J’ai lu trois livres en suivant de Anthony Trollope (1815-1882), écrivain célèbre et prolixe de l’Angleterre victorienne : Le cousin Henry, Le domaine Belton, Les Beltram.
Les deux premières romans sont assez courts et le second, en particulier, peut paraître léger au niveau de l’histoire qui est assez simple et même convenue dans la mesure où l’on sait que cela finira par un mariage. Une histoire d’amour donc ! Mais ce qui ne l’est pas, c’est la finesse de l’analyse psychologique et la connaissance des êtres humains que l’écrivain décrit d’une manière subtile, description qui est faite souvent avec humour, parfois en satiriste voire en moraliste, et toujours avec un sens du détail et de la précision.
Le cousin Henry et Le domaine Belton ont ceci en commun : ils ont pour sujet la loi alors appliquée en Angleterre, qui privait les femmes de leur droit à l’héritage. Dans la plupart des cas, la fortune et la propriété terrienne devaient revenir à un héritier mâle, le fils aîné. D’autre part, la propriété transmise par entail (fee tail), en l’absence d’héritier direct, était transmise à un neveu, un cousin qui portait le nom, fût-il éloigné dans la descendance.
Cette loi datait du moyen-âge et ne fut abrogée en Angleterre qu’en 1925. Il faut reconnaître qu’elle était profondément injuste et jetait les femmes, épouses ou filles, dans la misère ou dans la dépendance de l’héritier. Elle a été largement critiquée et utilisée comme moteur du récit dans les romans de l’époque : Jane Austen dans Orgueil et préjugé, Persuasion et aussi Raison et sentiment où le frère aîné hérite.
Le troisième roman Les Beltram, beaucoup plus touffu, est un étonnant mélange de genres et présente nombre de thèmes variés.
Le cousin Henry
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Anthony Trollope
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Le récit
Indifer Jones, propriétaire de Llanfeare, a recueilli sa nièce Isabel Borderick après la mort de sa mère lorsque le père de la jeune fille se remarie. Indifer Jones, alors âgé et malade, aime tendrement sa nièce et réciproquement. Tout son entourage pense qu’elle sera son héritière. Mais le vieillard rédige un autre testament en faveur de son neveu Henry Jones qu’il n’aime pas mais qui porte son nom. Il souhaite, en contrepartie que Henry épouse Isabel mais celle-ci refuse catégoriquement. Elle n’aime pas Henry, le méprise et, de plus, elle est amoureuse de William Owen, chanoine sans fortune, qui l’a demandée en mariage mais dont elle a refusé la proposition selon le désir de son oncle. Peut-être maintenant qu’elle est libre d’agir à sa guise pourrait-elle l’accepter s’il renouvelait sa proposition ?
Pourtant, juste avant de mourir, dans l’urgence, Indifer Jones rédige un autre testament en faveur de sa nièce en prenant ses domestiques comme témoins. Mais, après sa mort, l’acte demeure introuvable. Henry est le premier soupçonné de l’avoir fait disparaître…
Une analyse psychologique fouillée
Il n’y a pas de bons ou de méchants, il n’y a pas des personnages blancs ou noirs, dans ce roman car Trollope préfère peindre les zones de gris ! Et c’est pourquoi, l’on ne peut, comme dans d’autres oeuvres, s’attacher à l’un ou à l’autre, l’admirer ou l’aimer complètement. Mais ils sont tous intéressants, oui, car ils nous montrent la nature humaine.
Prenons Indifer Jones : c’est un homme affectueux, bon avec tous ceux qui dépendent de lui, fermiers, domestiques, à qui il s’intéresse sincèrement mais c’est un conformiste, prisonnier des convenances. Il se sent obligé d’obéir à la tradition qui veut que ce soit un héritier mâle portant son nom qui hérite. Il est profondément malheureux de déshériter sa nièce bien-aimée alors que rien ne l’y oblige, l’entail ne semble pas s’appliquer à la propriété. Son indécision, ses revirements, ses préjugés, en font un vieillard geignard et irritable, parfois pénible à vivre.
Ainsi Isabel Borderick : c’est une jeune femme de caractère, indépendante, courageuse, ayant un grand sens de la justice. On peut dire qu’elle est la porte-parole de la cause féminine, dont l’écrivain se fait volontiers le défenseur. Elle refuse la soumission, refuse d’être une monnaie d’échange, une marchandise. Elle veut se marier par amour, non par intérêt. C’est ce qu’elle répond à son oncle qui lui demande d’épouser son cousin.
"Je me ferais honte à moi-même si j’allais à l’autel avec lui. Renoncez à cette idée, oncle Indefer, enlevez-la de votre esprit comme une chimère qu’elle est. C’est la seule chose que je ne puisse ni ne veuille faire, même pour vous. C’est la seule chose que vous ne devriez pas me demander. Disposez de la propriété comme il vous plaît, comme vous le croyez bon.
– Mais cela ne me plaît pas de faire ce que vous dites.
– Comme votre conscience vous l’ordonne, alors. Quant à ma personne, la seule petite chose que je possède au monde, j’en disposerai selon mon goût et selon ma conscience. "
On voit qu’elle a une parole ferme et hardie pour une femme de son époque, ce qui ne l’empêche pas de céder, elle aussi, aux préjugés de son siècle. Ainsi, elle refuse la demande en mariage de William Owen parce quelle se croit héritière du domaine et sait que son oncle ne permettra pas un mariage avec un homme sans fortune. Elle est d’autre part très entière, ce qui la pousse au mépris voire à la cruauté envers son cousin. Mais elle est capable de reconnaître ses torts et de présenter des excuses même si celles-ci sont faites avec effort.
D’autre part, elle ne se plaint pas lorsqu’elle est déshéritée, refusant de critiquer son oncle et paraît renoncer avec altruisme à l’héritage. Mais l’on voit que c’est une pose orgueilleuse et qu’elle joue volontiers, pour elle-même, ce rôle d’héroïne désintéressée et stoïque. Cependant, lorsqu’elle a connaissance du dernier testament en sa faveur, elle ne peut cacher sa joie et entre en fureur contre son cousin qu’elle accuse sans preuve de l’avoir détruit. Le personnage n’est donc pas entièrement sympathique mais il est humain avec ses zones de clarté et d’ombre.
Et parlons maintenant du cousin Henry ! J’ai fini par le plaindre ! Non seulement il s’attire le mépris de sa cousine et l’inimitié de son oncle mais aussi de tous les habitants du domaine sans vraiment l’avoir mérité. Si ce n’est qu’il a été fait héritier sans l’avoir demandé mais à sa plus grande satisfaction. C’est un être falot, sans envergure, timide, assez terne, mais pas méchant. Pour réparer l’injustice, il demande sa cousine en mariage et est refusé avec hauteur. Il a agi avec légèreté dans sa jeunesse mais il s’est rangé et travaille honnêtement. Somme toute un individu dans la moyenne par rapport au reste de l’humanité.
Mais là où le personnage devient le plus intéressant, c’est quand il est placé devant un dilemme (habileté de l’écrivain) dans la seconde partie du roman, celui d’un combat entre le Bien et le Mal. Henry a le choix entre être riche ou pauvre, entre être honnête ou malhonnête, juste ou injuste. L’écrivain étudie avec minutie les hésitations du personnage, ses remords, ses angoisses mais aussi sa veulerie. Il est incapable d’assumer le mal mais trop lâche pour choisir le bien. La seconde partie montre comment le sentiment de culpabilité peut anéantir un homme, l’amener à se trahir; comment la peur du châtiment terrestre mais aussi divin pèse plus dans la balance que le sens de l’honneur et de l’équité. L’écrivain décrit avec brio le caractère obsessionnel des tourments de Henry.
On peut trouver le récit de prime abord un peu conventionnel puisque certains thèmes sont récurrents d'un roman à l'autre mais il correspond à la réalité de l’époque et permet de présenter, à travers la société de cette seconde moitié du XIX siècle, les mentalités, la condition féminine et les rapports du propriétaire terrien avec ses subordonnés. Les classes populaires sont, en effet, bien représentées ici. Une belle place est réservée, en particulier, au fermier Griffiths, épris de justice, qui prend la défense de Henry.
Mais ce qui donne l’étoffe au roman, c’est bien l’analyse psychologique servie par un style tout en nuances qui offre au lecteur une gamme de personnages vrais. Par leurs faiblesses, leurs travers mais aussi leurs beaux sentiments, ceux-ci sont les représentants de l’espèce humaine et cela d’une manière universelle, au-delà des différences de moeurs et de mentalité.