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vendredi 17 mars 2017

Valentine Goby : Un paquebot dans les arbres


Au milieu des années 1950, Mathilde sort à peine de l’enfance quand la tuberculose envoie son père et, plus tard, sa mère au sanatorium d’Aincourt. Cafetiers de La Roche-Guyon, ils ont été le coeur battant de ce village des boucles de la Seine, à une cinquantaine de kilomètres de Paris.
Doué pour le bonheur mais totalement imprévoyant, ce couple aimant est ruiné par les soins tandis que le placement des enfants fait voler la famille en éclats, l’entraînant dans la spirale de la dépossession. En ce début des Trente Glorieuses au nom parfois trompeur, la Sécurité sociale protège presque exclusivement les salariés, et la pénicilline ne fait pas de miracle pour ceux qui par insouciance, méconnaissance ou dénuement tardent à solliciter la médecine.
À l’âge où les reflets changeants du fleuve, la conquête des bois et l’insatiable désir d’être aimée par son père auraient pu être ses seules obsessions, Mathilde lutte sans relâche pour réunir cette famille en détresse, et préserver la dignité de ses parents, retirés dans ce sanatorium – modèle architectural des années 1930 –, ce grand paquebot blanc niché au milieu des arbres. (quatrième de couverture)

De Valentine Goby, j’avais beaucoup aimé Kinderzimmer, aussi est-ce avec plaisir que j’ai commencé Un paquebot dans les arbres. Mais je ne suis pas parvenue à entrer dans ce livre, ce qui m'a surprise.

En effet, le sujet me paraît extrêmement intéressant et me touche : d’abord, cette enfance dans un milieu populaire et ce dénuement dans lequel se trouvent les enfants de cette famille quand cette affreuse maladie s'abat sur les parents.
Ensuite, l’époque me parle. Je me souviens encore des années 50 si peu de temps après la seconde guerre mondiale, dans les quartiers ouvriers de Marseille où je vivais. Enfin la tuberculose, cette maladie qui a tellement endeuillé ma famille entre les deux guerres mais que je croyais complètement éradiquée en 1950 après la découverte de la pénicilline. Les enfants en âge scolaire étaient extrêmement bien suivis, je m’en souviens, et passaient des radios pulmonaires chaque année. D’où mon étonnement ! On peut encore mourir de la tuberculose dans les années 1950 en France!
Tout était donc réuni pour que j’adhère complètement à ce roman. Et ceci  d’autant plus que Valentine Goby s’est très bien documentée sur tout ce qui touche la tuberculose, le sanatorium et l’Histoire de cette période dans laquelle se déroule le récit qu'elle inscrit dans les grands évènements du siècle, en particulier la guerre d'Algérie.

Et pourtant, je n’ai pas aimé ! Je n’ai même pas eu envie de le terminer et l’ai abandonné peu avant la fin mais le pire c’est que je me suis longtemps demandé pourquoi. Pourquoi? C’est cette question qui me pousse à reprendre mon billet.

D’abord, il y a ce récit fait au présent de narration que je n’aime pas même si c’est la mode chez les écrivains français actuels. Moderne, certes. Un style cinématographique pourrait-on dire ? mais je trouve beaucoup plus riche l’emploi du présent lorsqu’il apparaît dans un récit au passé et permet d’utiliser toutes les nuances de ce temps. Cela fait plusieurs fois que je constate mes réticences à ce sujet mais avec certains romans j’arrive à dépasser cette gêne et à entrer dans le livre comme pour Kinderzimmer qui, si je me souviens bien, est aussi au présent.
J'ai trouve le style de Un paquebot dans les arbres froid, avec ces petites phrases courtes, qui claquent sèchement et établissent une distance avec le personnage. Aucune émotion. Du coup le roman qui s’inspire d’une histoire familiale vraie devient un peu trop démonstratif. La jeune fille n’est plus un personnage de chair et de sang mais agit presque mécaniquement, elle devient à mes yeux une incarnation plus qu’un être vivant, un symbole donc de ce qu’il y a d’inhumain dans cette société.

Elle écoute prend acte, s’en va. C’est un vendredi soir. Elle rentre chez elle, elle aperçoit le scooter de Mathieu…
Il quitte Mathilde. Il est triste, il dit. Il ne lui en veut pas. il veut vivre autre chose. Comme la secrétaire il pose sa main sur la main de Mathilde, elle se laisse faire..

Je comprends ce désir de ne pas tomber dans le pathos surtout avec une histoire aussi déchirante et révoltante : ces malades abandonnés par la société, ces enfants qui ne reçoivent aucune aide … mais à force de froideur, il n’y a plus d’empathie.
Je sais bien que je me place a contre-courant de tout ce qui est dit sur ce roman qui a été très bien accueilli et j’en suis la première déçue mais, enfin, voilà mon ressenti personnel.

jeudi 16 mars 2017

Edith Sodergran : Nous, femmes (1)

Nicolaï Astrup

Je suis en train de lire un recueil de poèmes intitulé Le pays qui n'est pas de Edith Sodergran, poétesse finlandaise, dont je vous parlerai plus longuement bientôt. Voici un avant-goût d'une de ses poésies.

Nous,  femmes

Nous, femmes, sommes si proches de la terre brune. 

Nous demandons au coucou ce qu'il attend du printemps

Et nous enlaçons le tronc nu du pin,

nous explorons le coucher du soleil

en quête de signes et de conseils.

Une fois, j'ai aimé un homme, il ne croyait en rien...

Les yeux vides, il est venu par un jour de froid,

Un jour pesant, il est parti l'oubli au front.

Si mon enfant ne vit pas, il est le sien...

 
Nicolaï Astrup, peintre norvégien

mercredi 15 mars 2017

Floyd Gray : Le style de Montaigne

Le sourire de Montaigne

J’ai retrouvé un vieux livre qui date de mes années universitaires et qui s’intitule Le Style de Montaigne de Floyd Gray.
J’y ai relu un passage intéressant sur l’esprit et l’humour de Montaigne dans le chapitre La création par l’esprit.

L’auteur part de cette remarque  : On peut parler du rire de Rabelais mais du sourire de Montaigne. Et il oppose « l’esprit de fêtes foraines » de l’un et « l’esprit de salon »  de l’autre.

Je me demande au passage si le terme de « fêtes foraines » ne se teinte pas d’une nuance de mépris pour Rabelais et si les mots  « esprit de salon «  pour Montaigne, n’occulte pas un peu trop facilement tout ce qu’il peut y avoir de « rabelaisien », si j’ose dire, dans Montaigne. Après tout nous sommes au XVI siècle où l’on sait encore appeler un chat un chat ! Floyd Gray en convient mais pour lui c’est l’élégance et la finesse de l’auteur des Essais qui dominent.

Le comique de mots

La tour de Montaigne
 Si l’on trouve plusieurs anecdotes racontées pour leur effet comique dans les Essais, l’esprit de Montaigne « vient de sa façon de manier le vocabulaire  : c’est un comique de mots plutôt qu’un comique de mouvements. Ne trouve-t-on pas dans les deux phrases suivantes la subtilité et l’acrobatie d’un amateur du mot?»  déclare Floyd Gray en citant ce qui suit.
 
Mais à en parler à cette heure en conscience, j’ay souvent trouvé en leurs reproches et louanges tant de fauce mesure que je n’eusse guère failly de faillir plutôt que de bien faire à leur mode.  livre III chapitre II
Ma raison n’est pas duite à se courbir et fléchir, ce sont mes genoux. Livre III VIII

La métaphore 

La Librairie de Montaigne
 
Le « sourire » de Montaigne repose donc sur les mots et sur son style si riche en métaphores. Il nous amuse, par exemple, à prenant un mot abstrait et à l’associant à un mot concret. Ainsi dans la citation suivante, les principes si élevés de la philosophie, sont «les  poinctes » de l’esprit (mot abstrait) qui créent en étant associées à un mot concret « se rassoir », une image comique - allez vous asseoir sur des pointes, vous verrez le bien que cela vous fera!-  dans laquelle il faut voir une critique en règle du stoïcisme.
A quoy faire ces poinctes eslevées de la philosophie sur lesquelles aucun estre humain ne peut se rassoir, et ces règles qui excèdent notre usage et notre force. livre III chapitre IX

 Et dans la phrase suivante, à l'inverse, la même critique du stoïcisme amène le passage d'une image concrète à une image abstraite.

Qu'importe que nous tordons nos bras pourveu que nous ne tordons pas nos pensées ! Livre II XXXVII

Mais explique le commentateur ce n’est spirituel que si le lecteur s’arrête un instant pour réfléchir à la matérialité de la métaphore.
Combien void-on de monde en la guerre des Turcs et des Grecs, accepter plutost la mort tres-apre  que de se descirconcire pour se baptiser. » I XIV

Et de citer Bergson : « On appellera esprit une certaine disposition à esquisser en passant des scènes de comédie, mais à les esquisser si discrètement, si légèrement, si rapidement, que tout est déjà fini quand nous commençons à nous en apercevoir. »

La juxtaposition des mots

La juxtaposition inattendue des mots  est aussi un procédé courant de l'humour de Montaigne   : alliance d’un mot savant et d’un mot familier comme dans la citation ci-dessous. Ainsi dans le chapitre De la Vanité des paroles, il parle d’un italien, maître d’hôtel, imbu de lui-même et de sa charge  :

Il m’a faict un discours de cette science de gueule avec une gravité et contenance magistrale, comme s’il m’eust parlé de quelque grand poinct de Theologie. I LI

L'ironie

Montaigne
Montaigne pratique aussi  l’autodérision, la distanciation par rapport à lui-même :

« Enfin toute cette fricassée que je barbouille ici n’est qu’un registre des essais de ma vie » III XIII
«  ce fagotage de tant de diverses pièces »  Livre II XXXVI

Quant l’ironie s’applique aux autres, elle est souvent mordante, sarcastique. Il vise en particulier les pédants, les médecins et les  femmes. 

« J’en cognoy (des pédants), à qui je demande ce qu’il sait, il me demande un livre pour me le montrer; et n’oseroit me dire qu’il a le derriere galeux, s’il ne va sur le champ estudier en son lexicon, que c’est que galeux, et que c’est que derrière. » I XXIV

« Le chois mesme de la plupart de leurs drogues est aucunement mystérieux et divin : Le pied gauche d’une tortue, L’urine d’un lézard, La fiente d’un elephant, Le foye d’une taupe, Du sang tiré sous l’aile droite d’un pigeon blanc (…) Je laisse à part le nombre impair de leurs pillules, la destination de certains jours et restes de l’annee, la distinction des heures à cueillir les herbes de leur ingrédient, et cette grimace rebarbative et prudente de leur port et contenance, de quoy Pline mesme se moque. »

Sur le différend advenu à Cateloigne entre une femme se plaignant des efforts trop assiduelz de son mary, non tant, à mon avis, qu’elle en fut incommodée (car je ne crois les miracles qu’en foy ) … III V

La fausse naïveté

Le bureau dans sa librairie
Il procède aussi à la manière qui sera celle du Montesquieu de Comment peut-on être persan? avec une naïveté voulue pour mieux faire ressortir les défauts de la société française par rapport à une autre. Dans Les Cannibales, il reconnaît la justesse et la modération du raisonnement des « sauvages »   et se moque de notre prétention à la supériorité.

Tout cela ne va pas trop mal : mais quoi, ils ne portent point de haut de chausses; I XXX

L’antithèse

Ou encore comme le fera plus tard Voltaire, l’ironie de Montaigne vient de l’association de deux termes ou deux idées antithétiques d’où naissent la surprise et l’humour qui renforcent la critique :

O que ce bon Empereur qui faisait lier la verge à ses criminels pour les faire mourir. III IX

La structure de la phrase

De même, la structure de la phrase permet à Montaigne de tirer des effets comiques par une addition imprévue. Au moment où la phrase paraît finie, un mot, un rejet, crée l’effet comique et satirique :

Comme font ces personnes qu’on loué aux mortuaires pour aider en leur cérémonie du deuil, qui vendent leurs larmes au pois et à mesure, et leurs tristesses. 

La comparaison

La comparaison peut aussi devenir comique si l’on associe quelque chose de grave, solennel à  un quelque chose de petit, sans importance.

Voilà les Stoïciens, pères de l’humaine prudence, qui trouvent que l’ami d’un homme accablé sous une ruine, traîne et ahan long temps à sortir, ne pouvant se desceller de la charge, comme une souris prinse à la trapette .  livre II

 La comparaison passe de l'abstraction au concret :

Un rhétoricien disait que son métier estoit « des choses petites, les faire paroistre et trouver grandes. » C’est un cordonnier qui sçait faire de grands souliers à un petit pied »  Livre I LI

Les mots délicieux

Les inscriptions latines et grecques inscrites sur les poutres
 
Et puis il y a ce que Floyd Gray appelle faute de mieux « les mots délicieux » comme « petit homme »  dont Montaigne s'affuble parfois en parlant de lui-même.

Un de mes gens, grand et fort, monté sur un puissant roussin qui avait une bouche desesperée, frais au demeurant et vigoureux, pour faire le hardy et devancer ses compaignons vint à le pousser à toute bride droict dans ma route, et fondre comme un colosse sur le petit homme et petit cheval, et le foudroier de sa raideur et de sa pesanteur.

J’ajouterai dans les termes qui sont bons à savourer et qui font rire, ces mots qui sont en eux-mêmes une métaphore et donne à voir les personnages en suscitant des images comiques. Ainsi dans ce passage où Montaigne qui souffre de la gravelle (calculs rénaux) explique les contradictions de la médecine pour soigner cette maladie selon les nationalités.

Le boire n’est aucunement receu en Allemaigne; pour toutes maladies, ils se baignent, et sont à grenouiller dans l’eau, quasi d’un soleil à l’aultre. Livre II  XXXVII

Et puis il y a les néologismes si imagées qu'ils prêtent à sourire.
 
Il appelle Allongeail  le troisième tome des Essais où l'on reconnaît les mots long ou allongement.
(Livre III IX) et surpoids les additions qu'il fait à son portrait.
 

Et pour compléter ce billet sur le "sourire" de Montaigne vous pouvez écrire dans les commentaires des mots, des expressions  ... que vous aimez.  Je les rajouterai  ici.

Merci à Tania qui  cite ce passage du Livre III chapitre III : 

"Quand je danse, je danse; quand je dors, je dors : voire quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurences estrangieres quelque partie du temps; quelque autre partie, je les ramene à la promenade, au verger, à la doulceur de cette solitude, et à moy."


Montaigne veut dire qu'il faut savoir jouir de la vie, des "plaisirs naturels et par conséquent nécessaires et justes" sans se laisser entraîner par son esprit à d'autres spéculations, qu'il faut être à ce que l'on fait.
Il formule d'une autre manière cette idée :

" Chercheront-ils pas la quadrature du cercle, iuchez sur leur femmes ? Je hais qu'on nous ordonne d'avoir l'esprit aux nues, pendant que nous avons le corps à table." 
Toujours ce passage  plein d'humour de l'abstrait au concret.






lundi 13 mars 2017

Peter May : L’île des chasseurs d’oiseaux


L’île des chasseurs d’oiseaux  est le premier livre de la trilogie écossaise de Peter May. C’est le seul des trois que j’ai lu pour l’instant.
L'île de Lewis et Harris (source)
L’inspecteur Fin MCleod travaille à Edimbourg mais il est envoyé dans son île natale de Lewis, au nord de l’Ecosse, car un meurtre vient d’y être commis. C’est l’occasion pour Fin de revoir les lieux où il a passé son enfance, de rencontrer des gens qui ont fait partie de sa vie, camarades d’école, premier amour, de se remémorer ses parents aimants, morts trop tôt, et la tante qui l’a élevé. Tous ces souvenirs assaillent l’inspecteur mais le souvenir le plus fort et le plus mystérieux a trait à une coutume de l’île Lewis. Les hommes se rendent chaque année sur l’îlot rocheux de An Sgeir pour tuer des milliers d’oiseaux nouveaux-nés (guga en gaélique) qui nichent sur les falaises.
 Un voyage périlleux et dangereux qui constitue pour les adolescents une sorte de rite de passage initiatique.  Mais  Fin, lui, ne se souvient pas avec exactitude de ce qui s’est passé sur l’îlot quand il y est allé sinon qu’il y a eu mort d’homme, le père de son meilleur ami. Parallèlement à l’enquête policière, c’est une plongée dans la mémoire qui est ainsi menée et qui va révéler un pan tragique de sa vie occulté.
Les chasseurs de gugas (fous de Bassan)(source)
J’ai beaucoup aimé l’ambiance de ce roman dont la force tient dans la description de cette île qui a, certes, peut-être un peu évolué depuis l’enfance de Fin dans les années 70 mais qui est pourtant sensiblement la même. Attachés à ses traditions et à la langue gaélique, marqués par un religion austère, façonnés par le climat et leur travail (la terre ou la mer) les habitants de cette île sont des personnages rudes. Les jeunes gens ne rêvent qu’à une chose : quitter l’île comme l’a fait Fin Mcleod en son temps !

Ilot rocheux de Sgeir (source)
 Peter May révèle une puissance d’écriture certaine quand il entreprend le récit de la chasse aux oiseaux sur l’îlot de An Sgeir. Il y a dans le sacrifice des Fous de Bassan, dans le sang versé, les dangers partagés, la cadence infernale, la longueur de l'épreuve (deux semaines) une sorte de rite primitif ; les hommes se retrouvent soudés par une solidarité viscérale qui n’a plus rien à voir avec la raison. Cette chasse qui, jadis, obéissait à des impératifs économiques (un peuple très pauvre qui trouvait là de quoi se nourrir après un hiver rigoureux) n’est plus une nécessité. Mais elle se poursuit malgré les combats menés par les écologistes. Les hommes risquent donc leur vie gratuitement sur ces falaises suspendues au-dessus de l’océan parce que c'est la tradition et aussi, comme le dit l’un d’entre eux, « parce que personne d’autre ne le fait, nulle part dans le monde; Nous sommes les seuls ».  D'autre part, tous les personnages se révèlent, au fil du roman, liés entre eux par un lourd passé dont ils ne peuvent se délivrer. Ces passages sont des grands moments du roman, assez inoubliables. Quant à l’intrigue policière proprement dite, elle est en relation avec le passé de Fin Mcleod mais je ne vous en dirai pas plus..


samedi 11 mars 2017

Donna Leon : Requiem pour une cité du verre



Tassini, veilleur de nuit dans une verrerie, est obsédé par les déchets toxiques que les entreprises locales rejettent dans les eaux de Venise. Une pollution qui serait responsable, selon lui, du handicap de sa petite fille. Un matin, Tassini est retrouvé mort devant l'un des fours de l'usine maudite. La thèse de l'accident ne satisfait pourtant pas le commissaire Brunetti. 

L'île de Murano

Née dans le New Jersey, Donna Leon vit depuis plus de vingt ans à Venise. Requiem pour une cité de verre est la quinzième enquête qui met en scène le commissaire Brunetti. (quatrième de couverture)

Murano
Requiem pour une cité du verre est un roman policier assez classique avec une enquête bien menée par le commissaire Brunetti et dont le grand intérêt est comme chaque fois Venise ! Donna Leon s'intéresse plus particulièrement ici à Murano et aux dangers que font courir à Venise les déchets toxiques qui se déversent dans la lagune. Ces préoccupations écologiques concernent  l'industrie du verre extrêmement polluante, désormais réglementée et contrôlée. Mais pas seulement ! Il est question aussi de Marghera, le port commercial et industriel de Venise, qui est une menace permanente non seulement pour l'environnement mais aussi pour Venise et ses habitants du fait de la présence d'hydro-carburants et de produits chimiques. C'est l'activité de Marghera qui contrecarre tous les projets de sauvegarde de la cité. Le livre est donc une dénonciation de cet état de fait et nous montre le côté sombre de Venise.

La cristalleria Murano
J'ai donc beaucoup aimé ce roman et ceci d'autant plus qu'il nous fait pénétrer dans une Fornace et assister à la fabrication de l'objet en verre, au savoir-faire du maestro, aux différentes étapes de la fabrication et du traitement des déchets.
J'aime bien aussi le commissaire Brunetti qui reste toujours très humain, en empathie avec les pauvres gens de notre siècle, pas beaucoup mieux que ceux du XIX si j'en crois Donna Leon, ces ouvriers exploités qui ne semblent pas avoir de protections sociales solides et peuvent être renvoyés par les patrons s'ils ne peuvent plus travailler.

Quelques extraits à commenter

Murano
Le retour du printemps était aussi synonyme du retour des touristes dans la ville et, avec eux, du bazar habituel; c'est ainsi que la migration des gnous attire les chacals et les hyènes. Les Roumains, champions du bonneteau, s'installaient sur les ponts, d'où leurs sentinelles surveillaient l'arrivée de la police.

 Voilà  qui fait plaisir lorsque, comme moi, on revient de Venise ! Etre comparé à un gnou n'a rien de bien glorieux ! Quant aux chacals et aux hyènes, ce sont les Roumains... Mais Donna Leon est-elle autre chose qu'un gnou sédentarisé?

Etant donné que les chinois n'ont pas encore inventé le verre, répondit-elle sur le ton ironique qu'on réservait pour parler de la manie des Chinois de Venise tout acheter - en tout cas, pas le verre vénitien - ....

En effet, les Chinois rachètent tout à Venise, en particulier les magasins. Et s'ils ne s'intéressent pas aux fabriques elles-mêmes, c'est parce qu'ils font fabriquer les verres de "Murano"... en Chine !  Il n'est plus question du savoir faire ancestral du verrier de Murano, ni du verre filé, pièce unique fabriquée à la main. Les boutiques tenues par des Chinois proposent des prix cassés, des "soldes" à longueur d'année, qui mettent en péril l'artisanat de l'île. Cela donne aussi à Venise une autre coloration, moins brillante. Il reste encore quelques belles vitrines mais elles voisinent désormais avec d'autres bon marché. Il est peut-être agréable aux touristes d'acheter une famille de verre filé entre 3 et 5€ mais ce n'est pas du Murano et cela n'en a pas la finesse!
 
 En effet, le procès intenté au complexe pétrochimique de Maghera pour pollution de la terre, de l'air et de l'eau de la lagune traînait depuis des années. Tout le monde le savait, en Vénétie, comme tout le monde savait qu'il allait encore traîner de nombreuses années - jusqu'à ce qu'il y ait prescription  et que son âme soit reléguée dans les limbes ou vont les affaires judiciaires en coma dépassé.

Toujours la même vieille histoire ! Dès qu'il y a conflit entre les intérêts économiques et la santé des habitants, la beauté de l'art et la valeur inestimable du patrimoine, on sait qui va l'emporter !


jeudi 9 mars 2017

Venise au temps du Carnaval (11) : Haikus pour Venise


Pour la poésie du Jeudi, Asphodèle nous a demandé d'écrire des haïkus. Alors, j'ai choisi le thème de Venise ! Après tout, c'est une joie du voyage que de pouvoir le prolonger par l'écrit et les images.

Carnaval de Venise

 


Chimères absurdes
Le carnaval de Venise
Jette bas le masque.


Bauta* moretta*
Que cachez-vous sous le masque?
Un mystère vain.


Dames étoilées
D’or et d’orgueil consumées
Dominos de soie.


  Corbeau lugubre.
*Ton bec et ton collier d'aulx,
                                                                            Proies de la mort noire.         
        

Fantômes brillants
Aux plumages d’aigle noir
Le regard au loin.


Ombres du passé
Trois masques enrubannés
Bedaines remplies


Primevera douce
 Aux couleurs du temps, tes fleurs,
Leurs reflets dans l’eau.


Hautaine et sereine
Le marbre blanc de ton masque
Belle en robe bleue.


Reine de la nuit
Ton sourire m’ébaubit
Lune carnaval


Masque de violettes
Au carnaval de Venise
Ton regard rieur.

* La  Bauta était la tenue favorite des vénitiens. C'est une cape noire pourvue d'un capuchon ou d'un masque. 
*La Moretta est un masque noir  féminin de forme ovale qui ne couvre pas tout le visage.
* Les médecins portaient ce masque en forme de bec et un collier d'épices (ail, piment...)  autour du cou pour se protéger de la peste.

 Lagune

Nuages de brume.
Sur les canaux de Venise
Un bateau-mouette.


Silhouette d’ombre
Dame* noire, dame grise,
Tes pieds noyés d’eau.



Gouttes d’émeraude
                           Diamants scintillants, pluie d'or,           
Eau empoisonnée.


Toxique et létale
Venise Vénus étale
son dos chamarré.


*Dama (dame) : Trois pali (poteaux) surmontés d'un autre palo, s'appellent une dame (Dama) et indiquent l'entrée ou la fin d'un canal.

Venise

Dragons terrassés
Un lion ailé. S'envole
Le ciel étoilé.

Venise Sirène
Figure de proue. Fière.
Mosaïques d’or.


         Gondole au long cou 

Tu glisses aux murs écaillés

 Tes six dents dressées.








mardi 7 mars 2017

Venise au temps du Carnaval (10) : Tancredi Parmeggiani

Tancredi Parmeggiani : Composition
L’exposition Tancredi Parmeggiani  (1927-1964) dit Tancredi qui a lieu jusqu’au 13 mars à la fondation Guggenheim à Venise s’intitule, selon une déclaration de l’artiste en 1962 en réponse à la guerre du Vietnam, celle d’Algérie et la guerre froide entre URSS et USA.  : Mon arme contre la bombe atomique est un brin d’herbe.



Trityptique : Hiroshima (1962)


Tancredi a fait ses études aux Beaux-Arts de Venise. Il a connu Peggy Guggenheim dans les années 1950 et celle-ci lance sa carrière (comme elle l’a fait pour Jackson Pollock) en lui donnant une résidence dans son palais et en le faisant connaître au cours de nombreuses expositions à Milan, Turin, Paris.
Tancredi
Ce qui frappe dans la rétrospective, c’est la succession de styles différents comme si l’artiste recevait une multitude d’influences mais qu’il se les appropriait à une vitesse record, en faisant chaque fois quelque chose de très personnel, d’abouti! Puis,  repartant déjà vers d’autres horizons ! Le magazine « Le curieux des arts » le surnomme « le météorite de la peinture », ce qui lui va bien ! Il faut dire qu’il est mort à l’âge de 37 ans et l’on ne peut savoir quel aurait été le style de sa maturité ou s'il aurait continué ses recherches en toute liberté.  En fait, il représente un condensé de l’évolution de l’art contemporain du XX siècle.

Les premières oeuvres sont des portraits et autoportraits.  Puis viennent ses oeuvres des années 1950 où l'on sent tour à tour l'influence du pointillisme, de Pollock, du Futurisme mais toujours avec une touche très personnelle, une oeuvre tout en mouvement,  animée d'un dynamisme qui semble toujours nous entraîner dans son sillage coloré. Incroyable sensation de vie, d'animation,  d'être au centre d'une gigantesque fourmilière ou pris dans le tourbillon des astres.  L'impression aussi d'un total désordre  qui s'inscrit dans un ordre rigoureux.
Tancredi Parmeggiani : Primevera (1951)
Tancredi :  Spazio, Acqua, Natura, Spectacolo (1958)
Tancredi : Sans titre (Composition)  1957)
Et puis au cours de ces années 50, il adopte une autre manière, tout à lui, avec des figures géométriques, carreaux  rouges ou bruns, qui semblent se diluer comme effacés dans l'eau : toute sa série : Proposition pour Venise illustre ce thème.
A proposito di venezia (1955)
Tancredi : Citta (1954)
Tableaux qui aboutissent à cette extraordinaire peinture blanche où l'oeil devine en transparence, cachés dans la brume, comme derrière une vitre embuée ou une pellicule de glace, des édifices partiellement écroulés.
Tancredi : Sans titre (a propos de l'eau) 1958_50
J'ai adoré cette peinture qui paraît irréelle. Et la technique?  Comment parvenir à faire voir au-delà? Comment rendre cet aspect translucide qui laisse seulement deviner les formes, cette opalescence immatérielle qui s'accompagne de mystère? Et pourtant tout est là, l'eau de la lagune que l'on peut imaginer peinte au petit matin,  et, derrière, les formes fantasmagoriques des palais vénitiens. Evidemment, réduit à la taille d'une petite photographie, ce magnifique tableau, je le suppose, ne vous dira rien !


Enfin entre 1963-64 , peu avant son suicide en 1964,  il se tourne vers une nouvelle expérimentation, peintures et collages qu'il intitule : Diari paesani Fleurs 101% peintes par moi et par les autres où les couleurs vibrent, célébrant la nature, où la joie de vivre semble exploser.



Tancredi Parmeggiani est paraît-il peu connu en France. Quel dommage qu'il n'y ait pas plus d'expositions sur lui chez nous !