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lundi 13 mai 2024

Emmanuel Lepage, Sophie Michel et René Follet : Les voyages de Jules

 

J’avais trouvé magnifique la bande dessinée d’Emmanuel Lepage, René Follet et Sophie Michel : Les voyages d’Ulysse, aussi j’ai continué la lecture avec Les voyages de Jules qui est le troisième tome de la trilogie et où l’on retrouve les héros de cette histoire.
Dans ce livre le peintre Jules Toulet que nous avions rencontré précédemment écrit son journal pour Anna, la femme de sa vie où il raconte en même temps que son enfance  comment est née sa passion pour la mer et à qui il doit sa formation de peintre. C'est auprès de son maître vénéré Ammon Kasacz qu’il s’est initié à son art. Et si sa vie l’a amené à quelques trahisons liées à sa jeunesse, son insouciance, il a la satisfaction de revoir son vieux maître et de l’assister dans sa mort avec Anna et Salomé. 



Cette passion pour la mer se double d’une passion pour la littérature et c’est avec beaucoup de plaisir que j’ai retrouvé toutes les oeuvres dédiées à la mer qui l’ont marqué : Robinson Crusoé, bien sûr, mais aussi Pêcheurs d’Islande, Le vieil homme et la mer, Moby Dick, Moonfleet, La complainte du vieux marin, L’île au trésor, Vingt mille lieues sous les mers…

 



Les illustrations sont très belles mais j’ai moins aimé  ce dernier livre que Les voyages d’Ulysse, peut-être parce que le texte qui imite la calligraphie de Jules ou d’Ammon -au cours des lettres qu'ils échangent -laissent moins de place aux illustrations, détournent de la contemplation et finalement l’ensemble m’a paru un peu brouillon, moins poétique et  moins réussi que le précédent.



Voir les voyages d'Ulysse  ICI

 

 


samedi 11 mai 2024

Céleste Albaret : Monsieur Proust, souvenirs recueillis par Georges Belmont

 

Céleste et Odilon Albaret

Céleste Albaret a été la gouvernante de Proust de 1913 à 1922, année de sa mort et a longtemps refusé de publier ses souvenirs. Enfin, quand elle se décide à l’âge de 82 ans, elle confie le travail d’écriture à l'écrivain Georges Belmont, expliquant qu’elle a lu trop de mensonges, trop d’inexactitudes sur Marcel Proust et qu’elle doit à sa mémoire de rétablir la vérité telle qu’elle s’en souvient. 

" Mais aujourd’hui avant de quitter à mon tour ce monde, l’idée qu’il puisse subsister un doute et un mensonge sur tout ce que j’ai vu et qui est la vérité, m’est devenue si intolérable que je voudrais qu’il soit dit, une fois pour toutes que les pages qui vont suivre, notamment, sont l’exacte vérité de ma mémoire, et que j’ai suffisamment réexaminé , contrôlé, vérifié les faits dans mon souvenir pour avoir la certitude de ma fidélité absolue à la réalité de qui fut. C’est un testament que j’écris ici, non pas un témoignage."

Jeune lozérienne, enfant gâtée d’une famille aimante, Cécile est catapultée à Paris après son mariage avec Odilon Albaret. Celui-ci est chauffeur de taxi et a pour client régulier Marcel Proust. C’est lui qui présente Céleste à Marcel Proust car la jeune femme, loin de sa mère, dans cette grande ville inconnue, souffre du mal du pays. C’est ainsi qu’elle entre au service de l’écrivain, d’abord comme courriériste, puis comme gouvernante qui bientôt sait tout de son maître, de sa maladie, de ses besoins, de son traitement, les fumigations, de ses peurs de la poussière, de l’humidité, de tout ce qui peut provoquer l’asthme ou troubler son travail, lui qui fait doubler sa chambre de liège pour éviter le bruit.

 

La période du camélia

 

Si Marcel Proust eut une période mondaine que Céleste appelle « le temps du camélia » (à la boutonnière), qui satisfaisait son goût et son désir d'être connu et reconnu par la noblesse, elle est désormais bien terminée, remarque Céleste. Après la guerre, il travaille au lit, dormant peu et mangeant de même. Il ne sort plus de sa chambre que pour répondre encore à des invitations nécessaires pour nourrir son livre, entamant une lutte contre la mort pour parvenir à écrire le mot fin qui semble parfois impossible à atteindre. Il y a toujours quelque chose à ajouter, des passages à peaufiner.

Voyez-vous Céleste, je veux que dans la littérature, mon oeuvre représente une cathédrale. Voilà pourquoi ce n’est jamais fini. Même bâtie, il faut toujours l’orner d’une chose ou d’une autre, un vitrail, un chapiteau, une petite chapelle qu’on ouvre, avec sa petite statue dans le coin.

C’est Céleste qui a l’idée des " béquets", ces bandes de papier écrites de la main de Proust, qu’elle colle aux endroits où des rajouts sont nécessaires. Elle écrit aussi sous la dictée ou recopie des passages de l’oeuvre. Marcel Proust reçoit peu et c’est Céleste qui est chargé de filtrer les visiteurs. Il faut même qu’elle insiste pour qu’il reçoive Gaston Gallimard quand il vient lui annoncer qu’il a remporté le prix Goncourt pour A l’ombre des Jeunes filles en fleurs ( en concurrence avec Les Croix de bois de Dorgeles). Elle connaît ses amis et les jugements secrets qu’il porte sur chacun d’entre eux. Elle devient, au chevet de son maître, une prisonnière consentante, dormant aussi peu que lui, toujours là pour intervenir à ses moindres désirs, mais le faisant, elle insiste, parce qu’elle le veut bien et qu’elle en retire du bonheur malgré l’épuisement. 

La comtesse de Greffulhe, l'un des modèles de la comtesse de Guermantes

Céleste Albaret parle avec intelligence de l’oeuvre de Marcel Proust qu’elle connaît à la perfection. Ainsi, elle fait connaissance de nombreux personnages qui occupent la scène mondaine de l'époque, soit que Marcel Proust les reçoive chez lui, soit qu'il l'envoie porter des billets chez eux, le baron de Montesquiou, Jacques Rivière directeur de la RNF,  l'actrice Réjane, les Daudet, la mère et ses fils Léon et Lucien, Albert Le Cuziat, tenancier d'un maison pour hommes, la comtesse de Noailles, Reynaldo Hahn, madame Straus, veuve de Georges Bizet et la mère de Jacques Bizet, ami de lycée de Marcel Proust...

Mais aux questions des spécialistes sur les clés des personnages, elle répond :

Quand il me déclarait qu’il voyait son oeuvre comme une cathédrale dans la littérature, cela signifiait qu’il estimait qu’elle resterait debout aussi longtemps que les grandes églises qu’il aimait tant - et alors qu’est-ce que cela pouvait faire que son personnage de la duchesse de Guermantes, par exemple, soit pris pour une part à la comtesse Greffulhe ou pour une autre à Mme Straus - et à la comtesse de Chevigné, et pour le reste à dix autres ? Dans cent ans, quelle importance cela aurait-il qu’on le sache, et qui se souviendrait encore de ces dames ? Mais la duchesse de Guermantes et les autres personnages eux, seraient toujours vivants dans ses livres et devant les yeux des nouvelles générations de lecteurs.

 

Madame Straus  :

Et elle constate quant au sens de son oeuvre  :

"Il y avait un monde qu’il avait connu, toute une société et un mode de vie qui s’effritaient et tombaient peu à peu par pans entiers dans un autre monde qui se refaisait. Il l’avait vu; je suis sûre qu’il avait eu la perspective dès les début. Il avait vu la chute de ce monde, bien avant de la connaître. C’est cela qu’il a voulu décrire, un moraliste, avec tous les ressorts humains, toutes les beautés, mais aussi tous les ridicules. Il était terrible dans ses jugements. Oui, il a prédit la chute- voilà ce qu’il faut lire dans son oeuvre.  Si l’on ne sait pas y lire cela, c’est qu’on n’y a rien compris."

Céleste est enterrée au cimetière de Montfort-l'Amaury aux côtés de son mari et de sa sœur, Marie Gineste, qui fut également pendant quelques années au service de Marcel Proust.

 Comment a été accueilli le "testament" de Céleste Albaret ?  Je lis dans Wikipédia : « Traduit en plusieurs langues, Monsieur Proust connaîtra un grand succès public, mais sera mal accueilli en France par certains critiques, spécialistes de Marcel Proust, qui lui reprocheront d'avoir exagéré son intimité avec l'auteur, ne pouvant admettre qu'il ait passé tant de temps à se confier à « une servante inculte ». »

Je ne sais pas quel imbécile a écrit cette ineptie mais il serait digne de figurer dans un des portraits caricaturaux de Marcel Proust, tant il traduit de sotte suffisance, de snobisme et préjugés de classe. Ce qui témoigne de « l’intimité » de Marcel Proust et de Céleste, par exemple ?  C’est ce poème qu’il a écrit pour elle sous forme de plaisanterie :

"Grande, fine, belle et maigre,
Tantôt lasse, tantôt allègre,
Charmant les princes comme la pègre,
Lançant à Marcel un mot aigre,
Lui rendant pour le miel le vinaigre,
Spirituelle, agile, intègre,
Telle est la nièce de Nègre. »


 et  cette dédicace qu’il écrivit, en mai 1921, sur le feuillet de garde d’un exemplaire réunissant Le Côté de Guermantes II et Sodome et Gomorrhe I :

« À ma chère Céleste, à ma fidèle amie de huit années, mais en réalité si unie à ma pensée que je dirai plus vrai en l’appelant mon amie de toujours, ne pouvant plus imaginer que je ne l’ai pas toujours connue, connaissant son passé d’enfant gâtée dans ses caprices d’aujourd’hui, à Céleste croix de guerre car elle a supporté gothas et berthas, à Céleste qui a supporté la croix de mon humeur à Céleste croix d’honneur. Son ami Marcel. »

Une vraie, une réelle amitié malgré la différence sociale !  Et le résultat est un livre prenant, plein d’émotions, sincère, qui ne tourne pas à l'hagiographie mais est extrêmement positif, on s'en doute !  Et qui nous fait revivre l’écrivain comme nul biographe ne peut le faire, dans les moindres détails de sa vie intime, de ses habitudes, de sa maladie, de sa lutte épuisante pour finir son oeuvre, au plus près de sa création et ceci avec un respect, une admiration, un amour inconditionnels et, ce qui ne gâte rien, une connaissance de l’oeuvre qu’elle a vu naître et à laquelle elle participé à sa façon. 



LC Avec Fanja : Céleste, Bien sûr monsieur Proust

 

jeudi 9 mai 2024

Le jeudi avec Marcel Proust : Du côté de chez Swann : Soit que la réalité ne se forme que dans la mémoire...

 

Childe Hassam peintre impressionniste américain


Je suis à Stockholm mais je ne résiste pas à glisser ici une citation de Marcel Proust sur la mémoire et le temps retrouvé qui est au coeur de son oeuvre.


Childe Hassam peintre impressionniste américain


"... et pourtant ce parfum d'aubépine qui butine le long de la haie où les églantiers le remplaceront bientôt, un bruit de pas sans écho sur le gravier d'une allée, une bulle formée contre une plante aquatique par l'eau de la rivière et qui crève aussitôt, mon exaltation les a portés et a réussi à leur faire traverser tant d'années successives, tandis qu'alentour les chemins se sont effacés et que sont morts ceux qui les foulèrent et le souvenir de ceux qui les foulèrent. Parfois ce morceau de paysage amené ainsi jusqu'à aujourd'hui se détache si isolé de tout, qu'il flotte incertain dans ma pensée comme une Délos fleurie, sans que je puisse dire de quel pays, de quel temps – peut-être tout simplement de quel rêve – il vient. Mais c'est surtout comme à des gisements profonds de mon sol mental, comme aux terrains résistants sur lesquels je m'appuie encore, que je dois penser au côté de Méséglise et au côté de Guermantes. C'est parce que je croyais aux choses, aux êtres, tandis que je les parcourais, que les choses, les êtres qu'ils m'ont fait connaître, sont les seuls que je prenne encore au sérieux et qui me donnent encore de la joie. Soit que la foi qui crée soit tarie en moi, soit que la réalité ne se forme que dans la mémoire, les fleurs qu'on me montre aujourd'hui pour la première fois ne me semblent pas de vraies fleurs. Le côté de Méséglise avec ses lilas, ses aubépines, ses bluets, ses coquelicots, ses pommiers, le côté de Guermantes avec sa rivière à têtards, ses nymphéas et ses boutons d'or, ont constitué à tout jamais pour moi la figure des pays où j'aimerais vivre, où j'exige avant tout qu'on puisse aller à la pêche, se promener en canot, voir des ruines de fortifications gothiques et trouver au milieu des blés, ainsi qu'était Saint-André-des-Champs, une église monumentale, rustique et dorée comme une meule ; et les bluets, les aubépines, les pommiers qu'il m'arrive quand je voyage de rencontrer encore dans les champs, parce qu'ils sont situés à la même profondeur, au niveau de mon passé, sont immédiatement en communication avec mon coeur."

 

 


vendredi 3 mai 2024

Pause pour Stockholm

Stockholm Kungstrad garden : Cerisiers et jeu d'échec
 

 

Stockholm  Kungstrad garden  : Cerisiers

 

Stockholm : la vieille ville


Une petite pause pour re-voir Stockholm. A bientôt !

Voir première visite à Stockholm ICI   : les billets sont postés en juin 2015 mais le voyage était à la mi-mai, une semaine ou deux plus tard par rapport à ce voyage de 2024.  Les cerisiers n'étaient plus fleuris, par contre les lilas et les seringas embaumaient et les jardins de la demeure du prince Eugène et de Thieslka Galleret étaient enchanteurs.

jeudi 2 mai 2024

Le jeudi avec Marcel Proust : Du côté de chez Swann Deuxième partie : Un amour de Swann

Sandro Boticelli : Séphora, l'épouse de Moïse, fresque de la chapelle Sixtine

" Il regardait ; un fragment de la fresque apparaissait dans son visage et dans son corps, que dès lors il chercha toujours à y retrouver, soit qu’il fût auprès d’Odette, soit qu’il pensât seulement à elle, et bien qu’il ne tînt sans doute au chef-d’œuvre florentin que parce qu’il le retrouvait en elle, pourtant cette ressemblance lui conférait à elle aussi une beauté, la rendait plus précieuse. Swann se reprocha d’avoir méconnu le prix d’un être qui eût paru adorable au grand Sandro, et il se félicita que le plaisir qu’il avait à voir Odette trouvât une justification dans sa propre culture esthétique. Il se dit qu’en associant la pensée d’Odette à ses rêves de bonheur, il ne s’était pas résigné à un pis-aller aussi imparfait qu’il l’avait cru jusqu’ici, puisqu’elle contentait en lui ses goûts d’art les plus raffinés. "

 L'amour de Swann

 Toute la seconde partie de Du côté de chez Swann, un amour de Swann traite de l'amour de Swann pour Odette, une femme entretenue, réputée pour sa beauté, mais que Swann trouve laide et pour laquelle il n'éprouve aucune attirance. Son mauvais goût pour les femmes un peu vulgaires, précise Proust, est inversement opposé à son bon goût pour l’Art.  Or l'une de particularités de Swann est de retrouver dans "dans la peinture des maîtres non pas seulement les caractères généraux de la réalité qui nous entoure, mais ce qui semble au contraire le moins susceptible de généralité, les traits individuels des visages que nous connaissons."

  

Le doge Loredan: Antonio Rizzo

 

"... dans la matière d’un buste du doge Loredan par Antoine Rizzo, la saillie des pommettes, l’obliquité des sourcils, enfin la ressemblance criante de son cocher Rémi" 

 

Domenico Ghirlandaio: vieillard et jeune garçon


"sous les couleurs d’un Ghirlandajo, le nez de M. de Palancy "

 

Le Tintoret : Autoportrait

 "... dans un portrait de Tintoret, l’envahissement du gras de la joue par l’implantation des premiers poils des favoris, la cassure du nez, la pénétration du regard, la congestion des paupières du docteur du Boulbon."

On verra que Swann va encore plus loin, puisqu'il ne peut tomber amoureux d'Odette que parce qu'elle ressemble à une création de Boticelli ! La femme réelle ne l'attire que lorsqu'elle est magnifiée par l'oeuvre d'art. Aussi est-ce par l’art que Odette va s’introduire dans l’imagination de Swann et devenir objet de désir.

"Debout à côté de lui, laissant couler le long de ses joues ses cheveux qu’elle avait dénoués, fléchissant une jambe dans une attitude légèrement dansante pour pouvoir se pencher sans fatigue vers la gravure qu’elle regardait, en inclinant la tête, de ses grands yeux, si fatigués et maussades quand elle ne s’animait pas, elle frappa Swann par sa ressemblance avec cette figure de Zéphora, la fille de Jéthro, qu’on voit dans une fresque de la chapelle Sixtine. " 

L’amour n’est donc qu’une illusion, l’on ne voit dans l’être aimé(e) que ce que l’on a envie d’y voir, on ne l'aime que vu par le prisme de son imagination.

Déjà, dans du Côté de chez Swann, première partie Combray, Marcel Proust analyse l'amour du jeune Marcel pour Mademoiselle Swann, Gilberte, qu’il ne connaît pas mais qu’on lui a décrit comme jolie. Il projette dans l’image de la jeune fille tout le charme qu'il éprouve pour l’architecture gothique, les beautés du paysage normand et son amitié avec Bergotte un écrivain que vénère Marcel. C’est au point que la fillette acquiert toutes les qualités que le jeune garçon attribue à ce qui l'entoure . « c’était être tout prêt à l’aimer. Que nous croyions qu’un être participe à une vie inconnue où son amour nous ferait pénétrer, c’est, de tout ce qu’exige l’amour pour naître, ce à quoi il tient le plus, et qui lui fait faire bon marché du reste."
 
Plus tard, dans la troisième partie intitulée Des Noms, analysant son amour de jeunesse pour Gilberte, le narrateur vieillissant  dira : " Mais à l'époque où j'aimais Gilberte, je croyais encore que l'Amour existait réellement en dehors de nous".

  C’est ce que veut signifier Stendhal dans son Traité de l’Amour  :" Aux mines de Salzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d'arbre effeuillé par l'hiver ; deux ou trois mois après, on le retire couvert de cristallisations brillantes : les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la taille d'une mésange, sont garnies d'une infinité de diamants mobiles et éblouissants ; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif. Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections"

  C'est ce qui se passe pour Swann :

Il n’estima plus le visage d’Odette selon la plus ou moins bonne qualité de ses joues et d’après la douceur purement carnée qu’il supposait devoir leur trouver en les touchant avec ses lèvres si jamais il osait l’embrasser, mais comme un écheveau de lignes subtiles et belles que ses regards dévidèrent, poursuivant la courbe de leur enroulement, rejoignant la cadence de la nuque à l’effusion des cheveux et la flexion des paupières, comme en un portrait d’elle en lequel son type devenait intelligible et clair."

L'amour vécu comme une maladie

 

Laure Muray, un des modèles qui inspira Proust pour Odette

On pourrait penser que le transfert que Swann accomplit en faisant d’Odette une « oeuvre florentine » et en conférant à son image une impression de noblesse qui l’introduit dans un « monde de rêve », lui enlèverait sa lucidité et sa faculté de jugement. Or, il n’en est rien. Swann sait qu’Odette est sotte, inculte, superficielle, dès le début de son amour. Il comprend rapidement - même s’il est naïf au départ - qu’elle est vénale, intéressée, menteuse, cruelle, dépravée. Mais rien ne peut l’empêcher de l’aimer puisque cet amour n’est pas une réalité mais une projection qu’il fait sur elle. Tous ses amis sont consternés de le voir devenir la victime d'une telle femme. Swann est semblable à la reine des fées, Titiana, de Shakespeare dans le Songe d’une nuit d’été lorsque celle-ci tombe amoureuse d’un âne à la grande consternation de son entourage :
Titiana, à Bottom. — Viens, assieds-toi sur ce lit de fleurs ; pendant que je caresse tes charmantes joues ; je veux attacher des roses musquées sur ta tête douce et lisse, et baiser tes belles et longues oreilles, toi la joie de mon cœur.
 On peut l’avertir de son erreur il est incapable de changer.  Cet amour est fait d'illusions et aussi de jalousie et s'apparente à une maladie tenace qui lui enlève tout amour-propre.




mardi 30 avril 2024

Lectures communes : Les dates

 

R. Van der Weyden

 

 Marcel Proust


 

 LC :  PROUST Du côté de chez Swann 

 pour le 15 MAI  Miriam Claudialucia

 

LC  : PROUST  les jeunes filles en fleurs 

 pour le 3 JUILLET  Miriam Claudialucia


LC : PROUST  Le côté de Guermandes

 Pour le 3 SEPTEMBRE Miriam Claudialucia

 

Voir les billets déjà parus  le jeudi avec Marcel Proust ICI 


Céleste Albaret

Céleste Albaret : Monsieur Proust


LC :  Monsieur Proust souvenirs de Céleste Albaret  OU/ET Céleste Bien sûr Monsieur Proust de Chloé Cruchaudet BD 1 et 2  On peut choisir de lire l'un ou l'autre ou les deux.  

Pour le 11 MAI : Fanja   claudialucia
 

Maryse Condé

 

LC  : Maryse Conde Titre au choix

POUR LE 20 Mai Aifelle Miriam claudialucia

 

Herman Melville

LC  : Herman Melville Billy Budd

pour le 29 Mai Fanja ( avec Moby Dick) claudialucia
 

lundi 29 avril 2024

Nathaniel Ian Miller : L'Odyssée de Sven

 

Avec l'Odyssée de Sven de Nathaniel Ian Miller, nous sommes en 1916 à Stockholm. Sven est une jeune homme imaginatif, qui lit beaucoup et rêve, non sans romantisme, d’aventures dans le Grand Nord. Il est ouvrier et son travail lui pèse et l’ennuie. Il décide de partir au Spitzberg travailler dans les mines et là, la réalité le rattrape. Non seulement il n’est pas question de voir le pays mais encore les conditions de travail sont extrêmement pénibles et une galerie s'effondre sur sa tête, le laissant défiguré et objet de répulsion. Seul l’amitié de McIntyre, géologue écossais, intellectuel avec lequel il partage l’amour de la lecture, va lui permettre  de survivre. C’est auprès d’un autre ami, finlandais, socialiste, le trappeur, Tapio, qui vit les tragédies et les violences que connaît la Finlande déchirée par la guerre civile, qu’il va apprendre son métier avant de se couper du monde et vivre de ses chasses. Enfin, il est rattaché à la vie par sa soeur Olga, sa nièce, Helga et la fille de celle-ci, qui ont continué à lui écrire malgré ses silences.

Inspirée d’une histoire vraie, l’odyssée de Sven nous amène donc aux confins des pays nordiques, dans le Spitzberg. Le roman de Sven, est bien, en effet, une épopée tant les dangers à affronter sont nombreux, les animaux sauvages, les tempêtes, la nuit arctique, la neige, le froid, la faim, la solitude, la folie. 

« Ainsi commença la période sombre, comme je l’appelle. Sauf qu’elle n’était pas si sombre que ça. C’est plutôt que mon esprit s’assombrit, comme une pièce éclairée par la lumière du jour, et puis soudain on baisse les stores et il ne reste que la flamme vacillante d’un petit bout de chandelle de suif. »

Sven, décide de vivre seul, coupé de ses semblables pendant de longs mois, et, à travers lui, nous assistons à la trajectoire d’un esprit qui va au-delà de ce qu’il est possible à l’être humain de supporter, au risque de se perdre.

"Une meilleure métaphore pourrait être ceci : la vie dans le vide est sans blessures, car rien ne peut vous toucher. Mais le vide est froid. Et le froid mord alors même qu’il engourdit."

Il ne reviendra des Enfers que par la présence et l’amitié de ceux qui l’aiment et, ne l’oublions pas,  par la présence et la fidélité de son chien Eberhard : « je frissonne à la pensée du tour que les choses auraient pu prendre sans Eberhard. »

L’odyssée de Sven est un roman plein d’une sourde tristesse, plein de douleur, où la beauté de la nature n’a d’égale que la cruauté, où chacun se retrouve seul et affronte des moments terribles mais c’est aussi un histoire pleine d’humanité qui laisse la place à l'espérance grâce à l’amitié, la solidarité et le partage. Un beau roman !

samedi 27 avril 2024

Laure Murat : Proust, roman familial

 

 

J’avais beaucoup aimé La maison du docteur Blanche de Laure Murat, aussi ai-je eu envie de lire son Proust, roman familial qui a reçu le prix Médicis de l’essai  2023.

Dire que A la recherche du temps perdu a eu une grande importance dans la vie de Laure Murat est un euphémisme puisqu’elle-même précise en conclusion de son essai  : « A ce titre, il ne serait pas exagéré de dire que Proust m’a sauvée ».
A ce titre ? Elle parle du pouvoir de « dessillement » de Proust qui nous propose des clefs pour comprendre le monde, et, grâce à cette lucidité, se sentir libre. La littérature pour nous ouvrir les yeux, pour nous expliquer le réel, nous le rendre intelligible. La littérature plus réelle que le réel !

Laure Murat est née dans une grande famille aristocratique, héritière par son père de la Noblesse d’Empire et par sa mère de la Noblesse d’Ancien Régime, dont les ancêtres ont servi de modèle à Marcel Proust.
L’éducation donnée par sa mère est avant tout un art du paraître, de montrer par la manière de parler, par l’absence apparente d’émotion, par l'impression d'aisance et de facilité, la supériorité de sa classe sociale. Se démarquer du vulgaire ! Ne pas pleurer afin de ne pas  ressembler à un domestique !  Proust qui a d’abord, par snobisme et idéalisme, été attiré par cette aristocratie finit par bien la connaître et perd peu à peu ses illusions. L’arrière-grand-mère de Laure Murat, Cécile Ney d’Elchingen mariée à 16 ans au prince Murat, « Brutale. Méprisante. Et snob comme un pot de chambre pour tout arranger » résume cela en une phrase  :  « Proust ? ce petit journaliste que je mettais au bout de la table ».
 

Cecile Ney d'Elchingen Giovanni Boldini
 

C’est en lisant La Recherche, en cherchant entre les lignes l’histoire de sa famille que Laure Murat met un nom sur ceux de ses aïeux ou de leurs amis qui ont inspiré les personnages de Marcel Proust. A l’hôtel Murat, l’écrivain rencontre une jeune fille prénommée Oriane de Goyon qui donnera son nom à la duchesse de Guermantes; dans le salon de Madeleine Lemaire (Mme Verdurin) l’écrivain fait connaissance de Robert de Montesquiou ( Charlus) et  c’est là qu’il entend la sonate en ré mineur pour piano de Saint Saens qui  est le modèle de la petite phrase de Vinteuil.
Mais Marcel Proust ne copie pas ses personnages, il les crée, il les assemble par bouts, par strates, il « il établit des passerelles entre personnages inventés et individus ayant existé ». Ainsi un personnage fictif comme Saint Loup peut avoir pour ami un « vrai » personnage comme le duc d’Uzès, la duchesse de Guermantes se dit la nièce d’une Mademoiselle d’Uzès, qui n’est autre que la propre tante de Laure Murat.

 

Le comte de Montesquiou par G. Baldini

Mais c’est aussi en lisant Proust que Laure Murat met un nom sur la vacuité, le vide de ces existences, la prétention de ces nobles qui sont toujours en représentation, comme sur une scène de théâtre, personnages que Proust décrit souvent comme incultes, grossiers et vulgaires.

« Naître et grandir dans ce milieu signifie donc partir avec un handicap cognitif sérieux, puisqu’il est à peu près impossible, lorsqu’on est élevé depuis l’origine dans ce théâtre qui ne ferme jamais, de faire la différence entre le rôle et la personne, la représentation et le référent, la fiction et la réalité. »

Laure Murat va être amenée à rompre définitivement avec sa famille quand elle refuse de suivre les codes que l’on cherche à lui imposer. Dans son milieu, la femme doit se marier et être mère. Laure Murat fait des études, enseigne à l’université de Los Angeles, ne se marie pas, n’a pas d’enfant et vit avec une femme. Le fait qu’elle soit homosexuelle et surtout qu’elle affirme son choix et veuille le vivre à découvert est inacceptable pour sa mère qui la considère comme une « fille perdue ».  Dans ce milieu où le paraître est ce qui importe, on peut être homosexuel à condition de le taire !  Ne pas respecter l’injonction du silence est impardonnable ! C'est la rupture définitive avec sa mère puis avec toute sa famille. Et c'est violent !
 

 Proust avait bien compris la nécessité du silence et il ne laisse pas de nous montrer toute l'hypocrisie de ce milieu. Mais explique Laure Murat, en mettant au centre de la Recherche, sans le dire, l’homosexualité, il en fait un sujet universel. Il traite ce sujet « entre l’indicible et l’innommable, le tacite et l’explicite… tout le roman procède de cette rhétorique de la monstration et du silence, de la revendication et de l’implicite… Une seule situation est rigoureusement exclue : l’aveu. »
Après lui, le sujet ne pourrait plus jamais être traité comme avant,  écrit Laure Murat : « Une fois « universalisé » le sujet pouvait enfin s’affranchir ». Pourtant, il faudra attendre 1990 pour que l’Organisation mondiale de la santé raye l’homosexualité de la liste des maladies mentales ! 

C'est ainsi que la lecture de A la Recherche du Temps perdu a permis à Laure Murat de mieux comprendre le milieu d'où elle venait, de saisir quelle aliénation elle vivait. Alors qu'elle découvrait que "l'oeuvre de Proust se place tout entière sous le signe libératoire du flux, le flux du temps qui s'écoule, bien sûr, mais d'une continuelle transformation des êtres et des choses", elle prenait conscience  que son milieu, au contraire prônait le conservatisme, l'immobilité, le refus des changements, un terreau complètement infertile!

LC avec Aifelle ICI

Voir Dominique Ici 

Voir Keisha Ici


jeudi 25 avril 2024

Le jeudi avec Marcel Proust : Du côté de chez Swann Cambray : Les métamorphoses de Françoise

Pieter Hoock (1658/1660)


Les portraits de Marcel Proust dans La Recherche sont pittoresques, parfois franchement caricaturaux et pleins d'ironie, toujours complexes et subtils, et parfois double ou triple ou plus, car les gens évoluent et,  ne sont pas toujours les mêmes selon les âges de leur vie et selon ceux qui les regardent. Il en est ainsi de Françoise qui, dans la première partie de Du côté de chez Swann est vue par la même personne, Marcel, mais de manière toujours différente. Les éclairages qu'elle reçoit nous montrent un personnage changeant, nuancée, mais témoignent aussi du caractère du petit garçon qui la regarde.
 
 "J’allais m’asseoir près de la pompe et de son auge, souvent ornée, comme un fond gothique, d’une salamandre, qui sculptait sur la pierre fruste le relief mobile de son corps allégorique et fuselé, sur le banc sans dossier ombragé d’un lilas, dans ce petit coin du jardin qui s’ouvrait par une porte de service sur la rue du Saint-Esprit et de la terre peu soignée duquel s’élevait par deux degrés, en saillie de la maison, et comme une construction indépendante, l’arrière-cuisine. On apercevait son dallage rouge et luisant comme du porphyre.
 
Ce texte qui intervient alors que le jeune garçon se repose en lisant dans le jardin, traduit l'impression de calme, de beauté éprouvée par Marcel, et sa vision s'étend de l'extérieur ("la sculpture", "le lilas") vers l'intérieur, ("l'arrière-cuisine"). La description rappelle les tableaux de Peter Hooch, peintre flamand, qui, par le jeu de fenêtres ou de portes ouvertes, donnent une impression de profondeur et d'ouverture vers un ailleurs un passage. Mais dans ce passage, le point de vue est inversé par rapport au tableau, et l'enfant est dehors, la porte ouverte permet de pénétrer dans l'arrière-cuisine. Ainsi, comme dans toute l'oeuvre de Marcel Proust, les êtres et les choses peuvent être vus de l'extérieur vers l'intérieur ou inversement, mais toujours en mouvement, changeants, jamais regardés une fois pour toutes, jamais fixes, toujours en profondeur, jamais en surface.
 Dans la seconde partie de Du côté de chez Swann, Un amour de Swann, l'amour de Proust ou plutôt de Swann pour les peintres flamands s'affirmera. Ainsi il compare la petite phrase musicale qui unit Odette à Swann à un tableau de Pieter Hooch, établissant un étroit parallèle entre les deux arts. 
 
«Il commençait par la tenue des trémolos de violon que pendant quelques mesures on entend seuls, occupant tout le premier plan, puis tout d’un coup ils semblaient s’écarter et, comme dans ces tableaux de Pieter De Hooch qu’approfondit le cadre étroit d’une porte entr’ouverte, tout au loin, d’une couleur autre, dans le velouté d’une lumière interposée, la petite phrase apparaissait, dansante, pastorale, intercalée, épisodique, appartenant à un autre monde.» (Proust, Du côté de chez Swann,).

 

 
Enfin Vermeer reste le favori. Swann travaille sur Vermeer mais sa paresse et sa vie mondaine l'empêchent de venir à bout de ce travail.
 
On pense aussi à un Chardin, un autre peintre aimé de Proust :


Femme à la cuisine Chardin

 
Dans l'imagination de l'enfant, la cuisine et la cuisinière Françoise ne font qu'un, l'une prêtant à l'autre ses qualités.
 
 Elle avait moins l’air de l’antre de Françoise que d’un petit temple à Vénus. Elle regorgeait des offrandes du crémier, du fruitier, de la marchande de légumes, venus parfois de hameaux assez lointains pour lui dédier les prémices de leurs champs. Et son faîte était toujours couronné du roucoulement d’une colombe."
 
C'est par le vocabulaire du religieux païen, ici emprunté à l'antiquité, que Marcel magnifie la cuisine et celle qui y règne, Françoise.  C'est ainsi que l'antre de Françoise dans sa grossièreté primitive devient par antithèse le "temple de Vénus", la déesse de l'amour figurant ici l'abondance, la profusion, la fécondité, ce que l'on retrouve dans l'emploi du verbe "regorgeait", dans la métaphore  "offrandes" - comme s'il s'agissait de rendre un culte à la déesse-, dans l'énumération-accumulation crémier, fruitier, marchande de légumes. Enfin dans la présence de la colombe qui couronne le toit et qui est l'oiseau de Vénus souvent offerte en sacrifice à la déesse. 


Le temple de Vénus à Versaille Le Trianon


Françoise est donc vue par l'enfant, à l'égal d'une divinité païenne mais, dans un autre passage, il va faire une découverte terrible et la déesse redescendra de son piédestal.

En effet, l'image d'ordre, de douceur, de générosité que l'enfant attribue primitivement à Françoise à qui il prête, avec naïveté,  les vertus de ses confections culinaires, va disparaître. Comme dans les tableaux flamands, l'enfant découvre "l'arrière-cuisine" du caractère de Françoise. 
 
 Quand je fus en bas, elle était en train, dans l’arrière-cuisine qui donnait sur la basse-cour, de tuer un poulet qui, par sa résistance désespérée et bien naturelle, mais accompagnée par Françoise hors d’elle, tandis qu’elle cherchait à lui fendre le cou sous l’oreille, des cris de « sale bête ! sale bête ! », mettait la sainte douceur et l’onction de notre servante un peu moins en lumière qu’il n’eût fait, au dîner du lendemain, par sa peau brodée d’or comme une chasuble et son jus précieux égoutté d’un ciboire. Quand il fut mort, Françoise recueillit le sang qui coulait sans noyer sa rancune, eut encore un sursaut de colère, et regardant le cadavre de son ennemi, dit une dernière fois : « Sale bête ! »
 
Sa cruauté envers le poulet provoque chez le jeune garçon un choc, un cas de conscience existentiel. Ce qu'il mange est donc vivant et plus encore c'est Françoise qui se charge de la mise à mort !  
C'est le vocabulaire religieux chrétien, cette fois, qui témoigne  de la métamorphe de la déesse en un monstre. Les termes religieux prêtés à la fois à la cuisinière :  la sainte douceur, l'onction et à sa cuisine brodée d'or comme un chasuble, le jus égoutté d'un ciboire, sont mis à mal par les cris "sale bête", et la violence de la servante Hors d'elle, la colère, la rancune
 Et c'est non sans ironie de la part de l'auteur que le cas de conscience de l'enfant épouvanté devant la vérité, est aussi vite résolu qu'il est apparu ! 
 
" Je remontai tout tremblant ; j’aurais voulu qu’on mît Françoise tout de suite à la porte. Mais qui m’eût fait des boules aussi chaudes, du café aussi parfumé, et même… ces poulets ?… Et en réalité, ce lâche calcul, tout le monde avait eu à le faire comme moi. "

 L'image de la cruauté de Françoise réapparaît à plusieurs reprises -, dans sa dureté envers la fille de cuisine mais aussi dans la jalousie qu'elle manifeste à tout autre domestique qui pourrait prendre sa place auprès de Tante Léonie.

Mais, Françoise subit encore d'autres métamorphoses du point de vue de l'enfant. Le personnage est aussi dans son imagination un être de légende tout puissant. C'est le vocabulaire de la magie et des contes qui prend alors la place de la religion, Françoise, personnage fabuleux "commandant aux forces de la nature" maîtresse de ses plats, de ses casseroles, dans une cuisine qui est l'antre de géants et où règnent la profusion, l'abondance, la démesure, le vacarme, le tout enrobé de flammes et de vapeur comme dans le dernier cercle des Enfers!

À cette heure où je descendais apprendre le menu, le dîner était déjà commencé, et Françoise, commandant aux forces de la nature devenues ses aides, comme dans les féeries où les géants se font engager comme cuisiniers, frappait la houille, donnait à la vapeur des pommes de terre à étuver et faisait finir à point par le feu les chefs-d’œuvre culinaires d’abord préparés dans des récipients de céramistes qui allaient des grandes cuves, marmites, chaudrons et poissonnières, aux terrines pour le gibier, moules à pâtisserie et petits pots de crème, en passant par une collection complète de casseroles de toutes dimensions.

 

Franz Snyders

 

Enfin quand il s'agit de consommer les plats concoctés par Françoise, le portrait emprunte à tous les registres : religieux, pain bénit, le conte, la magie " les assiettes des Mille et une nuits" et aussi le domaine de l'art : "son propre génie"" "comme ces quatre-feuilles qu'on sculptait au XIII siècle au portail des cathédrales.

"Mais (surtout à partir du moment où les beaux jours s’installaient à Combray) il y avait bien longtemps que l’heure altière de midi, descendue de la tour de Saint-Hilaire qu’elle armoriait des douze fleurons momentanés de sa couronne sonore, avait retenti autour de notre table, auprès du pain bénit venu lui aussi familièrement en sortant de l’église, quand nous étions encore assis devant les assiettes des Mille et une Nuits, appesantis par la chaleur et surtout par le repas. Car, au fond permanent d’œufs, de côtelettes, de pommes de terre, de confitures, de biscuits, qu’elle ne nous annonçait même plus, Françoise ajoutait — selon les travaux des champs et des vergers, le fruit de la marée, les hasards du commerce, les politesses des voisins et son propre génie, et si bien que notre menu, comme ces quatre-feuilles qu’on sculptait au XIIIe siècle au portail des cathédrales, reflétait un peu le rythme des saisons et les épisodes de la vie —" (...) 

En fait, Françoise devient ici une grande artiste comme le prouve le champ lexical de l'art, une artiste qui obéit à son "inspiration", son "talent" qui "dédie" "ses oeuvres", y appose sa signature, un art  qui peut subir la  comparaison avec une oeuvre musicale et qu'il faut savourer jusqu'au bout.

Quand tout cela était fini, composée expressément pour nous, mais dédiée plus spécialement à mon père qui était amateur, une crème au chocolat, inspiration, attention personnelle de Françoise, nous était offerte, fugitive et légère comme une œuvre de circonstance où elle avait mis tout son talent. Celui qui eût refusé d’en goûter en disant : « J’ai fini, je n’ai plus faim », se serait immédiatement ravalé au rang de ces goujats qui, même dans le présent qu’un artiste leur fait d’une de ses œuvres, regardent au poids et à la matière alors que n’y valent que l’intention et la signature. Même en laisser une seule goutte dans le plat eût témoigné de la même impolitesse que se lever avant la fin du morceau au nez du compositeur.

On sent, bien sûr, toute la malicieuse intention de l'auteur adulte, celui qui se cache derrière l'enfant, celui qui peint les maîtres subissant la domination de la servante, qui se soumettent pour ne pas être "ravalé aux rangs de goujats", une dictature somme toute assez délicieuse avec des victimes gourmandes et volontiers consentantes !


samedi 20 avril 2024

Jules Verne : Le phare du bout du Monde


"Au moment où le disque solaire ne montrait plus que sa partie supérieure, un coup de canon retentit à bord de l’aviso Santa-Fé, et le pavillon de la République Argentine, se déroulant à la brise, fut hissé à la corne de la brigantine. Au même instant jaillit une vive lumière au sommet du phare construit à une portée de fusil en arrière de la baie d’Elgor, dans laquelle le Santa-Fé avait pris son mouillage.
Deux des gardiens, les ouvriers réunis sur la grève, l’équipage rassemblé à l’avant du navire, saluaient de longues acclamations le premier feu allumé sur cette côte lointaine.
Deux autres coups de canon leur répondirent, plusieurs fois répercutés par les bruyants échos du voisinage. Les couleurs de l’aviso furent alors amenées, conformément aux règles des bâtiments de guerre, et le silence reprit cette Île des États, située au point où se rencontrent les eaux de l’Atlantique et du Pacifique."


C’est ainsi que, dans le roman de Jules Verne, s’allument les premiers feux du Phare du Bout du Monde dans l’île aux Etats où Jules Vernes place son récit. L'écrivain situe l'action en 1859 mais il prend pour modèle le phare de San Juan del Salvamento édifié en 1884 par la République argentine et qui fut remplacé en 1902 par le Phare Nuevo mieux situé.

L’île des Etats et le phare du Bout du Monde

 

Le phare du Bout du Monde

Le roman commence au mois de décembre, au début de la belle saison, et trois gardiens restent sur place pour veiller au bon fonctionnement du phare. Vasquez est le chef. Un peu plus âgé que ses compagnons, Felipe et  Moriz, Vasquez est doté d’une solide expérience, d’un bon sens et d’une bonhomie souriante. Ils savent tous trois que rester seuls pendant trois mois avant la relève, sur une île aussi isolée, ne va pas être de tout repos. Mais le phare est un asile solide, les provisions sont abondantes,  et ils sont motivés par leur mission qui est de sauver des vies humaines, la navigation étant extrêmement dangereuse dans ces eaux houleuses, hérissées d’écueils, en proie à  de violentes et soudaines tempêtes.

"La tour était d'une extrême solidité, bâtie avec les matériaux fournis par l'île des États. Les pierres d'une grande dureté, maintenues par des entretoises de fer, appareillées avec une grande précision, emboîtées, les unes dans les autres à queue d'aronde, formaient une paroi capable de résister aux violentes tempêtes, aux ouragans terribles qui se déchaînent si fréquemment sur cette lointaine limite des deux plus vastes océans du globe. Ainsi que l'avait dit Vasquez, le vent ne l'emporterait pas, cette tour."

Jules Verne nous explique le fonctionnement d’un phare à cette époque :

" La lanterne était donc munie de lampes à double courant d’air et à mèches concentriques. Leur flamme, produisant une intense clarté sous un petit volume, pouvait dès lors être placée presque au foyer même des lentilles. L’huile leur arrivait en abondance par un système analogue à celui des Carcel. Quant à l’appareil dioptrique disposé à l’intérieur de la lanterne, il se composait de lentilles à échelons, comprenant un verre central de forme ordinaire, qu’entourait une série d’anneaux de médiocre épaisseur et d’un profil tel que tous se trouvaient avoir le même foyer principal. Dans ces conditions, le faisceau cylindrique de rayons parallèles produit derrière le système de lentilles était transmis au dehors dans les meilleures conditions de visibilité. "

Il nous fait découvrir cette île inhabitée aux côtes déchiquetées, où les plaines du centre cèdent la place vers l’ouest à des hautes falaises et à des pics escarpés qui rendent la circulation dans l’île difficile.


Une histoire de pirates


 Cependant, si les deux premiers chapitres nous décrivent le départ de l'aviso La Santa Fé, l’installation de Vasquez et ses collègues et posent le cadre du récit, la description du travail et de la vie des gardiens va être de courte durée car c’est un récit d’aventures que Jules Verne nous propose et assez haut en couleurs !  Rapidement nous nous apercevrons que l’île n’est pas aussi inhabitée qu’il le paraît !
Le troisième chapitre intitulé La Bande Kongre nous présente des pirates qui ont fait naufrage sur l’île et attendent de pouvoir mettre la main sur un bateau pour repartir. Pendant la durée de construction du phare, ils ont vécu cachés dans une caverne entassant les provisions et les richesses des navires naufragés. Quand ils parviennent à prendre possession d’un bateau échoué encore en état de naviguer mais nécessitant des réparations, ils décident de s’installer à l’abri dans la baie d’Elgor,  d’attaquer les gardiens et de s'emparer du phare. Désormais les chapitres vont présenter en alternance les agissements des pilleurs d’épave qui sont aussi des naufrageurs et la résistance de Vasquez.   

Une leçon de navigation

Un trois-mâts


Si l’on apprend relativement peu de la vie dans un phare, par contre les pirates qui sont d’excellents navigateurs nous en apprennent beaucoup sur la navigation dans des eaux tumultueuses et sur les types de bateaux de l’aviso, le bateau de guerre qui assure la relève et est prêt à intervenir avec ses canons, à la Goélette, la Maule, que vont réparer les pirates : 

 "Dans cette position, on voyait son pont depuis le gaillard d’avant jusqu’au rouf de l’arrière. Sa mâture était intacte, mât de misaine, grand mât, beaupré, avec leurs agrès, ses voiles à demi carguées, sauf la misaine, le petit cacatois et la flèche qui avaient été serrés."

au  trois-mâts, aux baleiniers, aux steamers qui passent devant l'île ou s'y échouent.
 

"Le premier était un steamer anglais venant du Pacifique, qui, après avoir remonté le détroit de Lemaire, s’éloignait, cap au nord-est, probablement à destination d’un port d’Europe. Ce fut en plein jour qu’il passa à la hauteur du cap San Juan.
Le second navire était un grand trois mâts dont on ne put connaître la nationalité. La nuit commençait à se faire, lorsqu’il se montra à la hauteur du cap San Juan pour longer la côte orientale de l’île jusqu’à la pointe Several. "



Un vocabulaire riche sur les parties du navire : 

"Les lames avaient tout saccagé. Elles avaient arraché les planches du pont, démoli les cabines de la dunette, brisé les gaillards, démonté le gouvernail, et le choc sur les récifs avait achevé l’oeuvre de destruction."


"Il vint alors examiner la carène du côté du large. Le bordé ne paraissait pas avoir souffert. L’étrave, un peu enfoncée dans le sable, semblait intacte, de même l’étambot, et le gouvernail adhérait toujours à ses ferrures."

"Dans toute la portion comprise entre l’étrave et l’emplanture du mât de misaine, aucune avarie ne fut
constatée. Varangues, membrure, bordé étaient en bon état; chevillés en cuivre, ils ne se ressentaient pas du choc de l’échouage sur le banc de sable"
 

sur les voiles  "On hissa la trinquette et le foc… »  « Carcante fit établir  la misaine, la brigantine qui est la grande voile dans le gréement d’un goélette, puis hisser le hunier à bloc. "


 

 Henri Paasch, Illustrated Marine Encyclopedia, 1890, croquis de la poupe. 1. quille ; 2. aileron ; 3. massif d'étambot / courbe d'étambot ; 4. étambot ; 5. garniture pour bois ; 6. petites barres d'arcasse ou barres de contre-arcasse ou contre-lisses ; 7. barre d'hourdi, lisse de hourdi ou grande barre d'arcasse ; 8. jaumière ; 9. allonge de poupe (voûte) ; 10. bord (voûte) ; 11. apôtre d'étambot ; 12. jambette de voûte ; 13. allonge de côté (voûte) ; 14. couples de l'arrière ; 15. estain ; 16. couples dévoyés ou élancés ; 17. Couples droits.

 Un étambot : Partie du navire qui continue la quille à l'arrière et où se trouve le gouvernail.

 

La varangue (16) fait la jonction entre la quille (9) et les couples(14)

Une varangue est une des pièces de charpente d'un bateau, servant, dans les fonds, de liaison transversale entre la quille et les deux couples de chaque côté, à la base de la coque1.( wikipedia)

Bref ! Un livre qui entre très bien dans la thématique de Book Trip en mer.