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dimanche 31 mars 2013

Atiq Rahimi : Syngue Sabour Un livre/Un film





Résultat de l'énigme n°61
Le prix de la Patience a été accordé à : Dasola, Dominique, Eeguab, K'gire, Keisha, Miriam, Pierrot Bâton, Sybilline, Thérèse...  Et merci à tous ceux qui ont participé!

le roman, prix Goncourt 2008 : Syngue Sabour d'Atiq Rahimi
                    
Le film : Syngue Sabour réalisateur Atiq Rahimi co-scénaristes Atiq Rahimi et Jean-Claude Carrière




Syngue Sabour est un roman que j'ai commenté lors de sa sortie après qu'il a été couronné par le prix Goncourt. Aussi j'ai été très curieuse de voir ce que Atiq Rahimi en avait fait puisque c'est lui-même qui adapte son oeuvre au cinéma. Il est à la fois le réalisateur et le co-scénariste du film avec Jean-Claude Carrière. Voilà ce que j'en écrivais à l'époque en 2008.

J'écris pour savoir pourquoi cette rage, pourquoi cette colère. Atiq Rahimi

Syngue Sabour, la Pierre de patience, c'est cette pierre noire si finement ciselée par Atiq Rahimi, l'orfèvre! Et elle est effectivement bien noire, cette pierre de patience à laquelle on peut confier toutes ses peines jusqu'à ce qu'elle explose et vous libère, car il y a peu d'avenir pour les femmes en Afghanistan (ou ailleurs) comme le précise l'auteur. Peu d'espoir de liberté, là où règne l'islamisme radical, le totalitarisme religieux et cela peut être vrai de n'importe quelle religion si elle rime avec intolérance, obscurantisme, mépris de la femme. Femme objet - viande pour reprendre une expression du livre-, objet de troc quand elle est enfant et qu'il s'agit de la donner à des vieillards concupiscents, objet sexuel, elle subit humilations, coups, viols, répudiation, elle est à la merci des hommes. Le livre est d'ailleurs écrit :

"à la mémoire de N.A. -poétesse afghane sauvagement assassinée par son mari-"...

J'ouvre le livre. Une prose très esthétique, -trop sans doute- car  je ne parviens pas tout de suite à entrer dans l'histoire. Trop belle, cette prose? trop recherchée? Je suis un peu déçue d'être trop attentive au style, d'être devant une porte ouverte sans pouvoir totalement y pénétrer. Je poursuis ma lecture, toujours interpellée par ces phrases simples, courtes, propositions indépendantes au présent de narration,  cette syntaxe  parfois désarticulée, groupes nominaux ou adjectifs isolés des substantifs, détachés par la ponctuation. Petites propositions rapides, donc, qui nous amènent à une lecture nerveuse semblable aux mouvements désordonnés de la femme qui gesticule dans la chambre, puis mots cadenassés par les deux points qui les encadrent : arrêt sur l'image, respirations par saccades du blessé. Mouvement/arrêt sur l'image. Alternance.
C'est donc de cette manière que j'entre dans le roman! Et certes, le style est efficace car naît devant mes yeux, dès les premières pages, une gerbe d'images; les couleurs d'abord : le cyan des murs, le rouge de la robe et puis la mise en place des personnages, cet homme allongé sur un grabat et cette femme dévidant son chapelet, une femme sous l'oeil de Dieu, soumise à la religion, recevant l'imam qui vient chaque jour lui rendre visite pour lui faire des reproches sur sa foi. Un huis-clos dans une chambre, un homme  mourant, immobile, une femme en mouvement, tous deux sur une scène de théâtre comme celle de Shakespeare, une représentation du Monde plein de bruits et fureur dont je suis spectatrice.
Un huis-clos avec un hors champ car le monde extérieur, lui, se manifeste par les bruits, pleurs des petites filles dans les autres pièces de la maison, prières du mollah, toux caverneuse de la voisine,  rumeurs de  la vie quotidienne  dans les rues, qui laissent de plus en plus place au tumulte de la guerre, explosions, tirs, cris, gémissements de douleur, interpellations des hommes armés, invocations d'Allah..  Et lorsque ces hommes - qui font la guerre parce qu'ils ne savent pas faire l'amour- pénètreront dans cette pièce  fermée, nous ne serons plus protégés de la violence et l'angoisse s'empare de nous. J'ai dit nous? Nous, bien sûr, non plus spectateurs, mais au coeur de la mêlée.
La prose travaillée d'Atiq Rahimi, savante dans sa simplicité, est toujours là et maintenant, je suis prise par sa musique, une petite musique obstinée, qui n'a rien à voir avec de grands rugissements à la Beethoven- Atiq Rahimi confiait qu'il écoutait tous les jours Le Chant du cygne de Shubert pendant qu'il écrivait son roman-  mais qui est âpre, mordante, violente dans sa retenue, qui surprend par la crudité des mots et de la pensée, qui fait mal, car elle exprime toute la souffrance des femmes humiliées.
Car le coeur du récit, ce n'est pas la guerre des hommes mais la lutte que mène la femme pour se libérer par étapes : en confiant les enfants à sa tante, elle les met à l'abri et n'est plus entravée par l'amour maternel; après le vol du Coran, elle ne se soumet plus à la religion;  en faisant de son mari, une pierre de patience, Syngue Sabour, elle vomit sa condition de femme, soumise au père d'abord, à la belle-mère, au mari ensuite, aux désirs de ses beaux-frères, au viol, à la prostitution, aux violences de la guerre. Elle se libère de toute sa haine, ses humiliations, ses souffrances jusqu'au moment où la pierre explosera et... ce sera pour elle la libération mais quelle libération! La seule issue, semble-t-il, possible pour la femme dans ce pays.
Car peut-on être heureuse en Afghanistan? C'est la question que pose le conte raconté par sa grand-mère et commenté par son beau-père qui, en vieux sage, en tire la leçon suivante :

Pour cela, (être heureuse) il faut  se résigner à un sacrifice, renoncer à trois choses : l'amour de soi, la loi du père et la morale de la mère!".

Et lorsque la femme demande si c'est réalisable : Il faut essayer, répond le vieil homme. Belle figure que celle de ce vieillard qui, s'il approuve le combat pour la libération du pays mené par ses fils, les renie lorsqu'ils ne font la guerre que pour le pouvoir. Et parce que Sage, il est, lui aussi, aussi condamné dans cette société de violence, rejeté par ses fils, maltraité par sa femme.
De plus, et c'est encore un des charmes de Syngue Sabour, cette intervention du conte  à la manière orientale dans un roman occidental. La confession de la femme, à propos du sage Hakim, qui pourrait sortir tout droit du livre Les Mille et une nuits,  prêterait à rire si elle n'était aussi tragique : superbe mélange des genres! On rit de ce qui arrive au mari mais l'on ne peut oublier ce que cela implique pour la condition féminine.
Puis, de temps en temps une inspiration à la Prévert :

La femme expire
L'homme inspire

la femme ferme les yeux
L'homme demeure les yeux égarés

quelqu'un frappe à la porte.

Avec çà et là, de purs moments de poésie :

La femme rouvre doucement les yeux.
Le vent se lève et fait voler les oiseaux migrateurs au-dessus de son corps.


Un très beau livre dans lequel il faut pénétrer lentement et dont la petite musique retentit dans votre tête longtemps après s'être tue.

voir  aussi Syngue Sabour (2): pour une interprétation du dénouement

Le film : Syngue Sabour
 Golshifteh Farahani dans Syngue Sabour

 Synopsis : Au pied des montagnes de Kaboul, un héros de guerre gît dans le coma ; sa jeune femme à son chevet prie pour le ramener à la vie. La guerre fratricide déchire la ville; les combattants sont à leur porte. La femme doit fuir avec ses deux enfants, abandonner son mari et se réfugier à l'autre bout de la ville, dans une maison close tenue par sa tante. De retour auprès de son époux, elle est forcée à l'amour par un jeune combattant. Contre toute attente, elle se révèle, prend conscience de son corps, libère sa parole pour confier à son mari ses souvenirs, ses désirs les plus intimes... Jusqu'à ses secrets inavouables. L'homme gisant devient alors, malgré lui, sa "Syngué Sabour", sa pierre de patience - cette pierre magique que l'on pose devant soi pour lui souffler tous ses secrets, ses malheurs, ses souffrances... Jusqu'à ce qu'elle éclate !

Le synopsis du film pourrait être aussi celui du roman dont il épouse la trame avec précision. Le film reste donc très proche de l'oeuvre écrite jusque dans le cadre, celui de la chambre, des couleurs et des rideaux qui portent des dessins d'oiseaux migrateurs comme dans le livre où ils prennent valeur de symbole et occupent une grande place au dénouement. Mais alors que le roman était le plus souvent un huis-clos enfermant la femme et l'homme blessé, le film, lui, s'aventure à l'extérieur et nous montre une ville en guerre, bombardée, chaotique, dangereuse. Les images sont très belles, la réalisation impeccable mais l'introduction du monde extérieur, le réalisme de la guerre enlèvent un peu la poésie du texte et son côté mystérieux qui sollicite l'imagination du lecteur. Bien souvent en lisant le texte de Atiq Rahimi, le lecteur se sent, en effet, dans un univers  qui offre un autre sens, dans la parabole, la fable ou même parfois le conte oriental. En voulant introduire l'action, le réel, en variant les angles de prises de vue, en focalisant sur la gestuelle dans le but d'introduire un langage cinématographique et peut-être aussi de ne pas lasser le spectateur, Atiq Rahimi perd un peu ce qui faisait la force de son texte écrit, la petite musique intérieure, et cela malgré les qualités évidentes du film.
Ce que j'ai regretté aussi par rapport au roman - et je ne comprends pas le choix des scénaristes- c'est la disparition du grand père qui me semblait essentiel. Il représente la sagesse et ce très beau personnage masculin évitait au récit de tomber dans le manichéisme. En effet, en le supprimant, le réalisateur semble dire que tous les hommes sont mauvais au risque de paraître caricatural.


L'actrice, Golshifteh Farahani, qui incarne la jeune femme est non seulement d'une grande beauté mais est aussi une remarquable interprète. Je lis dans un article du Nouvel Observateur (ICI) qu'elle est iranienne, vit en France et n'a plus le droit de retourner dans son pays.
"En bonne insoumise, elle a adopté la phrase de Brecht : « Celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu. » Née dans la psalmodie des slogans, cinq ans après l’instauration de la république islamique, Golshifteh Farahani a dû quitter son pays. On l’accuse d’un seul et unique crime : en 2008, malgré l’embargo américain qui interdit toute transaction avec le régime des mollahs, la comédienne persane tourne, grâce à une mesure dite « d’exception culturelle », « Mensonges d’Etat », de Ridley Scott. "

Le rôle qu'elle interprète dans Syngue Sabour a été extrêmement important pour elle :
« Cette femme use de cet homme pour se libérer et j’ai usé du rôle pour me libérer, moi, analyse-t-elle. Gouverné par l’invisible, l’Iran vous apprend à mentir. Sur nos parents (les miens sont artistes, donc dans l’opposition), sur notre consommation d’alcool, sur nos lectures. Nous nous méfions des profs, des flics, de notre propre famille même. Prendre la parole impose de n’irriter personne, ni les gardiens de la révolution, ni les paysans, ni les classes moyennes. » Elle a tourné « Syngué Sabour » au Maroc sans obtenir le droit de se rendre en Afghanistan...
Un beau film, esthétique, mais...


Ecouter la musique de Schubert qui a inspiré l'auteur : Schwanengesang .



14 commentaires:

  1. comme toujours tu sais mettre les mots de l'analyse sur mes impressions confuses.

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    1. Merci mais je n'ai jamais eu l'impression que tes analyses étaient confuses!!

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  2. Pour une fois j'avais trouvé ! c'est rare alors je fais la fière :-)

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  3. Alors que j'y pensais déjà avant de le lire, ton article me donne vraiment envie de voir ce film. Tel que tu le présentes, je crois qu'il repose presque tout entier sur l'interprétation de Golshifteh. Vu sa situation, elle n'a sans doute pas eu beaucoup de mal à se mettre dan la peau d'une afghane.
    Il me semble que les afghans sont tellement tous formatés dès la naissance pour devenir des combattants que je me demande s'il existe encore des figures telles que celle du grand-père absent du film. Pour tenter de comprendre les afghans, je pense à deux romans : "Les Cavaliers" de Kessel et "Les Lions du Panshir" de Ken Follett...

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    1. Il doit bien y avoir des hommes qui sont en opposition à l'islam intégriste. la preuve, c'est qu'ils sont obligés de fuir, de s'exiler comme Atiq Rahimi. Les parents de l'actrice iranienne sont aussi dans l'opposition.

      Je me souviens de ce splendide roman de Kessel. je n'ai pas lu celui de Ken Follett.

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  4. Quel homme cet écrivain, mais quel homme !!!

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    1. Oui et c'est bien qu'il y ait des voix masculines qui s'élèvent ainsi pour parler de la condition féminine (et qui sache si bien en parler!).

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  5. Ce que tu en dis me fait hésiter à aller voir le film, me fait penser qu'il faut absolument commencer par lire le livre, en particulier pour cette petite musique intérieure dont tu parles si bien...

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    1. Le film, bien sûr, peut-être vu seul. Au moins on ne risque pas d'être déçu par rapport au livre. Mais c'est vrai que j'ai préféré le roman.

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  6. Un livre déjà lu trois fois et qui m'a vraiment bouleversée... Cette idée de Pierre de patience qui absorbe tout ce qui est à sortir de soi et qui finalement, fait guérir, pourrait être assimilé aussi à du papier, à un cahier... L'écriture pourrait être une bonne métaphore à cette pierre de patience, non ?
    En tout cas je ne pense pas que je verrais le film, je ne veut pas qu'il détruise l'idée et les images que le livre a fait naître en moi

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    1. Oui, l'écriture comme catharsis; c'est d'ailleurs ce que fait Atiq Rahimi exilé de son pays.

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  7. je m'inscris pour participer à ton challenge un livre un film,comment faire pour y participer!quelle est la marche à suivre?peux tu me contacter par mon blog
    c'est passionlivresque.blogspot.com
    à bientot via nos blogs.

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    1. Ce n'est pas un challenge mais un jeu qui lieu tous les samedis et dimanche et où il faut trouver le titre du roman et du film etc...

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