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mardi 19 mars 2019

Gyula Krudy : Sept hiboux



Le roman de Gyula Krudy, grand romancier hongrois, intitulé Sept Hiboux, est paru en 1922. Krudy a 44 ans. Le roman se déroule dans les années 1890, à Budapest, à une époque où il a lui-même 22 ans.
Budapest  : Antal Berkes peintre hongrois

Ce qui m’a frappée d’abord, dès les premières pages, c’est l’accumulation de détails précis, topographiques, sociologiques, ethnographiques que donne l’auteur : les lieux de la ville, rues, places, bâtiments, que l’on peut retrouver avec exactitude (je les chercherai quand j’irai à Budapest au mois de mai) sauf ceux qui ont aujourd’hui disparu; les coutumes selon les saisons et les fêtes, la manière de s’habiller, en particulier des dames, les classes sociales, les petits métiers, les noms de cafés, des tavernes, les noms de tous les écrivains, journalistes, hommes politiques, tout y est consigné comme si l’écrivain avait pris des notes pendant des années ou jouissait d’une mémoire phénoménale pour faire revivre tous les aspects de sa ville de Budapest.
Nous faisons connaissance du milieu des éditeurs, dans des imprimeries où s’activent des ouvriers intoxiqués par les vapeurs du plomb, et avons vu comment les auteurs, sans le sou, sont obligés de faire leur cour, subissant le mépris non déguisé de leur éditeur. Gyula Krudy dénonce un milieu qu’il connaît bien et se livre à une critique féroce de ces grands patrons qui, tout en exploitant leurs ouvriers et leurs auteurs, préfèrent choisir non la qualité des ouvrages qu’ils impriment mais ce qui leur fera gagner le plus d’argent. La satire n’épargne pas les écrivains désargentés, qui cultivent leur malheur, traînent dans les tavernes des mines désespérées et se font nourrir par leur vieille maîtresse qu’ils dédaignent par ailleurs.


Une foule de détails absolument incroyable ! Je suis restée bouche-bée devant la description - quatre pages- sur les sourcils, les cils, les cheveux des femmes, en particulier sur les bouclettes des brunes qui, selon leur forme respective, témoignent de la sensualité de chacune et livrent tout de leur intimité Une page aussi est consacrée aux différentes sortes de baisers ! L’étonnement que j'ai ressenti à la lecture vient bien de la précision des descriptions presque entomologistes qui a la femme, en particulier, mais pas seulement, comme sujet d’étude, alliée pourtant à une certaine poésie.

Par simple observation des cheveux, leur épaisseur, leur longueur, les ondulations, il perçait à jour l’intimité des femmes qui lui étaient complètement inconnues, ce qui lui causait des émotions dont il se serait bien passé. 
Au départ, j’ai été accablée par cette somme d’érudition, cette profusion de détails précis, j’ai vraiment eu peur de m’ennuyer et ceci d’autant plus que toutes ces allusions à des personnages célèbres ne me parlent pas! Je ne les connais absolument pas ! Et puis je me suis laissée prendre par le style, sa vigueur qui transmet les sensations les plus diverses, les odeurs, les bruits, le froid de l’hiver bleuté, les flocons de neige brûlants comme des baisers sur les voilettes des dames, le passage du vent : j’aime c’est cette façon de passer du détail le plus infime pour tendre vers ce qui est plus large, plus général, comme si la vision s’élevait et permettait de voir plus loin, toujours plus loin, bien au-delà de la ville.


… à la période de Noël où les fêtes des saints patrons se disposent en cercle autour de la naissance du petit Jésus, l’odeur du vent était particulière, comme s’il concassait, lui-même les noix et le pavot des gâteaux, comme s’il portait sur ses ailes, même là où l’on ne célèbre pas les fêtes, l’odeur des bougies que l’on moule. Mais le vent pouvait avoir un parfum sauvage, à la fin de l’automne par exemple, lorsqu’il répandait dans le monde les clameurs des rabatteurs de gibier, les histoires contées par les usagers des moulins, les cris des garde champêtres, les chansons égayées par le vin nouveau, les gémissements des épouvantails dans les champs. »

Cette période « fin de siècle » si finement décrite introduit le personnage de l’avocat Szomjas Guszt, un homme distingué, d’un âge avancé qui arrive à Budapest pour se loger au Sept Hiboux, un immeuble de location où il a vécu pendant sa jeunesse estudiantine. Il veut revivre sa jeunesse en ressuscitant les souvenirs enfuis. C’est un vieillard (près de 70 ans), passé de mode, mais qui prône une certaine sagesse, une philosophie bonhomme qu’il a acquise avec l’expérience. Un personnage curieux, un peu ridicule parfois, mais finalement attachant.
L’autre personne principal masculin est Joszias, écrivain encore peu connu mais qui a pourtant publié plusieurs ouvrages. Cette courte renommée fait de lui un Dom Juan irrésistible auprès des dames mariées et romantiques, qui cherchent un peu de changement, de piment et de poésie dans leur vie réglée d’épouses de vieux bourgeois prosaïques. Il est amoureux de Szofia, jeune femme mariée, avant de le devenir d’Aldaska, jeune fille innocente. De plus, il cherche à se débarrasser de son ancienne conquête, trop vieille (44 ans) Leonora : une belle page sur les sentiments de la femme de quarante ans qui a peur de vieillir, de ne plus être aimée !

Peu à peu le ton devient grave, la mort s’introduit dans le récit et donne lieu à des pages d’une noirceur extrême sur les ramasseurs de cadavres des suicidés, ressemblant eux-mêmes à des morts vivants, et la visite à la morgue nous fait pénétrer dans un monde au-delà du réel. Passages glaçants, d’un réalisme qui touche au fantastique et qui culmine lors de la promenade sur l’île Marguerite, où Joszias et Szofias découvrent le Danube gelé, hérissé de blocs de glace, les arbres couverts de givre, au milieu d’une blancheur qui convoque les âmes des suicidés. Magnifiques pages! La promenade sur le Danube en débâcle au milieu des spectres est impressionnante mais fait ressortir d'autant plus le ton de farce qui suit cette épisode. Curieux contraste qui met le lecteur sens dessus dessous ! On est sans cesse pris entre le comique, la satire ironique, voire cruelle et désabusée de la société, et la tragédie.


Multiplication des registres, richesse des descriptions, richesse des thèmes, ce livre est donc extrêmement dense et touffu. J’ai parfois éprouvé de l’impatience à la lecture, et j'ai eu du mal à y entrer au début, mais j’ai toujours été retenue par ce talent littéraire très particulier qui parvient à créer une atmosphère, qui nous transporte dans une société dont on sent qu’elle est très loin de nous, désuète, entièrement disparue et pour cela précieuse. Une vision qui est à la fois très critique et poétique et qui passe de la nostalgie à l’amertume et à la tragédie. On y sent la griffe d’un grand écrivain !





Gyula Krudy

Nationalité : Hongrie
Né(e) à : Nyiregyhaza , le 21/10/1878
Mort(e) à : Budapest , le 12/05/1933
Biographie :
Né d'un père avocat issu de la petite noblesse, dont il tient le nom et le prénom, et d'une mère issue du monde rural, Julianna Csákányi, Gyula Krúdy est le premier-né parmi les 7 enfants que compte sa famille. Il étudie au lycée de Szatmárnémeti (auj. Satu Mare) (1887-1888), puis à Podolin (auj. Podolínec) (1888-1891), puis de nouveau à Nyíregyháza (1891-1895), où il passe son baccalauréat en juin 1895. Il devient ensuite journaliste, travaillant d'abord à Debrecen, puis à Nagyvárad (auj. Oradea). Krúdy publie sa première nouvelle à l’âge de quinze ans. En 1896, quand il s'installe à Budapest, il a déjà une centaine de publications à son actif. Il connaît rapidement le succès et devient très populaire grâce à "Sindbad". Il gagne l’estime des milieux littéraires qui le saluent pour ses innovations littéraires. Il écrit dans la plupart des grands journaux et des revues de son époque comme le célèbre Nyugat (Occident) dont il est l’un des principaux rédacteurs dans les années 1920. En 1899, il se marie avec une institutrice nommée Bella Spiegler (de son nom d'écrivain Satanella). Plus tard, il la quitte pour Zsuzsa Rózsa. Son apparence seule a suscité une foison de légendes : « Prince de la Nuit », joueur, coureur de jupons invétéré… Amateur de vin et fin gourmet, il aimait passer son temps dans les restaurants et les cafés, mais aussi dans les tavernes des quartiers populaires. Il a néanmoins écrit près de 90 romans, plus de 2500 nouvelles et plusieurs milliers d’articles de journaux. La situation politique trouble après la Première guerre mondiale et les conséquences du Traité de Trianon (1920) ont causé de graves problèmes existentiels à beaucoup de Hongrois. Krúdy a passé les dernières années de sa vie dans une pauvreté extrême, aggravée par des problèmes de santé, parce qu’il ne pouvait plus travailler suffisamment. Le prix Baumgarten (1930) et le prix Rothermere (1932), reçu grâce à Kosztolányi, alors Président du Pen club hongrois, l’ont un peu aidé, mais il était déjà trop endetté. Il s'est éteint seul dans sa maison du Vieux-Buda où l’électricité avait été coupée. Il avait 55 ans. Les journaux ont publié la nouvelle de sa mort sur leurs unes. À son enterrement où l'orchestre tzigane de sa ville natale a joué sa chanson préférée, une foule s’est rendue composée d’écrivains, d’éditeurs, de jockeys, d’anciennes maîtresses, de garçons de café, de filles de rue… La Hongrie officielle n’a pas souhaité de s'y faire représenter. (voir bio babelio)

16 commentaires:

  1. je n'avais pas repéré ce mois de l'Europe de l'est, je vais y noter des idées!

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    1. Oui, j'y avais participé l'année dernière; il est très intéressant et j'y fait de belles découvertes.

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  2. Tu me fais connaître cet écrivain hongrois et ce roman qui donne une impression de trop-plein, mais qui attire avec son atmosphère "fin de siècle".

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    1. Trop plein oui mais finalement je suis heureuse d'avoir poursuivi ma lecture !

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  3. j'ai un livre de l'auteur sur mes étagères depuis ...et hélas il fait partie de ces livres que l'on repousse d'un rang chaque fois et qui du coup n'est jamais lu
    grâce à toi je vais le faire remonter dans mon classement

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    1. Allez fais-le remonter; j'aimerais bien savoir le titre et ce que tu en penses !

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  4. bien peur de ne pas accrocher et de rester en plan dans des descriptions trop lingues.

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    1. C'est possible. Il ne doit pas toujours plaire mais pourtant il est intéressant par bien des aspects !

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    1. Et oui... Chaque fois que je pars c'est une occasion pour lire pour le pays. Comme toi !

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  6. C’est un livre que je souhaite lire depuis un quelques temps... (Goran : https://deslivresetdesfilms.com)

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    1. Je crois que c'est un écrivain hongrois incontournable.

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  7. Un grand merci pour cette très jolie découverte, que ce soit le livre ou l'écrivain par la biographie en fin de chronique.

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    1. La bio est prise dans babelio ou wikipedia. Je la mets ici parce que ces écrivains hongrois ne sont pas toujours connus en France, ce qui permet d'en savoir un peu plus sur eux en dehors du roman que je commente.

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  8. Voilà ce qu'on appelle une découverte n'est-ce pas, avec ces côtés sombres et ceux plus lumineux. Un auteur dont j'ignorais tout mais que je suis bien tentée de lire rien que pour le lieu et l'époque.

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    1. Ces pages sombres, comme tu le dis, sont splendides.

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