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dimanche 7 septembre 2014

Rodez : le musée Soulages et le musée Fenaille

Musée Soulages à Rodez
J'ai profité de mes vacances en Lozère pour faire un saut jusqu'à Rodez. Je voulais absolument visiter le musée Soulages, artiste dont je n'avais vu jusqu'ici qu'une peinture noire au musée d'Antibes  et, de ce fait, j'ai aussi découvert le même jour le musée Fenaille très intéressant aussi.

Le musée édifié par des architectes catalans est sobre et  beau, conçu comme un assemblage de cubes  couleur rouille en acier Corten qui se patine au fil du temps, rappelant les dessins de l'artiste au brou de noix. Quand j'y  arrive au mois d'août, c'est la queue! Le musée qui vient de s'ouvrir ne peut laisser entrer que quelques centaines de personnes à la fois. Il faut donc attendre patiemment.  J'apprendrai par la suite en lisant les journaux que le musée a atteint en six semaines la fréquentation attendue pour un an! Et Vlan! dans les dents de ceux qui rouspètent sans cesse dès qu'il s'agit d'art contemporain parce qu'ils ne le comprennent pas! j'ai nommé, entre autres, un ancien ministre, Jean-Luc Fery, qui dit que Soulages, c'est une "blague"!

 Le musée Soulages

 

 Le musée Soulages a été construit à la suite de deux donations faites par l'artiste Pierre Soulages et son épouse Colette. Il permet de suivre le travail de l'artiste sur une période de 35 ans et de voir son évolution vers la période actuelle : peintures sur papier ou sur toile où il utilise les couleurs avec une prédominance de noir, les fameux brous de noix, les lithographies et sérigraphies, les sculptures en bronze, les travaux préparatoires aux vitraux de Conques, tout ceci amenant aux tableaux où l'artiste n'utilise que du noir en jouant sur les reflets de la lumière, période appelée l'outre-noir.

 Les peintures abstraites

France : Pierre Soulages musée de Rodez
Pierre Soulages musée de Rodez

Pierre Soulages musée de Rodez

France Musée de Rodez: abstraction de Pierre Soulages

Abstraction Pierre Soulages musée de Rodez France
Pierre Soulages musée de Rodez

Pierre Soulages musée de Rodez

Pierre Soulages musée de Rodez

 Pour moi, les oeuvres abstraites que je présente dans ces photos ne rendent pas compte de la beauté de l'oeuvre, elles proposent outre les vibrations de la couleur qui s'exercent sur nos sens, une promenade dans un monde imaginaire. Le blanc est si lumineux qu'on a l'impression de s'enfoncer à l'intérieur d'un labyrinthe obscur dont l'ouverture brille d'une lueur surréelle, parfois c'est une fenêtre fermée qui laisse poindre le jour, un paysage de neige... c'est ce que j'éprouve mais voilà ce qu'en dit Pierre Soulages  dans une interview accordée à Patrick Vaudray.

(...) lorsque l’on met un noir par exemple à côté d’un gris, ou d’un blanc, le blanc paraît beaucoup plus lumineux et le gris paraît beaucoup plus clair. Le clair-obscur est fondé là-dessus finalement : on prend une couleur qui paraît obscure, on met une couleur encore plus obscure qui est le noir et, brusquement, elle s’éclaire ; donc c’est la lumière qui est en jeu. C’est une autre manière de voir la lumière.

 L'outrenoir : la lumière comme matière

 

Pierre Soulages musée de Rodez
Pierre Soulages musée de Rodez

Evidemment, l'on peut être surpris en se retrouvant face à une toile entièrement peinte en noir! Et je ne pourrai avec ces photographies vous convaincre de l'intérêt du travail! Et oui, il faut voir les oeuvres de Soulages et non ses reproductions sinon on ne peut rien ressentir. Il le dit lui-même :

C’est d’ailleurs pourquoi ces peintures-là sont quasiment impossibles à photographier parce que la photographie simplifie tout ça, appauvrit toutes ces qualités de différence de lumière qui donnent des lumières différentes ; la photographie les traduit par des gris, c’est-à-dire qu’elle transforme cette peinture-là en une peinture traditionnelle.

 Dans l'interview de Pierre Soulages par Patrick Vaudray, il explique comment il travaille et ce qu'il veut réaliser :
 Au départ la toile est entièrement noire, et non pas blanche ou rouge comme c’est le cas traditionnellement ; les peintres traditionnellement recouvraient leur toile de rouge, Nicolas Poussin, ou de gris, Goya par exemple, dans mon cas, je la recouvre de noir ; mais lorsque je travaille avec une pâte noire, je ne travaille plus avec du noir, je travaille avec la lumière que réfléchit l’état de surface de la couleur que j’apporte.



Pierre Soulages : musée de Rodez
Pierre Soulages : musée de Rodez

Ce qui m’intéresse, c’est cette qualité particulière de la lumière quand elle est réfléchie par le noir, qui n’est pas semblable à la qualité de lumière qui pourrait être réfléchie par le bleu ou par le jaune ou par une autre couleur. Ça m’intéresse parce que le noir c’est, d’un côté, l’extrême, le sombre, il n’y a pas plus sombre que le noir et, à côté de ça, c’est aussi une couleur lumineuse ; c’est le rapport de ces deux possibilités que j’ai avec le noir qui fait que je me suis orienté vers cette manière de peindre.





  Je dis multiple parce que ces stries ne sont pas mécaniques comme dans le cas du peigne cubiste où elles sont toutes semblables -, mais il y a des stries qui ont des angles différents. Si on compare chaque strie, il y a une crête et un sillon, et l’angle de chaque crête est différent, c’est-à-dire qu’il y a une face, une minuscule face, qui réfléchit la lumière différemment ; ce qui fait qu’on obtient une réflexion de la lumière extrêmement variée parce qu’à chaque strie il y a une réflexion différente. 




 Pour préparer mon initiation à Soulages, j'ai lu ce livre  de Jacques Laurans avant d'aller au musée. Intéressant!

 Voir suite de l'interview de Pierre Soulages ICI


Le musée Soulages ( source l'express)


Le musée Fenaille

Le musée Fenaille est un musée archéologique passionnant installé, qui plus est, dans une belle bâtisse du moyen-âge et de la renaissance dont l'architecture vaut à elle seule le détour. Si vous allez à Rodez, ne le ratez pas car il vaut vraiment le coup! Il présente plus de mille objets de la préhistoire au début du XVII siècle. Les pièces les plus rares du musée que j'ai adorées sont les fameuses et splendides statues-menhirs. Elles ont été érigées 3000 ans avant notre ère. Ce sont les plus anciennes représentations de l'homme (et de la femme!) connues en Europe occidentale.

statue-menhir du musée Fenaille à Rodez


samedi 6 septembre 2014

Annabel Lyon : Aristote, mon père




Je viens de lire le roman de l'écrivaine canadienne, Annabel Lyon, intitulé : Aristote, mon père. C'est la suite, - même si l'on peut le lire indépendamment- , de Le juste milieu  où l'on rencontre déjà Aristote, sa fille Pythias et sa concubine Herpyllis. Mais je n'ai pas lu ce dernier et voilà qui répond un peu à une première frustration : j'aurais aimé que le roman approfondisse le portrait d' Aristote et  et développe sa  philosophie mais.. cela a dû être fait dans le roman précédent.
  
En fait, Aristote, mon père, raconte la fin de vie du philosophe et comme le titre l'indique donne la place primordiale à sa fille Pythias dite Pytho.
L'auteure a pris pour point de départ un passage du testament d'Aristote qui concerne sa fille : Lorsque ma fille aura l'âge requis, on la donnera en mariage à Nicanor. Mais à la mort d'Aristote, qu'adviendra-t-il de Pythias si Nicanor, son cousin parti à la guerre, ne revient pas?

Aristote, macédonien, qui a été le professeur d'Alexandre, vit à Athènes où il a créé son école Le Lycée. Il jouit d'une grande renommée, réunit tous les grands esprits de la ville chez lui et se préoccupe de l'instruction de sa fille Pythias. Celle-ci est intelligente, curieuse, a soif d'apprendre et se révèle une élève brillante qui connaît toute l'oeuvre de son père et est capable de tenir tête dans les discussions aux plus grands savants. Mais elle est de sexe féminin et la société grecque voit d'un mauvais oeil une fille accéder au savoir.  Quand celle-ci devient femme, le père adopte un lointain cousin, Jason, surnommé Myrmex, "petite fourmi", qui lui a été envoyé par la famille. Sans jamais cessé d'aimer Pytho, il va l'écarter des études et reporter son attention sur le garçon..
Cependant les Athéniens, vaincus par Alexandre et plein de rancoeur contre les Macédoniens, le considéreront toujours comme un étranger, lui et sa famille. Aussi à la mort de l'empereur, Aristote est obligé de quitter la ville sous les huées et les jets de pierres des Athéniens. C'est l'exil qui se terminera par la mort d'Aristote et c'est aussi  la fin de la première partie.  Les deux autres parties sont consacrées aux épreuves subies par Pythias, laissée seule, sans argent, dans un univers hostile aux femmes où, en l'absence de mariage, elle ne peut emprunter que trois voies : Prêtresse, sage femme et prostituée. Je vous laisse découvrir ce qu'il advient d'elle.

Disons tout de suite que mon avis est mitigé sur ce roman.
 La première partie,  à Athènes, celle de l'accession de Pytho au savoir m'a intéressée. j'aurais aimé, cependant, plus de détails sur les méthodes pédagogiques d'Aristote et sur ce qu'il enseignait, j'aurais voulu que l'érudition de Pythias soit plus apparente moins anecdotique même si les embryons d'idées qu'elle présente sont intéressants :
- J'ai appris des choses sur le changement dans l'espace, le temps, la substance. J'ai appris des choses sur le mouvement. J'ai appris des choses sur l'être éternel et parfait, celui que papa appelle le moteur immobile

- Sur Dieu, intervient Krios.

-Sur Dieu comme nécessité métaphysique, dis-je. Lointain, détaché, perdu dans la contemplation

-Vous l'avez vraiment encouragée à s'épanouir dit Krios à mon père

- Ca commence à devenir un problème, rétorque papa.


Mais l'auteure décrit bien la civilisation grecque. Elle nous fait part de nombreux détails qui nous éclairent sur les rites religieux et funèbres, sur la vie quotidienne, le marché, la nourriture, sur la condition féminine, les règles, le mariage et surtout elle essaie avec succès de faire revivre les mentalités. Elle décrit la place qu'occupe la femme dans la société et son infériorité déclarée par rapport aux hommes.n Ainsi, on voit comment Herpyllis, la concubine d'Aristote, qui lui a donné un fils Nicomaque, n'est pas reconnue et conserve son statut de servante, d'inférieure, non aux yeux d'Aristote, mais de la bonne société. On comprend alors combien, malgré ses limites, Aristote était un homme éclairé et ouvert pour l'époque.
j'ai pourtant moins apprécié les deux autres parties du roman sur les tribulations de Pythias après la mort de son père. D'abord qu'est devenue son érudition? En quoi la fille d'Aristote est-elle différente de n'importe quelle jeune fille tombée dans l'indigence? L'histoire m'a paru alors décousue tant au point de vue du style que du récit, rapide et parfois peu convaincante. De plus je ne comprends pas Pytho, Mirmex est très antipahique et sa psychologie est à peine esquissée. Les autres personnages, Herpillys,  Nicomar, les esclaves disparaissent. Et je n'ai eu aucune empathie envers ceux qui restaient. J'ai donc été déçue par cet aspect du roman.

En résumé, le livre présente des moments intéressants qui sont liés à la vision historique que nous donne l'auteure mais j'ai moins adhéré à l'aspect fictionnel et l'analyse des personnages m'a paru insuffisante.. 





Merci à la librairie dialogues et aux Editions Quai Voltaire

jeudi 4 septembre 2014

David Vann : Dernier jour sur terre



David Vann ne fait jamais dans la guimauve! C'est le moins que l'on puisse dire! J'en étais restée à ses Désolations, livre qui m'avait pas mal secouée  et le voilà qui récidive avec une biographie  qui porte le titre bien approprié d'une chanson de Marylin Manson  : Dernier jour sur la terre ou Last day of summer.
Vous jugerez du livre d'après l'incipit qui donne le ton : Après le suicide de mon père, j'ai hérité de toutes ses armes à feu. j'avais treize ans". Cela fait froid dans le dos, non? et ce qui suit encore bien plus!
Car le petit David Vann traumatisé par le suicide du papa décaroche pas mal. Il s'amuse à tirer sur les lampadaires du lotissement  voisin. Il lui arrive même de viser le voisin avec la Magnum 300. Qu'est qui le retient d'appuyer sur la gâchette? Pourquoi a-t-il été échappé à l'irrémédiable et qu'est-ce qui a poussé, au contraire, Steve Kazmierczak, un jeune homme de 27 ans à aller jusqu'au bout, à devenir ce tueur de masse qui tire sur des étudiants de North lllinois University le 14 février 2008?
David Vann mène une enquête approfondie en étudiant les archives transmises par la police, le courrier de Steve et de ses ami(e)s, mais aussi en rencontrant les  professeurs et les familiers de Steve, tous persuadés que celui-ci était un homme intelligent, gentil, incapable de commettre un tel meurtre. Et pourtant, l'enquête de Vann dévoilera les zones obscures du tueur, les haines racistes qui le rongeaient, les angoisses qui l'étouffaient, les Tocs dont il souffrait et sa maladie mentale qui n'a cessé de s'aggraver d'année en année.

Hungry Horse : petite ville du Montana : de Pieter Ten Hoopen (Rencontres d'Arles 2014)
Si David Vann s'intéresse à ce cas, ce n'est pas pour la recherche du sensationnel ou par morbidité. C'est pour jeter un cri d'alarme, pour dénoncer les dysfonctionnements et les aberrations des lois américaines qui permettent à chaque citoyen de s'armer. Il met en cause les mentalités  d'une grande majorité des américains prêts à entrer en guerre si l'on menace de limiter le port d'armes et la responsabilité des parents qui forment leurs enfants aux armes à feu dès leur plus tendre enfance. David Vann a appris à tirer dès sept ans et a eu son premier vrai fusil à l'âge de neuf ans.  Steve est lui aussi initié très jeune et, en cachant sa maladie, il peut se procurer librement toutes les armes et les munitions qu'il souhaite..

"Après la fusillade de NIU, le pouvoir législatif tenta de faire passer une loi qui aurait pu limiter l'achat d'armes à poing à un pistolet par mois, ce qui impliquait tout de même qu'une personne pouvait se procurer douze armes pas an, et même cela n'a pas été voté.. Chaque fois que je roule dans Champaign pour interviewer Jessica, je vois des panneaux en bordure de route qui affirment : les armes sauvent des vies. Si ça ce n'est pas de la manipulation, qu'est-ce qu'on entend alors par "manipulation"?

Pèse aussi dans la balance la maladie mal soignée, la bipolarité de Steve encore accentuée par l'abus des médicaments, par l'impuissance des parents,  par le rejet des autres face à l'étrangeté ou la bizarrerie. Les structures qui sont censées encadrer ces malades mentaux ne sont pas la hauteur et finissent, après les avoir abrutis de médicaments, par les laisser partir sans soin dans la nature! Son passage dans l'armée aggrave encore son état!
Les idéologies de la haine que ce soit celle du nazisme ou du Ku Kux Klank ainsi que les films violents qui aboutissent à une insensibilité et à une accoutumance au Mal jouent aussi un grand rôle  dans la dérive du tueur de masse. On sait que Steve Kazmierczak y était accro!  L'on peut y ajouter ce que David Vann appelle "la honte sexuelle", une homosexualité mal vécue ou un viol dès l'enfance qui génère un comportement déviant. Tous ces facteurs semblent avoir pesé sur Steve et l'ont transformé en monstre.

Mais on ne naît pas "tueur de masse", on le devient et il faut des années pour en arriver à ce point de non retour.  Il est beaucoup plus facile de dire que Steve Kazmierczak était un monstre et que l'on ne pouvait rien faire pour l'éviter. Cela évite de poser les responsabilités. Pourtant Steve a essayé de se suicider à maintes reprises. C'est ce que rappelle David Vann et son livre résonne comme un cri d'alarme un peu désespéré, un avertissement qui semble bien ne pas avoir beaucoup d'échos dans son pays. Un livre marquant.

Il s'avère que je n'ai pas tant de points communs avec Steve. Je ne partage ni son racisme, ni son libertarisme, ni son amour des films d'horreur, sa fascination pour les tueurs en série, le service militaire, la sexualité ambivalente, les rencontres obsessionnelles sur le Net, les prostituées, les médicaments, le passé psychologique troublé, les amis dealers, la mère dérangée, l'intérêt pour les maisons d'arrêt, etc. Mais j'ai hérité  des armes paternelles à treize ans, à l'époque où je débordais d'hormones, où le monde n'avait plus aucune importance à mes yeux depuis que mon père avait porté son arme à sa tête. Je n'avais rien à perdre. Et j'avais été le témoin de beaucoup de violence.



Lire pour en savoir plus l'interview donné au Nouvel Obs par David Vann : "Les américains sont trop débiles..."



Merci à la Librairie dialogues et aux éditions Gallmeister 

Chez Titine


LIVRE VOYAGEUR : Qui veut le recevoir? inscrivez-vous dans les commentaires.

mercredi 3 septembre 2014

Lola Lafon : La petite communiste qui ne souriait jamais



Quand j'ai commencé à lire La petite communiste qui ne souriait jamais je savais que j'allais trouver dans ce livre de Lola Lafon une critique en règle du régime communiste et de Caescescu. Il faut dire que le titre semble très orienté, et je m'énervais à l'avance à l'idée que, bien sûr, l'auteur allait donner une grande leçon à ces dictatures de l'Est quant à la pratique du sport et au manque de liberté individuelle au nom de nos démocraties parfaites, bien entendu! Comme si nous étions sans reproche!
Je m'énervais donc mais.. j'avais envie d'en savoir un peu plus sur cette gymnase roumaine éblouissante, Nadia Comaneci, cette petite fille exceptionnellement douée qui était une des grandes sportives de ma jeunesse, une comète fulgurante qui a révolutionné toute la pratique de la gymnastique dans le monde. Je savais aussi que, après avoir été adulée, Nadia avait été traînée dans la boue, moquée et méprisée parce qu'elle était devenue femme et n'avait plus un corps de jeune fille impubère. Et c'est pourquoi j'ai profité du livre voyageur de Franzoaz que je remercie ici pour découvrir cette histoire. J'ai apprécié la richesse des réflexions de Lola Lafon et son esprit critique aiguisé. Un titre complaisant, donc, mais pour un contenu qui ne l'est pas.

Nadia Comaneci aux jeux olympique de Montréal 1976

C'est à l'âge de 14 ans que Nadia Comaneci entre dans la légende aux jeux olympiques de Montréal en 1976 en pulvérisant le record de notes données jusque-là, ce qui détraque les ordinateurs. Depuis l'âge de 7 ans, elle est entraînée avec quelques autres petites filles par Bela et Marta Karolyi dont les méthodes drastiques sont à la limite du supportable. Il n'y a aucun jour de congé pour les jeunes athlètes qui ont des journées d'entraînement très chargées. L'obsession du poids est telle que les fillettes sont mises au régime et sont toujours affamées. Elles doivent prendre des laxatifs avant la pesée, subissent des traitements médicamenteux, doivent concourir malgré leurs blessures. La domination de l'entraîneur sur ces enfants est totale, son emprise psychologue aussi et il peut se montrer brutal. Certaines d'entre elles dont Nadia essaieront de se suicider. Et, bien sûr, celles qui ont des accidents et deviennent handicapées à vie au cours de ces exercices périlleux tombent dans l'oubli. Tout ce travail, cet excès de fatigue, ces privations, ces souffrances pour aboutir … à la perfection, à un sport (un art?) aérien, qui paraît aisé, qui défie les lois de la pesanteur. Toute cette beauté servant la propagande communiste et affermissant la dictature de Ceauscescu. 



Le livre de Lola Lafon n'est pas vraiment une biographie puisque l'auteur s'autorise la fiction pour combler les lacunes mais elle s'appuie sur des recherches fouillées et, ce qui n'est pas banal, elle reste en contact avec Nadia pendant toute la rédaction du livre. Elle fait part dans son livre des remarques de Nadia et de son désaccord éventuel. C'est facile, en effet, de traiter Nadia de "robot communiste" quand on sait que, dès l'enfance, celle-ci a été coulée dans un moule, soumise à la volonté des adultes et que, pendant la même période, la France accueillait le dictateur Ceauscecu les bras ouverts (comme elle l'a fait pour Kadhafi!)! L'histoire s'écrit ainsi devant les yeux de la principale intéressée qui réagit avec beaucoup d'intelligence mais aussi parfois et forcément avec subjectivité.
Au début, Lola Lafon a une idée très précise de ce qu'elle veut dénoncer à travers la vie de Nadia Comaneci dans les pays communistes : la privation de liberté, la pratique sans morale du sport, la maltraitance de l'enfance, l'exploitation des sportifs de haut niveau à des fins de propagande. Après les recherches qu'elle mène sur la vie de Nadia Comaneci et sur Bela Karolyi, son entraîneur, après la consultation des archives, les rencontres qu'elle fait en Roumanie, et ses conversations avec Nadia, elle s'aperçoit de la complexité du problème et de l'attitude ambiguë des pays occidentaux qui n'ont pas fait mieux dans ce domaine…
 Voilà l'incroyable éditorial du  Los Angles Times en 1979 :

Nous pouvons envoyer un homme sur la lune mais nous sommes incapables de faire évoluer une petite fille sur une poutre! Il est temps que ce pays sache produire des gymnastes qui montrent la force inhérente à notre fibre nationale. Etant donné que nous ne bénéficions pas de centres de formations nationaux de haut niveau de subvention par l'Etat, il faut trouver ce que nous pouvons emprunter à la méthode roumaine.
Et c'est pourquoi les Etats-Unis utilisent les services de Béla Karolyi lorsque celui fuit son pays. Il entraînera les sportives américaines avec les mêmes méthodes qu'en Roumanie!

Notons aussi l'attitude scandaleuse de la fédération française de gymnastique en 1979 :

"les responsables s'inquiètent, après la retransmission télévisée des championnats d'Europe à Strasbourg, des nombreuses chutes graves des gymnastes car "celles-ci donnent une mauvais image de notre sport". En accord avec la chaîne, il est convenu "de moins se focaliser sur les incidents" lors de la diffusion des prochaines compétitions."

Voilà enfin la réponse de Nadia quand Lola Lafon  accuse la gymnaste d'avoir servi la propagande communiste :

A travers vous, le pouvoir faisait la promotion d'un système. La réussite totale du régime communiste, l'apothéose de la sélection : l'enfant douée, belle, sage et  performante.

Nadia  (rire agacé)

Ah! Oui! Bien entendu! Les roumains vendaient le communisme. En revanche, les athlètes français ou américains ne représentaient aucun système, aucune marque!!"


La morphologie de Nadia Comaneci a changé; la presse se déchaîne contre elle

Quant aux méthodes employés par Karolyi, que dire si ce n'est qu'il y avait un consensus pour qu'il en soit ainsi : A partir de Nadia Comencini, le monde entier, des pays communistes aux pays occidentaux, ne voulait plus que des petites filles pour gymnastes.  Ce sont donc des enfants que l'on formait pour la gymnastique, des fillettes "trop vieilles pour être jeunes" selon la formule de Lola Lafon.  Les réactions de la presse internationale sont d'ailleurs tout à fait écoeurantes et montrent quels fantasmes malsains suscitait le corps enfantin de Comaneci et quel mépris de la féminité cela impliquait comme en témoigne l'article de l'éditorialiste du Guardian :

" Chère Nadia; Tu étais mmmmm quand tu faisais ce geste de la main à la fin de ton exercice au sol. Mon chaton mécanique. Aujourd'hui  Nadia, elle a dix-huit ans, elle porte un soutien-gorge et doit se raser les aisselles."

Ce geste de la main

Lola Lafon évolue ainsi vers une réflexion sur les pratiques sportives de l'époque qui ne concerne pas seulement la Roumanie, pays communiste, mais implique nos pseudo-démocraties!
Elle nous invite à réfléchir  sur la notion de liberté. Est-ce qu'on a forcé Nadia à faire cela? Elle le nie. Elle réfute le terme que Béla emploie à son sujet : "dressée". Elle revendique sa liberté, sa volonté inflexible d'aller jusqu'au bout, d'atteindre la perfection, la satisfaction du travail bien fait, le bonheur d'être reconnue entre toutes les autres : "c'est un contrat qu'on passe avec soi-même, non une soumission à un entraîneur."
Et puis d'ailleurs qu'est-ce que la liberté? Les gymnases américaines étaient-elles plus libres que les roumaines lorsqu'il leur fallait s'endetter auprès de sponsors pour payer leur entraînement et ainsi travailler jusqu'à l'épuisement, prendre tous les risques pour pouvoir rembourser leurs dettes alors qu'en Roumanie l'entraînement était pris en charge complètement par l'état ?

Qu'est-ce que la liberté, enfin? Les femmes des années 70 l'étaient-elles vraiment? Nadia n'a-t-elle pas ouvert une autre chemin pour les fillettes du monde entier?

"Vous avez décrassé le futur et ravagé le joli chemin rétréci qu'on réserve aux petites filles, je voudrais dire à Nadia C., grâce à vous les petites filles de l'été 1976 rêvent de s'élancer dans le vide, les abdos serrés et la peau nue."

Il y a pourtant cette prise de conscience de Nadia quand elle lit ce qu'a écrit Lola Lafon sur le destin tragique de la gymnase Véra Caslavsak :  On peut être prisonnière en étant apparemment libre?

Et encore ce cri en 1989  : Je rêvais de liberté; j'arrive aux Etats-Unis et je me dis : c'est ça la liberté? Je suis dans un pays libre et je ne suis pas libre? Mais où, alors, pourrais-je être libre?"

Nadai Comaneci émigre aux Etats-Unis en 1989

Ce livre propose donc une réflexion riche et complexe qui sait éviter le manichéisme. Si Lola Lafon montre ce qu'était la Roumanie de Ceauscescu et les horreurs du régime, elle met aussi en relief les hypocrisies et la culpabilité du monde occidental. 

"... c'est elle qui me revient, la rage de Nadia, parfois, sa peine, lorsqu'elle avait l'impression que je n'écoutais pas ce qu'elle me disait, ce qu'elle appelait mon "arrogance occidentale", ma façon de dépeindre le bloc de l'Est d'une façon caricaturalement grise. Ma stupéfaction embarrassée quand, à Bucarest, j'ai été confrontée aux souvenirs contrastés des uns et des autres alors que je venais prendre note de leurs cauchemars. Les soupirs lassés de Nadia devant ma réticence à accepter que ce système tellement décrié de dressage de gymnastes communistes, l'Ouest l'avait formidablement reproduit dès qu'il avait pu mettre la main sur ses secrets de fabrication.

Merci à Franzoaz pour ce livre voyageur

lundi 1 septembre 2014

Joyce Maynard : Les filles de l'ouragan




Les filles de l'ouragan de Joyce Maynard conte l'histoire de deux fillettes nées le même jour dans le New Hampshire dans les années 50. Signe distinctif : Elles sont "soeurs d'anniversaire"  car elles ont été conçues toutes les deux le jour du fameux ouragan qui a dévasté le pays. Un peu mince comme lien surtout pour deux enfants aussi dissemblables, vivant dans des familles si éloignées par l'esprit, les goûts et le milieu social. Les Plank sont des ruraux, conservateurs, et la mère est très religieuse et collet monté. Ils élèvent strictement mais avec attention leurs nombreuses filles. Les Dickerson sont bohêmes, déboussolés, la mère est peintre, le père est un raté, toujours en train de partir sur les routes pour placer une de ses inventions. Tous deux semblent souvent oublier jusqu'à l'existence de leurs enfants, Ray et Dana.
Dana Dickerson au physique ingrat est passionné par l'agriculture, Ruth Plank, très belle, est artiste jusqu'au bout des doigts; elle adore dessiner. Aucune affinité entre elles et pourtant la mère de Ruth tient à perpétuer ce lien avec obstination même quand les parents de Dana déménagent. Chacune va faire sa vie de son côté jusqu'au moment où va leur être révélé le secret de leur existence.

Je dis tout de suite que ce secret ne m'a pas du tout convaincue! Qu'on le devine très rapidement ne m'a pas trop gênée mais le fait qu'il repose sur la psychologie des personnages par contre oui! Les  réactions de chacun me paraissent fausses et l'intrigue invraisemblable. Je n'en dirai pas plus pour ne pas tout révéler.

Par contre j'ai aimé suivre le parallèle entre les deux personnages dont la vie est présentée sous le point de vue de Dana ou Ruth. Il s'agit d'un roman d'initiation réussi dans lequel le lecteur découvre la vie familiale parfois douloureuse de chacune, les relations avec leur père  et leur mère respectifs, leurs études, la découverte de l'amour. Les personnages sont attachants et nuancés. Le roman permet de découvrir ce qu'était la vie dans cet état d'Amérique dans les décennies 50 et suivantes. En fait le récit couvre une cinquantaine d'années. Nous explorons des milieux différents qui offrent un beau panorama social. Le contexte historique est présent avec l'assassinat de John Kennedy, la guerre du Vietnam, le mouvement hippie, le concert de Woodstock...

Une lecture agréable  que j'ai lu avec plaisir même si elle n'a pas été un coup de coeur.

A propos de Joyce Maynard on parle souvent de JD Salinger avec qui elle eut une liaison quand elle avait 18 ans. Il avait 35 ans de plus qu'elle. C'est pourquoi je ne peux m'empêcher de noter l'immense différence de conception entre Les filles de l'ouragan (2012), très classique dans la forme et le style et L'attrape-coeur, (1951) ce petit brûlot littéraire inclassable, révolutionnaire par son style et ses idées, qui lui aussi traite de l'adolescence, roman qui a enthousiasmé  la génération de mes jeunes années bien qu'il ait choqué  le public par son langage cru et les thèmes traités. L'attrape-coeur reste un chef d'oeuvre de la littérature américaine toujours étudié dans les lycées. Je ne l'ai plus relu depuis la fac!

 Joyce Maynard

Nationalité : États-Unis
Né(e) à : Durham, New Hampshire , le 05/11/1953
Biographie :
Connue pour avoir fréquenté, à l'âge de dix huit, le mystérieux et mythique J. D. Salinger, Joyce Maynard est également écrivain.
Si son portrait réaliste de Salinger n'avait pas bien été reçu par la critique, ses romans, en revanche ont connu un meilleur succès. En France, sont notamment parus Prête à tout (Pocket, 1995), adapté au cinéma par Gus Van Sant, et Baby Love (Denoël, 1983).
En 2010, les éditions Philippe Rey publie Long week-end (Labor Day), comédie douce-amère sur un jeune homme et sa mère qui voient leur existence bouleversé le jour où ils sont abordés par un évadé...
Son roman To Die For (Prête à tout) est adapté au cinéma par Gus Van Sant en 1995 dans le film du même nom. Elle y raconte en la romançant l'affaire Pamela Smart (en), jeune femme qui avait séduit un adolescent de 15 ans afin qu'il assassine son mari. Il s'agit d'une affaire largement médiatisée aux États-Unis où c'est le premier procès entièrement diffusé à la télévision. 



LC dans le cadre du blogoclub et Lisa et Sylire







lundi 11 août 2014

Pierre Corneille : Cinna




Cinna est représenté pour la première fois en 1641 et obtient un vif succès. Corneille avait donné un sous-titre à la pièce : La clémence d'Auguste indiquant clairement quel en était pour lui l'intérêt majeur. Mais il le fit disparaître par la suite car son public se passionnait surtout pour l'histoire amoureuse de Cinna et d'Emilie, tremblant pour leur vie, souhaitant même la réussite de leur plan.
Il faut dire que la pièce avait tout pour plaire au public, en particulier aux Précieuses :  un complot  fomenté par la belle Emilie qui veut venger la mort de son père tué par Auguste. Un amant*, Cinna, noble et généreux, qui sous prétexte de délivrer Rome de la tyrannie accepte de l'aider, motivé surtout par son amour  pour elle; il sait qu'il ne pourra obtenir sa main qu'en accomplissant cette vengeance; un ami de Cinna, Maxime, conjuré, attaché à la République, mais qui devient traître par jalousie lorsqu'il s'aperçoit qu'Emilie lui préfère Cinna. Et Auguste? Apprenant la vérité va-t-il mettre à mort les amants? Voilà pour la romance!

Le thème politique

Mais la pièce a bien sûr un aspect politique auquel ne pouvait être insensible les nobles de l'époque. Nous sommes en pleine fronde des Grands. La féodalité s'oppose à la royauté, en révolte contre Louis XIII et multiplie les complots contre son représentant, Richelieu. Le cardinal s'efforce d'établir un pouvoir fort et réprime implacablement la fronde. Il semblerait que la conspiration menée par madame de Chevreuse et le ministre Chalais contre Richelieu puisse être une source d'inspiration. D'autre part la conspiration de Cinq-Mars date de 1642.  On comprend bien l'actualité de la  pièce.
Un des thèmes essentiel pose le problème du pouvoir politique et du mode de gouvernement. La préférence de Corneille va à un pouvoir fort qui met fin au désordre mais qui reste juste car la royauté doit se faire respecter et aimer. C'est ce que dit Livie à son époux Auguste quand elle lui conseille de pardonner  (Acte IV scène III) :

C'est régner sur vous-même, et, par un noble choix,
Pratiquer la vertu la plus digne des rois.

Corneille définit ainsi l'idéal d'un "bon prince" :  (acte II scène 1)

Avec ordre et raison les honneurs il dispense,
Avec discernement punit et récompense
et dispose de tout en juste possesseur..

Et la critque de la République est contenue dans cette sentence :

Le pire des Etats, c'est l'état populaire

La suite de la pièce montre la grandeur d'Auguste qui pardonne aux conjurés (Acte V scène III) précisant ainsi la pensée de Corneille, partisan d'un pouvoir monarchique fort mais éloigné de la dictature, fondé sur le respect des hommes et la justice.

Je suis maître de moi comme de l'univers;
Je le suis, je veux l'être. O siècle, ô mémoire,
Conservez à jamais ma dernière victoire!

 
 Thème de l'amour et de l'honneur

Emilie et Cinna illustrent tous deux la conception de l'héroïsme et de l'amour cornélien. Le héros cornélien pour mériter l'amour doit s'en montrer digne. Il est souvent déchiré entre ses sentiments et son devoir mais choisit toujours le devoir. C'est pourquoi Maxime en trahissant les conjurés et en proposant à Emilie de fuir avec lui ne peut gagner que son mépris : (Acte IV scène V)

Tu m'oses aimer et  tu n'oses mourir (..)
Cesse de fuir en lâche un glorieux trépas,
Ou de m'offrir un coeur que tu fais voir si bas;
Fais que je porte envie à ta vertu parfaite;

Le héros cornélien, en effet, ne doit pas craindre la mort mais bien plutôt le déshonneur et doit rester fidèle à la parole donnée. Lorsque Cinna balance à tuer Auguste, il déchaîne la fureur et le mépris d'Emilie : (Acte III scène I V)

Mes jours avec les siens vont se précipiter,
Puisque ta lâcheté n'ose me mériter

 et  son hésitation aboutit à cet ultimatum :

Qu'il cesse de m'aimer, ou suive son devoir (acte III scène V)

****

Je fais partie d'une génération où l'on était nourri au berceau (presque!) de nos classiques. De la sixième à la terminale on étudiait Corneille et Racine. En ouvrant ce livre après tant d'années, des pans de ma mémoire ont resurgi car on apprenait par coeur des passages entiers. C'est dire le plaisir que j'ai retrouvé à cette lecture commune avec Maggie. Le style de Corneille a une cadence marquée, avec ces vers bien trempés qui ressemblent souvent à des maximes :

Qu'une âme généreuse a de peine à faillir

La crainte de sa mort me fait déjà mourir

Plus le péril est grand, plus doux en est le fruit

Meurs s'il faut mourir en citoyen romain

On garde sans remords ce que qu'on acquiert sans crime


Formules qui cèdent pourtant devant ces moments presque élégiaques où l'âme exprime ses souffrances ou hésite entre devoir et sentiment.

* amant au XVII° siècle : celui qui aime ou celui qui est aimé de retour


Chez Eimelle

jeudi 7 août 2014

Aristophane : Lysistrata



La comédie d'Aristophane, Lysistrata, est jouée en 411 av. JC, dix-huit mois après la défaite des Grecs en Sicile. Athènes se relève mal de cette déroute, affaiblie par les pertes en hommes. D'autre part la guerre du Péloponnèse qui oppose Athènes à Sparte avec de brèves trêves dure depuis 431. (Elle ne finira qu'en 404 avec la victoire de Sparte)

Lysistrata Aubrey Beardsley (1896)

Aristophane écrit cette pièce pour dénoncer les horreurs de cette guerre fratricide et dire le bienfaits de la paix. Il imagine que les femmes qui vont intervenir pour contraindre leurs époux à conclure la paix puisque ceux-ci sont incapables d'être raisonnables.




Lysistrata*, une jeune athénienne prend la tête de ce mouvement en donnant rendez-vous à ses amies au pied de l'Acropole. Elle a un plan qu'elle va soumettre à l'assemblée :  pour convaincre les hommes de mettre fin à la guerre, les femmes doivent faire la grève du sexe en se refusant à leur mari tant  que ceux-ci n'auront pas signé la paix. Elles se barricadent ensuite sur l'Acropole où est déposé le trésor d'état et refusent que celui-ci soit utilisé pour la guerre. Elles prennent ainsi le pouvoir et décident de gérer le budget de la ville comme elles le font pour celui de la maison. Evidemment, les épouses de toutes les régions de la Grèce feront de même. Ce n'est pas sans mal que Lysistrata va obtenir des femmes qu'elles privent de sexe leur mari car c'est se priver aussi elles-mêmes d'où leurs réactions horrifiées :

Lysistrata : et bien il vous faut renoncer au zob.
Kalonike : Je ne pourrai jamais! non, que la guerre aille son train!
Myrrhine : Ni moi non plus corbleu! Que la guerre aille son train!


La pièce d'Aristophane est une grosse farce qui à première vue ne parle que du sexe d'une manière crue, directe et obsessionnelle. Les jeux de mots, les sous-entendus obscènes, les gestes grivois, les phallus en érection arborés par les maris, tout dans cette comédie peut choquer un public contemporain et une société marquée par le christianisme mais il faut la replacer dans son temps : "la comédie tirait directement  son origine des rites phalliques liés au culte de la fécondité humaine, animale et végétale; elle portait trace ainsi des temps ou la fertilité, la continuation de la vie sont souci majeur pour les sociétés constituées"* 


Lysistrata est aussi bien plus que cela; c'est avant tout une pièce qui oeuvre en faveur de la paix en montrant l'absurdité de la guerre et les douleurs qu'elle engendre. Elle est aussi une pièce qui redonne la parole aux femmes.

Lysistrata. - Je vais te satisfaire. Précédemment, dans la dernière guerre, nous avons supporté votre conduite avec une modération exemplaire; vous ne nous permettiez pas d'ouvrir la bouche. Vos projets étaient peu faits pour nous plaire; cependant ils ne nous échappaient pas, et souvent au logis nous apprenions vos résolutions funestes sur des affaires importantes. Alors, cachant notre douleur sous un air riant, nous vous demandions : « Qu'est-ce que l'assemblée a résolu aujourd'hui? Quel décret avez-vous rendu  au sujet de la paix ? - Qu'est-ce que cela te fait ? disait mon mari : tais-toi ;» et je me taisais.
Aussi me taisais-je. Une autre fois, vous voyant prendre une résolution des plus mauvaises, je disais : « Mon ami, comment pouvez-vous agir si follement ? » Mais lui me regardant aussitôt de travers, répondait : « Tisse ta toile, ou ta tête s'en ressentira longtemps ; la guerre est l'affaire des hommes  !»
Le magistrat - Par Jupiter ! il avait raison.
 
Lysistrata. - Raison ? Comment, misérable! il ne nous sera pas même permis de vous avertir, quand vous prenez des résolutions funestes? Enfin, lasses de vous entendre dire hautement dans les rues « Est-ce qu'il n'y a plus d'hommes en ce pays - Non, en vérité, il n'y en a plus, » disait un autre ; alors les femmes ont résolu de se réunir, pour travailler de concert au salut de la Grèce. Car qu'aurait servi d'attendre? Si donc vous voulez écouter nos sages conseils, et vous taire à votre tour, comme nous faisions alors, nous pourrons rétablir vos affaires.

En effet la déraison est l'apanage des hommes; ce qui est prouvé puisqu'ils ne peuvent pas être convaincus par le discours et n'entendent raison que par la privation sexuelle. Les femmes vont prêcher la paix, comme elles en ont le droit en tant que mère et épouse. Elles remettent aussi en cause les abus du pouvoir, la corruption et la conception de la justice et de la démocratie comme cela apparaît à travers la métaphore de la laine du fil et des fuseaux :

Le magistrat - Ainsi donc, pauvres folles, vous pensez terminer les affaires les plus critiques avec de la laine, du fil et des fuseaux ! 
Lysistrata. - Oui ; si vous aviez le moindre bon sens, vous prendriez, en politique, exemple sur notre manière de travailler la laine. 
Le magistrat - Comment cela ? Voyons. 
Lysistrata - De même que nous lavons la laine pour en séparer le suint, il fallait d'abord expulser de la ville à coups de verges les pervers, et séparer la lie ; puis ceux qui se tiennent et s'agglomèrent ensemble pour s'emparer des charges, les diviser et leur fendre la tête ; ensuite jeter tout pêle-mêle dans une corbeille pour le bien commun, et carder indistinctement étrangers domiciliés, hôtes, amis, débiteurs du trésor ; quant aux villes peuplées de colons de ce pays, les regarder chacune séparément comme autant de pelotons posés devant nous, puis, prenant leur fil à toutes, le tirer jusqu'ici et n'en faite qu'un seul, pour former de tout cela une grosse pelote et en tisser un manteau pour le peuple. 
Le magistrat - N'est-il pas étrange qu'elles prétendent tirer et pelotonner tout cela, elles qui ne prennent aucune part à la guerre ?
 Lysistrata - Oh ! misérable, ne supportons-nous plus du double de ce fardeau, nous qui d'abord enfantons des fils pour les voir partir à l'armée ?

Ainsi Aristophane va très loin dans sa critique puisqu'il dénonce la lie de la société grecque, ceux qui  font régner la corruption et il nous rappelle en cela notre société ( les malversations, les fausses factures, les mensonges etc... de certains de nos hommes politiques) mais aussi ceux qui s'associent, s'agglomèrent ensemble, pour s'emparer des charges et des pouvoirs et servir leurs propres intérêts (le cumul des mandats, tous les postes administratifs élevés que l'on se distribue en haut lieu). Les femmes proposent une véritable conception de la démocratie, le bien commun, qui englobe même les étrangers domiciliés ( Un certain président avait promis chez nous de donner le droit de vote aux étrangers! promesse non tenue, bien sûr!). Enfin il s'agit de réaliser une union de tous, une grosse pelote,  pour le bien de tous, un manteau pour le peuple.

Et comme nous sommes dans une comédie, bien sûr, elles obtiennent la fin de la guerre et les hommes, eux, ont enfin … ce qu'ils veulent! La pièce d'Aristophane est un beau plaidoyer pour la paix mais aussi pour les femmes et la démocratie. Il n'est pas étonnant qu'elle ait inspiré de nombreuses oeuvres depuis car elle est malheureusement toujours d'une grande actualité quant aux thèmes développés!

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* Lysistrata : littéralement "celle qui délie l'armée" ou "qui démobilise les armées" traduit dans la collection de poche par Victor-Henri Debidour par Démobilisette, ce que je n'aime pas du tout. J'ai aussi utilisé en citation la traduction de Brotier mais que je trouve trop édulcorée.

**préface VH Debidour

Ceci est une Lecture commune avec Maggie, Océane et Margotte.

Chez Eimelle

lundi 4 août 2014

Pause du mois d'août




Et oui après avoir eu un mois de Juillet mouvementé au festival d'Avignon, je vais me mettre au vert dans mes montagnes cévennoles! Merci à tous ceux qui sont venus me voir malgré mon peu de présence dans les blogs. Durant mon séjour dans ce lieu sans internet je n'ai  programmé que les Lectures communes. Aussi je vous dis en septembre et je vous souhaite un bon mois d'août et surtout du soleil  !

samedi 2 août 2014

Elvira Navarro : La ville heureuse




La ville heureuse de Elvira Navarro paru aux Editions Orbis Tertius présente deux récits sur l'enfance qui constituent les volets d'une même histoire : celle d'un jeune garçon Chi-Huei et d'une fillette Sara vivant dans le même quartier et compagnons de jeux. Il s'agit d'un roman d'initiation où chacun va être confronté à la réalité d'un monde dur et hostile mais aussi aux premiers tourments de la sexualité, aux difficultés de l'adolescence. C'est pour eux la fin de l'enfance.

Notons que le titre La ville heureuse est le nom donné au restaurant des parents de Chi-Huei et qu'il peut être tenu pour une antiphrase étant donné l'état de délabrement de l'établissement. Il ne peut,  non plus, désigner la ville où vivent les deux enfants car celle-ci n'apparaît qu'à travers la vision de l'exclusion avec les personnages des immigrés chinois et du vagabond.

Chi-Huei a été laissé en Chine chez sa tante pendant que son grand père, sa mère et son père, -  ce dernier poursuivi pour des raisons politiques - partaient en Espagne pour installer un restaurant. La séparation qui devait durer peu de temps se prolonge de mois en mois jusqu'à trois ans. Quand il arrive en Espagne, il va devoir s'adapter à une société entièrement différente, apprendre une langue étrangère et réussir son parcours scolaire, ce qu'il réalise grâce à une intelligence précoce. Mais le rejet des autres élèves, la pression qu'il doit subir de la part de sa famille, le travail qu'il doit accomplir au restaurant pendant le week end pèsent sur lui. La plus grande difficulté pour lui réside cependant dans le regard intransigeant qu'il porte sur ses parents dont il a rapidement honte. Le restaurant n'est en fait qu'une rôtisserie assez sordide, contrairement aux vantardises du père, où la famille besogne sans cesse préoccupée par l'argent à gagner pour améliorer les lieux; mais cette course effrénée n'est jamais satisfaite, le but à atteindre paraissant toujours reculer et donc jamais à portée de main.

Sara appartient à un milieu aisé qui établit des hiérarchies sociales très nettes : ses parents ne fréquentent par la rôtisserie des parents de Chi-Huei et le mot de "juif" attribué à  la famille de son amie Julia n'est pas "anodin" dans leurs bouches. Cependant ils sont pleins d'attention envers leur fille. Un fossé va pourtant se creuser entre elle et eux lorsqu'elle rencontre un vagabond sur les marches d'une église. Celui-ci lui paraît sale, malheureux, amaigri et sa pauvreté la touche si bien qu'elle finit par s'identifier à lui. Plus tard, elle remarque la présence du jeune homme partout où elle passe, quand elle va attendre le but scolaire, devant les fenêtres de sa maison. Il la fascine et lui fait peur. Sara finit par mentir à ses parents, par transgresser les interdits en s'aventurant hors de son quartier. Elle rencontre le vagabond dont l'attitude est pour elle un mystère et le restera car la marginalité n'a pas toujours une explication rationnelle.

Dans la première partie, j'ai été un moment déroutée par une certaine recherche(?) stylistique (ou traduction?)qui fait que l'on parle parfois d'un personnage en employant l'article défini : le grand père puis d'un autre en employant un adjectif possessif : son père, possessif  dont on  a l'impression qu'il renvoie au grand père, ce qui n'est pas le cas.  Mais une fois passé cette bizarrerie, j'ai trouvé l'analyse menée par Elvira Navarro très subtile. 

Si le récit de Sara est écrit à la première personne, celui de Chi-Huei est  rapporté à la troisième personne par un narrateur extérieur qui décrit les faits mais se place à l'intérieur des consciences. Ainsi, il y a toujours semble-t-il deux niveaux de compréhension dans le texte comme si les choses visibles en couvrent d'autres qui pour n'être pas dites n'en existent pas moins. Le conscient et l'inconscient s'interpénètrent. Par exemple, la mère de Chei-Huei paraît bien  s'entendre avec sa belle mère, l'épouse du grand père. Mais il y a toujours entre elles ce qui n'est pas dit : Qui va hériter du grand père? Le narrateur nous révèle ainsi les rapports de domination que les parents du garçon entretiennent entre eux, le grand père possédant l'argent, le père amoindri par la captivité et les tortures qu'il a subies en prison devenant un objet de mépris. Et puis il y a aussi les relations de la mère envers le fils, ce sentiment de culpabilité qu'elle ressent et qui la pousse à se disculper en accusant le grand père ou la tante. Cette hypocrisie de la mère, entre cruauté et douceur, cette haine et ce mépris que le garçon ressent envers elle aussitôt détournés de leur cours par la compassion, sont autant de fêlures dans l'enfance de Chi-Huei. Cependant, l'on s'aperçoit bientôt que chacun a sa vérité et que l'incompréhension du fils et de la mère est mutuelle. L'analyse de Chi-Huei, en effet, est faussée par la honte qu'il éprouve et son mépris de la misère.
Voilà un roman bien pessimiste et qui donne parfois l'impression d'une analyse au scalpel. Cependant j'ai aimé l'intelligence du récit et la vérité des sentiments complexes éprouvés par les enfants. Il n'est pas facile d'être adolescent et de vivre sa vie sans pouvoir la dominer, ce l'est encore moins quand on est enfant d'immigrés et que l'on vit dans la misère et le rejet.

 La ville heureuse publié en 2009 en Espagne a obtenu deux prix et le titre du meilleur roman de l'année et il faut reconnaître qu'il le mérite bien.


Mes remerciements aux  Editions Orbis Tertius pour ce roman traduit de l'espagnol par Alice Ingold