Je ne perçois plus l'unité de ma vie dit Lavr. Je fus Arseni, Oustine, Amvrossi et voilà que je suis Lavr. Ma vie a été vécue par quatre personnes qui ne se ressemblent pas, avec des corps différents et des noms différents. Qu'y a-t-il de commun entre moi et le petit garçon blond du bourg de Roukino ? La mémoire ? Mais plus je vis et plus mes souvenirs me semblent inventés. Je n'y crois plus alors ils ne peuvent plus me relier à ceux qui furent moi à différentes époques. Ma vie me rappelle une mosaïque et se fragmente en petits morceaux.
Etre une mosaïque ne signifie pas être fragmenté, répondit le starets Innokenti. C'est seulement quand on est tout près qu'on a l'impression que chaque petit morceau de pierre n'a aucun lien avec les autres. Dans chacune d'entre eux, Lavr, il y a quelque chose de plus important : ils visent celui qui les regarde de loin. Celui qui est capable de voir toutes les petites pierres à la fois.
Ingammic me l’avait dit ( voir son billet ici) : « ce livre est fait pour toi ». Donc, autant vous le dire tout de suite, Les quatre vies d’Arseni d'Evgueni Vodolaskine est un coup de coeur et je le trouve tellement riche que je ne sais comment en rendre compte ici.
Alors, puisqu’il faut bien se lancer, dans ce livre, il y a le Moyen-âge, cette époque fabuleuse, terrifiante, bouleversante, ou règne l’ignorance, l’obscurantisme, mais où, paradoxalement, la spiritualité, l’intelligence et le savoir-faire les plus élevés, font sortir de terre les cathédrales, les arts et la littérature. Cette période me fascine depuis toujours.
Avec Les quatre vies d’Arseni, nous sommes plongés dans l’Ancienne Russie du XVème siècle, nous voyageons dans le temps mais aussi dans l’espace accompagnant l’errance du personnage toujours en mouvement, toujours fuyant, toujours à la recherche de la rédemption au milieu de paysages enneigés, de lacs gelés, de villages dévastés par la peste.
L’auteur Evgueni Vodolaskine est non seulement un médiéviste érudit mais aussi un écrivain de talent et il fait revivre magnifiquement ces moments de l’Histoire, dominés par la peur et par quelque chose de plus grand que l’homme qui le pousse à aller de l’avant. On vit les grandes épidémies, les famines, les guerres, les croyances en un surnaturel inquiétant, démons, fantômes, esprits des morts qui ont toujours tendance à se mêler aux vivants… Une période où l’amour de Dieu est toujours en balance avec la crainte du diable, où l’attrait du Paradis le dispute à la terreur de l’Enfer, ou le combat entre le Bien et le Mal ne semble pas avoir de répit. Le livre nous plonge dans une immersion passionnante de cette période de l’humanité.
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un Iourodivy : un fou de dieu
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Et puis, il y a les personnages sans lesquels il ne pourrait pas y avoir de bons romans, en particulier le personnage éponyme, Arseni, attachant, émouvant : Arseni, enfant et son affection pour son grand père le bon Kristofor, médecin herboriste qui lui dévoile le monde, Arseni et ses lectures - la vie d’Alexandre- qui l’ouvrent à l’imagination et à d’autre horizons, Arseni et son bel amour Oustina, Arseni coupable d’un péché impardonnable et qui part sur les routes pour expier, Arseni le Médecin et son combat contre la maladie, Arseni, l’ascète, le saint, Arseni et ses quatre vies, ses quatre noms, ses terribles souffrances, ses désespoirs illuminés pourtant par la foi. Capable du don de soi, il vit comme un saint et pourtant nous le sentons proche de nous avec ses fragilités et ses doutes.
Les autres personnages du livre sont nombreux et si divers qu’ils donnent une image du peuple russe et de toutes les classes sociales, mendiants, paysans, marchands, artisans, religieux, possadniks, princes... toute une galerie de portraits typiques de l’ancienne Russie que l’on rencontre encore au XIX siècle dans les oeuvres de Tolstoï ou de Dostoiewsky.
Certains sont dotés de sagesse et représentent la voix de Dieu comme les starets, vieux moines possédant la sagesse. D’autres sont étonnants, truculents parfois, pittoresques, carrément fous ou prétendant l’être comme les Iourodivy, ( ce mot signifie en russe les fous de Dieu ). Dans le roman, ils introduisent parfois une note humour. Et oui, car le roman n’en est pas dépourvu, bien au contraire. Pour ne citer qu’un exemple, les Iourodivy Karp et Foma qui se disputent le territoire à grands coups de gifle marchent sur l’eau maladroitement (mais comme le Christ tout de même, excusez du peu !). Loin d’émerveiller les habitants, ils s’attirent leurs critiques blasées :
« Sur l’eau ils ne peuvent que marcher. Ils ne savent pas encore courir. »
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La porte du Paradis de Lorenzo Ghiberti
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Enfin, il y a l’ami d’Arseni, Ambrogio, que j’aime beaucoup, d’abord parce qu’il est italien et nous fait visiter Florence, Venise, et puis que, doté d’un pouvoir visionnaire, tel Cassandre, il prédit l’avenir des siècles à l'avance. Evidemment, personne ne se souvient de ses nombreuses prédictions et n’en tient compte. Ainsi, il prédit la fameuse inondation de Florence de 1966, catastrophe dont je me souviens très bien. Elle avait même emporté la porte du Paradis de Ghiberti à mon grand désespoir ! C’est ainsi qu’entre l’avenir (pour Ambrogio qui vit au dans la deuxième moitié du XV siècle) et le passé (pour le lecteur qui évoque un souvenir de la deuxième moitié du XX siècle), se poursuit le jeu avec le temps engagé par l'auteur ! Et l’on s’aperçoit que très souvent le passé, le présent et le futur se télescopent dans le roman et que nous sommes amenés à voir ce qui est, ce qui fut et ce qui sera et parfois tout en même temps. Ce n’est pas étonnant qu'Ambrogio soit celui qui cherche le plus à
déterminer la date de la fin du Monde que tout le monde attend pour
bientôt ! Et pour Arseni vieillissant, le temps devient source d'inquiétude, d'interrogation :
A partir de ce moment-là Lavr perdit le compte du temps linéaire. A présent, il ne percevait plus que le temps cyclique, refermé sur lui-même, le temps de la journée, de l’année de la semaine et de l’année. Il avait perdu sans retour le compte des saisons.
Dans sa mémoire les évènements n’étaient plus corrélés au temps. Ils coulaient librement dans sa vie, adoptant un ordre particulier, intemporel.
De toutes les expressions qui indique le temps, celle qui lui venait le plus souvent à l’esprit était « une fois ». Elle lui plaisait parce qu’elle surmontait la malédiction du temps. Elle soulignait le caractère unique et irreproductible de tout ce qui avait lieu « une fois ». « Une fois », il se rendit compte que cette indication était largement suffisante.
Le temps est le plus grand thème du livre, on peut même dire le principal ! En effet, il faut noter le sous-titre que Evgueni Vodolaskine donne à son livre : roman non historique. Une manière de nous avertir que le Moyen-âge qu’il décrit questionne aussi bien le passé, le présent, et pourquoi pas le futur ? Une manière de s'interroger sur ce qu’est le temps.
Le chemin des vivants, Amvrossi, ne peut pas être un cercle. Le chemin des vivants, même s’ils sont moines, est ouvert, car sans la possibilité de sortir du cercle, que deviendrait le libre arbitre, on se le demande ? (…)
Tu penses que le temps ici n’est pas un cercle mais une figure ouverte, demanda Mavrossi au starets.
Tout juste, répondit le starets. Comme j’aime la géométrie, j’assimilerai le mouvement du temps à une spirale. C’est une répétition, mais sur un autre niveau plus élevé. Ou, si tu veux, on vit quelque chose de nouveau, mais pas à partir d’une feuille blanche. Avec le souvenir de ce qu’on vécu auparavant.
Roman historique non historique passionnant, roman d'amour intense et touchant, roman d'aventures mouvementé, tragique et tumultueux, roman philosophique, Les quatre vies d'Arseni fait entendre une voix originale et poignante qui parle du Moyen-âge avec intelligence, en nous ramenant à nous-mêmes.