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jeudi 25 avril 2024

Le jeudi avec Marcel Proust : Du côté de chez Swann Cambray : Les métamorphoses de Françoise

Pieter Hoock (1658/1660)


Les portraits de Marcel Proust dans La Recherche sont pittoresques, parfois franchement caricaturaux et pleins d'ironie, toujours complexes et subtils, et parfois double ou triple ou plus, car les gens évoluent et,  ne sont pas toujours les mêmes selon les âges de leur vie et selon ceux qui les regardent. Il en est ainsi de Françoise qui, dans la première partie de Du côté de chez Swann est vue par la même personne, Marcel, mais de manière toujours différente. Les éclairages qu'elle reçoit nous montrent un personnage changeant, nuancée, mais témoignent aussi du caractère du petit garçon qui la regarde.
 
 "J’allais m’asseoir près de la pompe et de son auge, souvent ornée, comme un fond gothique, d’une salamandre, qui sculptait sur la pierre fruste le relief mobile de son corps allégorique et fuselé, sur le banc sans dossier ombragé d’un lilas, dans ce petit coin du jardin qui s’ouvrait par une porte de service sur la rue du Saint-Esprit et de la terre peu soignée duquel s’élevait par deux degrés, en saillie de la maison, et comme une construction indépendante, l’arrière-cuisine. On apercevait son dallage rouge et luisant comme du porphyre.
 
Ce texte qui intervient alors que le jeune garçon se repose en lisant dans le jardin, traduit l'impression de calme, de beauté éprouvée par Marcel, et sa vision s'étend de l'extérieur ("la sculpture", "le lilas") vers l'intérieur, ("l'arrière-cuisine"). La description rappelle les tableaux de Peter Hooch, peintre flamand, qui, par le jeu de fenêtres ou de portes ouvertes, donnent une impression de profondeur et d'ouverture vers un ailleurs un passage. Mais dans ce passage, le point de vue est inversé par rapport au tableau, et l'enfant est dehors, la porte ouverte permet de pénétrer dans l'arrière-cuisine. Ainsi, comme dans toute l'oeuvre de Marcel Proust, les êtres et les choses peuvent être vus de l'extérieur vers l'intérieur ou inversement, mais toujours en mouvement, changeants, jamais regardés une fois pour toutes, jamais fixes, toujours en profondeur, jamais en surface.
 Dans la seconde partie de Du côté de chez Swann, Un amour de Swann, l'amour de Proust ou plutôt de Swann pour les peintres flamands s'affirmera. Ainsi il compare la petite phrase musicale qui unit Odette à Swann à un tableau de Pieter Hooch, établissant un étroit parallèle entre les deux arts. 
 
«Il commençait par la tenue des trémolos de violon que pendant quelques mesures on entend seuls, occupant tout le premier plan, puis tout d’un coup ils semblaient s’écarter et, comme dans ces tableaux de Pieter De Hooch qu’approfondit le cadre étroit d’une porte entr’ouverte, tout au loin, d’une couleur autre, dans le velouté d’une lumière interposée, la petite phrase apparaissait, dansante, pastorale, intercalée, épisodique, appartenant à un autre monde.» (Proust, Du côté de chez Swann,).

 

 
Enfin Vermeer reste le favori. Swann travaille sur Vermeer mais sa paresse et sa vie mondaine l'empêchent de venir à bout de ce travail.
 
On pense aussi à un Chardin, un autre peintre aimé de Proust :


Femme à la cuisine Chardin

 
Dans l'imagination de l'enfant, la cuisine et la cuisinière Françoise ne font qu'un, l'une prêtant à l'autre ses qualités.
 
 Elle avait moins l’air de l’antre de Françoise que d’un petit temple à Vénus. Elle regorgeait des offrandes du crémier, du fruitier, de la marchande de légumes, venus parfois de hameaux assez lointains pour lui dédier les prémices de leurs champs. Et son faîte était toujours couronné du roucoulement d’une colombe."
 
C'est par le vocabulaire du religieux païen, ici emprunté à l'antiquité, que Marcel magnifie la cuisine et celle qui y règne, Françoise.  C'est ainsi que l'antre de Françoise dans sa grossièreté primitive devient par antithèse le "temple de Vénus", la déesse de l'amour figurant ici l'abondance, la profusion, la fécondité, ce que l'on retrouve dans l'emploi du verbe "regorgeait", dans la métaphore  "offrandes" - comme s'il s'agissait de rendre un culte à la déesse-, dans l'énumération-accumulation crémier, fruitier, marchande de légumes. Enfin dans la présence de la colombe qui couronne le toit et qui est l'oiseau de Vénus souvent offerte en sacrifice à la déesse. 


Le temple de Vénus à Versaille Le Trianon


Françoise est donc vue par l'enfant, à l'égal d'une divinité païenne mais, dans un autre passage, il va faire une découverte terrible et la déesse redescendra de son piédestal.

En effet, l'image d'ordre, de douceur, de générosité que l'enfant attribue primitivement à Françoise à qui il prête, avec naïveté,  les vertus de ses confections culinaires, va disparaître. Comme dans les tableaux flamands, l'enfant découvre "l'arrière-cuisine" du caractère de Françoise. 
 
 Quand je fus en bas, elle était en train, dans l’arrière-cuisine qui donnait sur la basse-cour, de tuer un poulet qui, par sa résistance désespérée et bien naturelle, mais accompagnée par Françoise hors d’elle, tandis qu’elle cherchait à lui fendre le cou sous l’oreille, des cris de « sale bête ! sale bête ! », mettait la sainte douceur et l’onction de notre servante un peu moins en lumière qu’il n’eût fait, au dîner du lendemain, par sa peau brodée d’or comme une chasuble et son jus précieux égoutté d’un ciboire. Quand il fut mort, Françoise recueillit le sang qui coulait sans noyer sa rancune, eut encore un sursaut de colère, et regardant le cadavre de son ennemi, dit une dernière fois : « Sale bête ! »
 
Sa cruauté envers le poulet provoque chez le jeune garçon un choc, un cas de conscience existentiel. Ce qu'il mange est donc vivant et plus encore c'est Françoise qui se charge de la mise à mort !  
C'est le vocabulaire religieux chrétien, cette fois, qui témoigne  de la métamorphe de la déesse en un monstre. Les termes religieux prêtés à la fois à la cuisinière :  la sainte douceur, l'onction et à sa cuisine brodée d'or comme un chasuble, le jus égoutté d'un ciboire, sont mis à mal par les cris "sale bête", et la violence de la servante Hors d'elle, la colère, la rancune
 Et c'est non sans ironie de la part de l'auteur que le cas de conscience de l'enfant épouvanté devant la vérité, est aussi vite résolu qu'il est apparu ! 
 
" Je remontai tout tremblant ; j’aurais voulu qu’on mît Françoise tout de suite à la porte. Mais qui m’eût fait des boules aussi chaudes, du café aussi parfumé, et même… ces poulets ?… Et en réalité, ce lâche calcul, tout le monde avait eu à le faire comme moi. "

 L'image de la cruauté de Françoise réapparaît à plusieurs reprises -, dans sa dureté envers la fille de cuisine mais aussi dans la jalousie qu'elle manifeste à tout autre domestique qui pourrait prendre sa place auprès de Tante Léonie.

Mais, Françoise subit encore d'autres métamorphoses du point de vue de l'enfant. Le personnage est aussi dans son imagination un être de légende tout puissant. C'est le vocabulaire de la magie et des contes qui prend alors la place de la religion, Françoise, personnage fabuleux "commandant aux forces de la nature" maîtresse de ses plats, de ses casseroles, dans une cuisine qui est l'antre de géants et où règnent la profusion, l'abondance, la démesure, le vacarme, le tout enrobé de flammes et de vapeur comme dans le dernier cercle des Enfers!

À cette heure où je descendais apprendre le menu, le dîner était déjà commencé, et Françoise, commandant aux forces de la nature devenues ses aides, comme dans les féeries où les géants se font engager comme cuisiniers, frappait la houille, donnait à la vapeur des pommes de terre à étuver et faisait finir à point par le feu les chefs-d’œuvre culinaires d’abord préparés dans des récipients de céramistes qui allaient des grandes cuves, marmites, chaudrons et poissonnières, aux terrines pour le gibier, moules à pâtisserie et petits pots de crème, en passant par une collection complète de casseroles de toutes dimensions.

 

Franz Snyders

 

Enfin quand il s'agit de consommer les plats concoctés par Françoise, le portrait emprunte à tous les registres : religieux, pain bénit, le conte, la magie " les assiettes des Mille et une nuits" et aussi le domaine de l'art : "son propre génie"" "comme ces quatre-feuilles qu'on sculptait au XIII siècle au portail des cathédrales.

"Mais (surtout à partir du moment où les beaux jours s’installaient à Combray) il y avait bien longtemps que l’heure altière de midi, descendue de la tour de Saint-Hilaire qu’elle armoriait des douze fleurons momentanés de sa couronne sonore, avait retenti autour de notre table, auprès du pain bénit venu lui aussi familièrement en sortant de l’église, quand nous étions encore assis devant les assiettes des Mille et une Nuits, appesantis par la chaleur et surtout par le repas. Car, au fond permanent d’œufs, de côtelettes, de pommes de terre, de confitures, de biscuits, qu’elle ne nous annonçait même plus, Françoise ajoutait — selon les travaux des champs et des vergers, le fruit de la marée, les hasards du commerce, les politesses des voisins et son propre génie, et si bien que notre menu, comme ces quatre-feuilles qu’on sculptait au XIIIe siècle au portail des cathédrales, reflétait un peu le rythme des saisons et les épisodes de la vie —" (...) 

En fait, Françoise devient ici une grande artiste comme le prouve le champ lexical de l'art, une artiste qui obéit à son "inspiration", son "talent" qui "dédie" "ses oeuvres", y appose sa signature, un art  qui peut subir la  comparaison avec une oeuvre musicale et qu'il faut savourer jusqu'au bout.

Quand tout cela était fini, composée expressément pour nous, mais dédiée plus spécialement à mon père qui était amateur, une crème au chocolat, inspiration, attention personnelle de Françoise, nous était offerte, fugitive et légère comme une œuvre de circonstance où elle avait mis tout son talent. Celui qui eût refusé d’en goûter en disant : « J’ai fini, je n’ai plus faim », se serait immédiatement ravalé au rang de ces goujats qui, même dans le présent qu’un artiste leur fait d’une de ses œuvres, regardent au poids et à la matière alors que n’y valent que l’intention et la signature. Même en laisser une seule goutte dans le plat eût témoigné de la même impolitesse que se lever avant la fin du morceau au nez du compositeur.

On sent, bien sûr, toute la malicieuse intention de l'auteur adulte, celui qui se cache derrière l'enfant, celui qui peint les maîtres subissant la domination de la servante, qui se soumettent pour ne pas être "ravalé aux rangs de goujats", une dictature somme toute assez délicieuse avec des victimes gourmandes et volontiers consentantes !


jeudi 29 août 2024

Le jeudi avec Marcel Proust : Le côté de Guermantes, Françoise et l'apprentissage de la vérité

Jean-Baptiste Simeon Chardin
 

 

 Quand, après l'avoir aperçue à l'opéra, Marcel tombe amoureux de la duchesse de Guermantes, il décide de se poster chaque matin sur son passage, lors de sa promenade, pour recevoir un salut d'elle. Cette attitude exaspère la duchesse qui ne supporte plus de le trouver toujours sur son chemin.  Marcel ne s'en apercevrait pas s'il n'y avait la réaction de Françoise lorsqu'elle l'aide à se préparer pour cette sortie quotidienne, un mélange "de réprobation et de pitié", un "vent contraire" qui s'élève pour contrecarrer son projet mais jamais aucune parole.

"Car elle savait la vérité ; elle la taisait et faisait seulement un petit mouvement des lèvres comme si elle avait encore la bouche pleine et finissait un bon morceau. Elle la taisait, du moins je l’ai cru longtemps, car à cette époque-là je me figurais encore que c’était au moyen de paroles qu’on apprend aux autres la vérité. Même les paroles qu’on me disait déposaient si bien leur signification inaltérable dans mon esprit sensible, que je ne croyais pas plus possible que quelqu’un qui m’avait dit m’aimer ne m’aimât pas, que Françoise elle-même n’aurait pu douter, quand elle l’avait lu dans un journal, qu’un prêtre ou un monsieur quelconque fût capable, contre une demande adressée par la poste, de nous envoyer gratuitement un remède infaillible contre toutes les maladies ou un moyen de centupler nos revenus. (...)

C'est par donc par l'intermédiaire de sa domestique que Marcel va prendre conscience que la vérité peut être perçue autrement que par des paroles. Et il découvre que la parole peut, de plus, être contraire à la vérité.

 "Mais la première, Françoise me donna l’exemple (que je ne devais comprendre que plus tard quand il me fut donné de nouveau et plus douloureusement, comme on le verra dans les derniers volumes de cet ouvrage, par une personne qui m’était plus chère) que la vérité n’a pas besoin d’être dite pour être manifestée, et qu’on peut peut-être la recueillir plus sûrement sans attendre les paroles et sans tenir même aucun compte d’elles, dans mille signes extérieurs, même dans certains phénomènes invisibles, analogues dans le monde des caractères à ce que sont, dans la nature physique, les changements atmosphériques. J’aurais peut-être pu m’en douter, puisque à moi-même, alors, il m’arrivait souvent de dire des choses où il n’y avait nulle vérité, tandis que je la manifestais par tant de confidences involontaires de mon corps et de mes actes (lesquelles étaient fort bien interprétées par Françoise) ; j’aurais peut-être pu m’en douter, mais pour cela il aurait fallu que j’eusse su que j’étais alors quelquefois menteur et fourbe. Or le mensonge et la fourberie étaient chez moi, comme chez tout le monde, commandés d’une façon si immédiate et contingente, et pour sa défensive, par un intérêt particulier, que mon esprit, fixé sur un bel idéal, laissait mon caractère accomplir dans l’ombre ces besognes urgentes et chétives et ne se détournait pas pour les apercevoir.

Enfin, il va plus loin encore lorsqu'il comprend  que le monde extérieur, non seulement physique mais moral, n'a peut-être pas de réalité en soi mais dépend du mode de perception que l'on en a. Marcel  fait ainsi la distinction entre le monde connu et le monde perçu. Percevoir par les sens ce qui nous entoure est la première manière d'appréhender le monde. Cette idée philosophique est une révélation pour  le jeune homme et lui ouvre des horizons dont la nouveauté l'effraie et lui donne le vertige car il y a alors autant de réalités que de sujets percevant. 

L'idée n'est pas nouvelle et de nombreux philosophes se sont penchés sur elle depuis Platon. De nos jours, elle est vérifiée par la science (la perception des abeilles, par exemple est une tout autre réalité). Mais ce qui est nouveau pour chaque individu, c'est le moment précis où il s'en aperçoit. Elle est vécue par Marcel à la fois comme une  fulgurance "une brusque échappée" mais aussi comme l'effondrement de ses certitudes " le monde réel m’épouvanta.".

 
Quand Françoise, le soir, était gentille avec moi, me demandait la permission de s’asseoir dans ma chambre, il me semblait que son visage devenait transparent et que j’apercevais en elle la bonté et la franchise." Mais Jupien, lequel avait des parties d’indiscrétion que je ne connus que plus tard, révéla depuis qu’elle disait que je ne valais pas la corde pour me pendre et que j’avais cherché à lui faire tout le mal possible. Ces paroles de Jupien tirèrent aussitôt devant moi, dans une teinte inconnue, une épreuve de mes rapports avec Françoise si différente de celle sur laquelle je me complaisais souvent à reposer mes regards et où, sans la plus légère indécision, Françoise m’adorait et ne perdait pas une occasion de me célébrer, que je compris que ce n’est pas le monde physique seul qui diffère de l’aspect sous lequel nous le voyons ; que toute réalité est peut-être aussi dissemblable de celle que nous croyons percevoir directement, que les arbres, le soleil et le ciel ne seraient pas tels que nous les voyons, s’ils étaient connus par des êtres ayant des yeux autrement constitués que les nôtres, ou bien possédant pour cette besogne des organes autres que des yeux et qui donneraient des arbres, du ciel et du soleil des équivalents mais non visuels. Telle qu’elle fut, cette brusque échappée que m’ouvrit une fois Jupien sur le monde réel m’épouvanta." 
 
 

 

Il est notable que cette leçon philosophique est infligée au jeune homme non par la noblesse - malgré son admiration- dont la vacuité est totale, mais par Françoise, une servante, une femme du peuple, venue de sa ferme et mise en condition par ses parents ruinés. De par sa naissance et son milieu social, Françoise n'a pas d'instruction mais elle possède bien plus, une intelligence innée des choses qui l'entourent, une esprit d'observation et de déduction et aussi, suggère Marcel, non sans malice, des informateurs bien placés, les domestiques de l'autre maison !.





mardi 25 octobre 2011

Françoise Lefèvre : L'or des chambres



 L'or des chambres de Françoise Lefèvre est un recueil de textes courts, poétiques qu'une femme  délaissée écrit pour conjurer la perte de son amour, dire au jour le jour la souffrance et la solitude.

Un jour, l'homme qu'on aime prend le train. Il n'est pas seul. Un femme, imperméable monte devant lui. Il l'aide en glissant sa main droite sous son bras gauche...

Dans la solitude de sa chambre, elle écrit. L'écriture vécue comme une urgence, comme un bonheur mais comme une torture aussi, une exigence terrible mais vitale sans laquelle elle mourrait.

Je rentre dans la chambre obscure. Les rideaux sont fermés. J'y resterai le temps qu'il faudra. Il faut du temps pour écrire. Pour renaître.

Mais l'écriture ainsi coupée de la vie, mène forcément à un repli sur soi :

Je suis rentrée dans la saison. J'oublie que le vie est bonne parfois, et le langage aussi simple qu'un chant d'oiseau, l'hiver derrière la fenêtre. La vie est bonne et bouillante comme les joues des enfants qui ont joué dehors.

Elle dit son mal, elle le crie, elle le chante. Le désir de mort la submerge, elle berce son mal.

Je hais le jour qui revient. Les fleurs sont mortes dans les vases; les fruits pourrissent dans leur corbeille.

Mais peut-être au bout de ce long cheminement douloureux, l'espoir d'une autre vie apparaîtra-t-elle, peut-être sera-t-elle capable de dire à nouveau oui à l'amour

Mais les mots sont une rédemption; On entre en écriture comme on entre à religion.
 Un jour retrouverai-je le rire qui ne se casse pas? Dirai-je à un homme que je voudrai venir dans sa maison?


Qu'ai-je ressenti en lisant ce livre... ?
J'ai été sensible à la beauté du texte. J'aime la poésie et lisant Françoise Lefèvre, je me suis laissée entraîner par  la perfection de certains passages, l'incantation de la langue, la force des images :

Pages enfantées, au lieu de vrais enfants, au lieu de vraies tristesses, le jardin est désert.
la vie s'enfuit dans un miroir à peine désembuée.
la vie ne désemplit pas.


J'aime, incontestablement, j'aime. Et pourtant, par moments, l'impatience me prend devant cette littérature forcément narcissique, cette "tour d'ivoire" où l'écrivain s'enferme ou je décèle parfois une certaine complaisance dans la douleur et mon intérêt diminue. Une adhésion, donc, mais qui n'est pas totale.

Pourtant, j'ai énormément aimé un livre qui beaucoup de ressemblances avec celui-ci; il s'agit de Autoportrait au radiateur de Christian  Bobin. Les similitudes avec L'or des chambres sont évidentes, une écriture poétique qui analyse, qui est attentive aux  nuances, qui creuse, cisèle le détail, une écriture-orfèvre.  Très proche l'un de l'autre à certains moments :

Le bruit d'un moulin à café, bien calé entre mes cuisses, me dit le mouvement du temps. C'est moi qui tourne la manivelle. L'odeur renversée m'enivre. La Beauté, un instant vient sur mes genoux. Elle éclaire un coin de mon tablier bleu : la lumière, écrit Françoise Lefèvre

 La vraie beauté ne va pas avec le solennel, la vraie beauté a toujours un je-ne-sais-quoi de nonchalant, d'abandonné, d'offert, dit Christian Bobin.

 La même souffrance, le même abandon à l'écriture comme condition de survie. Christian Bobin écrit après la mort de la sa compagne alors que Françoise Lefèvre a perdu d'une autre manière l'homme qu'elle aime. D'où vient pourtant que je suis vraiment très accrochée par l'un, du moins dans ce livre Autoportrait au radiateur, et un peu moins par l'autre. Difficile question étant donné les qualités d'écriture des deux écrivains mais je crois avoir trouvé une réponse.
Christian Bobin est plus tourné vers l'extérieur, vers les autres, il laisse le Monde entrer chez lui  avec les rires des enfants, la fulgurance des fleurs, des oiseaux. Françoise Lefèvre me semble tournée uniquement vers elle-même et cultive le souvenir de son amour comme une possession à laquelle elle ne veut pas s'arracher. Il y a une fermeture dans le chagrin, une auto-analyse qui  devient obsession d'elle-même.  Je ne sens pas, sauf de temps en temps, la même luminosité malgré la douleur, le même amour des humains et des choses que j'aime tant dans Bobin, la même ouverture généreuse.
  
Qu'y a-t-il de noir entre nous? D'immense et de coupé? Quel est ce doux enfermement? ce doux ressassement? Cette douce descente aux enfers? Ce bandeau sur les yeux? Ma bouche pleine de terre? C'est le bonheur.
Ne serais-je donc heureuse qu'agenouillée, prosternée, les paumes et le ventre collée à la terre, faisant corps avec elle. Inséparable. Ma joue contre elle. Les yeux clos. (...) Je pense à ta mort et c'est la mienne que je crains. Je hurle à la seule rédemption : glisser entre tes jambes.    Françoise Lefèvre

 Je fais du tout petit, je témoigne pour un brin d'herbe. le monde tel qu'il va, mal, je le connais et je le subis comme vous, un peu moins que vous peut-être : dessous un brin d'herbe, on est protégé de beaucoup de choses.(...) Le désastre, je le vois. Comment ne pas le voir? Le désastre a déjà eu lieu lorsque je commence à écrire. Je prends des notes sur ce qui a résisté et c'est forcément du tout petit, et c'est incomparablement grand, puisque cela a résisté, puisque l'éclat du jour, un mot d'enfant ou un brin d'herbe a triomphé du pire. Je parle au nom de ces choses toutes petites. j'essaie de les entendre. je ne rêve pas d'un monde pacifié. Un tel monde serait mort. J'aime la lutte et l'affrontement comme j'aime la vie du même amour."   Christian Bobin

Lecture commune avec L'or des chambres qui, son pseudo vous l'indique, adore Françoise Lefèvre, son écrivaine préférée ; j'attends avec impatience de lire son billet.






mercredi 12 juin 2013

Françoise Guérin : A la vue et la mort


Avec A la vue, à la mort, je découvre le livre qui précède Cherche jeunes filles à croquer, lu récemment, où j'avais fait connaissance à la fois du commandant Lanester et de Françoise Guérin, son auteur.

Dans A la vue, à la mort,  j'apprends ce qui explique la fragilité du commandant Lanester et pourquoi il suit une analyse avec Jacinthe Bergeret  : prénom fleuri pour une psy et qui  lui va comme un gant,   parfum sucré, un peu frivole, à l'inverse de sa personnalité.

Le récit nous amène à la suite du commandant Lanester et de son équipe sur les traces d'un tueur en série surnommé Caïn, allusion au dessin d'un oeil grand ouvert qu'il trace sur le lieu des crimes. Quand nous ouvrons le livre, l'enquête a commencé depuis un moment, deux cadavres avant...  mais nous, lecteurs, nous arrivons sur place seulement après le troisième, celui de trop pour Lanester qui en  perd…. la vue! Devenir aveugle pour des raisons fonctionnelles, alors qu'il n'a aucune lésion de l'oeil, est un coup dur pour notre personnage! Il va bien falloir qu'il accepte de fouiller dans son passé pour chercher à comprendre ce qui lui arrive. Nous sommes donc amenés à suivre en parallèle l'enquête policière et l'enquête psychologique qui permet de remonter dans l'enfance d'Eric Lanester mais aussi de son frère Xavier. Au fur et à mesure que nous découvrons ce qu'ils ont vécu nous sommes en mesure de mieux comprendre la cécité de Lanester. Mais pourquoi Caïn semble-il s'adresser particulièrement à lui? Comment expliquer les similitudes qui existent entre la mise en scène voulue par Caïn et ce qu'a vécu Lanester?

Françoise Guérin nous entraîne donc dans une histoire captivante où nous nous intéressons bien sûr à l'histoire policière mais tout autant à l'histoire de Lanaster : Comment recouvrera-t-il la vue? Sera-t-il un jour guéri de son enfance? Retrouvera-t-il son frère Xavier, malade mental, qui a disparu?  Les liens entre les deux frères sont-ils entièrement rompus? Va-t-il tomber amoureux de Léo? Ce sont toutes les questions que nous nous posons.

 Les personnages sont attachants parce qu'il y a, en eux, beaucoup de souffrance et de tristesse. Le roman parle de solitude, celle Lanaster et de son frère, du chauffeur polonais Jacek, (j'ai beaucoup aimé ce personnage et son chat Walesa ), celle de Bazin aussi et même de l'assassin. Ils sont tous secoués par la vie, vivent parfois à côté les uns des autres, sans se connaître vraiment et pourtant l'amitié et la solidarité se manifestent en cas de coup dur. Si vous ajoutez que l'humour est toujours présent et savoureux, vous comprendrez que ce livre m'a procuré un grand plaisir de lecture. Je voulais proposer que nous, lectrices, nous signassions (et oui, imparfait du subjonctif quand on s'adresse à un écrivain)  une pétition à envoyer à Françoise Guérin : Réclamons d'urgence la suite des aventures de Lanester! Mais j'ai appris chez Kathel ICI,  dans un commentaire, que c'est inutile : elle est déjà en train de l'écrire!

Picasso : la mère et l'enfant

Dans le roman, Eric Lanester trouve enfin le temps  de visiter le musée Picasso. Il s'arrête longuement devant un tableau qui lui rappelle sa mère et son frère Xavier. Je me suis demandée car la description me paraît bien correspondre si ce tableau était celui-là :

La mère et l'enfant de Pablo Picasso

Voir aussi les billets de   KeishaClara

Merci à Françoise Guérin pour le prêt de ce livre voyageur paru  aux Editions du Masque


PS : Je lis sur le site de Françoise Guérin que Cherche jeunes filles à Croquer est finaliste avec cinq autres titres du Prix Sang pour Sang Polar 2013 qui sera remis le 13 septembre 2013 dans le Nord-Isère :





jeudi 4 juillet 2024

Marcel Proust : A l'ombre des jeunes filles en fleurs : Livre 2 et 3 Les personnages retrouvés




Enfin, dans le livre 2 des jeunes filles en fleurs, c’est le départ pour Balbec ! Et là, je retrouve des personnages de Du côté de chez Swann que j’aime, qui sont vivants, sympathiques et intéressants et d’une grande vérité, - ce qui ne veut pas dire qu’ils soient parfaits - et je rencontre des personnages nouveaux  que j’attendais avec impatience sachant qu'ils font partie des grands figures proustiennes.


Les personnages retrouvés
 
 

James Abbott Whistler : arrangement en gris et noir

Toujours aussi aimante envers Marcel qui le lui rend bien, c’est un personnage positif. Ainsi elle ne se laisse pas impressionner, contrairement à son petit-fils, par le snobisme des occupants du grand Hôtel. Elle est absolument imperméable à la prétention, au désir de paraître, au mépris de classe qui animent toute cette coterie de bourgeois huppés et de nobles prétentieux qui jugent les gens selon leur fortune, leur titre, ou leur fréquentation des classes dirigeantes. C'est une femme simple, droite, intelligente et cultivée qui n'a pas besoin du jugement d'autrui pour régler sa vie.

C’est ainsi que, paradoxalement- étant donné l'outrecuidance du baron Charlus - elle  l'apprécie malgré ses préjugés aristocratiques car elle n’a pas de jalousie ni même d’envie envers la noblesse

Ma grand-mère, « contente de son sort et ne regrettant nullement de ne pas vivre dans une société plus brillante, ne se servait que de son intelligence pour observer les travers de M. de Charlus, elle parlait de l’oncle de Saint-Loup avec cette bienveillance détachée, souriante, presque sympathique, par laquelle nous récompensons l’objet de notre observation désintéressée du plaisir qu’elle nous procure.. »

Et même si parfois Marcel nous amuse à ses dépens, c’est toujours, avec respect et tendresse. Ainsi, j’adore sa façon de voyager sur les traces de madame de Sévigné pour qui elle a une fervente admiration, (je ne comprends  que trop bien ce genre de plaisir littéraire qui décuple le bonheur du voyage !) et la réaction du père de Proust me fait sourire.


« Ma grand’mère concevait naturellement notre départ d’une façon un peu différente et, toujours aussi désireuse qu’autrefois de donner aux présents qu’on me faisait un caractère artistique, avait voulu pour m’offrir de ce voyage une « épreuve » en partie ancienne, que nous refissions moitié en chemin de fer, moitié en voiture le trajet qu’avait suivi M me de Sévigné quand elle était allée de Paris à « L’Orient » en passant par Chaulnes et par « le Pont Audemer ». Mais ma grand’mère avait été obligée de renoncer à ce projet, sur la défense de mon père, qui savait, quand elle organisait un déplacement en vue de lui faire rendre tout le profit intellectuel qu’il pouvait comporter, combien on pouvait pronostiquer de trains manqués, de bagages perdus, de maux de gorge et de contraventions. «

A plusieurs reprises, on voit qu’elle réprouve l’alcool mais par amour pour son petit-fils, elle finit par l’accepter  puisqu’il s’agit de sa santé.

  Quand j’eus expliqué mon malaise à ma grand’mère, elle eut un air si désolé, si bon, en répondant : « Mais alors, va vite chercher de la bière ou une liqueur, si cela doit te faire du bien », que je me jetai sur elle et la couvris de baisers. »

Françoise

 

Jean Baptiste Chardin

Françoise est aussi du voyage pour mon plus grand plaisir car c'est un personnage si vrai avec ses défauts et ses qualités, son franc parler. C’est dans ce livre que se trouve la phrase suivante à propos de laquelle Annie Ernaux a affirmé que Proust méprisait le peuple et le considérait comme inférieur, ce qui a provoqué une polémique entre admirateurs et détracteurs de Proust ou d’Annie Ernaux

« On n’aurait pu parler de pensée à propos de Françoise. Elle ne savait rien, dans ce sens total où ne rien savoir équivaut à ne rien comprendre, sauf les rares vérités que le cœur est capable d’atteindre directement. Le monde immense des idées n’existait pas pour elle. Mais devant la clarté de son regard, devant les lignes délicates de ce nez, de ces lèvres, devant tous ces témoignages absents de tant d’êtres cultivés chez qui ils eussent signifié la distinction suprême, le noble détachement d’un esprit d’élite, on était troublé comme devant le regard intelligent et bon d’un chien à qui on sait pourtant que sont étrangères toutes les conceptions des hommes, et on pouvait se demander s’il n’y a pas parmi ces autres humbles frères, les paysans, des êtres qui sont comme les hommes supérieurs du monde des simples d’esprit, ou plutôt qui, condamnés par une injuste destinée à vivre parmi les simples d’esprit, privés de lumière, mais qui pourtant, plus naturellement, plus essentiellement apparentés aux natures d’élite que ne le sont la plupart des gens instruits, sont comme des membres dispersés, égarés, privés de raison, de la famille sainte, des parents, restés en enfance, des plus hautes intelligences, et auxquels — comme il apparaît dans la lueur impossible à méconnaître de leurs yeux où pourtant elle ne s’applique à rien — il n’a manqué, pour avoir du talent, que du savoir. »

N’étant pas une spécialiste de Proust, je n’ose pas vraiment prendre position mais je comprends que certains termes puissent paraître injurieux : «  on n’aurait pu parler de pensée » « le regard d’un chien » « le monde immense des idées n’existait pas pour elle ».
Pourtant, il ne faut pas occulter les autres termes  positifs la clarté de son regard intelligent et bon; …devant tous ces témoignages absents de tant d’êtres cultivés chez qui ils eussent signifié la distinction suprême, le noble détachement d’un esprit d’élite. Je pense donc que Proust veut seulment ici déplorer  que les hasards de la naissance, "une injuste destinée", privent tant de personnes du savoir qui permettrait de révéler leur intelligence supérieure. Ce qui est honorable de sa part. Mais peut-être Marcel Proust, dans la sphère sociale qu’il occupe, ignore-t-il tout simplement que le peuple, sans posséder le savoir, du moins à cette époque, peut aussi accéder au monde des idées et de la pensée même s’il aborde les choses intellectuelles différemment.
Un autre portrait de Françoise fait  justice de son goût, de son sens artistique (pas seulement en cuisine) et de son savoir-faire
« … (Maman) admirait Françoise, lui faisait compliment d’un chapeau et d’un manteau qu’elle ne reconnaissait pas, bien qu’ils eussent jadis excité son horreur quand elle les avait vus neufs sur ma grand’tante, l’un avec l’immense oiseau qui le surmontait, l’autre chargé de dessins affreux et de jais. Mais le manteau étant hors d’usage, Françoise l’avait fait retourner et exhibait un envers de drap uni d’un beau ton. Quant à l’oiseau, il y avait longtemps que, cassé, il avait été mis au rancart. Et, de même qu’il est quelquefois troublant de rencontrer les raffinements vers lesquels les artistes les plus conscients s’efforcent, dans une chanson populaire, à la façade de quelque maison de paysan qui fait épanouir au-dessus de la porte une rose blanche ou soufrée juste à la place qu’il fallait — de même le nœud de velours, la coque de ruban qui eussent ravi dans un portrait de Chardin ou de Whistler, Françoise les avait placés avec un goût infaillible et naïf sur le chapeau devenu charmant. »

Block

 

Albert Bloch

J’avais apprécié et ri franchement dans Du côté de chez Swann de l’attitude et du vocabulaire de Bloch, l’ami de Marcel. Là, nous pénétrons dans sa famille et nous faisons connaissance de ses soeurs qui, admiratives du grand frère, s’expriment de la même manière comique.
"La cadette demanda à son frère du ton le plus sérieux du monde car elle croyait qu’il n’existait pas au monde pour désigner les gens de talent d’autres expressions que celles qu’il employait : « Est-ce un coco vraiment étonnant, ce Bergotte ? Est-il de la catégorie des grands bonshommes, des cocos comme Villiers ou Catulle ?
Quant à Bloch il est toujours aussi érudit et potache : 

" Saint-Loup au casque d’airain, dit Bloch, reprenez un peu de ce canard aux cuisses lourdes de graisse sur lesquelles l’illustre sacrificateur des volailles a répandu de nombreuses libations de vin rouge."
 
Et Marcel dresse du père un portrait satirique,  reconnaissant ses qualités, la culture, l’intelligence, l’affection envers ses enfants mais découvrant ses ridicules, la suffisance, l’avarice…

Toutefois, les passages qui parlent de Bloch ne m’ont pas amusée cette fois-ci car ils s’accompagnent d’une condescendance envers celui-ci de la part du jeune Marcel qui m’a mise mal à l’aise.  Condescendance sociale, il a honte de saluer les soeurs « des fillasses mal élevées », snobisme, il ne tient pas à ce que Bloch vienne à l'Hôtel, mais aussi, parfois, relents d’antisémitisme ?  C'est la question que l'on peut se poser. Certes, je sais que la mère de Proust est juive même si lui est catholique comme son père, je sais que sa mère et lui étaient dreyfusards alors que son père et son grand-père étaient antidreyfusards. Mais lorsque Marcel parle des « juifs de Balbec » , il écrit : « or cette colonie était plus pittoresque qu’agréable». Et il ajoute que la ségrégation dans laquelle ils sont  tenus par la société est imputable aux juifs eux-mêmes, qui ne saluent pas la population et cultivent leurs différences. En quelque sorte, si les juifs ne sont pas admis, c’est de leur faute.
 "De sorte qu’il est probable que ce milieu devait renfermer comme tout autre, peut-être plus que tout autre, beaucoup d’agréments, de qualités et de vertus. Mais pour les éprouver, il eût fallu y pénétrer. Or, il ne plaisait pas, il le sentait, il voyait là la preuve d’un antisémitisme contre lequel il faisait front en une phalange compacte et close où personne d’ailleurs ne songeait à se frayer un chemin."

Cabourg : Le grand Hôtel

 

Cabourg : Le Grand Hôtel

Cabourg: Le Grand Hôtel On déroule le tapis rouge pendant le festival du film romantique

 

Pendant mon voyage en Normandie, j'ai voulu voir le Grand Hôtel de Cabourg, évidemment !  Et voici les fenêtres de l'aquarium !


Cabourg : La salle à manger du Grand Hôtel: "L' aquarium"

 

 "Et le soir ils ne dînaient pas à l’hôtel où les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d’or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges (une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protégera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger)." (voir le jeudi avec Marcel Proust Ici)







A l'ombre des jeunes filles en fleurs  : Livre 2 et 3 : Les personnages nouveaux (suite)

 


mercredi 19 novembre 2014

Françoise Guérin : Les enfants de la dernière pluie

Françoise Guérin : les enfants de la denrière pluie Editions du masque


Avec Les enfants de la dernière pluie Françoise Guérin publie son troisième roman policier ayant pour personnage principal l'officier de police, le commandant Eric Lanester.
Nous le retrouvons ici avec son équipe, plongé dans une histoire complexe qui nous envoie dans une direction pour mieux nous perdre au tournant et nous ramener vers une autre… inattendue!
Cette fois-ci, Lanester est aux premières loges. Alors qu'il est allé voir son frère interné à l'hôpital psychiatrique, il assiste à la mort en direct d'un homme tué et défenestré par un infirmier qui se suicide aussitôt. On découvre bien vite que le meurtrier n'était pas dans son état normal, ayant ingéré des psychotropes dangereux. Bientôt, on s'aperçoit que plusieurs cas de violence et de suicide sont liés à ces médicaments au sein même de l'hôpital. Qui est responsable? Le chef de service qui les prescrit? Les laboratoires qui les commercialisent?
L'enquête de Lanester l'amène jusqu'aux archives de l'établissement, où aidé par l'archiviste Elizabeth Bassonville, il peut accéder aux documents qu'il demande. Une exposition réalisée dans le bâtiment par l'archiviste lui permet de prendre connaissance des poèmes de Théophobe le Diaoul, un poilu de la guerre de 14, grièvement blessé, qui fut interné jusqu'à ses derniers jours au service des Agités. Pourquoi ces poèmes vont-ils hanter la mémoire du commandant, pourquoi a-t-il l'intuition qu'il s'agit d'un fait important?

L'enquête ne manque pas de suspense, de rebondissements et Lanester ne cesse de courir de graves dangers. De plus, Françoise Guérin nous introduit dans le milieu psychiatrique et  décrit les subtilités de l'analyse qu'elle connaît bien puisqu'elle est elle-même psychologue. Mais si le récit nous tient en haleine, il n'en reste pas moins que celui qui capte le plus notre attention est Lanester. Dans ce roman nous pénétrons un peu plus dans son enfance et nous comprenons mieux encore les raisons de sa fragilité et ses rapports avec son frère. C'est décidément un personnage attachant. Si l'on y ajoute des passages plein d'humour, Les enfants de la dernière pluie est une lecture agréable et intéressante. Un bon policier!

A noter  la qualité du prologue, un court texte, deux pages qui ont beaucoup de force et d'émotion et en disent long sur les tourments de l'adolescence en général et sur le passé du personnage.


Un grand merci à l'auteur, Françoise Guérin, pour ce livre qu'elle fait voyager dans nos blogs.

jeudi 4 avril 2024

Le Jeudi avec Marcel Proust : Du côté de chez Swann, première partie Cambray : Marcel Proust et l'Art

Claude Monet Nymphéa


Je suis en train de lire du côté de chez Swann, le premier livre de A la Recherche du temps perdu dont nous devons faire une LC avec Miriam le 15 mai. Mais cette lecture me donne envie de venir de temps en temps, avant cette date, noter les impressions qu'éveille en moi la rencontre du texte dans une chronique que j'appellerai Le Jeudi avec Marcel Proust. Et d'abord, outre l'omniprésence de la nature, l'omniprésence de l'Art, sous toutes ses formes, qui imprègne l'oeuvre et devient une façon de voir, une manière d'appréhender la réalité et de la transformer. Marcel Proust n'est pas peintre mais il voit la nature comme un tableau et pas seulement la nature, mais les êtres et les choses aussi.

Ainsi, je note, quand il va se promener au bord de la Vivonne, du côté de Guermantes, combien cette description des Nymphéas est proche des tableaux de Monet. C'est une évidence tant il y a de points communs entre la vision du peintre et de l'écrivain. Dans son livre L'herbier de Marcel Proust, Dane Mc Dowell écrit :  
 
"Chasseur d'éphémère comme Monet, obsédé comme lui par le temps qu'il fait et le temps qui fuit, Proust évoque avec des mots la poésie et le mystère de la peinture impressionniste, autant que la sérénité et la joie qu'elle transmet ".  (Editions Flammarion)
 

L'impressionnisme : les Nymphéas de Monet

 

" Çà et là, à la surface, rougissait comme une fraise une fleur de nymphéa au cœur écarlate, blanc sur les bords. "

 

Claude Monet "une fleur de nymphéa au coeur écarlate"
 

" Plus loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles, moins lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées par le hasard en enroulements si gracieux qu’on croyait voir flotter à la dérive, comme après l’effeuillement mélancolique d’une fête galante, des roses mousseuses en guirlandes dénouées."

 

Claude Monet : " des roses mousseuses en guirlandes dénouées"
 

" Ailleurs un coin semblait réservé aux espèces communes qui montraient le blanc et rose proprets de la julienne, lavés comme de la porcelaine avec un soin domestique, tandis qu’un peu plus loin, pressées les unes contre les autres en une véritable plate-bande flottante, on eût dit des pensées des jardins qui étaient venues poser comme des papillons leurs ailes bleuâtres et glacées sur l’obliquité transparente de ce parterre d’eau ; de ce parterre céleste aussi : car il donnait aux fleurs un sol d’une couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs elles-mêmes ; et, soit que pendant l’après-midi il fît étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope d’un bonheur attentif, silencieux et mobile, ou qu’il s’emplît vers le soir, comme quelque port lointain, du rose et de la rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce qu’il y a de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux — avec ce qu’il y a d’infini — dans l’heure, il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel."

 

Monet : il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel."



L'impressionnisme : les asperges : Manet

 Botte d'asperges Manet
 
 
 Mais Proust ne dédaigne pas les natures mortes et si la description des asperges fait penser à Manet, elle évoque aussi les peintres hollandais. Ah! ces asperges ! Elles jouent un grand rôle dans toute la première partie comme révélation du caractère de Françoise. Comme sujet de conversation avec Léonie aussi, qui de son lit, observe les passant et les voit passer avec "des asperges grosses comme le bras" , elles témoignent de la curiosité de la vieille dame mais aussi de sa vie étriquée, réduite à la fenêtre de sa chambre entrouverte sur le monde où elle ne va plus jamais.
 
"Mais mon ravissement était devant les asperges, trempées d'outre-mer et de rose et dont l'épi, finement pignoché de mauve et d'azur, se dégrade insensiblement jusqu'au pied – encore souillé pourtant du sol de leur plant – par des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures qui s'étaient amusées à se métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisement de leur chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes d'aurore, en ces ébauches d'arc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j'en avais mangé, elles jouaient, dans leurs farces poétiques et grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un vase de parfum.


Edouard Manet : l'asperge



La pauvre Charité de Giotto, comme l'appelait Swann, chargée par Françoise de les « plumer », les avait près d'elle dans une corbeille, son air était douloureux, comme si elle ressentait tous les malheurs de la terre ; et les légères couronnes d'azur qui ceignaient les asperges au-dessus de leurs tuniques de rose étaient finement dessinées, étoile par étoile, comme le sont dans la fresque les fleurs bandées autour du front ou piquées dans la corbeille de la Vertu de Padoue."
 
La Charité de Giotto ainsi nommée par Swann est la fille de cuisine qui assiste Françoise, la cuisinière, et qui est terriblement enceinte ! On apprendra plus tard que si Françoise a fait manger des asperges à ses maîtres presque tous les jours cet été-là, c'est parce que ces légumes donnaient des crises d'asthme à la pauvre Charité dont la cuisinière était jalouse, craignant que sa patronne tante Léonie ne la préfère à elle.
 

Le Trecento italien : La charité de Giotto

La charité de Giotto


"L’année où nous mangeâmes tant d’asperges, la fille de cuisine habituellement chargée de les « plumer » était une pauvre créature maladive, dans un état de grossesse déjà assez avancé quand nous arrivâmes à Pâques, et on s’étonnait même que Françoise lui laissât faire tant de courses et de besogne, car elle commençait à porter difficilement devant elle la mystérieuse corbeille, chaque jour plus remplie, dont on devinait sous ses amples sarraux la forme magnifique. Ceux-ci rappelaient les houppelandes qui revêtent certaines des figures symboliques de Giotto dont M. Swann m’avait donné des photographies. C’est lui-même qui nous l’avait fait remarquer et quand il nous demandait des nouvelles de la fille de cuisine, il nous disait : « Comment va la Charité de Giotto ? ». D’ailleurs elle-même, la pauvre fille, engraissée par sa grossesse, jusqu’à la figure, jusqu’aux joues qui tombaient droites et carrées, ressemblait en effet assez à ces vierges, fortes et hommasses, matrones plutôt, dans lesquelles les vertus sont personnifiées à l’Arena. Et je me rends compte maintenant que ces Vertus et ces Vices de Padoue lui ressemblaient encore d’une autre manière.
 
 
Giotto chapelle de Scrovegni : La prudence, la fermeté, la tempérance, la foi, la charité, lespérance

 
 De même que l’image de cette fille était accrue par le symbole ajouté qu’elle portait devant son ventre, sans avoir l’air d’en comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisît la beauté et l’esprit, comme un simple et pesant fardeau, de même c’est sans paraître s'en douter que la puissante ménagère qui est représentée à l’Arena au-dessous du nom « Caritas » et dont la reproduction était accrochée au mur de ma salle d’études, à Combray, incarne cette vertu, c’est sans qu’aucune pensée de charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visage énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle piétinait des raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs pour se hausser ; et elle tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le lui « passe », comme une cuisinière passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol à quelqu’un qui le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée."
 
 
L'envie et la colère

 
L’Envie, elle, aurait eu davantage une certaine expression d’envie. Mais dans cette fresque-là encore, le symbole tient tant de place et est représenté comme si réel, le serpent qui siffle aux lèvres de l’Envie est si gros, il lui remplit si complètement sa bouche grande ouverte, que les muscles de sa figure sont distendus pour pouvoir le contenir, comme ceux d’un enfant qui gonfle un ballon avec son souffle, et que l’attention de l’Envie — et la nôtre du même coup — tout entière concentrée sur l’action de ses lèvres, n’a guère de temps à donner à d’envieuses pensées."

C'est dans l'église Arena, à Padoue  et dans la chapelle Scrovegni que l'on peut admirer les fresques de Giotto qui raconte la vie du Christ et les groupes de Sept vertus et sept vices. J'ai toujours eu envie de les voir et disons que Proust en  rajoute encore !
 


L'Arena et les fresques de Giotto Chapelle des Scrovegni




Giotto : Les vices: le désespoir, l'envie, l'idolâtrie, l'injustice, la colère, l'inconstance, la sottise


Giottodi Bondone ou Ambrogiotto di Bondone, dit Giotto, né en 1266 ou 1267 à Vespignano ou Romignano et mort le 8 janvier 1337 à Florence, est un peintre, sculpteur et architecte italien de la République florentine. Artiste majeur du Trecento, ses œuvres sont à l'origine du renouveau de la peinture occidentale.((Wikipédia) On peut voir de très belles fresques de lui à la basilique de Santa Croce et à la Basilique de Saint François d'Assise.


L'Architecture  médiévale : entre roman et gothique
 
 
L' église de Saint Loup de Naud


 

Tantôt, c’est une femme réelle, la servante qui perd son statut d'être humain et qui devient peinture, qui se transmue en  oeuvre d'Art  sous la puissance de l’imagination de l’enfant renforcée et comme authentifiée  par celle de l’adulte, monsieur Swann.

Tantôt ce sont les statues du porche de l’église de Saint André des Champs qui deviennent vivantes s’incarnant comme des figures familières qui peuplent les rues de Combray. Ainsi en est-il de Théodore, le garçon de chez Camus, mauvais sujet peut-être mais  qui, pour venir en aide à Tante Léonie alitée, prend  la mine naïve et zélée des petits anges des bas-reliefs, s’empressant, un cierge à la main, autour de la Vierge défaillante, comme si les visages de pierre sculptée, grisâtres et nus, ainsi que sont les bois en hiver, n’étaient qu’un ensommeillement, qu’une réserve, prête à refleurir dans la vie en innombrables visages populaires, révérends et futés comme celui de Théodore, enluminés de la rougeur d’une pomme mûre. Non plus appliquée à la pierre comme ces petits anges, mais détachée du porche, d’une stature plus qu’humaine, debout sur un socle comme sur un tabouret qui lui évitât de poser ses pieds sur le sol humide, une sainte avait les joues pleines, le sein ferme et qui gonflait la draperie comme une grappe mûre dans un sac de crin, le front étroit, le nez court et mutin, les prunelles enfoncées, l’air valide, insensible et courageux des paysannes de la contrée. 
 
 
Vierge gothique Calvados

 
Cette ressemblance, qui insinuait dans la statue une douceur que je n’y avais pas cherchée, était souvent certifiée par quelque fille des champs, venue comme nous se mettre à couvert, et dont la présence, pareille à celle de ces feuillages pariétaires qui ont poussé à côté des feuillages sculptés, semblait destinée à permettre, par une confrontation avec la nature, de juger de la vérité de l’œuvre d’art.
 
Comme le personnage de Swann, le jeune Marcel fait descendre les personnages des murs, des toiles ou des socles où les siècles les avait figés. La réalité ne lui apparaît vraie que confirmée par l'oeuvre d'Art ou inversement !





Cette église Saint André des Champs est citée dix-sept fois dans la Recherche. C'est l'ancien prieuré clunisien de Saint Martin des Champs à Paris, exemple parfait du passage du roman au gothique et symbole du peuple français, qui a servi de modèle à Proust pour la description de l'église de Saint André des champs. 
Mais celle-ci est aussi  composée de plusieurs références architecturales : La Cathédrale de Chartres, l’église de Saint-Loup-de-Naud (Seine-et-Marne, près de Provins).
 
 
Cathédrale de Chartres


Quant à l'église Saint-Hilaire son clocher et ses fameux vitraux, elle aussi est une construction à partir de  de monuments différents dont Proust lui-même a parfois oublié l'origine. Il écrit en 1918 : « Ma mémoire m'a prêté comme modèles beaucoup d'églises. Je ne saurais plus vous dire lesquelles. Je ne me rappelle même plus si le paysage vient de Saint-Pierre-sur-Dives ou de Lisieux. Certains vitraux sont certainement les uns d’Évreux, les autres de la Sainte-Chapelle et de Pont-Audemer »


Vitrail de la cathédrale d' Evreux


"Il y en avait un qui était un haut compartiment divisé en une centaine de petits vitraux rectangulaires où dominait le bleu, comme un grand jeu de cartes pareil à ceux qui devaient distraire le roi Charles VI ; mais soit qu’un rayon eût brillé, soit que mon regard en bougeant eût promené à travers la verrière tour à tour éteinte et rallumée un mouvant et précieux incendie, l’instant d’après elle avait pris l’éclat changeant d’une traîne de paon, puis elle tremblait et ondulait en une pluie flamboyante et fantastique qui dégouttait du haut de la voûte sombre et rocheuse, le long des parois humides, comme si c’était dans la nef de quelque grotte irisée de sinueux stalactites que je suivais mes parents, qui portaient leur paroissien ; un instant après les petits vitraux en losange avaient pris la transparence profonde, l’infrangible dureté de saphirs qui eussent été juxtaposés sur quelque immense pectoral, mais derrière lesquels on sentait, plus aimé que toutes ces richesses, un sourire momentané de soleil ; il était aussi reconnaissable dans le flot bleu et doux dont il baignait les pierreries que sur le pavé de la place ou la paille du marché ; et, même à nos premiers dimanches quand nous étions arrivés avant Pâques, il me consolait que la terre fût encore nue et noire, en faisant épanouir, comme en un printemps historique et qui datait des successeurs de saint Louis, ce tapis éblouissant et doré de myosotis en verre."

On le voit, ce que décrit Marcel Proust rappelle l'émerveillement ressenti par l'enfant quand il contemple les effets fantastiques du kaléidoscope. Le vocabulaire fait appel tour à tour aux champs lexicaux de l'incendie "éteinte et rallumée""mouvant et précieux", et surtout de la pluie dans une longue métaphore filée "ondulait""dégouttait" , "les parois humides" "le flot bleu et doux", "baignait" et où l'oxymore pluie flamboyante unit l'incendie à la pluie, le ruissellement de l'eau entraînant l'image de la grotte "irisée de sinueux stalactites". Mais l'enfant n'oublie pas qu'il est dans une église "la nef de quelque grotte". Puis intervient le champ lexical de la pierre précieuse : "l'infrangible dureté des saphirs" "les pierreries", la beauté de la nature prenant ensuite le relais de la beauté de l'art , "un sourire momentané du soleil" et  les myosotis de verre."
 
Comparaisons avec l'incendie, métaphores de la pluie, image de la grotte et de ses stalactites, de la pierre précieuse, des fleurs et du soleil. Le texte de Proust est en lui-même un éblouissement, une oeuvre d'art qui rend bien compte de la beauté des vitraux. !
 
 
 
Pont-Audemer : Eglise Saint-Ouen

 
XVIII siècle :   Le goût des  ruines


Clair de lune Hubert Robert


Dans chaque jardin le clair de lune, comme Hubert Robert, semait ses degrés rompus de marbre blanc, ses jets d’eau, ses grilles entr’ouvertes. Sa lumière avait détruit le bureau du télégraphe. Il n’en subsistait plus qu’une colonne à demi brisée, mais qui gardait la beauté d’une ruine immortelle. Je traînais la jambe, je tombais de sommeil, l’odeur des tilleuls qui embaumait m’apparaissait comme une récompense qu’on ne pouvait obtenir qu’au prix des plus grandes fatigues et qui n’en valait pas la peine. Des grilles fort éloignées les unes des autres, des chiens réveillés par nos pas solitaires faisaient alterner des aboiements comme il m’arrive encore quelquefois d’en entendre le soir, et entre lesquels dut venir (quand sur son emplacement on créa le jardin public de Combray) se réfugier le boulevard de la gare, car, où que je me trouve, dès qu’ils commencent à retentir et à se répondre, je l’aperçois, avec ses tilleuls et son trottoir éclairé par la lune.

Dans ce texte le point de vue artistique est délibérément choisi par l'écrivain, un peintre du XVIII siècle à une époque où le goût des ruines romaines ou médiévales prédominent dans l'art. Ici, le tableau du peintre vient se substituer à la réalité et parvient même à l'effacer : "le clair de lune semait ses degrés rompus de marbre blanc" pour faire apparaître "une colonne à demi brisée". C'est la lumière qui fait surgir la fantasmagorie comme le fait la lanterne magique dans sa chambre d'enfant à Combray, envoyant danser sur les murs et la poignée de la porte les ombres de Geneviève de Brabant et de Golo. 
On voit ici comment, plus tard, le son (les aboiements des chiens) et l'odeur (des tilleuls) associés à cette vision du peintre du XVIII siècle, ressuscitent le souvenir et rappellent l'image du passé enfoui dans la mémoire comme le fait le goût de la madeleine trempée dans du tilleul de Tante Léonie. Ainsi le temps n'est jamais retrouvé brut,  directement,  mais seulement  par l'intermédiaire de tous les  sens.
 
 Hubert Robert né le 22 mai 1733 à Paris et mort le 15 avril 1808 dans la même ville est un peintre français, dessinateur, graveur, professeur de dessin, créateur de jardins et conservateur au muséum central des arts de la République. Il est un des principaux artistes français du XVIIIᵉ siècle. (Wikipédia) Ses peintures de ruines en font un précurseur des romantiques.
 
 
Et comme l'on ne peut épuiser ce thème de l'art chez Proust, je m'arrête, sachant que ces passages sont presque tous  situés dans la première partie de Du côté de chez Swann intitulée Cambray et que j'en ai noté bien d'autres en avançant dans ma lecture.


Voir ce livre recommandé par Keisha sur l'Art dans l'ensemble de La Recherche du temps perdu.
 
Le musée imaginaire de Marcel Proust  Tous les tableaux de A la recherche du temps perdu  Eric Karpeles Editions Gallimard
keisha ICI