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vendredi 10 juin 2022

Paris : Exposition, Machu Pichu et les trésors du Pérou (1)

Exposition Machu Pichu : trousseau funéraire impérial en or d'un chef Chimu (1100-1470)
 

Quelle magnifique exposition que celle qui a lieu jusqu’au 4 septembre 2022, au Palais de Chaillot, place du Trocadero, sur les civilisations précolombiennes.  Si vous avez la chance d’être à Paris, surtout ne la ratez pas !  C’est un vrai bonheur !
Machu Pichu et les trésors du Pérou présente 3000 ans d’histoire jusqu'à l'Empire Inca et l’exposition est d’une richesse incroyable, plus de 190 pièces ( ils ont dû dévaliser les musées péruviens et en particulier le musée Larco de Lima! ).

 

Coiffe frontale avec félin et condor Culture Mochica (100 à 800 apr. JC) Musée Larco Lima

Ces artefacts témoignent des cultures pré-incas, Chavin, Paracas, Nazca, Mochica, Huari, Chimu, Lambayeque…  jusqu'à l'apparition des Incas dont le premier souverain, Manco Capac, fonde Cuzco en 1200. La civilisation inca s’implante alors solidement dans la vallée de Cuzco mais ce n’est qu’au début du XV siècle que s’affirme la volonté d’expansion, la  conquête des territoires, la montée en puissance d’un immense empire qui ne cesse de s’étendre en intégrant les autres peuples, en  construisant des villes, palais, temples, voies de communication, en organisant une administration rigoureuse et une société très hiérarchisée. La ville sacrée de Machu Pichu est érigée vers 1450 sous le règne de l’Inca Pachacuti, sur les hauteurs vertigineuses de la cordillère des Andes, à 2438 m d’altitude.…   

La conquête espagnole en 1493 mettre fin à cette brillante civilisation dès le début du XVI siècle..

 

 La scénographie

 
Exposition Machu Pichu Paris 2022
  
 Visiter cette exposition réserve bien des surprises et des plaisirs ! 


La scénographie d’abord ! Elle nous fait pénétrer par des portes en arcs outrepassés dans une atmosphère de clair-obscur qui met en valeur les ors des armures et des bijoux, les vases, coupes, statuettes, masques, dans leurs vitrines délicatement éclairées, le tout baigné dans des lumières feutrées, mystérieuses. 

Video sur le rituel du sacrifice humain et coupe sacrificielle

 Des projections sur les murs, des vidéos, des dessins, viennent appuyer les explications d’une manière imagée, vivante, didactique et ludique à la fois, en particulier quand il s’agit de raconter l’histoire du héros Ai Apaec dans le style  de la BD ou du dessin animé. Je pense aux enfants qui sont introduits dans cet univers si éloigné de nous dans le temps mais rendu ainsi accessible pour eux!
 

Combat de Ai Apaec avec le crabe

 La perfection des objets exposés

 


 Cette boucle d'oreille attribut d'un chef puissant est un objet funéraire orné de l'oiseau-guerrier. Elle est en or, turquoise, nacre, coquillage : culture Mochica  (100_800 apr.JC) 
 
Et puis il y a la découverte d’une civilisation qui a atteint un niveau - artisanal - travail de la céramique, travail du textile, orfèvrerie, travail de l’or et de l’argent, - extrêmement élevé, artefacts d’une grande perfection, d’autant plus riches et divers qu’ils sont le produit de cultures qui se sont succédé pendant 3000 ans ! J’ai admiré la beauté des objets exposés, leurs formes extraordinaires, l’imagination qui y préside, les histoires qu’ils nous racontent.





Perfection de cette cruche en céramique ornée de dessins figurant des vagues. C'est un objet funéraire qui contenait de l'eau ou autres liquides activant le camaquen, force vitale qui anime tout et permet au défunt de continuer à vivre dans le monde d'en bas : culture mochica (100-800 Apr. JC))


 vêtements funéraires : tunique et jupe Culture Lambayeque

Ces vêtements funéraires dont étaient revêtues les momies péruviennes sont composés d'une tunique  appelée Inku et d'une jupe. Les matériaux utilisés sont le coton et de la laine teints avec des pigments naturels issus de plantes ou d'insectes et mêlés à des fibres animales d'alpaga et de vigogne. Culture lambayesque (700-1300 Apr. JC).


Tissage (détail)



Les motifs sont en forme de vague  et indiquent que l'ancêtre va être emporté dans le monde d'en bas, sous l'océan.

Dans une galerie sont exposées les parures funéraires de dix seigneurs pré-incas. C'est une découverte éblouissante tellement, dans la semi-pénombre, l'or et l'argent rutilent mais aussi parce qu'en les observant de près, les détails se révèlent pleins d'originalité, témoignant d'un grand savoir-faire. On y voit l'importance de la nature, inspiration végétale ou animale, qui sert de modèle à l'orfèvre pour concevoir la parure des grands chefs disparus.

Parure funéraire : coiffe , boucles d'oreilles, nariguera, plastron et collier
 
La coiffe frontale est à visage humain encadré de félins rampants. Le nariguera, ornement du nez, signalait le pouvoir divin de celui qui le portait.








 

 
 
Le plastron est composée de motifs d'or en forme de graines de courge. Le collier est orné de grenouilles aux yeux de turquoise.

Collier (détail) culture mochica

 
 
 
Couronne, boucles en porphyre noir Culture Chavin (1250 -1 Av. JC)
 
Cette parure appartenait à un seigneur de la civilisation Chavin (1250 -1 Av. JC) et les boucles en porphyre sont caractéristiques de la culture cupisnique (1250_100 av. JC) qui est une culture régionale Chavin.
 
 
 
Parure funéraire (culture mochica)

 

Collier de perle à têtes de félins.

boucles d'oreilles à bossettes

Des civilisations différentes mais avec une cosmovision commune


Céramique  : Hibou Exposition Machu Pichu Paris
 

Enfin, bien sûr, il y a tout ce que nous apprenons sur les civilisations qui nous sont présentées par thèmes : la religion, la sexualité, la procréation, les rituels de la chasse et des combats, les sacrifices humains ou animaux, la politique, la société érigée en pyramide, les arts, et aussi le mythe du héros Ai Apaec, venu de la culture mochica, dont le voyage dans le monde des morts n’est pas sans rappeler celui d’Orphée ou d’Ulysse.
Si toutes ces civilisations présentent des différences et une originalité les unes par rapport aux autres, elles ont pourtant une commune manière d’appréhender l’Univers dans une interconnexion de trois mondes : Pachamama, est la terre nourricière, divinité respectée, principe de vie et du temps présent, avec ses terres, ses pierres, ses montagnes, ses animaux prédateurs, félins, jaguar ou puma. Elle  anime un Monde nommé Kay Pacha. Hanan Pacha est le domaine du Soleil, de la Lune et des oiseaux. Uku Pacha est l’empire souterrain de l’océan, le monde des ancêtres et de la mort.

La symbolique des animaux
 
Les oiseaux : le colibri

 

Les animaux y jouent un rôle symbolique. Les oiseaux représentent le monde du Soleil et de la Lune et par là ils sont proches des Dieux. Le hibou chasse la nuit, le cormoran plonge dans les eaux profonds pour pêcher. Ils peuvent être en communication avec le dieux et relier les mondes.


Céramique en forme d'oiseau : cormorans

 Le félin, jaguar et Puma, symbolisent le royaume de Pachamama, la Déesse-Terre. Ce sont des prédateurs qui inspirent la crainte.

 

Bouteille à anse-étrier : Félin

Le serpent est l’animal symbolique du Uku Pacha, le monde des profondeurs.


Vase serpent


 Les rituels de chasse et les rituels sacrificiels

Céramique de la Rebellion des objets

Cette céramique raconte le mythe mochica de la Rébellion des objets sous les commandements du Dieu Hibou et de la Déesse Lune, des objets inanimés prennent vie et capturent des guerriers humains. Dans la partie supérieure du récipient, parures et armes côtoient deux divinités qui symbolisent la "nouvelle peau des guerriers" qui se transforment en ancêtres après le rituel sacrificiel.


Les objets se rebellent et s'animent

Au cours des chasses  auxquelles seuls les personnages haut placés pouvaient participer, on  recueillait le sang des animaux pour l'offrir au Dieux.

Cerf attendant le sacrifice

 

Il y avait aussi des sacrifices humains car dans la culture mochica la vie ne peut continuer qu'à travers la mort. Les prisonniers vaincus étaient conduits au temple et le prêtre offrait leur sang aux Dieux qui en échange maintenait l'ordre naturel, le cycle des saisons, éviter les inondations ou les sècheresses extrêmes. Mourir ainsi était un acte glorieux car les guerrier sacrifiés contribuaient à l'apaisement de la Nature et au bon fonctionnement des cycles de vie dont la mort fait partie. C'est ainsi que le sacrifice humain chez les incas ne se pratiquaient pas aussi fréquemment que chez les Mayas et les Aztèques mais seulement en temps de crise.

Les céramiques pré-incas extrêmement bien conservées  racontent, peintes sur toute leur face, les détails du combat rituel.

Le combat : le vaincu tiré par les cheveux

Celle ci-dessous présente la cérémonie du sacrifice et la présentation de la coupe (culture mochica 100_800 apr. JC). Les archéologues disent que c'est leur pierre de Rosette pour connaître la culture de ce peuple.

Céramique à anse étrier de la cérémonie du Sacrifice

Le sacrifice  était suivi d'une grande célébration  qui avait lieu qui avait lieu avec musique, danse et  boisson, la chicha.

 

Musicien jouant de la flûte andine (Quena) culture mochica


Céramique tambour chaman (culture nazca (100_600 apr.JC)


 Bon, vous avez compris que j'ai adoré cette exposition. Aussi, je ne m'arrêterai pas là. Je vous présenterai bientôt le mythe du héros Ai Apaec à travers les oeuvres qui représentent son voyage au pays des Ancêtres.

Paris Exposition, Machu Pichu et les trésors du Pérou (2) Le mythe de Ai Apaec

 

Machu Picchu et les trésors du Pérou


Cité de l'architecture et du patrimoine


Palais de Chaillot, 1 place du Trocadéro, 75116 Paris


Tous les jours de 10h à 19h


Tarifs : semaine 22 €, week-end et jours fériés 24 € 

(18 € et 20 € pour les enfants)


15€ supplémentaire  pour le voyage virtuel

Du 16 avril au 4 septembre 2022
 

mercredi 8 juin 2022

Anthony Trollope : Le domaine de Belton


Le domaine Belton : le récit

Clara Amedroz est la fille du propriétaire du château de Belton, Bernard Amadroz. Ce dernier vient de perdre son fils qui s’est suicidé après avoir ruiné son père par une vie dissolue. A la mort du vieillard, le domaine doit donc revenir à un cousin Will Belton, qui gère sa propre propriété avec profits, sans hésiter à participer lui-même aux travaux des champs. Un paysan ?  Ce dernier tombe amoureux de la jeune fille et veut l’épouser mais elle lui préfère le capitaine Frederic Aylmer, membre du parlement, beaucoup plus raffiné et cultivé. Fiancée au capitaine, elle s’aperçoit bien vite qu’on la reçoit dans cette noble famille sans enthousiasme car elle n’a pas de dot et son futur mari se montre assez froid avec elle. Elle comprend aussi que sa  future belle-mère exigera d’elle une obéissance absolue. Clara se révolte… 

 Encore un roman sur l'émancipation féminine

Même s’il paraît léger et rapide à priori, ce roman n’en est pas moins une lecture agréable et finalement pleine d’intérêt,  qui permet la découverte des moeurs de l’époque et présente une analyse des personnages toujours aussi fine.
Et tant pis si Henry James a jugé ce livre sévèrement ! Si l’on creuse un peu, l’on s’aperçoit que Anthony Trollope est très en avance sur le thème de l’émancipation de la femme. Clara est capable de tenir tête à son fiancé Frederic Aylmer et surtout à la mère de celui-ci qui prétend régenter la vie de sa future bru. Quant à Frederic, snob et rigide, il est partagé entre son amour (tiède) pour Clara et son désir d’épouser une femme fortunée. 

Lady Almey, orgueilleuse, pleine de morgue et formaliste, critique souvent Clara et condamne, en particulier, l’amitié de Clara pour une femme qu’elle juge immorale et infréquentable. Or cette femme Mistress Askerston a été mariée avec un homme qui la maltraitait. Elle s’est séparée de lui et a vécu avec le colonel Askerton avant de l’épouser à la mort de son premier mari. Un scandale ! Elle est donc perdue de réputation, ne peut être reçue dans le voisinage et n’a pour seule amie que Clara. Celle-ci lui reste fidèle malgré les interdits de lady Aylmer. C’est un preuve d’amitié et de solidarité. L’histoire parallèle et apparemment secondaire de Mistress Askerton me paraît tenir une place primordiale dans la roman. Il faut se replacer dans l’époque pour comprendre  le courage qu’il fallait à Clara pour prendre cette décision qui met à mal ses espoirs de mariage et risque de la compromettre elle aussi.
Encore donc un roman « féministe » avant la lettre même si Trollope a lui-même des préjugés sur ce que doit être la femme parfaite, capable «  de se laisser guider avec douceur et fermeté » par son mari  à condition qu’il soit « le meilleur des maris »!!

Humour et dérision

L’écrivain manie l’humour et la dérision (tendre) envers ses personnages, Will et Clara qu’il aime bien ! Il les observe avec indulgence comme un père ses enfants ! Il intervient dans l’action, s’adressant aux lecteurs, les faisant juges des maladresses de l’un (Will Belton, sympathique, généreux, dévoué, mais un peu rustaud et irréfléchi) et de l’aveuglement de l’autre (Clara ne sait pas discerner ses véritables sentiments et se révèle pleine de contradictions ). Le lecteur est ainsi complice de l’auteur et s’amuse avec lui de l’imbroglio amoureux, tout en sachant que cette situation traitée avec humour pourrait être tragique pour cette jeune fille sans fortune. Les femmes de cette classe sociale n’ont pour avenir que le mariage et elles n’ont pas toujours le choix.  Pour avoir droit au bonheur, à la liberté de ses sentiments mais aussi de la pensée, il faut que Clara sache résister à la pression sociale, aux conventions, à la peur de la précarité. Il lui faut donc beaucoup de caractère, de volonté, d’intelligence et de lucidité pour repousser les préjugés de son époque et pour s’en sortir. Le statut de la femme n’est donc pas très enviable à l’époque victorienne.

Clara est un personnage attachant, on aime sa révolte et on est reconnaissant à Trollope de l'avoir créée et d'amener à une réflexion sur la femme !  Will Belton, malgré la maladresse de ses manières, se révèle un noble caractère.

L'écrivain a préféré traité l'histoire comme une comédie. Tout est bien qui finit bien pour eux mais... pas dans le meilleur des Mondes !

Voici trois autres romans de Trollope déjà commentés dans mon blog  :
 

Miss Mackenzie

John Bull sur le Guadalquivir

Phineas Finn

lundi 6 juin 2022

Anthony Trollope : Le cousin Henry

 

J’ai lu trois livres en suivant de Anthony Trollope (1815-1882), écrivain célèbre et prolixe de l’Angleterre victorienne : Le cousin Henry, Le domaine Belton,  Les Beltram.

Les deux premières romans sont assez courts et le second, en particulier, peut paraître léger au niveau de l’histoire qui est assez simple et même convenue dans la mesure où l’on sait que cela finira par un mariage. Une histoire d’amour donc ! Mais ce qui ne l’est pas, c’est la finesse de l’analyse psychologique et la connaissance des êtres humains que l’écrivain décrit d’une manière subtile, description qui est faite souvent avec humour, parfois en satiriste voire en moraliste, et toujours avec un sens du détail et de la précision.  

Le cousin Henry et Le domaine  Belton ont ceci en commun :  ils ont pour sujet la loi alors appliquée en Angleterre, qui privait les femmes de leur droit à l’héritage. Dans la plupart des cas, la fortune et la propriété terrienne devaient revenir à un héritier mâle, le fils aîné. D’autre part, la propriété transmise par entail (fee tail), en l’absence d’héritier direct, était transmise à un neveu, un cousin qui portait le nom, fût-il éloigné dans la descendance.

Cette loi datait du moyen-âge et ne fut abrogée en Angleterre qu’en 1925. Il faut reconnaître qu’elle était profondément injuste et jetait les femmes, épouses ou filles, dans la misère ou dans la dépendance de l’héritier. Elle a été largement critiquée et utilisée comme moteur du récit dans les romans de l’époque : Jane Austen dans Orgueil et préjugé, Persuasion et aussi Raison et sentiment où le frère aîné hérite.
Le troisième roman Les Beltram, beaucoup plus touffu, est un étonnant mélange de genres et présente nombre de thèmes variés.

Le cousin Henry

Anthony Trollope

 Le récit

Indifer Jones, propriétaire de Llanfeare, a recueilli sa nièce Isabel Borderick après la mort de sa mère lorsque le père de la jeune fille se remarie. Indifer Jones, alors âgé et malade, aime tendrement sa nièce et réciproquement. Tout son entourage pense qu’elle sera son héritière. Mais le vieillard rédige un autre testament en faveur de son neveu Henry Jones qu’il n’aime pas mais qui porte son nom. Il souhaite, en contrepartie que Henry épouse Isabel mais celle-ci refuse catégoriquement. Elle n’aime pas Henry, le méprise et, de plus, elle est amoureuse de William Owen, chanoine sans fortune, qui l’a demandée en mariage mais dont elle a refusé la proposition selon le désir de son oncle. Peut-être maintenant qu’elle est libre d’agir à sa guise pourrait-elle l’accepter s’il renouvelait sa proposition ?
Pourtant, juste avant de mourir, dans l’urgence, Indifer Jones rédige un autre testament en faveur de sa nièce en prenant ses domestiques comme témoins. Mais, après sa mort, l’acte demeure introuvable. Henry est le premier soupçonné de l’avoir fait disparaître…

Une analyse psychologique fouillée

Il n’y a pas de bons ou de méchants, il n’y a pas des personnages blancs ou noirs, dans ce roman car Trollope préfère peindre les zones de gris ! Et c’est pourquoi, l’on ne peut, comme dans d’autres oeuvres, s’attacher à l’un ou à l’autre, l’admirer ou l’aimer complètement. Mais ils sont tous intéressants, oui, car ils nous montrent la nature humaine.

Prenons Indifer Jones : c’est un homme affectueux, bon avec tous ceux qui dépendent de lui, fermiers, domestiques, à qui il s’intéresse sincèrement mais c’est un conformiste, prisonnier des convenances. Il se sent obligé d’obéir à la tradition qui veut que ce soit un héritier mâle portant son nom qui hérite. Il est profondément malheureux de déshériter sa nièce bien-aimée alors que rien ne l’y oblige, l’entail ne semble pas s’appliquer à la propriété. Son indécision, ses revirements, ses préjugés, en font un vieillard geignard et irritable, parfois pénible à vivre.

Ainsi Isabel Borderick : c’est une jeune femme de caractère, indépendante, courageuse, ayant un grand sens de la justice. On peut dire qu’elle est la porte-parole de la cause féminine, dont l’écrivain se fait volontiers le défenseur. Elle refuse la soumission, refuse d’être une monnaie d’échange, une marchandise. Elle veut se marier par amour, non par intérêt. C’est ce qu’elle répond à  son oncle qui lui demande d’épouser son cousin.

"Je me ferais honte à moi-même si j’allais à l’autel avec lui. Renoncez à cette idée, oncle Indefer, enlevez-la de votre esprit comme une chimère qu’elle est. C’est la seule chose que je ne puisse ni ne veuille faire, même pour vous. C’est la seule chose que vous ne devriez pas me demander. Disposez de la propriété comme il vous plaît, comme vous le croyez bon.

– Mais cela ne me plaît pas de faire ce que vous dites.
– Comme votre conscience vous l’ordonne, alors. Quant à ma personne, la seule petite chose que je possède au monde, j’en disposerai selon mon goût et selon ma conscience. "

On voit qu’elle a une parole ferme et hardie pour une femme de son époque, ce qui ne l’empêche pas de céder, elle aussi, aux préjugés de son siècle. Ainsi, elle refuse la demande en mariage de William Owen parce quelle se croit héritière du domaine et sait que son oncle ne permettra pas un mariage avec un homme sans fortune. Elle est d’autre part très entière, ce qui la pousse au mépris voire à la cruauté envers son cousin. Mais elle est capable de reconnaître ses torts et de présenter des excuses même si celles-ci sont faites avec effort.
D’autre part, elle ne se plaint pas lorsqu’elle est déshéritée, refusant de critiquer son oncle et paraît renoncer avec altruisme à l’héritage. Mais l’on voit que c’est une pose orgueilleuse et qu’elle joue volontiers, pour elle-même, ce rôle d’héroïne désintéressée et stoïque. Cependant, lorsqu’elle a connaissance du dernier testament en sa faveur, elle ne peut cacher sa joie et entre en fureur contre son cousin qu’elle accuse sans preuve de l’avoir détruit. Le personnage n’est donc pas entièrement sympathique mais il est humain avec ses zones de clarté et d’ombre.

Et parlons maintenant du cousin Henry ! J’ai fini par le plaindre ! Non seulement il s’attire le mépris de sa cousine et l’inimitié de son oncle mais aussi de tous les habitants du domaine sans vraiment l’avoir mérité. Si ce n’est qu’il a été fait héritier sans l’avoir demandé mais à sa plus grande satisfaction. C’est un être falot, sans envergure, timide, assez terne, mais pas méchant. Pour réparer l’injustice, il demande sa cousine en mariage et est refusé avec hauteur. Il a agi avec légèreté dans sa jeunesse mais il s’est rangé et travaille honnêtement. Somme toute un individu dans la moyenne par rapport au reste de l’humanité. 

Mais là où le personnage devient le plus intéressant, c’est quand il est placé devant un dilemme (habileté de l’écrivain) dans la seconde partie du roman, celui d’un combat entre le Bien et le Mal. Henry a le choix entre être riche ou pauvre, entre être honnête ou malhonnête, juste ou injuste. L’écrivain étudie avec minutie les hésitations du personnage, ses remords, ses angoisses mais aussi sa veulerie. Il est incapable d’assumer le mal mais trop lâche pour choisir le bien. La seconde partie montre comment le sentiment de culpabilité peut anéantir un homme, l’amener à se trahir; comment la peur du châtiment terrestre mais aussi divin pèse plus dans la balance que le sens de l’honneur et de l’équité. L’écrivain décrit avec brio le caractère obsessionnel des tourments de Henry.

On peut trouver le récit de prime abord un peu conventionnel puisque certains thèmes sont récurrents d'un roman à l'autre mais il correspond à la réalité de l’époque et permet de présenter, à travers la société de cette seconde moitié du XIX siècle, les mentalités, la condition féminine et les rapports du propriétaire terrien avec ses subordonnés. Les classes populaires sont, en effet, bien représentées ici. Une belle place est réservée, en particulier, au fermier Griffiths, épris de justice, qui prend la défense de Henry.
Mais ce qui donne l’étoffe au roman, c’est bien l’analyse psychologique servie par un style tout en nuances qui offre au lecteur une gamme de personnages vrais. Par leurs faiblesses, leurs travers mais aussi leurs beaux sentiments,  ceux-ci sont les représentants de l’espèce humaine et cela d’une manière universelle, au-delà des différences de moeurs et de mentalité.


 

dimanche 29 mai 2022

Jamie McLaughin : Dans la gueule de l’ours


Pour se faire oublier d'un puissant cartel de drogue mexicain qu'il a trahi, Rice Moore trouve refuge dans une réserve des Appalaches au fin fond de la Virginie, où il est employé comme garde forestier par un riche propriétaire qui lui demande d’assurer la sauvegarde des ours trop souvent décimés par les chasseurs.
Mais la découverte de la carcasse d'un ours abattu vient chambouler son quotidien : s'agit-il d'un acte isolé ou d'un braconnage organisé ? L'affaire prend une tout autre tournure quand d'autres ours sont retrouvés morts. Rice décide de faire équipe avec Sara Birkeland, une scientifique qui a occupé le poste de garde avant lui; Ensemble ils mettent au point un plan pour piéger les coupables. Un plan qui risque bien d’exposer le passé de Rice.
(quatrième de couverture)

Dans la gueule de l’ours, premier roman de Jamie McLaughin, a  obtenu le prix du roman policier en 2020. L’intrigue policière se déploie sur deux plans : d’une part, Rice Moore devra affronter les tueurs d’ours, chasseurs en colère, qui passent outre la loi mais aussi des gangs violents qui ont intérêt à tuer les ours. On apprendra pourquoi. Mais il devra aussi faire face aux trafiquants de drogue qui ne lui pardonnent pas sa trahison et finiront par le retrouver et là, ce sera encore une épreuve supplémentaire et pas des moindres ! Heureusement pour lui, Rice Moore est un dur à cuire, il sait se battre, et sait tirer. Bref ! ce n’est pas un enfant de choeur et il ne reculera pas !

L’aspect policier est intéressant non seulement par les péripéties qu’il nous fait vivre mais aussi parce que l’écrivain nous amène dans ce coin de terre reculé, à la réserve de Turk Mountain, dans les montagnes  de la Virginie, où les autochtones sont plutôt primaires, rébarbatifs voire racistes et violents. L'enquête menée par Rice Moore nous tient en haleine.

Quant au personnage, il est autre chose qu’un trafiquant primaire et brutal et c’est en ce sens qu’il nous apparaît comme intéressant.

Rice Moore a fait des études scientifiques qu’il n’a pu terminer et s’est fourvoyé dans un trafic de drogue pour suivre Apryl, la femme qu’il aime mais il risque tout pour se dégager de ce milieu.
C’est en scientifique, en écologiste, qu’il nous amène dans la forêt à la découverte d’essences variées, d’oiseaux et autres animaux qu’il reconnaît, nomme et décrit pour établir des preuves de leur présence et de leur nombre. Mais il nous fait aussi pénétrer dans ce monde sauvage en poète, en esthète, nous en faisant goûter la majesté, le silence et la beauté. C’est en gardien de la Nature qu’il agit, protégeant les ours, en accord avec la vie animale, assisté par une autre mordue, tout aussi folle que lui, Sara Birkeland qui revient après avoir été chassée de la réserve.

 Tenue de camouflage : Ghilie

Autre que policier, donc, ce roman de Nature writing montre le personnage s’enfonçant dans la forêt, gagné par la solitude, cherchant à communier avec la nature et ne faire qu’un avec elle. Enfermé dans sa tenue de camouflage, dans sa tenue de Ghillie, il devient végétal et bête, se fond au point de perdre sa propre identité, sombre dans une sorte de folie inspirée, presque chamanique, et vit des aventures qui échappent au rationalisme. Certains passages du livre qui décrivent cette aventure spirituelle tournent  au  fantastique et  se révèlent d’une étrangeté onirique. C’est fascinant ! (Prix Allan Poe en 2019)

" Il tenta  d'entrer en contact avec les oiseaux, s'en approcha en imagination. Il eut l'impression de demander la permission de se joindre à eux. La mésange à l'oeil vif bondit soudain et un petit scarabée noir fut dans son bec, les pattes s'agitant, l'exosquelette craquant, un goût huileux. Boire un peu de rosée à une goutte suspendue au bout d'un brin d'herbe. Lorsque les oiseaux s'envolèrent de la falaise, Rice s'envola avec eux, défiant tout bon sens, il nagea à travers l'air invisible, un moment de vertige quand tout en bas la rivière scintilla au soleil, la cime des arbres, les nuages dans le ciel infini, puis un temps d'arrêt pour reprendre ses esprits - une syncope musicale, un battement de coeur en moins, une longue goulée d'air dans les poumons - et une immense valve cosmique s'ouvrit, la vision de la gorge explosa dans son esprit, toute la gorge à la fois, toutes les couleurs, de l'infrarouge à l'ultraviolet, tout était vivant, des millions de voix parlaient en une fantasmagorie de présences bien réelles, le champ magnétique de la planète, elle-même pulsait puissamment autour de lui."

 
Le style de James Mc Laughin est d’une poésie précise. L’écrivain fait appel à tous les sens pour nous faire goûter les bruits de la nature, ses couleurs, sa texture, son goût même. Il épouse le regard de Rice, à la fois connaisseur des arbres et des bêtes qu’il aborde toujours avec respect et délicatesse  et  toujours sensible à la beauté.

"Deux mésanges à tête noire se posèrent sur le buste de Rice et entreprirent d'arracher des brins de toile de jute. Son rire étouffé agita le tissu et plongea les volatiles dans la perplexité, mais ils ne s'envolèrent pas. Une mésange parut deviner que Rice était un être vivant et elle sauta sur la capuche pour examiner son oeil. Sara avait un jour déclaré que les mésanges à tête noire avaient des caractéristiques agréables qui poussaient les humains à les adorer, à les considérer avec un regard anthropomorphique - le front arrondi et protubérant, le bec court, leur corps minuscule couvert de plumes, leurs grands yeux. Rice examina la face de l'oiseau à quelques centimètres de son propre visage. L'oeil noir et luisant braqué sur le sien. Pas si mignon que ça finalement, pensa-t-il. Il semblait farouche, différent, impitoyable. Il sentit l'éclair d'une brêve reconnaissance le traverser. Il cligna des yeux et le mésange s'envola."

Il s’agit donc d’un roman passionnant, original, inclassable car à deux entrées, et l’on peut que recommander aux amateurs de romans policiers comme à ceux qui aiment la Nature writing et si vus aimez les deux, vous serez comblés !  Un beau livre,  bien écrit, surprenant !
 

 

Jamie Mc Laughin source

James McLaughlin a grandi en Virginie et vit désormais en Utah. Photographe passionné de nature, il est également l’auteur de plusieurs essais. Dans la gueule de l'ours est son premier roman. Il a été unanimement salué par la critique américaine (The New York Times, The Washington Post, USA Today ou Entertainment Weekly, etc.).
 

mardi 24 mai 2022

Petra Rautianen : Un pays de neige et de cendres

 

 Le roman, Un pays de neige et de cendres de Petra Rautiainen, se situe au nord de la Finlande, en pays sami, à  Inari en 1944 et Enontekio de 1947 à 1950 (une carte nous permet de situer ces lieux en début de livre). Les deux époques se chevauchent et le lecteur passe ainsi du passé à présent, celui-ci encore marqué par la guerre.

1944 : Le narrateur Vaino Remes arrive dans un centre pénitentiaire pour y servir d’interprète auprès des prisonniers de différentes nationalités, Russes, Ukrainiens, Serbes, Polonais, Roumains. Il s’agit d’un camp allemand en Finlande placé sous la haute autorité de la gestapo. Les conditions de vie y sont inhumaines, le froid, la neige et l’obscurité des nuits d’hiver rendent fous les gardiens allemands eux-mêmes, la faim et la maladie font des ravages. Vaino Remes qui a eu des activités dans des commandos d’extermination en Finlande est aussi affecté à la détermination des races. Il croit à la Grande Finlande et à la race finnoise épurée. Il fait connaissance de l’autre interprète finlandais avec qui il travaille, Olavi Heiskanen. De plus, il s’intéresse à un prisonnier nommé Kalle qui jouit d’un statut privilégié. Ses recherches dans le dossier de cet homme lui permettent de savoir qu’il se nomme Kaarlo Linqvist. Tous ces faits et bien d’autres sont consignés dans son journal de bord.

1947 : Inkeri Lindqvist arrive à Enontekio près de Inari. Elle est photographe et journaliste et est là pour faire une enquête sur la reconstruction de la Finlande. En vérité, elle est à la recherche de son mari qui a disparu.  Elle ne sait pas s’il est encore vivant.
Elle fait la connaissance d'Olavi Heiskanen et aussi de Piera, un vieux sami et de sa petite-fille Bigga-Marja mais son enquête avance difficilement. Tous sont réticents à évoquer le passé. Le camp a disparu. Personne ne veut en parler, sentiment de honte, de culpabilité ? Tout en faisant la connaissance des Sames et de leurs coutumes et en se liant d’amitié avec Bigga-Marja, Inkeri en apprend plus sur les secrets du camp. Mais elle découvre en même temps que la discrimination, les humiliations et le racisme que subit le peuple sami n’ont pas disparu même après la guerre. 

-Ils envisagent de créer un registre des Sames
- C’est quoi ?
- Ils recensent toute la population. Qui sont les Sames. Combien ils sont. Où ils habitent.
-Ah.
L’Etat veut s’approprier ces forêts, cette tourbe, ces marais et tout le reste mais ça pose un problème avec ces ploucs de Lapons.

Ce roman parle d’un réalité très dure et un malaise règne tout au cours de la lecture. Non pas seulement à cause du camp et des crimes qui y sont perpétrés mais aussi parce que l’on sent que tout n’est pas dit, que l’on nous cache quelque chose. En fait, on se retrouve dans la même position que la photographe Inkeri à qui il manque beaucoup d’éléments pour tout comprendre. On le découvrira peu à peu avec elle.

J’ai aimé l’amitié qui lie Inkeri aux Samis et en particulier à la jeune Bigga-Marja, personnage attachant comme son grand-père Pietra. J’ai eu plaisir à découvrir avec elle leurs croyances et leurs traditions. Mais j’ai appris avec horreur l’existence de ces camps de concentrations avec la participation de la Finlande sous l’autorité allemande. Je savais pourtant que la Finlande s’était alliée à l’Allemagne nazie, la préférant à son ennemi héréditaire, le Russe. Mais je savais pas qu’elle avait abrité de telles abominations sur son sol. 

Quant aux Samis, dans tous les pays nordiques, Norvège, Suède et Finlande, ils ont eu à subir les violences d’une assimilation forcée accompagnée de mépris. Le mot lapon qui les désignait jadis est d'ailleurs un terme péjoratif abandonné de nos jours. Ils sont désormais reconnus comme une nation autonome constitutionnelle même si leur nomadisme, pour certains, est encore source de conflits.

 
Merci à Miriam pour cette lecture qui m’a appris beaucoup sur ce pays.

Voir son billet ICI

lundi 23 mai 2022

Musée Jacquemart : Gallen-Kallela Mythes et Nature

Gallen-Kallela : Nuit de printemps 1914 (collection particulière)
 

Akseli Gallen-Kallela est un peintre finlandais né à Pori, en 1865, dans le sud-Ouest de la Finlande, alors sous domination russe. Après avoir suivi les cours des Beaux-Arts d'Helsinki il fait trois séjours parisiens de 1884 à 1889 où il fréquente les cours de Bouguereau et de Cormon.

L'exposition du Musée Jacquemart réunit des oeuvres des musées des Beaux-Arts d'Helsinki et de Epoo, mais aussi de musées d'autres pays et de collections privées. C'est une exposition riche, variée, qui donne à voir  toutes les facettes de ce peintre Finlandais et des tableaux magnifiques (surtout ceux sur la Nature qui sont mes préférés) que l'on ne peut voir même en allant en Finlande.

Le naturalisme

Ces débuts sont marqués par le naturalisme, mouvement qui, en peinture comme en littérature  (Zola),  présente des scènes de la vie de tous les jours, du travail des ouvriers, des paysans, en un mot des classes populaires, et témoignent de l'évolution et des changements de la société. C'est dans son pays que Gallen-Kallela  voyageant jusqu'au coeur de la Carélie, trouvera ses sujets, des paysans. Il  exposera ces oeuvres  à Paris en 1889. 


Souffrance muette

Dans ce tableau, Gallen-Kallela s'inspire du peintre français naturaliste Julien Bastien Lepage. Ici, il  s'intéresse à cet homme victime d'une blessure,  la main bandée, avec son regard fixe, replié sur sa douleur.

Les mythes nordiques

Akselis Gallen Kallela  : Aino échappe à Vaïnämoïnen

Le Gallen-Kallela que j'ai découvert au musées des Beaux-Arts en Finlande à Helsinki est surtout celui des mythes. Le peintre puise son inspiration dans Le Kalevala, une épopée qui relate les faits et gestes des Dieux et des Héros de la mythologie finlandaise. Ce long poème épique a été publié par Elias Lönnrot qui a recueilli des légendes populaires ancestrales auprès des paysans dans toute la Finlande. Publié en 1835, ce poème  est ensuite paru dans une autre édition réaugmentée en 1849. Elias Lönnrot, médecin, écrivain, linguiste, folkloriste, a voulu donner au peuple finlandais, libéré de la domination suédoise, une oeuvre unificatrice, susceptible de réunir toutes les classes sociales autour de la notion de patrie et d’une identité commune qui redonne à la langue et à la littérature finnoises ses lettres de noblesse.. Quand je suis revenue de Finlande en 2019, j'ai voulu lire Le Kalevala, intriguée par les tableaux de Akseli Gallen-Kallela. Il faut un peu s'accrocher car l'épopée compte pas moins de cinquante chants et 22 795 vers. J'ai parfois flanché sur certains épisodes mais dans l'ensemble j'ai beaucoup aimé ces récits fantastiques, la poésie et la musicalité des vers du moins dans la traduction de Jean-Louis Perret. J'ai écrit trois billets sur le Kaleval ; Ici   Ici et Ici

Dans le tableau ci-dessus, la jeune fille, Aino, choyée par ses parents, attire l'attention du vieux Vaïnämoïnen, un héros aux pouvoirs presque divins, qui la demande en mariage. Ses parents l'obligent à l'épouser mais elle préfère se jeter dans la rivière pour se noyer. Elle sera transformée en truite.

Le cosmos

Gallen-Kallela : Cosmos 

Gallen-Kallela se passionne  pour l'observation des étoiles. Son goût de l'astronomie conjugué à une pensée spirituelle va donner une dimension mystique à son  oeuvre et amener une réflexion sur la place de l'homme dans l'univers ainsi qu'à des interrogations sur la vie et la mort.


Cosmos : détail


Ad Astra : Vers les étoiles

Dans Ad Astra : Vers les étoiles, la jeune fille arbore les stigmates du christ sur les paumes de la main. C'est une image assez singulière :  Une femme présentée comme une figure christique ?  Faut-il trouver l'explication de ces stigmates dans l'expression latine complète : "Ad astra per Aspera" : "Vers les étoiles et à travers les difficultés" montrant que l'aspiration de l'âme vers le cosmos ne peut être réalisée qu'à travers les souffrances du corps, que le passage est une porte étroite ?


Akseli Gallen-Kallela : La rivière des morts

Dans ce tableau, on aperçoit les corps des défunts emportés par le flot, migration cosmique des âmes. La figure que l'on voit par transparence représente les traits du compositeur Robert Kajanus que  le peintre désignait comme son maître à penser.

Kalela, la maison-atelier

Mary tissant

Gallen-Kallela désirait avoir un atelier à lui. Après avoir parcouru la Carélie et la Laponie, il se décide à acheter un maison au bord du lac Ruovesi, au nord d'Helsinki. Il y fait construire sa maison-atelier baptisée Kalela dont il conçoit l'architecture et la décoration intérieure. Elle devient  un lieu d'échanges artistiques mais aussi un lieu de silence et de recueillement selon les désirs de l'artiste.  Une source d'inspiration aussi car Kallela la prend souvent pour motif et la peint à toutes les saisons de l'année.

Dans Mary tissant, l'artiste représente son épouse au milieu des roses, occupée à une activité calme avec en arrière-plan la vision splendide du lac Ruovesi. Tout ici, à travers la beauté du personnage, des fleurs, du paysage,  suggère, la sérénité, la douceur, le bonheur paisible.


La maison- atelier Kalela : automne
 

La maison-atelier Kalela hiver

Paysages de silence 

Vision de Février

C'est avec ces peintures de la Finlande et ces paysages que Gallen-Kallela renforce sa notoriété dans les salons parisiens et les expositions universelles. Il devient un peintre très recherché.

Il faut dire que ces paysages de lacs et de neige d'où l'humain disparaît ne laissant place qu'au silence et au recueillement sont d'une beauté exceptionnelle. Les photographies publiées ici en donnent une image bien terne par rapport à l'oeuvre exposée ! Ces peintures sont tellement lumineuses qu'elles donnent l'impression d'être éclairées de l'intérieur. Elles rendent compte des sensations que l'on éprouve -que j'ai éprouvées- en me promenant dans ces bois de bouleaux silencieux qui se déroulent à l'infini, semble-t-il, au bord de ces lacs aux reflets argentés par la glace qui se forme peu à peu, paysages de toute beauté qui provoquent des sensations de bonheur et de paix.

Automne : étude pour le mausolée de Sigrid Juselius

Paysage d'hiver (détail)

La tanière du lynx

On distingue les traces des pattes du lynx dans la neige.

La nature en majesté

Lac Keitele

Lorsque l'on arrive dans la section La nature en majesté, alors, là, c'est l'apothéose, que ce soit avec La Nuit de printemps ou le Lac Keitelé qui sont mes tableaux préférés ! mais aussi toutes les études de nuages sur les lacs et aussi la vision panoramique du lac qui donne une impression de profondeur et d'immensité avec ses petites barques. La nature y est sublimée, grandiose, majestueuse avec des jeux de lumière, des reflets, des ombres, peints avec une minutie et une précision étonnantes. Tout y est d'un art subtil.

Nuages formant des tours

Nuages sur le Lac




Si vous avez la chance d'être à Paris, courez voir cette exposition. Elle est encore en place jusqu'au 25 Juillet au musée Jacquemart.

Voir le billet de Miriam sur cette exposition


dimanche 22 mai 2022

Pascal Quignard : Dans ce jardin qu'on aimait et Marie Vialle au festival d'Avignon

 

Lire pour le festival d’Avignon 2022

 Voici encore un spectacle que j’aimerais voir au festival d’Avignon cette année : Dans ce jardin qu’on aimait de Pascal Quignard  adapté par Marie Vialle.

Simeon Pease Cheney
 

Dans ce jardin qu’on aimait  Pascal Quignard s’intéresse à un personnage hors du commun, le pasteur Simeon Pease Cheney, musicien de génie qui eut le premier l’idée de noter tous les chants d’oiseaux qui venaient chanter dans sa cure au cours des années qui vont de 1860 à 1880. Et pas seulement des oiseaux :

"Il n’y a pas que les oiseaux qui chantent!
Le seau où la pluie s’égoutte, qui pleure sous la gouttière de zinc, près de la marche en pierre de la cuisine est un psaume ! L'arpège en houle, tourbillonnant du porte-manteau couvert de pèlerines et de chapeaux, l’hiver, quand on laisse un instant la porte d’entrée ouverte dans le corridor de la cure, lui aussi constitue un Te Deum !"

 

 La sauterelle dans  Wood Notes Wild

Mais il ne réussit jamais à faire imprimer son recueil Wood Notes Wild. C’est son fils, le poète Vance John Cheney,  dans la vie réelle (ou sa fille dans l’oeuvre de P Quignard) qui le fit publier à compte d’auteur. Antonin Dvorak s’en inspira pour son quatuor à cordes n°12. Cent ans après, Olivier Messiaen eut la même idée et nota les chants d'oiseaux.

Le pasteur Cheney a beaucoup de points communs avec un autre personnage de Pascal Quignard dont je vous parlerai bientôt, Monsieur de Sainte Colombe, le musicien de Tous les matins du Monde.

Musicien, le pasteur Cheney s’inspire de la Nature qu’il aime d’un amour absolu, cadeau de Dieu, délaissant même ses paroissiens qui s’en plaignent ! Il a lui aussi perdu son amour, sa femme Eva et demeure inconsolable. Comme Monsieur de Colomb, il voit l’esprit de son épouse lui apparaître:

« Comme une fleur coupée sur la tablette en verre de la salle de bain,
Comme une petite photo que l’amoureux a posée sur la table de chevet en bois près du lit de la chambre d’amour,
elle se tient toute mince et menue dans le cadre de la porte

La jeune mère morte autrefois semble plus transparente, plus fine…. »

Il se montre très dur avec sa fille Rosamunde  et lui demande de quitter  la maison quand elle dépasse l’âge qu'avait sa toujours jeune épouse quand elle est morte en couches.

"En plus, tu lui ressembles de plus en plus.

Tu lui ressembles - avec retard- de plus en plus. (Il crie.) Tu ne peux pas savoir combien ça m’est insupportable de te voir vivante ! »(…)
Rosamund hurle longuement de douleur.
Elle se met à quatre pattes, se lève à son tour, tourne dans le salon de sa cure, devenu complètement rouge dans l’aurore."

Mais ce n’est pas un manque d’amour envers sa fille. Lui-même vit dans un labyrinthe, symbole d’un enfermement où il se sent heureux mais dont il faut que sa fille s’échappe pour vivre vraiment.

 "C’est ce jardin mon labyrinthe. Ce n’est pas elle en personne, Eva, ta mère, bien sûr, je ne suis pas fou. Mais ce jardin, c’est elle qui l’a conçu, c’est son visage. (…)
C’est un merveilleux visage invieillissable !"

 On ne saurait définir le genre de cet ouvrage, biographie qui retrace la vie d'un musicien, roman qui nous raconte une histoire,  pièce de théâtre,  poésie, et le tout à la fois.

Pièce de théâtre puisque les personnages, le pasteur Cheney et Rosemund dialoguent ou monologuent. Parfois intervient un récitant,  l’auteur, qui raconte, qui nous fait voir les personnages, donne son point de vue. Et puis quelques courts textes qui ressemblent à didascalies. 

Poésie car le style ne cesse d’être une ode : à la musique, à la nature et ses éléments, au jardin, aux oiseaux, à la beauté…  Un poème qui introduit la nostalgie, fait sentir la souffrance, mais où l’amour est le plus fort : l’amour envers l’épouse disparue, vécu comme indestructible, l’amour filial aussi qui est parvenu à sauver de l’oubli l’oeuvre de ce musicien incompris.


En fait chaque texte pourrait être lu comme un poème indépendant  :

La mare

Etang de Montgeron  Claude Monet


"Il faisait si chaud dans le silence et dans l’après midi,
dans la torpeur.
Il se dénudait entièrement,
il se glissait
dans l’eau opaque de la mare.

Il y est bien, c’est tiède. Il pose la tête blanche sur la mousse.
Il y a quelque chose de plus ancien que soi dans cet étang,

 cette petite roselière, 

ce bruant qui en assure la garde, ces menthes,
ces mûres noires,
quelque chose de calme, de liquide, de doux,
quelque chose de mort un peu peut-être, ici,
en tout cas quelque chose qui n’est pas très vivant, qui n’est pas très bruyant,
qui n’est pas froid, - un peu tiède,
quelque chose dont la morphologie est plus
 proche des oiseaux que celles des hommes,
quelque chose qui chante à peine,
dans le bec,
qui glisse entre les ondes
qui suit un si petit sillage,
qui court comme une minuscule araignée sur
la surface de l’eau de l’onde que ses pieds ne pénètrent pas,
qui cherche sa part de pollen tombé de la lumière que le ciel répand.

Pour le ciel,
pour le jadis qui est dans le ciel,
comme pour les amoureux qui entrent dans
la chambre sombre en se tenant par la main,
 leur corps tremblant déjà de la nudité
qui se fait plus proche,

  le nombre deux n’existe pas."

 

Dans ce jardin qu’on aimait, mise en scène par Marie Vialle au festival d'Avignon 2022


En adaptant le récit de Pascal Quignard, Dans ce jardin qu’on aimait, la metteuse en scène et comédienne Marie Vialle nous fait entrer dans un univers sonore où la solitude devient une écoute absolue du monde, et le souvenir d’un être aimé la manifestation d’une cruauté inattendue. Inspiré de la vie du compositeur américain Simon Pease Cheney, interprété par Yann Boudaud, ce spectacle déploie un espace épuré où les chants d’oiseaux éveillent à la conscience d’un monde infini. Pour cette cinquième collaboration avec Pascal Quignard, Marie Vialle déroule le fil, d’hier à aujourd’hui, d’un récit émouvant, qui fait entendre la beauté d’une langue littéraire à travers les portraits d’êtres solitaires dévoués à la création.  Programmation festival avignon 2022 ICI

vendredi 20 mai 2022

Anton Tchekhov : Le Moine noir et Kirill Serebrinnokov au festival d'Avignon 2022


Cette année, au festival de théâtre d’Avignon 2022, la Cour d’honneur accueillera Le moine noir, une nouvelle d'Anton Tchekhov, adaptée par le metteur en scène russe Kirill Serebrinnokov.

Le récit

Egon Schiele: autoportrait

Kovrine, jeune professeur de philosophie, promis à un avenir brillant, souffre d’un épuisement nerveux lié à un excès de travail. Un ami médecin lui conseille de partir se reposer à la campagne et, justement, le jeune universitaire reçoit une lettre de Tania, la fille de son vieil ami Igor Siemonytch Pessotski, un célèbre horticulteur, qui a été son tuteur à la mort de ses parents et qui l’aime beaucoup. Le jeune homme se rend chez eux. Il y est accueilli chaleureusement. La jolie et vive Tania n’est plus une petite fille et il sera facile d’en tomber amoureux. C’est le voeu le plus cher de son père ! Le jardin provoque l’admiration de Kovrine. Tout semble pour le mieux. Mais une créature fantastique, un moine noir, apparaît au jeune homme comme surgi du vaste univers, inquiétant, obsédant. Dès lors le jeune homme ne cesse de le voir partout. Rêve ou réalité? Intervention du fantastique ou hallucination ? Folie ?  

  La nouvelle devient une descente aux enfers au cours de laquelle Kovrine, hanté par le Moine noir, se perd entraînant ceux qui l’entourent dans la mort et la souffrance.

La genèse de l’oeuvre

Anton Tchekhov

La nouvelle Le moine Noir a été rédigée dans la propriété de Tchekhov, à Mielikhovo, et publiée en 1893. A cette époque, Anton Tchekohv est très angoissé, victime d’un épuisement nerveux. Il ne dort plus et rêve bien souvent d’un moine noir qui le hante et l’effraie. Cette vision tourne à l’obsession et l’écrivain ne pourra y échapper qu’en écrivant cette nouvelle. Même s’il se défend d’avoir créé le personnage de Kovrine à son image, il est certain que Tchekhov y a mis beaucoup de lui-même. Il s’intéresse particulièrement à cette époque à la psychiatrie et à la maladie mentale. Il reçoit d’ailleurs chez lui un ami, psychiatre célèbre, et c’est à cette période qu’il écrit la nouvelle Salle n° 6 sur ce thème. N'oublions pas qu'il est lui-même médecin et coordonne à la même époque les mesures sanitaires pour lutter contre l'épidémie de choléra et soigne les paysans de Mielikhovo.
D’autre part, comme il a acquis sa propriété en 1892, il s’intéresse à la botanique, et découvre, entre autres, la technique des greffes et aussi des fumées contre le gel. Il n’est donc pas étonnant de retrouver ces préoccupations dans le domaine de Pessotski ou Kovrine va se reposer et où le jeune homme admire le magnifique jardin de son hôte, son savoir faire et celui de sa fille, la jeune Tania.

Le jardin

Claude Monet : Giverny
 

Le jardin est un des thèmes importants de la nouvelle. Plus qu’un simple décor, c’est un paysage mental, oscillant entre la tristesse, l’étrangeté, propices aux hallucinations, et la beauté, le calme, lieu où le bonheur semble possible.

Dès l’arrivée du jeune homme, la description de la demeure et du paysage alentour présente, en effet, un aspect inquiétant, sombre, dégradé,  reflétant peut-être les tourments intérieurs du jeune homme, son état psychique.

"La maison des Piessotski était une énorme bâtisse à colonnade et à têtes de lion dont le plâtre s’écaillait, un laquais en habit se tenant à l’entrée. Un vieux parc tracé à l’anglaise, sévère et triste, s’étendait sur près d’une verste de la maison à la rivière, se terminant par une berge abrupte et argileuse où poussaient des pins aux racines dénudées ressemblant à des pattes velues ; en contrebas, l’eau brillait, farouche, des courlis voletaient en poussant des cris plaintifs et l’on s’y sentait toujours d’humeur à s’asseoir pour composer une ballade."

L’écrivain décrit ensuite le jardin dans un style poétique, riant, par petites touches de couleurs qui rappelle un tableau impressionniste. Un paradis ?

« Mais à proximité de la maison, dans la cour et dans le verger qui, avec les pépinières, faisait une trentaine d’hectares, c’était gai, rempli de joie de vivre, même par mauvais temps. Nulle part ailleurs Kovrine n’avait vu des roses, des lis et des camélias aussi admirables, de telles tulipes de toutes les couleurs possibles, du blanc éclatant au noir de suie, une si grande richesse florale. On était seulement au début du printemps, et la splendeur des parterres se cachait encore dans les serres, mais ce qui fleurissait déjà le long des allées et dans divers massifs ça et là suffisait à donner le sentiment, en se promenant dans le jardin, de se trouver dans un royaume de couleurs tendres, surtout aux premières heures, quand la rosée brillait sur chaque pétale.

Mais ce jardin idéalisé peut-être aussi présenté d’une manière très réaliste, source d’inquiétude et de disputes entre l’horticulteur et sa fille, source d’un travail constant, pénible, comme le prouvent ces nuits passées à lutter contre le gel dans le jardin, ou la cueillette des fruits intense, harassante, sans répit, ou l’obligation d’écraser à la main des chenilles qui dévore les fruits, ce qui rebute un peu notre héros. Le jardin est une source de revenus considérables, il faut l’envisager aussi d’un point de vue économique. Il n’est en rien un Eden. Mais il est aussi une oeuvre d’art servi par l’amour. Seul l’amour permet une telle beauté affirme Igor Siemonytch Pessotski.

La maladie mentale :  la mégalomanie

Edward Munch : le cri

A propos de cette nouvelle Tcheckhov explique qu’il a voulu montrer ce qu’est la mégalomanie à travers son personnage, ce sentiment d’être l’élu, d’être distingué par Dieu, supérieur aux autres et destiné à surpasser l’humanité. C’est ce que le Moine affirme à Kovrine dans un dialogue ou le personnage tout en conversant avec sa vision et en doutant de sa  réalité semble se parler à lui-même  en proie à un délire de grandeur.

« Vous, les hommes, un grand, un brillant avenir vous attend. Et plus il y aura de gens comme toi sur terre, plus vite cet avenir ce réalisera. Sans vous, qui êtes au service d’un principe supérieur, qui vivez en conscience et librement, l’humanité serait quantité négligeable ; en se développant de façon naturelle, elle aurait encore longtemps à attendre la fin de son histoire terrestre. Mais vous la conduirez au royaume de la vérité éternelle en gagnant plusieurs milliers d’années – c’est là votre grand mérite. Vous incarnez la bénédiction de Dieu qui s’est répandue sur les hommes. »
 

Ce délire mégalomane est une véritable et grave maladie. Le personnage est déconnecté de la réalité et s’attribue des capacités hors du commun. Peu à peu, son mal semble s’aggraver et il se sent plein de mépris pour le reste de l’humanité.

Le fantastique 


Le Moine Noir est l'une des figures fantastiques du roman gothique anglais de M.G. Lewis, Ann Radcliff ou d'un certain romantisme noir. Et il faut bien dire que dès qu'il apparaît, dans la nouvelle de Tchekhov,  il a un aspect effrayant qui l'apparente à cette littérature mais seulement sur le moment :

"Ses pieds nus ne touchaient pas le sol. Quelque trois sagènes plus loin, il se retourna vers Kovrine, le salua de la tête et lui fit un sourire à la fois amical et malicieux. Mais quel visage blême, effroyablement maigre et blême ! Il se remit à grandir, vola par-dessus la rivière et se heurta sans bruit à la berge argileuse et aux pins qu’il traversa pour disparaître comme une fumée."

Mais bien vite l’on ne doute plus de la maladie mentale du personnage et l’on sait que sa vision est de l’ordre de l’hallucination. Pourtant, le ton, le style de la nouvelle, la puissance des apparitions introduisent un climat fantastique qui crée un malaise. Tchekhov a réellement été en proie à ces mêmes visions qui l'ont certainement fait douter de sa santé mentale. Il sait en rendre toute l’horreur et nous faire perdre le contact avec la réalité.

« J’ai écrit Le moine noir sans être mélancolique, j’ai voulu représenter la mégalomanie. Le moine volant au-dessus des champs, j’en ai rêvé. »  (25 janvier 94)

Le lecteur voit  le moine noir comme une projection du réel et éprouve la fascination du héros envers cette apparition fantastique.  

« Mais voici que le seigle était parcouru de vagues et qu’une petite brise du soir venait effleurer la tête nue de Kovrine. Une minute après, nouveau coup de vent, déjà plus fort, qui fit bruire le seigle tandis que, derrière, s’entendait sourdement le murmure des pins. Kovrine s’arrêta, stupéfait. À l’horizon, comme un tourbillon ou une tornade, une grande colonne noire s’élevait de la terre jusqu’au ciel. Ses contours étaient flous mais on comprenait tout de suite qu’elle ne restait pas en place mais se mouvait avec une effrayante rapidité, se dirigeant tout droit sur Kovrine, et plus elle avançait, plus elle rapetissait et se précisait. Il eut à peine le temps de se jeter de côté, dans le seigle, pour lui laisser le passage… 

 Un moine vêtu de noir, à la tête chenue et aux sourcils noirs, les bras en croix sur la poitrine, passa en coup de vent à côté de lui…

Ainsi si l’écrivain a voulu observer et analyser la dégradation mentale d’un homme qui peu à peu, en proie à des hallucinations récurrentes, finit par perdre la raison et sombrer dans la folie, il n’en reste pas moins qu’il a su jouer avec le fantastique et introduire l’étrange  et le surnaturel dans son récit. 

La beauté du style de Tchekhov, l’efficacité avec laquelle il fait intervenir la nature pour décrire les phénomènes fantastiques, l'analyse des troubles mentaux et de ses conséquences tragiques, font de cette nouvelle une réussite !

***

Kirill Serebrinnokov au festival d'Avignon


C'est donc le metteur en scène russe Kirill Serebrinnokov qui va présenter ce spectacle dans la Cour d'Honneur du festival  d'Avignon. J'attends avec impatience de pouvoir y assister.
 

"Quand Kirill Serebrennikov adapte cette nouvelle fantastique, il se souvient qu'Anton Tchekhov dépeint des personnages pris dans « le cercle infernal » de vérités particulières. Rien de moins pour rétrécir leur champ de vision. Le metteur en scène se souvient également que le récit est composé d’une multitude de récits personnels qui se percutent et se tissent en un ensemble complexe : celui d’une vérité qu’aucun n’est capable de détenir seul. Un enjeu que l’artiste dissident traduit en montant la même histoire du point de vue de chacun des protagonistes et en multipliant les perspectives et points de fuites. Tous sont observés par Hécate, la déesse des lunes maléfiques qui hantent le plateau…" voir programme du festival ici

Kirill Serebrennikov s'interroge sur le désir humain et irrépressible de liberté, sur l'art, le génie et l'autodestruction à laquelle ces tentations peuvent mener.