m’a gagné.

Il est celui qui lutte pour que le peuple mange et pour que celui-ci ait doit au bonheur : 
 
Je livre la bataille immense de la faim
Contre le superflu des autres.

L’homme ayant égaré le bonheur, je le cherche.

Avec Aïrolo, l’on retrouve le thème du bandit, du proscrit, du marginal rejeté par la société, thème cher à Victor Hugo. Il est un Jean Valjean, un Gwinplaine, un Hernani en rébellion contre l’ordre établi, un humble qui ne se soumet pas, un homme avec sa part d’ombre et de lumière. 
 
Possesseur de zéro, que j’en sois le voleur,
ça fait rire. Je suis le pire et le meilleur.

Aïrolo se révèle supérieur au roi car c’est un être libre, qui accepte la mort plutôt que de servir et de s’humilier. 
 
Après tout j’aime autant la corde que la chaîne,
Et la mort que la geôle. Un noeud qui pend d’un clou,
Et qu’on serre une fois pour toutes à mon cou
Me délivre d’un tas de choses que j’évite.

Il n’est corrompu ni par le pouvoir ou les honneurs, ni par l’argent. Il place les valeurs spirituelles et la liberté au-dessus de tout. Il a un certain panache et comme les héros romantiques de Hugo, il l’exprime  avec superbe : 
 
ll ne me convient pas de vous divertir, prince,
Et d’être la souris quand vous êtes le chat.
 
 

Fantastique, Superstition, Religion : "Je lis Dieu sans lunettes"

Les amoureux dans le cloître abandonné : décor de la mise en scène de La Fine Compagnie et Les Estropiés

 
Le fantastique est l’une des composantes discrète de la pièce avec la présence de la sorcière Zineb mais l’on verra que Victor Hugo laisse malicieusement planer un doute sur les talents divinatoires de Zineb. Et l’on est témoin du scepticisme d’Aïrolo lorsqu’il reçoit le talisman de Zineb censé lui assurer une longue vie de cent ans. L’auteur critique les superstitions absurdes. Le roi de Man qui se place au-dessus du Christ et de Dieu mais sombre dans l’obscurantisme, en est bien puni.
En fait, brigand ou sorcière, les deux personnages sont avant tout des êtres proches de la nature, vivant en symbiose avec elle. Incarnation du dieu Pan ou de Puck, Aïrolo est enfant de la Grèce et de Shakespeare… 
 
 Je suis l’âme sereine à qui Pan s’associe
 
Quant à Zineb, si elle est sorcière, elle n’est pas semblable aux sombres apparitions de Macbeth. Elle serait plutôt cousine du Petit Monde des bois, celui du Songe d’une nuit d’été, parentes des fées, suivantes de Titiana. Personnage malicieux mais sans méchanceté, elle est du côté des êtres qui ont besoin d'elle, les animaux comme le pigeon blessé ou les humains innocents.

De plus, le personnage de Zineb permet à Victor Hugo de dénoncer le fanatisme, les bûchers allumés par l’Eglise pour mettre à mort ces pauvres femmes qui sont surtout des êtres de la nature, connaisseuses des plantes et guérisseuses.
A côté de la satire du despotisme, Victor Hugo se livre effectivement à une critique en règle de l’Eglise prompte au fanatisme, prête à appuyer les puissants quand cela l’arrange mais constituant un contre-pouvoir redoutable dès que l’on touche à ses biens ou à ses privilèges.
 
Mais si vous touchez un jour à l’église, à ses droits, à ce cloître inutile,
Ah! bien, c’est pour le coups que, dans toute cette île,
On entendra sonner le tocsin jusqu’au ciel.

Pour Hugo qui croit en Dieu mais n’aime pas le clergé, Aïrolo représente la religion débarrassée des prêtres, la vraie foi pure et sincère. C’est ce que le jeune homme exprime d’une manière extrêmement pittoresque :
 
 « je lis Dieu sans lunettes ».
Faut-il vous compléter mon portrait? Braconnage,
Et clef des champs. Pensif, je dédaigne de loin
Le juge, plus le prêtre; et je n’ai pas besoin
De vos religions, je lis Dieu sans lunettes.
 

Une célébration de la Nature :  entre lyrisme et grotesque

 

La forêt, le très beau décor de la mise en scène de Laurent Pelly à Marseille Théâtre de la Criée
 
 
Il y a de très beaux passages dans cette pièce, de grands moment poétiques où le lyrisme s’élève comme une musique éthérée pour célébrer la beauté de la nature, l’amour de la liberté, de l’espace. Ainsi lorsque Aïrolo parle de sa vie dans la forêt :
 
A ce tirage obscur la forêt m’a gagné.
Joli lot. C’est ainsi que parmi la bruyère
Où Puck sert d’hippogriffe à la fée écuyère,
Enfant et gnome, étant presque un faune, j’échus
Comme concitoyen aux vieux arbres fourchus.
Dans l’herbe, dans les fleurs de soleil pénétrées,
Dans le ciel bleu, dans l’air doré, j’ai mes entrées.

Parfois  le style se fait plus familier, plus proche et l’humour affleure  : 
 
Mon patrimoine est mince. Errer dans les sentiers,
C’est là mon seul talent; je plains mes héritiers.
 
Mais une fois encore il alterne avec des vers d’une poésie simple et pure évocatrice de cette nature qui est sa vraie richesse :
 
Voyons que laisserai-je après moi?
Regardant autour de lui.
Cette dune,
Ce sapin, les roseaux, l’étang, le clair de lune,
La falaise où le flot mouille les goémons,
La source dans les puits, la neige sur les monts,
Voilà tout ce que j’ai.

Très beau aussi le moment ou Zineb remercie Aïrolo de l’avoir aidée non parce qu’il lui a sauvé la vie mais parce qu’il lui  a donné plus encore, une mort digne, en accord avec sa vie, en phase avec la nature :
 
Ecoute je te dois la mort sombre et tranquille,
La mort douce et profonde au fond des bois cléments,
Parmi ces rocs sacrés, mystérieux aimants,
Sous les ronces, au pied des chênes, sur la mousse,
Dans la sérénité de l’obscurité douce
La mort comme les loups et comme les lions,
Je te dois loin des peurs et des rebellions,
L’évanouissement dans la bonne nature.

Triviales par contre les réflexions d’Aïrolo sur les amoureux
 
Le coeur  a ses bonheurs, l’estomac ses misères,
Et c’est une bataille entre ces deux viscères.
Lequel l’emportera? L’estomac.
 
Et franchement vulgaires ses pensées exprimées en « franglais » (et oui, déjà!)  devant la belle Janet endormi pour qui il éprouve du désir  :
 
J’en suis incandescent.- que n’ai-je
le droit d’offrir un kiss à ce biceps de neige.
 
Toujours ce fameux mélange des styles qui réclame du comédien incarnant Aïrolo d’avoir à la fois un tempérament comique, une certaine truculence et un penchant vers le lyrisme, une manière d’exprimer la nostalgie assortie d’une gaité un peu triste, un équilibre léger et subtil entre deux extrêmes. Une pièce qui demande donc une remarquable interprétation. Quant à la scénographie, j'ai pu voir en faisant des recherches dans le net combien cette pièce avait donné lieu à de très belles créations et décors variés.

 

 LECTURES COMMUNES RAPPEL

Pour le 20 Octobre 2016 :  Lettres de Juliette Drouet ou biographie de Henri Troyat :  Juliette Drouet  OU Juliette Drouet : Mon grand petit homme, mille et une lettres d'amour (Gallimard) OU  tout autre livre de correspondance entre Drouet-Hugo
Miriam, Margotte, Claudialucia

Pour le  20 Novembre 2016 :  BIOGRAPHIE DE VICTOR HUGO  : Un été avec Hugo de Laura El Makki (Equateurs/ Parallèles) OU Victor Hugo de Sandrine Filipetti (livre de poche) Ou Olympio ou la vie de Victor Hugo de Maurois. Bref! une biographie de Hugo au choix.

Miriam, Nathalie, Claudialucia, Eimelle (?), Margotte

LECTURES COMMUNES : AUTRES PROPOSITIONS

Je propose de continuer notre exploration du Théâtre en Liberté (livre de poche Folio Gallimard) dans le cadre du challenge Victor Hugo, du challenge romantique et aussi du Challenge Tous en Scène d'Eimelle pour la fin 2016 et  l'année  2017 : en alternant drames et comédies

Pour le 20 Décembre : un drame : Torquemada

Margotte,  Miriam, Nathalie, claudialucia,

Je proposerai plus tard le tableau  les lectures à partir de janvier 2017.




lundi 19 septembre 2016

LC Victor Hugo : Rappel



Demain rendez-vous pour la lecture commune de Victor Hugo, la pièce de théâtre : Mangeront-ils?


 

dimanche 18 septembre 2016

James McTeer II : Minnow



Minnow  paru aux éditions du Seuil sous la marque Editions du sous-sol, est un roman qui a tout du conte traditionnel dont il épouse la structure. Nous sommes en Caroline du Sud. Un petit garçon Minnow  part à la recherche d’un médicament pour sauver son père mourant.  Il ne doit aller que jusqu’à la ville la plus proche mais sa rencontre avec un sorcier vaudou le Dr Crow va changer son destin. Ce dernier lui promet un médicament à condition qu’il poursuive sa route dans les Sea Islands à la recherche de la tombe de Sorry George, un ancien sorcier très puissant, réputé pour avoir tué une cinquantaine de personnages grâce à ses sortilèges. Mais personne ne sait où est cette tombe, c’est à Minnow de la découvrir. L’enfant est averti que l’esprit du grand sorcier qui veille dans l’au-delà, fera tout pour l’en empêcher. Il va devoir affronter de graves dangers. En chemin, il recevra de l’aide et un ami sous la forme d’un petit chien.

Il s'agit donc d'un conte, impression renforcée par l’atmosphère fantastique que représentent les paysages eux-mêmes, les marais saturés d’humidité, à l’air épais, les forêts inquiétantes, la faune sauvage et parfois aussi les rencontres avec les hommes dangereux ou amicaux. Fantastique aussi la présence du Vaudou, des incantations, des sortilèges, des fantômes qui  accompagnent le voyage du gamin. Et puis, il y a aussi un contraste qui frappe l’imagination entre l’enfant si petit, si fragile (Minnow signifie petit poisson ou fretin en français, ce qui n'est pas sans rappeler là encore les Petit Poucet, Poucette et Tom Pouce des contes) et l’immensité de ces terres, les dangers démesurés qu’il rencontre, les actes héroïques qu’il accomplit, traversée de fleuve ou d’une baie à la nage, combat avec un alligator ou un sanglier fou furieux, rencontre avec des brigands, lutte contre les éléments déchaînés et puis le froid, la faim, la peur, les maladies et les blessures…

Mais alors que le conte traditionnel qui se déroule dans un lieu et à une époque intemporels est symbolique, le roman de James Mcteer est bien ancré dans un lieu réel et un temps précis. Le conte décrit le passage de l’enfance à l’âge adulte. Il s’agit d’un récit d’initiation où l’on ne craint jamais pour la vie du personnage. Le roman Minnow qui est aussi un quête initiatique n’a plus rien, lui, de symbolique. Minnow sera marqué dans sa chair à tout jamais par les épreuves qu’il doit subir même s’il ressort de l’épreuve grandi et plus fort. Aucune formule magique ne peut lui venir en aide. Et s’il s’agit d’un récit d’aventures, le lecteur comprend bien vite qu’il n’y aura pas d’intervention miraculeuse.

Minnow est en fait une magnifique histoire d’amour et de courage. La volonté de petit garçon ne faiblit pas car son but est de sauver son père. Tout le roman est un combat contre la Mort qui est partout présente, aux aguets, en attente. La description de l’ouragan et du raz de marée est sidérante et constitue un des grands moments de ce roman. La Mort omnipotente règne en maîtresse absolue  dans un pays ravagé et participe à la fois à l’atmosphère fantastique et en même temps horriblement réaliste. Nous quittons le conte par l'irruption de la violence et la manifestation de la force des éléments naturels. Encore que... le petit garçon y voit, lui, l'intervention maléfique par delà la tombe, du sorcier Sorry George. On voit que la lecture peut toujours se faire à des degrés différents.

Un beau premier roman bien écrit et d’une originalité surprenante. Il a obtenu le prix du premier roman de Caroline du Sud et il est sélectionné pour le prix Médicis étranger 2016.

vendredi 16 septembre 2016

John Maxwell Coetzee : Disgrâce



La disgrâce, c’est celle dans laquelle tombe David Lurie professeur de littérature à l’université du Cap pour avoir eu des relations sexuelles avec une étudiante. Révoqué, poursuivi par la presse à scandale, déchu, mis au ban de la société, il va se réfugier chez sa fille Lucy qui a une ferme non loin du Cap. Lucy vit sur cette modeste terre qu’elle cultive avec un associé noir, Petrus, dont on sent qu’il veut agrandir sa propre propriété au dépens de celle de la jeune fille. La plus grande source de revenus et la joie de Lucy, c’est son élevage canin. Mais dans les temps qui suivent l’apartheid, il est dangereux de vivre ainsi seule et femme dans un pays où les tensions sont très fortes entre les noirs et les blancs. La fille et le père subissent une agression de la part de trois jeunes noirs haineux et animés d’un désir de revanche. Si David s’en sort avec de graves brûlures, Lucy, elle, est violée. Mais elle ne veut pas porter plainte et veut conserver le bébé conçu lors du viol…

Le personnage de J M Coetze, David Lurie, est à un tournant de sa vie et il incarne aussi la fin d’une époque.
 Homme à femmes (il a divorcé deux fois et collectionne les aventures), il arrive à un âge où les belles jeunes filles ne s’intéressent plus à lui. Cette dernière aventure avec une étudiante est son chant du cygne et encore, il faut bien avouer que la belle n’est pas très enthousiaste voire consentante pour cette relation. L’aventure plutôt sordide qu’il aura ensuite avec Bev Shaw, la voisine de sa fille, dans un labo qui sert à la mise à mort de chiens malades ou errants et avec une femme sans charmes signe la fin de sa vie sexuelle.
Il faut reconnaître que David Lurie n’est pas un homme sympathique et qu’on ne le plaint pas trop! Ce n’est pas pour rien qu’il s’intéresse à Byron, lui aussi poursuivi par le scandale lié à ses relations sexuelles. Le mépris des femmes de Lurie est patent, sa condescendance envers les classes sociales inférieures ou peu cultivées et son orgueil ne le sont pas moins. Il refuse de faire amende honorable et de demander pardon à la jeune fille et quand il le fait c’est avec assez d’arrogance. Et c’est au nom de sa liberté et des droits au désir qu’il estime ne pas être coupable. Mieux vaut la mort que de renoncer à sa nature profonde, donc au désir.

Mais c’est aussi la fin d’une époque ou plutôt le début d’une autre à laquelle il ne peut s’adapter. La période post-apartheid est d’une grande violence. Le racisme, les haines, l’inégalité, n’ont pas disparu. Personne n’est vraiment en sécurité, la misère est trop forte, le bouleversement des mentalités trop intense. Les rivalités, la cupidité, le besoin de vengeance ne sont satisfaits que par le vol, le viol ou le meurtre. Si David travaille parfois sous les ordres de Petrus -  c’est alors l’ancien « boy » qui devient le patron -  il ne peut comprendre l’acceptation de sa fille, voire sa soumission vis à vis des voyous qui l'ont attaquée.  Et pourquoi s'obstine-t-elle à rester sur ce lopin de terre désolé et dangereux? Il y a un fossé entre lui et elle qui représente la génération post-apartheid.

«  Espères-tu expier les crimes du passé en souffrant dans le présent? » lui demande-t-il.

Sa fille plus tard fait écho  :
-Oui, je suis d’accord, c’est humiliant. Mais c’est peut-être un bon point de départ pour recommencer.
C’est peut-être ce qu’il faut que j’apprenne à accepter. De repartir à zéro. Sans rien. Et pas, sans rien sauf. Sans rien. Sans atouts, sans armes, sans propriété, sans droits, sans dignité.
-Comme un chien
—Oui, comme un chien.

Mais les chiens, allégories de ce pays tragique, en proie au désordre, sont faits pour être sacrifiés comme on le voit au cours du roman. A la fin, en parlant d'un chien malade qu'il aime mais qu'il envoie à la mort, David Lurie répond à  l'étonnement de Bev Shaw  :
-Je pensais que tu lui donnerais une semaine de grâce; Tu le largues?
- Oui, je le largue.

Or, Disgrâce est le dernier roman écrit par Coetze avant de quitter son pays pour l'Australie.

Un grand roman extrêmement fort tout autant que pessimiste, qui peint un pays malade, un pays qui ne semble pas pouvoir un jour surmonter ses épreuves. Disgrâce a reçu le prestigieux prix Booker en 1999.



John Maxwell Coetzee est un écrivain et professeur sud-africain, naturalisé australien et d'expression anglaise, né en 1940 au Cap en Afrique du Sud. Il est lauréat de nombreux prix littéraires de premier ordre dont le  prix Nobel de littérature en 2003. Marquée par le thème de l'ambiguïté, la violence et la servitude, son œuvre juxtapose réalité politique et allégorie  afin d'explorer les phobies et les névroses de l'individu, à la fois victime et complice d'un système corrompu qui anéantit son langage. Wikipédia.

jeudi 15 septembre 2016

Poésie : Le cirque des lettres, film d'animation dans une classe de quatrième

Le cirque des Lettres

Le cirque des lettres est un projet de film d'animation mené par une équipe pédagogique dont je faisais partie avec des élèves de quatrième il y a bien des années.
  En cours de français, nous avons travaillé à partir de poésies comme celle de Claude Roy : L'enfant qui battait la campagne  

 L'enfant qui battait la campagne
 
Vous me copierez deux cents fois le verbe:
Je n'écoute pas. Je bats la campagne.
Je bats la campagne, tu bats la campagne,
Il bat la campagne à coups de bâton.
La campagne ? Pourquoi la battre ?
Elle ne m'a jamais rien fait.
C'est ma seule amie, la campagne,
Je baye aux corneilles, je cours la campagne.
Il ne faut jamais battre la campagne :
on pourrait casser un nid et ses oeufs.
On pourrait briser un iris, une herbe,
On pourrait fêler le cristal de l'eau.
Je n'écouterai pas la leçon.
Je ne battrai pas la campagne

                                                Claude Roy

 Mes élèves ont ensuite recueilli le plus grand nombre d'expressions imagées et ont écrit des poésies et des maximes en prenant ces phrases au sens propre. Travail d'écriture, d'imagination, de poésie.
Ils ont ensuite imaginé et rédigé une histoire en réunissant toutes ces lettres animées et ces expressions prises au pied de la lettre pour raconter les aventures d'un cirque dont les artistes sont des lettres.
En cours d'art plastique, ils ont ensuite dessiné les personnages, créé les décors et avec le professeur de mathématiques ils ont appris la décomposition du mouvement en 24 images par seconde, plus ou moins selon les effets de ralenti et d'accélération.
Un intervenant extérieur est venu filmer et assurer le montage du Cirque des lettres, à une époque où il n'y avait pas le numérique. J'ai vu le film une fois et ne l'ai jamais revu.

Je viens de retrouver des poésies écrites par mes élèves sur les expressions prises au pied de la lettre. il y a de jolies réussites.

L’expression est prise au sens propre?
Alors, elle s’est bien débarbouillée !
                  
                               Claude et Eric


Partir à cloche-pied 


 L’expression est prise au pied de la lettre?
Alors, là, moi je ne suis pas d’accord
car il y a des lettres qui n’ont pas de pied !
Le O par exemple rond comme les joues
d’une petit garçon bougon
Ou le U vallée trop profonde
pour en apercevoir le fond.
Passe encore pour le A, qui, avec ses deux grandes jambes
est le chef de l’ alphabet,
Mais il y a des lettres qui n’ont pas de pied !

Je te dis que l’expression est prise au pied de la lettre !
Mais alors, dépêchons-nous !
Nous devons la rattraper
car sinon
elle risquerait
de partir à cloche-pied.
Et jamais, jamais, plus jamais,
nous ne pourrions la retrouver !

Frédéric et Christine


 Il broie du noir

Paul Gauguin : autoportrait au chevalet

Un tableau, un chevalet noir, Terre d’ombre
Un peintre triste sur un tabouret délabré
Des pinceaux gris dans un flacon d’encre moiré…
Mais soudain un orage éclate en l’artiste
Et l’âme brisée, il broie le noir, peinture du malheur
Et sur la toile déchirée, sur la toile lacérée
Il trace…
               Le visage de son amour en deuil.

                                                              Isabelle

 La nuit tombe

Van Gogh : nuit étoilée sur le Rhône 1888
                       
La nuit tombe
La nuit tombe, boum!
Est-ce qu’elle s’est fait mal?
Le jour se lève
A-t-il bien dormi?
Le soleil se couche
Bonne nuit !

Eric et Claude

Je compte les moutons

Frits Standaert : court métrage Compte les moutons

Je compte mes moutons
Dans toute ma maison
Je les vois galoper
Dans les champs et les prés.

                    Philippe et Frédéric

De quelques expression prises au pied de la lettre

Marc Chagall : le coq rouge


Celui qui voulait être le coq du village se retrouva coq au vin.

Pourquoi ne dit-on pas à celui qui veut être le coq du village d’aller se faire cuire un oeuf?

Si vous avez l’estomac dans les talons et les yeux plus gros que le ventre,
Comment voulez-vous être dans votre assiette?

Un soir ma mère dévora un livre. Quelle idée !
Il fallut la conduire à l’hôpital pour lui extraire les pages d’écriture.
Vous parlez d’une aventure !

mercredi 14 septembre 2016

Hannah Rothschild : L'improbabilité de l'amour


Annie, cuisinière, veut offrir un cadeau à son nouvel amoureux et trouve un vieux tableau chez un antiquaire. Le jeune homme ne vient pas et avec lui disparaissent les illusions de la jeune femme quant à l'amour (et sa probabilité), mais le tableau, lui, est bien là. Peut-être n’est-il pas, somme toute, une vieille croûte? Avec l’aide d’un jeune peintre et une restauratrice, elle commence des recherches qui l’orientent vers un tableau de Watteau intitulé : L’improbabilité de l’amour.
Parallèlement, Annie est engagée comme cuisinière chez les Winkleman propriétaires richissimes d’une célèbre galerie de peintures que Memling Winkleman, un juif survivant de l’holocauste, a créée et qu’il administre avec sa fille Rebecca. Mais pourquoi la réapparition de ce tableau - qui avait disparu et qui appartenait à sa famille exterminée à Auschwitz - provoque-t-elle une telle angoisse chez le patriarche? Rebecca va chercher à comprendre l’attitude de son père et cela va la mener fort loin.
Watteau : Les comédiens italiens (commedia delle'arte)
Hannah Rothschild dirige le conseil d’administration de la National Gallery, c’est dire qu’elle a de grandes connaissances artistiques. Quant à Watteau, maître de l’art rococo, contemporain de Louis XIV puis de Louis XV, elle en est tombée amoureuse à l’âge de seize ans en visitant le Louvres.

 J’ai apprécié ce roman même si Watteau n’est pas ma tasse de thé à présent. Mais je me souviens l’avoir beaucoup aimé moi-même quand j’avais seize ans! C’est de toute façon, un grand peintre à l’art subtil et savant. En faisant du tableau un personnage à part entière, Hannah Rostchild nous présente d’une manière vivante et parfois humoristique l’histoire de l’oeuvre, comment elle a été conçue, ce qu’elle signifie, à quels grands personnages elle a appartenu. En  même temps nous découvrons la vie de Watteau (1684-1721), sa manière de peindre, son importance dans la naissance d’un art nouveau, le Rococo..

Antoine Watteau 1684-1721 : L'embarquement pour Cythère , le plus connu des tableaux de Watteau.
Watteau : L'embarquement pour Cythère, le plus connu des tableaux de Watteau.
Autre centre d’intérêt du roman, la double enquête menée par les différents personnages:  celle liée au tableau lui-même, recherche dans les archives et analyse savante de la peinture. Nous apprenons ainsi quels moyens technologiques permettent d’élucider le secret d’un tableau.
Et  puis l’enquête menée par Rebecca sur la famille de son père, ce qui la conduit jusqu’à Berlin dans un retour vers le passé de Allemagne nazie. Le thème de la spoliation des juifs par Hitler et son état-major qui pillaient les oeuvres d’art apparaît alors.


Jean-Antoine Watteau
Le parallèle établi entre l’art pictural et l’art culinaire est aussi original et sonne juste. Annie est, elle aussi, à sa manière, une artiste. Elle déploie autant d’imagination dans ses dîners à thème qu’un grand peintre. Et, si elle est attentive au goût, elle ne l’est pas moins à tous les autres plaisirs des sens, le mariage des couleurs, l’importance des textures et des formes, la délicatesse des odeurs.

Repas  préparé par Vatel à la cour de Louis XI
Enfin, sous la brosse ironique et acérée de l’écrivaine apparaît tout une galerie de personnages pittoresques liés au monde de l’Art. Rien de bien reluisant ! Altesses royales, princesses, émirs, comtes et comtesses, lords, ministres, riches américaines, maffieux russes, stars et parvenus peuplent les salles de vente où les enchères peuvent monter démesurément selon les égos (et la fortune) de chacun. Une exacerbation de l’orgueil qui n’a rien à voir avec l’amour de l’art mais plutôt avec le désir de paraître et de dominer pour les uns et le mercantilisme, l’appât du gain pour les autres.

Le roman est donc plaisant à bien des égards et la richesse des thèmes permet de faire un lecture agréable et enrichissante.


Merci aux éditions Belfond pour ce livre .


challenge pavé  sur mes Brizées avec 701 pages



lundi 12 septembre 2016

Les carrières des Baux: Chagall, le songe d'une nuit d'été

Carrières de lumière des Baux : Chagall

Je vous ai déjà parlé des Carrières de lumière des Baux, près d'Arles, l'année dernière à propos de l'exposition Michel-Ange, Raphael, Léonard de Vinci, les géants de la Renaissance (voir ICI)

Cette année de mars 2016 à Janvier 2017, la carrière accueille Chagall, Songes d'une nuit d'été. Chagall, un de mes peintres préférés. Je n'ai pas manqué d'y aller avec ma petite fille car le spectacle est à la fois grandiose (l'ancienne carrière de bauxite a la taille d'une immense cathédrale) et féérique avec ces murs mis en lumière qui exposent l'oeuvre de l'artiste jusqu'au moindre détail et puis la musique, le mouvement et cette symphonie des couleurs. Evidemment, rien ne remplacera jamais l'oeuvre originale mais c'est un joli moyen de faire découvrir l'art aux enfants et puis, pour les adultes, de se faire plaisir.  Même si j'ai plus apprécié la visite de l'année dernier sur la Renaissance.

"Le scénario de Chagall, songes d’une nuit d’été compte 12 séquences - Vitebsk, la vie, la poésie, les collages, la guerre, les vitraux, l’Opéra Garnier, Daphnis et Chloé, les mosaïques, le cirque, les illustrations et la Bible - présentant la créativité de Chagall dans toute sa diversité et ses sources d’inspiration. Les thèmes universels comme l’amour, la famille, les racines, le paysage, la musique se déploient ainsi avec effervescence, liberté et force dans les carrières."

Les images que je prends dans l'obscurité avec mon Iphone sont évidemment de très mauvaise qualité aussi je ne résiste pas à vous montrer, à la fin de ce billet, des photographies prises sur le site ou dans des journaux qui sont, elles plus réussies. Vous les distinguerez facilement des miennes !











Suivre les liens pour aller voir la source des photos.

Carrières de Lumière Chagall le songe d'une nuit d' été

Familiscope sorties en famille

http://www.go-met.com/chagall-aux-baux/ 

Pour l'année prochaine : Mars 2017-Janvier 2018  : Bosch, Brueghel, Arcimboldo, du fantastique au merveilleux


dimanche 11 septembre 2016

Livres pour la rentrée littéraire 2016 : Pour qui j'ai craqué...



Voici les titres pour lesquels j'ai craqué dans la librairie !  Quelle joie de revenir ployant sous le poids des bouquins. J'exagère juste un peu pour le poids mais pas trop ... Regardez plutôt la photo !

J'avais un peu de doute sur certains titres comme La maison des hautes falaises mais la première page qui place le personnage face à des baleines évoluant avec  grâce en pleine mer est tellement bien écrite et poétique que j'ai été séduite. Je viens de lire aussi que Keisha a beaucoup aimé Watership Down. Et je vais découvrir les autres avec plaisir.

C'est intentionnellement que je n'ai pas choisi les trois livres que j'ai retenus pour le tirage au sort de Price Minister mais que je lirai aussi un jour, j'espère !

Valentyne Goby : un paquebot dans les arbres
Smith Anderson : Yaak Valley Montana
Marcus Malte :  Le garçon

Je vais être absente pendant trois ou quatre jours de mon blog pour aller en Lozère et je me promets déjà de bonnes heures de lectures. A bientôt et bon dimanche !

vendredi 9 septembre 2016

Victor Del Arbol : toutes les vagues de l'océan



L’un des livres les plus marquants que j’ai lus cet été est le roman de Victor Del Arbol : toutes les vagues de l'océan. J’ai été fascinée par la force de ce roman, sa diversité, sa richesse et la manière dont l’écrivain nous plonge au coeur de l’Histoire, nous immergeant complètement dans les grandes tragédies du XX ième siècle.

Gonzalo Gil a épousé une femme riche, la fille d’un grand avocat. Il y a perdu son âme; avocat lui-même, il a tout fait pour rester indépendant mais il va être obligé de rentrer dans les rangs en signant un accord de fusion avec le cabinet de son beau-père et, ce faisant, en aliénant sa liberté.  Ses rapports avec sa femme et son fils laissent à désirer et voilà qu’on lui annonce le suicide de sa soeur Laura avec laquelle il est en froid depuis de nombreuses années. Celle-ci a perdu son fils, assassiné par un maffieux, et la police la soupçonne d’avoir tué ce dernier avant de se donner la mort. L’enquête menée par un policier au passé trouble s’oriente vers la Matriochka, nom donné à un groupe de la maffia russe qui a à sa tête un chef aussi puissant que mystérieux.

 La mort de sa soeur est un déclic qui va provoquer le réveil de Gonzalo. Peu à peu remontent à sa mémoire des souvenirs anciens, en particulier de Laura. Peu à peu aussi, nous pénétrons dans le passé de sa famille.
La mère, Esperanza, Katerina Orlovska, d’origine russe, farouche et passionnée, voue un culte à son mari. Mais que se cache-t-il derrière ses silences? Le père, Elias, est considéré comme un héros. Ingénieur communiste, il est parti travailler à Moscou et  a été envoyé en déportation en Sibérie par Staline dans l’île de Nazino où il connaît l’horreur; puis de retour en Espagne il s'est illustré dans la guerre civile espagnole du côté des communistes contre Franco.

Ile Nazino  dite l'île aux cannibales

Le récit est mené sur trois époques différentes :  les années 30, en Russie, à Moscou puis en Sibérie, plus précisément dans l’île de Nazino en 1933; à Barcelone pendant la guerre civile dans les années 1936-37. Et dans la Barcelone contemporaine en 2002.
Le voyage des exilés vers la Sibérie et leur séjour sur l’île Nazino, l’île aux cannibales, sont hallucinants. On préfèrerait que ce soit une fiction mais Victor del Arbor s’appuie sur des faits attestés. Le retour à Barcelone et les cruautés de la guerre civile ne le sont pas moins. On suit le récit avec passion tant l'écriture en est belle et vibrante. Ces personnages extrêmes comme Igor Stern, le tueur, chef de bande, Elias et Esperanza sont remarquables. En même temps on éprouve de la compassion d’abord pour Elias dont l’innocence a été tuée en même temps que les valeurs morales et puis ensuite pour les enfants, Laura et Gonzalo, victimes collatérales des sursauts terribles de l’histoire.
Après l’horreur, la nostalgie s’installe devant le récit de ces vies ratées, de la cruelle enfance de Gonzalo et sa soeur. On éprouve beaucoup d’émotions en lisant ce livre, on s’attache à certains personnages, on a mal pour eux.

Barcelone 19 juillet 1936

Ce roman remue, émeut, pousse à la réflexion. Victor del Arbor ne juge pas Elias. Il en fait un portrait clinique qui nous pousse à nous interroger sur les frontières poreuses et malléables entre le bien et le mal. Comment Elias, ce jeune homme idéaliste et pur, peut-il devenir cet homme revenu de tout, endurci, sans scrupules, qui souffre et fait souffrir en retour? L’écrivain nous ouvre les yeux sur la nature humaine, sur ce qu’il y a d’obscur en elle. Jusqu’où irions-nous pour sauver notre vie? Et quand le Mal devient une habitude comment ne pas être contaminé ? Comment préserver un fond d’humanité ? A partir de quel moment Esperanza devient-elle, elle aussi, monstrueuse ? Même le tueur Igor Stern, cannibale, image de l’ogre, est une victime. Quand il avait neuf ans, les cosaques  tsaristes l’ont obligé  à mettre le feu à son père dont ils avaient arraché la peau. Dans la guerre civile espagnole, les atrocités ont lieu des deux côtés. Ce livre remet en cause toutes les idéologies, toutes les certitudes lorsqu’elles sont perverties par le pouvoir, les intérêts économiques, par le fanatisme. Il montre que l’homme est capable du pire… mais pas seulement car l’amitié est présente dans cette histoire et curieusement là où on l’attend le moins, entre un franquiste et un communiste; l’amour aussi, celui de Laura qui protège son petit frère, lui épargne d’être confronté à la réalité, celui d’Elias pour Irina morte en Sibérie et qui reste un fantôme accroché à sa vie, l’amour aussi de Gonzalo et Tania.
Un seul bémol pour moi, c'est dans le dénouement de l'enquête qui ne me semble pas conforme avec la psychologie des personnages ni avec ce qu’ils viennent de vivre.
Ce qui n’empêche pas Toutes les vagues de l’océan d’être un grand livre et un coup de coeur !

Je ne résiste pas à citer un extrait du roman pour que vous ayez une idée de la maîtrise du style. Nous sommes sur sur l'île Nazino. Les soldats qui gardent les prisonniers viennent de céder à un moment de panique et ont tiré dans la foule :

"Quand s'éteignit l'écho des derniers coups de feu, l'îlot était jonché de cadavres. L'air sentait la poudre. Même les soldats, qui s'acharnaient encore quelques minutes plus tôt, contemplaient ce spectacle dantesque en silence, effrayés de leur propre rage. Certains vomissaient, d'autres sanglotaient. Plus de deux cents hommes, femmes et enfants moururent ce jour-là. Une demi-douzaine de soldats tombèrent aussi.  Et soudain, au loin, un écho musical transperça la brume qui enrobait le fleuve. Entouré de cadavres, un vieil homme jouait de l'harmonica, assis sur un tronc d'arbre. La musique répandait sa tristesse. La scène était démentielle, hallucinante, incroyable. Mais le vieillard était bien réel, les notes de son harmonica s'élevaient au-dessus des gémissements des blessés.

Le commandant qui avait ordonné aux soldats de cesser le feu s'approcha du vieux, son revolver à la main, marchant comme un automate. Tous pensaient qu'il allait l'exécuter. Au bout d'une longue minute, il ôta son manteau, recouvrit délicatement les épaules du vieil homme, comme si c'était son père ou son grand père, s'assit à côté de lui, promena un regard dément, releva la visière des sa casquette à la pointe de son revolver, laissa son regard errer sur les cadavres figés dans des positions invraisemblables, à genoux, les yeux écarquillés, la bouche béante tournée vers le ciel. Les doigts tremblants, il chercha une cigarette dans sa veste, l'alluma et aspira une longue bouffée. Le vieillard jouait toujours. Alors, l'officier appuya son revolver contre sa tempe et se fit sauter la cervelle.

Victor del Arbol
 Víctor del Árbol, né en 1968 à Barcelone, est un romancier espagnol, auteur de roman policier. Il fait ses études supérieures en histoire à l'Université de Barcelone. De 1992 à 2012, il travaille comme fonctionnaire du gouvernement de la Catalogne. Il participe également à une émission radiophonique de Ràdio Estel.
Il amorce une carrière d'écrivain avec la publication en 2006 du roman policier El peso de los muertos. C'est toutefois la parution en 2011 de La Tristesse du samouraï (La tristeza del samurai), traduit en une douzaine de langues qui lui apporte la notoriété. Pour ce roman, il remporte plusieurs distinctions, notamment le prix du polar européen 2012.
En 2015, son roman Toutes les vagues de l’océan remporte le le grand prix de la littérature policière * du meilleur roman étranger.
En 2016, il reçoit le prix Nadal pour La víspera de casi todo. (Wikipedia)

 * Il faut dire que je n'ai jamais considéré ce roman comme policier tout au cours de ma lecture !

Toutes les vagues de l'océan compte 596 pages au lieu de 600 !  Je le classe comme un pavé ou non?Allez, oui!

 

mercredi 7 septembre 2016

Inger Hagerup : L'amour mourra aussi

L'amour mourra aussi

Hammershoï, peintre danois

J’ai découvert Inger Hagerup, poétesse et dramaturge norvégienne, grâce à la collection Pour une rivière de vitrail aux éditions Rafael de Surtis avec le recueil L’amour mourra aussi. J'ai choisi ici quelques poésies d'elle parmi mes préférées.

Bonheur

Nikolaï Astrup, peintre norvégien
 Dans ce poème, Inger Hagerup décrit le goût simple et intense du bonheur, celui que l’on éprouve quand on est très jeune, quand on est un peu et délicieusement puéril(e) (conseil aux marguerites) quand la vie est pleine d’espérance. Le bonheur n’est possible, semble dire Inger Hagerup, que si l’on est en attente, en devenir, quand on rêve encore la vie plutôt que de la vivre. J’aime ce ressenti qui s’exprime par de toutes petites choses (toile d’araignée vaporeuse,  piqûres de moustique) et qui fait appel à tous les sens. Alors, l’esprit n’intervient pas entre le corps et ce qu’il ressent (indolemment) à l’exception de petites pensées légères qui affleurent ( la pluie et le beau temps, la lettre). La  jeune fille est tout au présent de cette promenade, en suspension dans cette belle journée d’été, à l’écoute d’elle-même.

Qu’est-ce que le bonheur?
- C’est de marcher sur un sentier montagne herbu
en vêtements d’été, légers,
de gratter ses piqûres de moustiques fraîches
en réfléchissant indolemment,
être jeune, très riche
d’amours non vécues.
C’est de recevoir une toile d’araignée aussi légère qu’une étoffe
vaporeuse telle une çaresse sur la bouche et la joue
et penser un peu à la pluie et au beau temps.
Peut-être attendre une lettre.
Demander conseil aux marguerites
et peut-être oui - peut-être non-
qu’il m’aime-qu’il ne m’aime pas.
Ne pas encore te connaître.

Le jour neuf

Peter Balde peintre norvégien
Le jour neuf exprime un peu la même idée mais d’une manière différente. Lorsque le jour arrive encore enveloppé par la nuit, il est promesse de bonheur (les mains emplies de sommeil), de beauté (sourire éblouissant), de pureté (il lave les montagnes). Ce n’est que lorsqu’il s’installe qu’il est porteur de chagrins.

Le jour neuf est encore sans visage.
Enveloppé dans une cape d’étoiles
il file vers la terre. Puis il jette
sa cape et paraît là, superbe, nu,
les mains emplies de soleil.
Entre les extrémités de ses doigts
il laisse les heures de l’éternité s’égoutter.
Il lave les montagnes de son sourire éblouissant
et, sur ses épaules blanches, porte
mille chagrins inconnus.

L’amour mourra aussi

Edward Munch : Séparation, peintre norvégien
Le sentiment exprimé ici semble être la suite logique des précédents. Lorsque la vie n'est plus un rêve mais une réalité, elle est condamnée. Il en est de même pour l'amour! Mieux vaut choisir de mourir plutôt que de subir passivement la fin de la vie et de l'amour.

Tue-moi, dit-elle, car la mort
nous possède quoi qu’il arrive.
Plutôt que d’être abandonnée par la vie,
Je l’abandonnerai moi-même.

L’amour mourra aussi
sans jamais revenir.
Mon amour, laisse-moi le précéder.
Laisse-moi mourir avec lui!

Aust-Vagoy/ Mars 1941

Video Aust-Vagoy par Inger Hagerup


Un autre aspect de la poésie de Inger Hagerup, celui qui la fait se dresser contre l’idéologie nazie et incarner la résistance. Les norvégiens connaissent tous les vers : De brente våre gårder/De drepte våre menn.

De brente våre gårder.
De drepte våre menn.
Lå våre hjerter hamre
det om og om igjen.

La våre hjerter hugge
med harde, vonde slag:

De brente våre gårder.
De gjorde det i dag.
De brente våre gårder.
De drepte våre menn.
Bak hver som gikk i døden.
Står tusener igjen.
Står tusen andre samlet
I steil og naken tross.
 Å, døde kamerater,
De kuer aldri oss.

Ils ont brûlé nos fermes.
Ils ont tué nos hommes.
Laissons nos coeurs le répéter
encore et encore.

Laissons nos coeur cogner
de coups durs, mauvais,
Ils ont brûlé nos fermes,
Ils l’ont fait aujourd’hui.

Ils ont brûlé nos fermes.
Ils ont tué nos hommes.
Derrière chacun de ceux qui sont partis
à la mort, ils sont des milliers.

Des milliers d’autres assemblés
dans le défi nu et intraitable.
Ô camarades morts,
ils ne viendront jamais à bout de nous.

Ce poème très connu par tous les norvégiens ainsi que d'autres de Inger Hagerup ont été mis en musique.

Inger Hagerup, née le 12 avril 1905 à Bergen et morte le 6 février 1985 à Fredrikstad, est une poétesse, dramaturge et traductrice norvégienne. Son recueil Je me suis perdue dans les bois l’a fait connaître en 1939. Elle écrit aussi pour la radio et pour les enfants. Pendant l’occupation allemande pendant la seconde guerre mondiale, elle incarne la résistance avec ses vers Aust-Vagoy Mars 1941 publiés dans l’illégalité :  Ils ont brûlé nos fermes./ Ils ont tué nos hommes.
autres recueils philosophiques et lyriques de Inger Hagrup : La septième nuit  (1947), Mon navire vogue (1951), Du cratère de la terre  (1964) et deux livres de Souvenirs(1965 et 1966).

mardi 6 septembre 2016

Jean-Christophe Rufin : Le parfum d'Adam



Le parfum d’Adam de Jean-Christophe Rufin est dans la veine de Globalia, un roman de science-fiction, pourrait-on dire, mais pas vraiment. En effet, s’il nous présente des faits fictifs, ceux-ci sont tellement proches de la réalité et dépeignent si bien notre époque qu’ils n’appartiennent pas vraiment à la science-fiction. C’est ce qui n’est pas encore arrivé mais que nous savons possible!

Jean-Christophe Rufin a choisi de parler du terrorisme mais pas de celui qui concerne l’islamisme. Il s’agit ici d’écologie telle qu’elle se pratique aux Etats-Unis où ce courant de pensée utilise parfois des méthodes violentes, allant jusqu’à s’attaquer aux engins de déforestation, par exemple, et aussi à ceux qui les conduisent. Mais là où nous entrons dans la science-fiction, c’est lorsque l’écrivain imagine un complot international visant à s’attaquer aux populations les plus pauvres car ceux sont eux qui polluent le plus et déforestent. L’écologie, en effet, poussé à l’extrême, peut aboutir à la haine de l’homme.
Juliette jeune fille psychologiquement fragile, est envoyée dans un laboratoire en Pologne pour délivrer les animaux qui servent à des expérimentations. Mais sa mission semble avoir un autre but. On lui demande aussi de ramener une flacon. Que contient-il? C’est ce qu’elle ne sait pas. Et pourquoi revêt-il une telle importance aux yeux des personnes occultes qui la manipulent? Juliette ira-t-elle jusqu’au bout de ce qu’on exige d’elle?
Face à Juliette et au groupe tout puissant qui est derrière elle, le docteur Paul Matisse, américain, un ancien de la  CIA, et la brillante Kerry, ex-espionne, vont reprendre du service pour venir en aide à l’Humanité.

L’histoire est bien construite et bien menée et nous entraîne dans de nombreuses aventures dignes d’un roman d’aventures et d’espionnage - voilà pour l’aspect romanesque- mais qui ont pour but  une réflexion sur notre monde actuel. JC Rufin ne cache pas que toutes les formes de terrorisme sont ici visées puisque toutes ont en commun la violence, le fanatisme et la destruction de l’autre. Mais il met aussi en avant le fait que les services de sécurité américains prennent très au sérieux la menace de l’écoterrorisme. L’écrivain dénonce les philosophies qui à la suite de Malthus, en poussant le raisonnement à l’extrême, considèrent l’homme comme nuisible. Ces idéologies permettent la justification de la guerre pour éliminer le surplus humain. La famine, la mortalité infantile, les épidémies sont donc vues comme « le mécanisme naturel » qui régule la population. Et comme ces fléaux touchent les populations du Tiers-Monde, on comprend bien que ce sont eux les victimes désignées de cette idéologie. William Aiken va même jusqu’à écrire dans Essay in environnemental Ethics » : « Une mortalité humaine massive serait une bonne chose. Il est de notre devoir de la provoquer. C’est le devoir de notre espèce, vis à vis de notre milieu, d’éliminer 90% de nos effectifs ». Terrifiant, non?  C’est  d’ailleurs cette assertion qui est à l’origine du roman.  Le parfum d’Adam  conduit donc à une réflexion sur les rapports entre les pays riches et ceux du Tiers-Monde et sur la responsabilité qui est la nôtre..

J’ai aimé ce roman dont le sujet m’a paru particulièrement d’actualité et passionnant. Au niveau de l’aspect romanesque, on ne lit pas 754 pages d’affilé si l’on n’éprouve pas un vif intérêt pour le livre! Je ferai cependant un reproche au roman, celui d’être parfois une peu trop démonstratif. C’est la thèse défendue qui est mise en valeur au détriment des personnages qui m’ont paru parfois, surtout Paul et Kerry, un peu trop stéréotypés.

Challenge Pavé de l’été de Sur mes brizées : 754 pages dans Folio Gallimard