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samedi 11 juin 2011

George Sand : Le meunier d’Angibault






Le meunier  d'Angibault de George Sand a pour personnage principal, la baronne, Marcelle de Blanchemont. Celle-ci vient de perdre son mari qu'elle n'aimait pas. Veuve et indépendante, mère d'un petit garçon, elle est désormais libre d'épouser Henri Lémor, pauvre étudiant devenu ouvrier avec qui elle vit un amour platonique. Cependant, celui-ci, gagné aux idées socialistes, refuse le mariage avec une femme riche qui est du sang des des oppresseurs. La jeune femme bien décidée à devenir digne de son bien-aimé est prête à renoncer aux privilèges de sa classe sociale et à sa fortune déjà bien compromise par son mari. Elle se rend, accompagnée de son fils Edouard, dans sa propriété de Blanchemont, chez son fermier Bricolin. Celui-ci, rusé et ladre, est le type même de paysan enrichi d'après la Révolution. Prêt à  racheter les biens de la noblesse déchue, il va lui proposer d'acquérir son domaine pour une bouchée de pain. Là-bas, Marcelle rencontre aussi le meunier d'Angibault surnommé le Grand-Louis, jeune homme honnête et travailleur. Le meunier est amoureux de Rose Bricolin mais ne peut l'épouser car  le père de la jeune fille veut la marier à un homme riche.  Marcelle se lie d'amitié avec le meunier et avec Rose et fera tout son possible pour rendre leur union possible. De son côté, elle va lever les obstacles qui la séparent de  Henri.

L'intrigue du roman pourrait paraître assez classique; une double histoire d'amour contrarié. Mais notons que si l'une des situations est courante :  un jeune homme, Louis, ne peut épouser la fille qu'il aime, Rose,  à cause du père de celle-ci parce qu'il est trop pauvre, l'autre, par contre, est moins banale! Pour Marcelle et Henri, l'obstacle ne vient pas d'une tierce personne détenant l'autorité, mais de l'amoureux lui-même qui s'y refuse au nom d'un idéal si bien que l'on a une inversion complète et inattendue du schéma romanesque habituel : un jeune homme ne peut pas épouser celle qu'il aime parce qu'elle est trop riche! Sont ainsi placés au centre du roman le problème de l'argent et de l'égalité sociale. Car Le meunier d'Angibault porte toutes les grandes idées socialistes de George Sand. Elle y dénonce le pouvoir de l'argent que symbolise le fermier Bricolin et l'émergence d'une classe sociale en train de supplanter la noblesse en abandonnant toute valeur, tout idéal, toute humanité pour s'enrichir, thème que l'on retrouve dans de nombreux romans de cette époque et qui ne manque pas d'intérêt. Pourtant, il est finalement plus facile à la baronne d'abandonner ses préjugés de classe, de considérer le meunier et Rose comme ses amis et ses égaux que de renoncer complètement à sa fortune. Et ceci non pour des raisons égoïstes mais parce qu'elle craint pour l'avenir de son enfant :
Hélas! chère Rose, dans un temps où l'argent est tout, tout se vend et tout s'achète.(..) De même que l'on paie les sacrements à l'église, il faut, à prix d'argent, acquérir le droit d'être homme, de savoir lire, d'apprendre à penser, à connaître le bien du mal. Le pauvre est condamné, à moins d'être doué d'un génie exceptionnel, à végéter, privé de sagesse et d'instruction.
Voici une belle plaidoirie en faveur du peuple et à plusieurs reprises l'écrivain a des accents sincères et lyriques pour dénoncer l'inégalité et l'oppression exercée par une classe sociale sur les pauvres gens. Notons  aussi au passage que George Sand, pourtant très croyante,  égratigne l'Eglise et réprouve la vénalité du clergé.
Le dénouement du roman sera rousseauiste et consistera pour tous à aller vivre au moulin d'Angilbault du fruit d'un labeur honnête, au milieu de la nature. L'utopie de George Sand prête un peu à sourire surtout au jour d'aujourd'hui comme dirait le père Bricolin, où  triomphe le grand capital international. Mais il faut se replacer au XIX ème siècle, en 1845, date de parution du roman, pour voir combien ses idées sont, sinon révolutionnaires, du moins généreuses et hors du commun. On comprend pourquoi le roman n'a pas été toujours favorablement accueilli par la critique et le public de son époque.
Le thème de la nature et du pays est  aussi un des intérêts du roman car Le meunier d'Angibault est bien ancré dans la campagne berrichonne et en particulier dans un lieu à part nommé la Vallée-Noire. C'est avec plaisir que l'on découvre les paysages, les coutumes et les portraits du peuple berrichon que George Sand brosse sans paternalisme et avec un respect certain.
Chez la plupart des paysans de la Vallée-Noire, la misère la plus réelle, la plus complète, se dissimule discrètement et noblement sous ces habitudes consciencieuses d'ordre et de propreté. La pauvreté rustique y est attendrissante et affectueuse. (..) Il faudrait si peu du superflu du riche pour faire cesser l'amertume de leur vie, cachée sous ses apparences de calme poétique!
J'ai beaucoup aimé aussi le personnage de Marcelle de Blanchemont qui malgré son éducation aristocratique est une femme décidée, courageuse, qui sait prendre  son destin en main et affronter la réalité sans se lamenter. A côté d'elle, la figure de son amoureux, Henri Lémor, un peu larmoyant, est bien fade. Le meunier d'Angibault est beaucoup plus intéressant. Il représente l'homme du peuple, tel que l'idéalise George Sand, intelligent, instruit même s'il n'est pas érudit, travailleur, courageux et altruiste;  ajoutez-y sa force et sa beauté physiques! ajoutez-y aussi la fierté qui le fait agir avec respect envers la baronne mais  aussi en égal. Il représente le bon sens car, contrairement à Marcelle de Blanchemont, il ne dédaigne pas l'argent; il sait combien il est difficile de le gagner!  Mais il ne le place pas au-dessus de tout et se contente de lui accorder sa juste place. C'est la limite de l'utopie sandienne car pour amener Bricolin à marier sa fille au meunier, il n'y aura pas conversion miraculeuse du personnage trop avide et déshumanisé par son avarice; seul l'argent pourra le convaincre!
Un autre personnage qui joue un rôle dramatique dans le récit (c'est elle qui va incendier le château) introduit un souffle romantique dans cet ouvrage politique et champêtre : celui de la folle, La Bricoline, soeur de Rose, qui a perdu la raison à la suite d'un amour contrarié. Ce personnage qui hante les ruines du château, semblable a un fantôme, inspire à la fois la peur car elle peut être très violente et la compassion car la souffrance générée par ses crises de folie est décrite par l'auteur d'une façon magistrale. Enfin le  mendiant, oncle Cadoche, au terrible passé, apparaît tour à tour sous les traits d'un vieux sorcier, assis sur la Pierre des morts, posté sur les chemins pour égarer les voyageurs et d'un génie bienfaisant (bien que inquiétant)  puisque c'est lui qui va assurer le bonheur de Grand Louis et de Rose. Au croisement du réel et de la magie, il donne au roman une dimension fantastique.


Ce livre est lu dans le cadre du challenge George Sand initié par George dans son blog George Sand et moi.
     

    George Sand : Consuelo


    Le roman de George Sand Consuelo est un roman fleuve avec lequel on part à l'aventure - à la fois dans le temps et dans l'espace- et où la traversée dure un bon bout de temps!
    Consuelo, le personnage éponyme, est bien sûr au centre du récit qui se situe au XVIIIème siècle  et nous la suivons de son enfance à l'âge adulte jusqu'à son mariage. Il y a une suite : La comtesse de Rudolstadt que je je n'ai pas encore lue.

    La première partie du roman a lieu à Venise vers 1744. Consuelo, d'origine espagnole, de père inconnu, élevée sur les grands chemins, au hasard des voyages de sa mère, saltimbanque, vit désormais à Venise où sa mère mourante s'est arrêtée. Le grand maître de musique Porpora lui donne des cours et la considère  comme sa meilleure élève. Il faut dire que la fillette est dotée d'une voix exceptionnelle et aime la musique avec passion et, si elle n'était pas d'un physique ingrat, son avenir à l'opéra du comte Zustiniani serait assuré. Consuelo se considère comme la fiancée d'un jeune batelier, Anzoleto, qui possède lui aussi une belle voix et les deux adolescents vivent un amour chaste et platonique. Les années s'écoulent. Anzoleto est engagé par le comte Zustiniani et Consuelo devenue une beauté typiquement espagnole chante, elle aussi, sur la scène. Une expérience qui ne lui apportera que des malheurs, la jalousie de la Corilla, cantatrice célèbre de l'époque, la trahison d'Anzoleto, les avances du comte Zustiniani qu'elle est obligée de fuir.
    La deuxième partie se passe en Bohême, à la limite de la Bavière, dans le sinistre château féodal des Géants habité par les seigneurs de Rudolstadt. Consuelo, devenue la Porporina, est introduite dans la famille par  Porpora pour donner des cours de musique à la baronne Amélie. Elle rencontre là le jeune comte Albert atteint d'une grave maladie nerveuse. Sauvé par Consuelo qui va à sa recherche dans les souterrains du château, il tombe amoureux de la jeune fille en qui il voit sa Consolation (Consuelo en espagnol) et la demande en mariage. Il s'agit d'un mésalliance que Consuelo est trop fière pour accepter. Elle s'enfuit du château pour échapper à l'attrait sexuel qu'exerce sur elle Anzoleto qui l'a retrouvée et pour voir clair dans ses sentiments à propos d'Albert.
    La troisième partie raconte le vagabondage de Consuelo déguisé en garçon et du jeune Joseph Haydn qu'elle a rencontré en chemin et qui se rend à Vienne comme elle pour rencontrer le maestro Porpora installé dans cette ville. Les aventures des deux jeunes gens sous le signe de la musique, les bonnes et les mauvaises rencontres qu'ils vont faire dans un pays sillonné par les recruteurs du roi de Prusse, Frédéric,(Celui de Voltaire), leur arrivée à Vienne où il découvre un Porpora oublié et misérable, les débuts de Consuelo qui se dévoue entièrement à celui qu'elle considère comme son père et aussi de Joseph Haydn, l'amour contrarié de Consuelo pour Albert, forment la trame riche et complexe de ce passage passionnant, mon préféré.
    La quatrième partie raconte le voyage de Consuelo avec Porpora vers Berlin où elle a un engagement pour le théâtre royal jusqu'au moment où arrivant à Prague elle est rappelée d'urgence au château des Géants au chevet d'Albert mourant qui lui demande de l'épouser. Après le mariage et la mort de son époux, Consuelo, devenue comtesse de Rudolstadt, renonce à tous ses droits sur l'héritage et repart librement avec son maître.
    Ouf! Résumer un bouquin de 1000 pages n'est pas de tout repos. On pourrait même dire que c'est une gageure tellement cette oeuvre est foisonnante, riche en aventures de toutes sortes, tellement l'écrivain fait preuve d'une imagination sans limites. George Sand, elle-même, jugeait qu'il y avait là, la matière de trois ou quatre bons romans. Consuelo est en fait un feuilleton qu'elle écrivait dans l'urgence et sous la contrainte des dates de parution de la Revue indépendante.  Aussi, écrit-elle, il va souvent à l'aventure(...) dans une sinuosité exagéré d'évènements (...) une absence de plan (...) qui favorise l'inspiration  :
    La fièvre est bonne mais la conscience de l'artiste a besoin de passer en revue, à tête reposée, avant de raconter tout haut, les songes qui ont charmé sa divagation libre et solitaire.*
    On comprend pourquoi ce roman fleuve, romantique, n'a pas été particulièrement apprécié dans la France de Flaubert, lui-même très critique envers cette oeuvre, dans le monde cartésien de la littérature française.
    Moi-même, j'avoue que le passage au château des Géants m'a plutôt laissé perplexe. Si encore il s'agissait d'un roman gothique à la Ann Radcliffe, on pourrait se laisser aller à l'irrationnel -sans y croire vraiment- mais avec un frisson délicieux comme le fait la Catherine de Northanger abbey de Jane Austen. Mais George Sand refuse ces codes et elle le dit nettement. Si bien que le jeune comte Albert qui se croit la réincarnation d'un ancêtre hussite, meurtrier dont il expierait les fautes apparaît comme un fou et semble même dangereux. Toute la spiritualité du jeune homme que Consuelo admire me paraît la confusion d'un esprit en proie au délire. Et comme le mysticisme n'est pas mon fort, j'ai de la peine à croire à l'amour de la jeune fille pour cet homme souvent en proie à une exaltation qui va jusqu'à la violence. Comment penser qu'elle puisse l'aimer alors qu'il lui fait peur et qu'elle le soupçonne de meurtre? Pourtant, au moment où je refuse ce manque de vérité psychologique, je m'aperçois que le comte est pourvu de dons de voyance incontestables, qu'il semble voir le passé réellement, et l'avenir de même. George Sand nous égare donc dans un monde irrationnel qui semble se refuser à lui-même, fidèle à l'esprit des Lumières qui flirte avec le Merveilleux pour mieux le nier. Ce qui peut paraître comme une incohérence devient alors habileté de la part de l'écrivain.
    La culture de George Sand au niveau historique et son érudition musicale qui nous transportent d'un pays à l'autre est un des plaisirs du roman. Mises à part quelques longueurs et répétitions dans le récit, j'ai aimé son aspect initiatique et picaresque quand les deux jeunes gens sont sur les routes et gagnent leur vie en chantant et en jouant de la musique. Les personnages qu'ils rencontrent sont bien campés. George Sand a l'art du portrait satirique aussi bien sur le plan physique que moral. Elle sait mettre en avant avec beaucoup d'humour le trait caricatural, les travers, les faiblesses, les vanités de chacun tout en rendant la complexité de l'âme humaine : je pense au chanoine épris de musique, de fleurs et de bonne chère, si lâche quand il risque de perdre ses bénéfices et pourtant capable de courage dans les moments importants; les nobles ne sont pas épargnés ainsi le comte Hodiz qui se pique d'être musicien et offre à son épouse La Margrave une fête grandiose mais absurde et ridicule.
    Les  thèmes principaux du roman, étroitement liés, sont celui de la musique ou plus généralement de l'art et celui de l'égalité, de la liberté sociales. Le socialisme de Sand s'exprime ici non sans quelque idéalisme et utopie. Face aux nobles, George Sand peint une héroïne roturière, la plus humble possible mais fière, droite et qui a le sens de sa dignité. Même devant la reine d'Autriche, Marie Thérèse, Consuelo refuse de s'abaisser, de flatter ou de mentir. Que l'on soit roi ou comte ne lui en impose pas. Le ministre Kauniz lui-même, conseiller de Marie Thérèse, lui apparaît comme une vieille commèrepeu préoccupé des affaires de l'Etat.
    Je méprise les avantages que l'on n'acquiert pas par son propre mérite déclare-t-elle à Porpora et elle le prouve en refusant le mariage avec Albert :
    Je n'étais pas faite pour être la femme du comte Albert pour la seule raison que je ne m'estime inférieure à personne devant Dieu, et que je ne voudrais recevoir de grâce et de faveur de qui que ce soit devant les hommes.
    Consuelo est très sensible à l'injustice, à la misère du peuple dont elle est issue. Les accents du socialisme utopique de Sand ne sont jamais aussi forts que lorsque Consuelo et Haydn sont accueillis par des laboureurs  lors de leur voyage vers Vienne. La conception rousseauiste  des bons laboureurs, ces braves gens fatigués par une longue  journée de travail, cède vite la place à la vision de la misère, de la saleté, de la promiscuité dans cette chambre unique où tous vont s'entasser pour la nuit.. Mais c'est en voyant le sort des femmes qu'elle s'émeut le plus :
    .. en observant ces pauvres femmes se tenir debout derrière leurs maris, les servir avec respect et manger ensuite leurs restes avec gaieté, (...) elle ne vit plus dans tous ces bons cultivateurs que des sujets de la faim et de la nécessité, les mâles enchaînés à la terre, valets de charrue et de bestiaux, les femelles enchaînées au maître, c'est à dire à l'homme, cloîtrées à la maison, servantes à perpétuité et condamnées à un travail sans relâche au milieu des souffrances et des embarras de la maternité.
    Pauvres gens, dit Consuelo à propos de ces paysans. Si j'étais riche, je voudrais tout de suite leur faire bâtir une maison et si j'étais reine, je leur ôterais ces impôts, ces moines et ces juifs qui les dévorent.
    Si vous étiez riche vous n'y penseriez pas, et si vous étiez née reine vous ne le voudriez pas! Ainsi va le monde,  lui répond Joseph Haydn.
    Elle rencontre en Albert un fervent défenseur de l'égalité qui pour lui est sainte car voulu par Dieu. Albert a sa propre réponse quand il donne sa fortune aux pauvres. Pour Consuelo, la solution à l'inégalité et l'injustice se trouve dans l'art. La musique conçue comme un art exigeant, entier, dévorant et saint, est un don de Dieu qui  permet l'élévation de l'âme et place l'artiste au-dessus de tous car quiconque est né artiste a le sens du beau et du bien, l'antipathie du grossier et du laid.
    Face aux seigneurs propriétaires de la terre et aux laboureurs qui en sont esclaves, Consuelo se dit qu'il vaut mieux être artiste ou bohémien que seigneur ou paysan puisque à la morne possession d'une terre comme à celle d'une gerbe de blé s'attachaient où la tyrannie injuste, ou le morne assujettissement  de la cupidité.
    C'est la musique qui permet de supporter le mal autour de nous, c'est l'art qui permet aux hommes d'évoluer :
    L'art peut donc avoir un but  bien sérieux, bien utile pour les hommes? demande Haydn et Consuelo de répondre :
    Si les malheureux avaient tous le sentiment et l'amour de l'art pour poétiser la souffrance et embellir la misère, il n'y aurait plus de malpropreté, ni découragement, ni oubli de soi-même, et alors les riches ne se permettraient pas de tant fouler et mépriser les misérables.
    Faire comprendre l'art et le faire aimer  est donc le rêve de Consuelo.

    *

    Céline, Voltaire, Brassens : l'éloge de la lâcheté (3)

    Voyage au bout de la nuit illustré par Tardi



    Dans le texte ci-dessous extrait du roman de Céline, Le voyage au bout de la nuit, Céline peint l'imbécillité de la guerre (texte 1) et proclame que le héros est un fou (texte 2). Mais alors, quelle est la seule attitude sensée face à la guerre et à son absurdité?  La réponse est claire, sans équivoque : il faut être lâche!

    "Moi d'abord la campagne, faut que je le dise tout de suite, j'ai jamais pu la sentir, je l'ai toujours trouvée triste, avec ses bourbiers qui n'en finissent pas, ses maisons où les gens n'y sont jamais, et ses chemins qui ne vont nulle part."Mais quand on y ajoute la guerre en plus, c'est à pas y tenir. Le vent s'était levé, brutal, de chaque côté des talus, les peupliers mêlaient leurs rafales de feuilles aux petits bruits secs qui venaient de là-bas sur nous. Ces soldats inconnus nous rataient sans cesse, mais tout en nous entourant de mille morts, on s'en trouvait comme habillés. Je n'osais plus remuer.
    Ce colonel, c'était donc un monstre! A présent, j'en étais assuré, pire qu'un chien, il n'imaginait pas son trépas! Je conçus en même temps qu'il devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves, et puis tout autant sans doute dans l'armée d'en face. Qui savait combien, Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout? Dès lors ma frousse devint panique. Avec des êtres semblables, cette imbécillité infernale pouvait continuer indéfiniment... Pourquoi s'arrêtaient-ils? Jamais je n'avais senti plus implacable la sentence des hommes et des choses.
    Serais-je donc le seul lâche sur la terre?p ensais-je. Et avec quel effroi!... Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu'aux cheveux? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants,en autos, sifflant, tirailleurs, comploteurs, volant,à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux! Nous étions jolis! Décidément, je le concevais, je m'étais embarqué dans une croisade apocalyptique.
    On est puceau de l’Horreur comme on l’est de la volupté. Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ? Qui aurait pu prévoir, avant d’entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes ? A présent, j’étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu… Ça venait des profondeurs et c’était arrivé.

    Eloge de la lâcheté

    Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque.
    Nous l'avons vu, tous les mots qui  s'appliquent à la bravoure du colonel ou des soldats sont péjoratifs et nous renvoient à une image négative de folie meurtrière, d'inconscience, d'imbécillité. Tous ces braves, ne sont même pas au niveau de l'animal, ils sont pire qu'un chien parce qu'ils ne savent pas ou ne veulent pas réfléchir, parce qu'ils tuent par entraînement, sans discernement, sans se remettre en question.
    Le seul qui résiste à cette folie meurtrière est donc bien notre Bardamu  Pourquoi? Parce que Bardamu est un lâche qui éprouve de la frousse, de la panique, de  l'effroi. Notons l'insistance et la gradation dans le sentiment de peur qui s'empare du jeune soldat.  Céline dresse ici un éloge de la lâcheté mais il s'agit, bien sûr, d'une antiphrase : la lâcheté de Bardamu , c'est sa lucidité, ce qui lui permet de prendre conscience de l'horreur de la guerre, de son inanité et par là de ne pas adhérer à la tuerie, à la folie sanguinaire qui va ravager la planète. Et c'est  donc parce qu'il est lâche  qu'il sait rester humain tout comme le personnage de Voltaire :
    Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village
    La lucidité de Bardamu se traduit par une série de phrases exclamatives qui trahissent l'émotion profonde voire le  bouleversement que ressent le jeune homme : c'était donc un monstre! il n'imaginait pas son trépas! avec quel effroi! Nous étions jolis! par une succession d'interrogations angoissées : Qui savait combien...? Pourquoi s'arrêtaient-ils? Serais-je donc le seul lâche sur la terre?
    Sa prise de conscience  de la réalité de la guerre l'oblige à faire un retour sur lui-même, ce qu'il  était avant de connaître la vérité, ce qu'il est à présent. Ainsi s'établit une sorte d'aller-retour entre le passé et le présent, entre le jeune homme naïf et ignorant et celui qui ne l'est plus ou pour reprendre la métaphore de Céline entre  celui qui  est puceau de l’Horreur et celui qui à perdu sa virginité
    Le passé : en quittant la place Clichy;  avant d’entrer vraiment dans la guerre,
    Le présent :  A présent, j'en étais assuré ; A présent, j’étais pris
    Une opposition qui s'appuie sur des verbes précis et antithétiques entre l'ignorance et le savoir .  Dans la passé, en effet,  me douter, prévoir, dans le présent :  j'en étais assuré, je conçus, décidément, je le concevais,
    A remarquer le choix du verbe concevoir dont l'étymologie "prendre entièrement" montre bien l'ampleur de la prise de conscience de Bardamu  et le jeu entre le passé simple  je conçus qui marque le moment précis où Bardamu saisit l'horrible réalité dans son ensemble et l'imparfait je le concevais qui montre ce fait dans sa durée, comme une réalité qui ne le quittera plus
    Bardamu est donc bien un être qui s'interroge , réfléchit, se pose des questions : pensais-je.
    Mais cette lucidité de l'anti-héros s'accompagne du sentiment aigüe de sa solitude :  le seul; Perdu exprimée par l''interrogation désabusée Serais-je donc? par l'antithèse entre seul et deux millions et par l'escalade dans les chiffres Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout?
    Et cette  solitude est associée à l'impuissance. Que peut-il faire seul contre tous? Il est impossible de mettre un terme à l'horreur de la guerre et tout concourt  dans le texte à montrer cette impossibilité d'agir : je m'étais embarqué l'idée d'une barque qui a quitté le bord sans espoir de retourj’étais pris ; pris bien proche par le sens de prisonnier Jamais je n'avais senti plus implacable la sentence des hommes et des choses. Le choix des mots implacable, la sentence évoque un tribunal où l'accusé serait condamné à mort sans appel. Tout  montre qu'il n'a pas le pouvoir, ni la liberté et qu'il va être entraîné contre son gré dans ce cataclysme :nous étions jolis!  c’était arrivé : l'inéluctable s'est accompli. On ne peut plus revenir en arrière ni arrêter la destruction.
    Les angoisses de Bardamu deviennent visionnaires Ça venait des profondeurs comme une remontée des entrailles de la Terre, une préfiguration de l'enfer ou de l'Apocalypse? et l'horreur est telle qu'elle ne peut plus être nommée que par le pronom démonstratif Ça, ce quelque chose d'indéterminé, d'inacceptable, qui désigne le mal absolu.
    Le passage du "je" au "nous"  est signifiant : Si Bardamu est le seul à être conscient et que tous les autres soient fous, par contre tous seront victimes; c'est l'humanité toute entière qui est concernée. La guerre de 14-18, cette hécatombe abominable, plus de dix millions de morts, donne raison à cette affirmation.

    Ainsi s'exprime le pacifisme exacerbé de Céline marqué à jamais dans sa chair et son esprit par la guerre de 1914 dans laquelle il avait été engagé volontaire tout comme Bardamu. Loin d'être un lâche, il a même été décoré à la fin des hostilités. On peut penser que cette expérience de l'horreur explique sa prise de position pendant la seconde guerre mondiale. Il s'est tourné vers le gouvernement de Vichy, de plus il était notoirement antisémite.. Ce qui explique que ce grand écrivain, condamné pour collaboration, n'ait pas été reconnu comme tel et n'occupe pas une place prépondérante dans le patrimoine de la littérature française.
    Comment se fait-il que cet homme pourtant à l'origine tourné vers les autres -  il est médecin  et s'installe dans les quartiers pauvres pour soigner les humbles - en soit arrivé à un tel degré de haine? Je ne connais pas assez sa vie pour pouvoir y répondre. Mais toujours est-il que l'horreur du "meurtre en masse", sa lucidité sur le pouvoir et les hommes en général, aigrit Céline et le conduit au pessimisme, à la misanthropie, au racisme, à la négation de la bonté et la vie, tout ce  que  reflète son style âpre, violent mais efficace et dévastateur.
    Et Voltaire? il n'est pas moins lucide que Céline, il a la même horreur de la guerre  et de toutes les cruautés, il traque le fanatisme, l'intolérance, et tout ce qu'il nomme "l'infâme". Certes, cela le mène à un certain cynisme, un repli sur lui-même, égoïsme? individualisme ou  sagesse ? : "il faut cultiver notre jardin". Mais  sa foi dans le siècle des Lumières et des progrès, son esprit, son humour, le poussent à ne pas abandonner sa lutte pour faire triompher les valeurs des Lumières, ce que traduit son style alerte, vif, spirituel où l'ironie est utilisée comme arme de combat.


    george_brassens.1270315054.jpgCeci me fait penser aux prises de position de George Brassens :  Rien à voir avec Céline et Voltaire? Je n'en suis pas si sûre!
    Chez lui aussi, même refus de la guerre, de la violence, même éloge de la lâcheté au sens où l'entend Céline.





    Quand l'jour de gloire est arrivé
    Comm' tous les autr's étaient crevés
    Moi seul connus le déshonneur
    De n'pas êtr' mort au champ d'honneur
                                                        La mauvaise herbe
    même répulsion pour l'appartenance, la masse :

    Le pluriel ne vaut rien à l'homme et sitôt qu'on
    Est plus de quatre on est une bande de cons.
    Bande à part, sacrebleu ! c'est ma règle et j'y tiens.
    Dans les noms des partants on n'verra pas le mien
    .
    Le Pluriel
    Même refus du fanatisme dans ces vers qui ont été si mal accueillis à la sortie de la chanson :

    Mourrons pour des idées, d'accord, mais de mort lente,
    D'accord, mais de mort lente
    Mourir pour des idées
    Et ces idées, qu'ont-elles fait de l'homme? : un anarchiste bon enfant qui refuse l'embrigadement, les conventions, le pouvoir, mais ne se départit jamais de son humour, de sa tendresse, de sa poésie et de l'amour des autres surtout s'ils sont opprimés.

    Voltaire : Candide
    171050360_small.1270315023.jpgRien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque.
    Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village voisin ; il était en cendres : c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros rendaient les derniers soupirs ; d'autres, à demi brûlées, criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés.
    Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et des héros abares l'avaient traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais Mlle Cunégonde. Ses provisions lui manquèrent quand il fut en Hollande ; mais ayant entendu dire que tout le monde était riche dans ce pays-là, et qu'on y était chrétien, il ne douta pas qu'on ne le traitât aussi bien qu'il l'avait été dans le château de monsieur le baron avant qu'il en eût été chassé pour les beaux yeux de Mlle Cunégonde.

    Voltaire et Céline : le héros est un fou (2)

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    Dans le texte situé ci-dessous, au début du roman de Céline, Le Voyage au bout de la nuit, nous avons vu  comment Céline semblable en cela à Voltaire, s'attachait à nous montrer l'imbécillité de la guerre à travers le point de vue de son  personnage Bardamu, un autre Candide. C'est aussi à la conception traditionnelle du héros qu'il va s'attaquer.
    celine.1270246111.jpgMoi d'abord la campagne, faut que je le dise tout de suite, j'ai jamais pu la sentir, je l'ai toujours trouvée triste, avec ses bourbiers qui n'en finissent pas, ses maisons où les gens n'y sont jamais, et ses chemins qui ne vont nulle part. Mais quand on y ajoute la guerre en plus, c'est à pas y tenir. Le vent s'était levé, brutal, de chaque côté des talus, les peupliers mêlaient leurs rafales de feuilles aux petits bruits secs qui venaient de là-bas sur nous. Ces soldats inconnus nous rataient sans cesse, mais tout en nous entourant de mille morts, on s'en trouvait comme habillés. Je n'osais plus remuer.
    Ce colonel, c'était donc un monstre! A présent, j'en étais assuré, pire qu'un chien, il n'imaginait pas son trépas! Je conçus en même temps qu'il devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves, et puis tout autant sans doute dans l'armée d'en face. Qui savait combien, Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout? Dès lors ma frousse devint panique. Avec des êtres semblables, cette imbécillité infernale pouvait continuer indéfiniment... Pourquoi s'arrêtaient-ils? Jamais je n'avais senti plus implacable la sentence des hommes et des choses.
    Serais-je donc le seul lâche sur la terre? pensais-je. Et avec quel effroi!... Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu'aux cheveux? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflant, tirailleurs, comploteurs, volant,r à genoux creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux! Nous étions jolis! Décidément, je le concevais, je m'étais embarqué dans une croisade apocalyptique.
    On est puceau de l’Horreur comme on l’est de la volupté. Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ? Qui aurait pu prévoir, avant d’entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes ? A présent, j’étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu… Ça venait des profondeurs et c’était arrivé.

                 Le héros  :  un fou

    La conception du Héros telle qu'elle est présentée ici dans le texte de Céline est, en effet, entièrement opposée aux valeurs et à la morale de 14-18  mais aussi de la société de 1932, date de parution du roman. Il y inversion  ici du culte du héros qui est traditionnellement perçu comme un homme courageux qui lutte pour sa  patrie, défendant au péril de sa vie la veuve et l'orphelin, mourant au champ d'honneur pour son  pays.  Céline  le présente à travers une  énumération de termes dépréciatifs  :  fous, vicieux! enragés; c'était donc un monstre! Cette dernière exclamation désigne le colonel qui se promène à la vue des ennemis, s'exposant au tir des mitraillettes sans esquisser un geste pour se mettre à l'abri.  Loin de l'admirer ou de louer son sang froid,  Bardamu le juge  inconscient : il n'imaginait pas son trépas!  C'est qu'un Homme habituellement doué d'imagination, peut prévoir le danger, concevoir  sa propre mort. Il peut se projeter dans l'avenir alors qu'un  animal ne le peut pas : pire qu'un chien, le  colonel est ravalé au niveau le  plus bas. Il est brave parce qu'il est inintelligent!  D'ailleurs Céline  le fera mourir dans la suite du chapitre, le ventre ouvert, le châtiment d'un imbécile, semble indiquer l'écrivain!

    Gromaire : La guerre

    Je conçus en même temps qu'il devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves : Il faut comprendre, bien évidemment le contraire de ce qui est écrit car il s'agit ici d'une antiphrase. braves est, en effet,  bien vite explicité par des termes  qui ne laissent aucun doute sur l'ironie de Céline : des êtres semblables, cette imbécillité infernale...
    L'antiphrase,  procédé cher à Voltaire, agit de même dans Candide :
    Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées
    ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface.
    Quant à l'épithète héroïques, Céline lui fait un sort à deux reprises, la première fois dans l'expression  fous héroïques , un oxymore qui précise la conception du héros par Céline et qu'il faut mettre en relation avec celui de Voltaire : cette boucherie héroïque. La deuxième fois, héroïque est associé à  des épithètes péjoratives la sale âme héroïque et fainéante des hommes. Le terme de fainéante accentue encore le ton dépréciatif, indiquant que les hommes ne font aucun effort de réflexion et  d'imagination pour prendre conscience de l'horreur  et de l'absurdité de  la guerre. Ils ne cherchent pas à se démarquer de l'imbécillité de tous.
    Même vision dans Candide :
    Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village voisin ; il était en cendres : (...)Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés. Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et des héros abares l'avaient traité de même.
    Le ton de Céline se fait de plus en plus âpre, de plus en plus violent. La vision se précise, tourne à l'hallucination : enfermés sur la terre comme dans un cabanon. L'idée de folie  indissoluble de la notion d'héroïsme est donc mise en relief par cette comparaison de la terre avec un cabanon. Notre personnage semble se cogner contre les murs d'une prison invisible mais d'où il ne peut s'échapper. Mais alors que les fous dangereux sont isolés dans un cabanon  pour protéger les autres de leur folie, les fous de  la guerre, eux, sont "enfermés" sur la terre, c'est dire que plus rien ne borne leur folie qui s'étend à l'échelle de la planète, ils peuvent se contaminer les uns les autres, entraînés dans un  carnage sans fin; rien ne pourra les empêcher de la détruire.
    Cette critique violente du héros est  corroborée par les  mots  suivants  déchaînés et armés jusqu'aux cheveux, par les superlatifs, plus enragés que les chiens, par l'hyperbole, cette sorte de surenchère dans les chiffres qui ne semblent plus s'arrêter cent, mille fois plus enragés que mille chiens.  A nouveau donc la comparaison qui démontre que l'homme est inférieur à la bête : ce que les chiens ne font pas.  Suit ensuite une énumération hétéroclite,  un vomissement de mots sans suite et parfois sans sens pour peindre la folie qui s'empare de tous mais qui témoigne aussi de la terreur croissante Bardamu qui semble pris de vertige devant l'ampleur de la catastrophe.
    Une épouvante qui se traduit par des phrases au ryhtme heurté, saccadé, scandé par des verbes ou des adjectifs verbaux de bruit, de mouvement, révélant une vision infernale,  amplifiée par le choc sourd des voyelles nasales qui martèlent les mots :  hurlants, creusant, se défilant, caracolant volant . Ce tableau plein de bruits et de fureur ne semble plus obéir aux lois de la raison, c'est un monde en folie, emporté par un  tourbillon de haine comme le prouve le  désordre de la pensée et de la vision de Bardamu. Un désordre lexical  tout d'abord : avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, en autos,  tirailleurs comploteurs, à genoux On dirait un inventaire à  la Prévert mais qui a pour but de faire basculer le spectateur dans l'Horreur.
    Un désordre grammatical : les groupes nominaux : comploteurs,  tirailleurs,  les compléments déterminatifs,  avec casques... les participes présents : défilant, caracolant adorant... les participes passés : enragés... les adjectifs verbaux :  hurlants..  les  compléments circonstanciels .. se succédant dans  une énumération sans contrôle, un fouillis traduisant la  folie qui s'est emparée des hommes et que rien ne peut arrêter.
    L'énumération et la gradation Allemagne, France et continents,  permettent de voir la  contagion meurtrière qui se répand pour anéantir non seulement les deux  pays belligérants mais toute la planète. Les répétitions de tout (détruire), tout (ce qui respire),  de détruire,  de enragés, le style hyperbolique  avec la gradation dans les chiffres, l'avalanche de superlatifs, le renforcement par  par l'adverbe quantitatif : tellement (plus vicieux), tous ces procédés  d'insistance et d'amplification peignent la Terre emportée par un tourbillon déchaîné, un cataclysme meurtrier.
    Notons aussi les termes dont Céline qualifie cette guerre, une croisade apocalyptique, qui renvoient à un  vocabulaire religieux et rappellent le fanatisme et  l'intolérance des chrétiens cherchant à conquérir par la force la Terre Sainte au nom d'une idéologie, celle du Christ qui se  réclame de l'amour. A nouveau la notion d'absurdité apparaît.  L'Apocalypse est une vision de fin du monde  qui peint bien le désastre de la guerre de 14-18 et qui est à la hauteur du massacre que celle-ci a  déclenché : près de 10 millions de morts.
    Voltaire : Candide
    candide-voltaire1204988429-1.1270246005.jpg Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque.
    Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village voisin ; il était en cendres : c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros rendaient les derniers soupirs ; d'autres, à demi brûlées, criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés.
    Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et des héros abares l'avaient traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais Mlle Cunégonde.





    Voltaire et Céline : La guerre, une imbécillité infernale (1)



     Dans le passage ci-dessous, extrait de Voyage au bout de la nuit, j'ai toujours été frappée par les ressemblances existant entre Voltaire et son Candide et Céline et son Bardamu lorsque ces deux personnages sont précipités au milieu de la folie meurtrière des hommes.
    Ce texte se situe en début du roman lorsque le héros, Ferdinand Bardamu qui s'est engagé sur un coup de tête lors d'un défilé militaire à Paris, se retrouve plongé brutalement dans l'horreur de la première guerre mondiale. Le texte offre à la fois un bon aperçu du style de Céline et aussi l'essentiel de ses idées sur la guerre.
    Moi d'abord la campagne, faut que je le dise tout de suite, j'ai jamais pu la sentir, je l'ai toujours trouvée triste, avec ses bourbiers qui n'en finissent pas, ses maisons où les gens n'y sont jamais, et ses chemins qui ne vont nulle part. Mais quand on y ajoute la guerre en plus, c'est à pas y tenir. Le vent s'était levé, brutal, de chaque côté des talus, les peupliers mêlaient leurs rafales de feuilles aux petits bruits secs qui venaient de là-bas sur nous. Ces soldats inconnus nous rataient sans cesse, mais tout en nous entourant de mille morts, on s'en trouvait comme habillés. Je n'osais plus remuer.
    Ce colonel, c'était donc un monstre! A présent, j'en étais assuré, pire qu'un chien, il n'imaginait pas son trépas! Je conçus en même temps qu'il devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves, et puis tout autant sans doute dans l'armée d'en face. Qui savait combien, Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout? Dès lors ma frousse devint panique. Avec des êtres semblables, cette imbécillité infernale pouvait continuer indéfiniment... Pourquoi s'arrêtaient-ils? Jamais je n'avais senti plus implacable la sentence des hommes et des choses.
    Serais-je donc le seul lâche sur la terre? pensais-je. Et avec quel effroi!... Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu'aux cheveux? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants,en autos, sifflant, tirailleurs, comploteurs, volant,à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux! Nous étions jolis! Décidément, je le concevais, je m'étais embarqué dans une croisade apocalyptique.
    On est puceau de l’Horreur comme on l’est de la volupté. Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ? Qui aurait pu prévoir, avant d’entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes ? A présent, j’étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu… Ça venait des profondeurs et c’était arrivé.
    Voyage au bout de la nuit Louis Ferdinand Céline
    Nous sommes en 1932 lorque paraît ce roman et l'on comprend combien Céline a dû choquer à son époque puisqu'il continue à rebuter plus d'un lecteur de nos jours! Et tout d'abord en s'annonçant radicalement comme antimilitariste et antinationaliste. Dans les textes de Céline et de Voltaire, l'on retrouve la même horreur partagée envers l'inacceptable, le manque de sens de la guerre.  (Voir texte de Candide, à la fin de cet article)

    La guerre, une imbécillité infernale

    Dès le début, Céline  s'attache à nous décrire L'imbécillité infernale de la guerre mais il va le faire d'une manière décalée en adoptant le point de vue de Bardamu qui, arrivant au Front et devant la terrible réalité de la guerre  qu'il n'avait pu jusqu'alors qu'imaginer, s'écrie :
    Moi d'abord la campagne, faut que je le dise tout de suite, j'ai jamais pu la sentir
    Il y a décalage, en effet, entre l'horreur de la guerre et cette déclaration de Bardamu, absurde, qui pourrait prêter à sourire si elle n'était en antithèse avec le spectacle terrifiant qui se déroule devant ses yeux. Cette plainte  dérisoire agit comme une litote  destinée à donner plus de force aux propos de Céline contre la guerre. Bien vite, l'on s'aperçoit que les termes employés pour décrire la campagne pourraient déjà s'appliquer à la guerre par leur connotation péjorative qui introduit les notions d'absence, de vide, de mort, triste, avec ses bourbiers , ses maisons où les gens n'y sont jamais.. et un manque de sens  tragique: et ses chemins qui ne vont nulle part ..
    Bardamu ressemble  par sa naïveté,  à un Candide parti comme bien d'autres la fleur au fusil et déboulant en Enfer.
    Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. (Candide)
    On peut aisément imaginer qui il est, à travers ce texte, un jeune homme issu du peuple comme  le prouve le vocabulaire familier qu'il emploie, l'absence de négation : j'ai jamais pu la sentir, c'est à pas y tenir, l'omission des pronoms : faut que je le dise tout de suite, un tout jeune homme  qui livre ses sentiments bruts et naïfs. Un Candide donc qui ne savait pas ce qu'il faisait en s'enrôlant et qui le découvre avec stupéfaction.  Et le sentiment de terreur incrédule qu'il éprouve alors se traduit dans la syntaxe par une succession de phrases interrogatives : Comment aurais-je pu ...?  Qui aurait pu ...?,  par une série de conditionnels passés qui renvoie à une innocence déflorée (puceau de l’Horreur) par des verbes qui expriment  tous l'ignorance :  me douter,   prévoir
    Une épouvante que l'on ne peut imaginer si on ne l'a pas éprouvée d'où la métaphore  puceau de l’Horreur et la comparaison comme on l’est de la volupté. Il y a donc un première fois pour tout, pour la souffrance comme pour le plaisir, pour la mort comme pour la vie. Notons la majuscule attribuée à l’Horreur comme pour  déifier la Guerre, une divinité carnassière à la Douanier Rousseau qui passerait sur le champ de bataille semant la mort sous son passage.
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    Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes. (Candide)  
    Le style  familier du début contraste ensuite avec le ton recherché quand on passe à la description de la Nature : Le vent s'était levé, brutal, de chaque côté des talus...

    Les éléments de la Nature participent à présent à l'horreur de la guerre. On dirait même que la Nature s'y associe et, par un glissement des mots,  les termes que l'on attend pour décrire la guerre sont employés pour la Nature. Ainsi, le vent personnifié est brutal comme s'il était une préfiguration du combat, les peupliers secoués par le vent déversent des rafales de feuilles  comme le feraient des mitraillettes. Par contre, le fracas des armes ne sont que petits bruits secs comme ceux des  branches d'arbres cassées, presque insignifiants, puisque les soldats ennemis ne savent pas tirer : nous rataient sans cesse. Mais ce verbe minoratif est immédiatement démentie par l'emploi de l'hyperbole, mille morts,  et la comparaison on s'en trouvait comme habillés. Quant à la formule habituelle Ces soldats inconnus employée pour honorer la mémoire des héros disparus à la guerre, elle prend ici un tout autre sens. Le mot inconnus ajoute encore à l'absurdité. Pourquoi tire-t-on sur des gens qui ne vous ont jamais rien fait, que l'on ne connaît même pas?
    Pour Céline-Bardamu, l'absence de sens de la guerre est ce qui est le plus surprenant et le plus révoltant. L'écrivain, en se plaçant du point de vue du personnage, met en relief cet aspect insensé, contre nature du combat: cette imbécillité infernale, tout comme le fait Voltaire avant lui.
    Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes
    le-voyage-phot-du-village-en-falmmes.1269796395.jpgCar la guerre est une  fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu…  la fuite indique qu'il n'y a plus de réflexion,  plus de volonté de la part  de l'individu. Celui-ci, d'ailleurs, disparaît au profit de la masse qui, dans ce qu'elle a de collectif et d'informe, nie toute responsabilité. C'est pourquoi elle mène au  meurtre en commun. Pour Céline  tuer sur un champ de bataille ne saurait être un acte  légitime même s'il est légal. Rien ne saurait le justifier comme le souligne aussi Voltaire avec cette expression ironique :
    c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public.
    vers le feu… .Le feu renvoie à l'image de l'Enfer ainsi que les profondeurs, enfer de la guerre, mais aussi enfer auquel les consciences sont vouées.
    On voit qu'on est loin de la conception traditionnelle de la guerre et l'on comprend que le roman de Céline paru en 1932  ait choqué les mentalités de l'époque car il inverse toutes les valeurs accordées au patriotisme et, nous allons le voir, au héros.

    (Voltaire et Céline: le héros, un fou, un enragé (2 )

    Voltaire : Candide
    Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque.
    Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village voisin ; il était en cendres : c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros rendaient les derniers soupirs ; d'autres, à demi brûlées, criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés.
    Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et des héros abares l'avaient traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais Mlle Cunégonde. Ses provisions lui manquèrent quand il fut en Hollande ; mais ayant entendu dire que tout le monde était riche dans ce pays-là, et qu'on y était chrétien, il ne douta pas qu'on ne le traitât aussi bien qu'il l'avait été dans le château de monsieur le baron avant qu'il en eût été chassé pour les beaux yeux de Mlle Cunégonde.

    vendredi 10 juin 2011

    Ceux que j'aime : Mes écrivains

    J'ai été taguée par Armande, Mango  et Irrégulière. Trois bonnes raisons pour jouer le jeu! Il s'agit d'écrire le nom de quinze écrivains qui comptent pour moi sans réfléchir, en laissant courir mon crayon. Ce que j'ai fait. Je me suis arrêtée non parce que j'avais terminé mais parce que je me suis dit que j'avais peut-être dépassé le nombre prescrit!  Effectivement, j'en étais à trente cinq! Il m'a donc fallu élaguer ma liste (au lieu de la compléter). Quelle torture car, enfin, il est hors de question que j'abandonne mes classiques, ceux qui  accompagnent toute ma vie mais il y aussi les contemporains et puis il y les romanciers, les poètes, les dramaturges et... D'accord, d'accord, il faut choisir! Alors voilà!

    Michel de Montaigne : Pourquoi? parce que c'était lui, parce que c'était moi ... et parce qu'il porte, comme chaque homme, la forme entière de l'humaine condition.
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    Molière : parce que sous le comique, le tragique, parce que sous le rire, l'Homme!
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    Voltaire : parce qu'il est intolérant envers l'intolérance
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    Marivaux : parce qu'il faut être trop bon pour l'être assez!
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    Stendhal : parce que Julien Sorel et tous ceux qui comme lui, aujourd'hui, hier, demain, subissent le mépris au quotidien.
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    Emile Zola : parce que J'accuse! les violences faites aux faibles, aux modestes, aux démunis parce que j'accuse l'exploitation de l'homme, le racisme, l'antisémistisme...
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    William Shakespeare: parce que la vie n'est qu'une ombre qui passe un pauvre artiste qui s'agite et se pavane sur la scène, puis que l'on n'entend plus...
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    Thomas Hardy : parce que Le retour au pays natal, Loin de la foule déchaînée, parce que Tess, parce que Jude, parce que les damnés de la terre, la femme et l'ouvrier.
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    Jane Austen : parce que l'humour fait rire de l'ennui, de la tristesse, de la pauvreté,  bref! de la médiocrité,  parce que sous l'apparente légèreté, la gravité.
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    Steinbeck : parce que Tendre jeudi et Les raisins de la colère, parce que la tendresse avec les humbles et l'humour qui illumine tout.
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    John  Irving : parce que Garp et Owen, parce que la musique triste et angoissante de la vie
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    Joyce carol Oates : parce que la force  intérieure de ses personnages, la violence de la dénonciation de ceux qui détiennent l'argent donc le pouvoir.
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    Javier Cercas:  parce que il sait parler de ces moments inconcevables lors desquels la civilisation tout entière dépend d’un seul homme.
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    George Semprun : parce que dans les camps de la Mort, l'Esprit a continué à lutter et parce que l'on trouve des raisons de vivre au milieu de la noirceur.
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    Chadorrt Djavan : pour sa dénonciation des violences faites aux femmes.
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    Gérard de Nerval parce que  mon luth constellé porte le soleil noir de la mélancolie.. et parce que Aurélia et Les Filles du feu
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    Guillaume Apollinaire :  parce que  un soir de demi-brume à Londres...
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    Jules Supervielle :  parce que La petite fille de la haute mer et parce que la terre est une quenouille que filent la lune et le soleil...
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    René Char : parce que Ne t'attarde pas à l'ornière des résultats
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    George Brassens parce que la richesse de la langue, le jeu sur les mots, la beauté et l'originalité des images, la nostalgie, l'humour, la tendresse.
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    et puis tous les écrivains bien-aimés que je n'ai pu citer ou ceux que je suis en train de découvrir en espérant qu'ils deviendront aussi grands pour moi que ceux qui figurent déjà dans mon panthéon littéraire.


    Montaigne: Le philosophe sur les deux tours de Notre-Dame



    Dans le chapitre de l'Apologie de Raymond de Sebond, Michel de Montaigne décrit la faiblesse de l'homme qui dans son outrecuidance croit être maître du monde alors qu'il est dominé par ses sens, précieux intermédiaires entre le monde et lui mais certainement insuffisants pour lui permettre de porter un jugement valable sur ce qui l'entoure.
    Quant à l'erreur et l'incertitude de l'opération des sens, chacun peut s'en fournir autant d'exemples qu'il lui plaira, tant les fautes et les tromperies qu'ils nous font sont ordinaires.
    Une idée philosophique qui n'est pas nouvelle même à l'époque de Montaigne et qui a fait et fait toujours l'objet d'un débat à la fois scientifique et philososophique. De plus, Montaigne dénonce aussi l'insuffisance du nombre de nos sens.
    "Nous avons formé une vérité par la consultation et concurrence de nos cinq sens; mais à l'aventure fallait-il l'accord de huit ou de dix sens et leur contribution pour l'apercevoir certainement et en son essence."
    Il aborde ici l'idée qui est restée même de nos jours sous forme d'hypothèse -puisqu'il semble que nous ne puissions aller plus loin dans nos connaissances- que l'homme n'exploite, faute de savoir le faire, qu'une infime partie de ses possibilités.
    La piperie des sens autrement dit le fait que l'homme soit trompé, abusé par ces sens, Montaigne nous en donne de nombreux exemples toujours illustrés concrètement et de manière vivante. J'ai retenu ce passage.
    Qu'on loge un philosophe dans une cage de menus filets de fer clairsemés, qui soit suspendue au haut des tours de Notre-Dame de Paris, il verra par raison évidente qu'il est impossible qu'il en tombe, et si, ne se saurait regarder (s'il n'a accoutumé le métier des recouvreurs) que la vue de cette hauteur extrême ne l'épouvante et ne le transisse. (...) Qu'on jette une poutre entre ces deux tours, d'une grosseur telle qu'il nous la faut à nous promener dessus : il n'y a sagesse philosophique de si grande fermeté qui puisse nous donner courage d'y marcher comme nous le ferions si elle était à terre .
    Plus encore que la vue ce que Montaigne dénonce ici, c'est l'imagination, la mauvaise imagination, "la folle du logis", toute puissante, celle qui nous tourmente inutilement, nous fait souffrir en nous faisant voir des choses qui n'existent pas, en nous projetant dans les affres de l'avenir :
    Le sang-froid de certains devant la mort vient d'un manque d'imagination, ils meurent mieux parce qu'ils ne meurent pas avant dit Pradines
    L'imagination vécue comme une faiblesse, une torture de l'esprit. Oui, mais..
    Lors de mes voyages à Paris, quand je passe devant Notre-Dame, je ne manque jamais de lever les yeux vers les tours de la cathédrale. Ce que j'y vois? Un petit bonhomme  vêtu de noir, un peu chauve, la fraise autour du cou, avançant, les bras en balancier, sur la poutre du philosophe tendue au-dessus de l'abîme. Un petit bonhomme pas fier de lui qui chancelle. Passera, passera pas? La question reste entre lui et moi car personne d'autre ne le remarque. Et là, je pense à l'imagination, la bonne, la créatrice, celle qui est à l'origine de la littérature, de l'oeuvre d'art, celle qui met de la fantaisie et de la joie dans notre vie et je le laisse là, le philosophe, sur sa poutre jusqu'à la prochaine fois.

    La sagesse de Montaigne




    Comme la sagesse de Montaigne nous paraît simple, banale, voire peu héroïque. Nous nous imaginons qu'elle  est aisée à mettre en pratique. Et pourtant! Essayez un peu et vous verrez! Ne vivrions-nous pas plus heureux si nous parvenions à la faire nôtre.

    Il n'est rien de si beau et de si légitime que de bien faire l'homme et dûment, ni science plus ardue que de bien et naturellement savoir vivre sa vie. (Livre III chapitre 13)

    "Je n'ai rien fait aujourd'hui?" Quoi, n'avez-vous pas vécu? C'est non seulement la fondamentale mais la plus illustre de vos occupations. (Livre III chapitre 13)

    Je n'ai eu besoin que de la suffisance de me contenter qui est pourtant un règlement d'âme, à bien le prendre, également difficile en toute sorte de condition. (Livre II chapitre 17)

    Sur une idée de Chiffonnette