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Giorgione : La Vecchia (1505- 1508 ) sur le cartellino est écrit : Avec le temps ( Voilà ce que je suis devenue)
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Quand Marcel Proust nous parle de Tante Léonie, il la décrit parfois
d'une manière satirique qui révèle ses ridicules et qui nous fait
sourire. Mais derrière ce portrait on sent l'affection du jeune garçon
et une petite musique triste, une phrase musicale obstinée, lancinante,
qui nous étreint le coeur, celle d'une vie gâchée, d'une mort lente,
d'un abandon à la vieillesse. Comment Proust qui meurt à l'âge de 51 ans
peut-il connaître aussi bien "ce grand renoncement de la vieillesse qui se prépare à la mort" si
ce n'est par sa maladie, cette lutte qu'il a menée parfois cloué au
fond de son lit, terrassé par l'asthme, pour achever son oeuvre.
Aussi A la Recherche du temps Perdu qui permet de ressusciter l'enfance où tout est encore possible, où tout est découverte et nouveauté, est aussi le livre de la vieillesse, thème récurrent de l'oeuvre.
Dans du côté de chez Swann Cambray, l'enfant est sensible très jeune au passage du temps et aux ravages qu'il inflige aux êtres humains et qu'il devine métaphoriquement en observant le dessèchement des tiges, des feuilles et des fleurs du tilleul de l'infusion que Françoise prépare à Tante Léonie.
Françoise faisait infuser son thé ; ou, si ma tante se sentait agitée, elle demandait à la place sa tisane et c’était moi qui étais chargé de faire tomber du sac de pharmacie dans une assiette la quantité de tilleul qu’il fallait mettre ensuite dans l’eau bouillante. Le dessèchement des tiges les avait incurvées en un capricieux treillage dans les entrelacs duquel s’ouvraient les fleurs pâles, comme si un peintre les eût arrangées, les eût fait poser de la façon la plus ornementale. Les feuilles, ayant perdu ou changé leur aspect, avaient l’air des choses les plus disparates, d’une aile transparente de mouche, de l’envers blanc d’une étiquette, d’un pétale de rose, mais qui eussent été empilées, concassées ou tressées comme dans la confection d’un nid.
Les feuilles de tilleul sont
présentées comme un tableau de peintre " les eût fait poser de la façon la plus ornementale". Jouant sur les mots,
Proust suggère qu'il ne s'agit pas de n'importe quel tableau mais d'une nature morte car la mort est présente dans tous les mots, dans la comparaison avec une aile transparente de mouche mais
aussi dans l'accumulation des termes qui introduisent l'idée du
changement en autre chose et de la perte, de la destruction : dessèchement, treillages, incurvées, perdu, changé, empilées, concassées, tressée...
Et l'enfant s'interrogeant sur la nature de ces végétaux, conclut : C’était bien des tiges de vrais tilleuls, justement parce
que c’étaient non des doubles, mais elles-mêmes, et
qu’elles avaient vieilli.
De même le portait de Giorgione ci-dessus ( c'est la mère du peintre) perd son identité pour devenir l'allégorie de la vieillesse et nous dit, pointant le doigt vers sa poitrine : "voilà ce que je suis devenue !" . La Vieccha comme les fleurs du tilleul, a subi la métamorphose d'un caractère nouveau à un caractère ancien.
Et chaque caractère nouveau
n’y étant que la métamorphose d’un caractère
ancien, dans de petites boules grises, je reconnaissais
les boutons verts qui ne sont pas venus à terme; mais
surtout l’éclat rose, lunaire et doux qui faisaient se
détacher les fleurs dans la forêt fragile des tiges où
elles étaient suspendues comme de petites roses d’or
– signe, comme la lueur qui révèle encore sur une
muraille la place d’une fresque effacée, de la différence entre les parties de l’arbre qui avaient été « en
couleur » et celles qui ne l’avaient pas été – me montrait que ces pétales étaient bien ceux qui avant de
fleurir le sac de pharmacie avaient embaumé les soirs
de printemps. Cette flamme rose de cierge, c’était
leur couleur encore mais à demi éteinte et assoupie
dans cette vie diminuée qu’était la leur maintenant et
qui est comme le crépuscule des fleurs (I, 51-52).
Ainsi tout le texte est le prolongement de cette antithèse entre la couleur qui s'oppose à l'absence de couleur, la jeunesse à la vieillesse, la vie à la mort : l'éclat rose, roses d'or, flamme rose, lueur, viennent ainsi en antithèse avec pâles, fragile, effacée, demi éteinte, assoupie, diminuée. Opposition renforcée par la comparaison entre les soirs de printemps (le début de la vie, la naissance)/ et le crépuscule des fleurs (la fin de la vie, la mort).
Quant à la vie, une métaphore la symbolise tout au cours du texte, celle de la lumière, une petite flamme frêle, toujours prête à s'éteindre : éclat rose, lunaire et doux, c'est la lumière d'un cierge vacillant dans l'obscurité de l'église.
La description du tilleul séché représente donc la vieillesse ou
plus précisément l'effacement de la vie comme si la mort n'intervenait
pas brutalement mais s'imposait peu à peu, insidieusement, telle une
"fresque" qui perd peu à peu ses couleurs avant de disparaître sous le
passage du temps.
Dans le texte qui suit l'on peut noter le parallélisme entre la description du tilleul séché et le procédé de vieillissement de Tante Léonie, son effacement progressif.
« Oui, un jour qu’il fera beau, j’irai en voiture jusqu’à la porte du parc. » C’est sincèrement qu’elle le disait. Elle eût aimé revoir Swann et Tansonville ; mais le désir qu’elle en avait suffisait à ce qui lui restait de forces ; sa réalisation les eût excédées. Quelquefois le beau temps lui rendait un peu de vigueur, elle se levait, s’habillait ; la fatigue commençait avant qu’elle fût passée dans l’autre chambre et elle réclamait son lit. Ce qui avait commencé pour elle — plus tôt seulement que cela n’arrive d’habitude — c’est ce grand renoncement de la vieillesse qui se prépare à la mort, s’enveloppe dans sa chrysalide, et qu’on peut observer, à la fin des vies qui se prolongent tard, même entre les anciens amants qui se sont le plus aimés, entre les amis unis par les liens les plus spirituels, et qui, à partir d’une certaine année cessent de faire le voyage ou la sortie nécessaire pour se voir, cessent de s’écrire et savent qu’ils ne communiqueront plus en ce monde. Ma tante devait parfaitement savoir qu’elle ne reverrait pas Swann, qu’elle ne quitterait plus jamais la maison, mais cette réclusion définitive devait lui être rendue assez aisée pour la raison même qui, selon nous, aurait dû la lui rendre plus douloureuse : c’est que cette réclusion lui était imposée par la diminution qu’elle pouvait constater chaque jour dans ses forces, et qui, en faisant de chaque action, de chaque mouvement, une fatigue, sinon une souffrance, donnait pour elle à l’inaction, à l’isolement, au silence, la douceur réparatrice et bénie du repos.
Comme dans toute grande oeuvre, quand un auteur vous parle de lui, il vous parle de vous.
Cependant on ne peut pas lire les textes de Marcel Proust de la même
manière, que l'on soit jeune ou âgé, et l'émotion qu'il suscite en nous
ne peut-être la même quand on se sent proche ou non de la vieillesse. Il y a fort à parier que si vous êtes jeune, ce texte vous paraîtra remarquablement bien écrit voire plein d'émotion mais peu menaçant. Mais si vous êtes âgé(e), si vous avez des amis qui, déjà, maladie ou
fatigue, ne vous écrivent plus ou ne se déplacent plus, vous sentirez une
sorte d'osmose passer de Tante Léonie à vous-même à peine encore
retenu(e) au-dessus de l'abîme. Je crois que ce qu'il y a de plus triste
dans le renoncement, c'est le fait que l'on éprouve du plaisir à le
ressentir, aucune révolte mais un assentiment, et c'est ce que me fait
découvrir Marcel Proust...