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mardi 9 février 2021

Santiago Gamboa : retourner dans l’obscure vallée

 

Comme il y a un littérature de la dictature dans les pays latino-américains, il y a aussi, en corollaire, une littérature de l’exil et du retour. Le retour est, en effet, le thème du livre Retourner dans l’obscure vallée de Santiago Gamboa, colombien, exilé en Europe. L’auteur emprunte ce titre à William Blake cité en exergue : « L’homme devrait travailler et s’attrister, apprendre, oublier et retourner dans l’obscure vallée d’où il est venu pour reprendre sa tâche. »

Et dans ce livre aux voix multiples, Santagio Gamboa place Rimbaud, le poète de l’exil, comme personnage à part entière, devenu le sujet d’une biographie écrite par le narrateur. Ce dernier est toujours désigné par son titre, Consul, fonction qu’il a occupée en Inde dans le passé. C’est autour de lui que tournent tous les autres personnages qui se confient à lui. Consul est dépositaire de leurs secrets car c’est lui le romancier qui écrit leur histoire.

Le Consul est exilé en Italie, à Rome, mais une amie, Manuela, qu’il a perdu de vue depuis des années, lui demande de venir le rejoindre à Madrid où elle vit. C’est à Madrid aussi que se trouve Juana, elle aussi colombienne. Elle étudie la langue et la philologie espagnoles à l'université, occasion pour elle de  fuir son pays, son enfance violente, la trahison d’une amie.  Il y a aussi Tertuliano, un néo-nazi populiste, violent, illuminé athée, créateur d’un culte à la Terre, un de ces fous qu’il vaut mieux avoir comme ami plutôt que comme ennemi ! Enfin, le prêtre Palacios qui, pendant la guerre civile lutte contre les forces révolutionnaires et veut rétablir l’ordre et défendre la propriété et l’église. Il fait torturer et tuer de nombreuses personnes soupçonnées de complicité, en trahissant le secret de la confession. Lui ne repartira pas. Il est emprisonné et doit répondre de ses crimes.

Vues de Bogota (wikipédia)
 
Ces exilés vont enfin rentrer au pays à la fin de la guerre pour poursuivre un affreux tortionnaire, paramilitaire cruel, trafiquant de drogues, afin de venger Juana, victime, dans son enfance, de cet homme  dangereux.
C’est le retour au pays. Le Consul retrouve sa ville natale, Bogota. Tout exilé porte en lui l’espoir du retour mais il est rarement synonyme de bonheur et d’apaisement. Retour impossible, source de désillusion. Nul ne peut retrouver son enfance et le passé est bien mort. Après nous avoir présenté, la Colombie des années de guerre, les exactions perpétrées sur les populations, les atrocités commises par une classe de riches propriétaires qui s’appuie sur des paramilitaires, tueurs exercés et sans états d’âme, et la toute puissance des cartels de la drogue, Santiago Gamboa dresse un tableau assez noir de la société colombienne actuelle. Bogota est à nouveau en paix, l’économie prospère mais elle n’est pourvoyeuse de richesses que pour les uns, exacerbant encore les inégalités sociales, laissant les autres dans la misère. Après la guerre civile, les colombiens sont condamnés à vivre ensemble aussi naît une société « du pardon » dont l’hypocrisie accable le consul et ses amis. Eux qui sont là pour accomplir une vengeance.
Ce livre, j’ai failli l'abandonner, effrayée par la violence et la crudité de certaines scènes, les viols, les tortures, l'horreur des assassinats, les massacres de masse, les attentats terroristes. Le roman est paru en 2017 et  dans l’Europe actuelle, la situation n’est pas plus rose qu’en Colombie ! A Madrid l’ambassade d’Irlande est occupée par des membres terroriste de Boko Haram qui tue les otages l’un après l’autre dans l’indifférence générale des gens attablés à la terrasse des cafés. L’extrême droite néo-nazie renaît de ses cendres, les haines raciales s’attisent. Les crises économiques se succèdent. Les migrants meurent noyés en Méditerranée. 
Bref! On en a envie de s’enfuir à cette lecture ! Mais il y a une sorte de lâcheté à ne pas regarder en face ce qu’est notre monde, si bien que j’ai continué à lire. Et puis, on a envie de savoir ce que deviennent les personnages dont on partage les tourments. Enfin, il y a une telle force dans ce roman que j’ai fini par ne plus le lâcher, subjuguée par ce récit puissant, tenue en haleine par le suspense de cette intrigue hallucinante.
Pourtant le roman se termine sur une note d’espoir pour ceux qui n’ont plus de pays parce que « le seul endroit où l’on puisse toujours revenir, c’est la littérature ». Et là Rimbaud tient encore une place prépondérante !
 
 


 
 Santiago Gamboa


Santiago Gamboa est né le 30 décembre 1965 à Bogota. Il est une des voix les plus puissantes et originales de la littérature colombienne. Né en 1965, il étudie la littérature à l’université de Bogotá, la philologie hispanique à Madrid, et la littérature cubaine à La Sorbonne. Journaliste au service de langue espagnole de rfi, correspondant à Paris du quotidien colombien El Tiempo, il fait aussi de nombreux reportages à travers le monde pour des grands journaux latino-américains. Sur les conseils de García Márquez qui l’incite à écrire davantage, il devient diplomate au sein de la délégation colombienne à l’unesco, puis consul à New Delhi. Il vit ensuite un temps à Rome. Après presque trente ans d’exil, en 2014, il revient en Colombie, à Cali, prend part au processus de paix entre les farc et le gouvernement, et devient un redoutable chroniqueur pour El Espectador.
Sa carrière internationale commence avec un polar implacable, Perdre est une question de méthode (1997), traduit dans de nombreux pays, mais sa vraie patrie reste le roman (Esteban le héros, Les Captifs du Lys blanc). Le Syndrome d’Ulysse (2007), qui raconte les tribulations d’un jeune Colombien à Paris, au milieu d’une foule d’exilés de toutes origines, connaît un grand succès critique et lui gagne un public nombreux de jeunes adultes.
Suivront, entre autres, Nécropolis 1209 (2010), Décaméron des temps modernes, violent, fiévreux, qui remporte le prix La Otra Orilla, et Prières nocturnes (2014), situé à Bangkok. Ses livres sont traduits dans 17 langues et connaissent un succès croissant, notamment en Italie, en Allemagne, aux États-Unis.
Il a également publié plusieurs livres de voyage, un incroyable récit avec le chef de la Police nationale colombienne, responsable de l’arrestation des 7 chefs du cartel de Cali (Jaque mate), et, dernièrement, un essai politico-littéraire sur La Guerre et la Paix où il passe le processus de paix colombien au crible de la littérature mondiale.  source ici Editions Métailié

Du côté de l'art :

Bien sûr, Ferdinando Botero reste le peintre colombien le plus connu en Europe.


 

Mais comme c'est justement un peintre moins connu que je veux présenter ici, j'ai choisi de vous parler d'une femme, Débora Arango, peintre engagée, qui a été mise au ban de la société et dont l'oeuvre a fait scandale et a subi la censure la plus rigoureuse.

Débora Arango

 
Débora Arango Pérez née le en 1907 à Medellin et morte en 2005 à Envigado est une artiste et aquarelliste colombienne.
 
 
Debora Arango va affirmer la volonté de la femme à ne pas être traitée comme la propriété de l'homme et revendique la liberté  physique, morale et intellectuelle de la femme
«Les hommes de ma génération n'éprouvaient de satisfaction que si la femme était docile et obéissante; peu leur importait ce qu'elle pensait, et encore moins ce qu'elle ressentait. [...] La plupart des hommes sont durs et distants. Quand j'étais jeune, se marier à l'un d'eux était comme épouser un épouvantable orage.».
Elle est la première femme en Colombie à représenter dans ses peintures le corps dénudée de la femmes  soulevant l'indignation des partis conservateurs et de l'église. Elle fut déclarée "folle" par les autorités écclesiastiques et son frère obtint qu'elle soit envoyée à l'asile, ce qui lui évita la prison. Mais elle en fut chassée après avoir représenté dans une peinture d'une rare violence une femme prisonnière de l'institution médicale.

Debora Arango :Esquizofrenia en el manicomio, 19 40


Debora Arango : Les droits de la femme
 
L'église étant l'un des pouvoirs le plus conservateur en ce qui concerne la liberté,  le clergé est une des cibles principale des thèmes de Debora Arango.

 Debora Arango : La procession
 
Dans le tableau ci-dessus, un jeune femme croyante s'agenouille au pied du prélat sous le regard concuspiscent des jeunes prêtres. Le tableau fit scandale, l'église en demanda l'interdiction.
"Les attaques à son encontre furent très violentes. Débora Arango  fut une des premières femmes à conduire une voiture à Medellin, qui portait le pantalon, qui faisait du cheval à califourchon, et on lui jetajetait des sceaux d’eau bouillante pour ces dernières raisons. Nombreuses de ses œuvres furent censurées et elle dut parfois se retirer chez elle et y laisser quelques œuvres, pour sa propre sécurité. Débora ne réussit pas à faire accrocher deux de ses tableaux lors d’un salon auquel elle fut conviée par un ministre de l’éducation, un nu féminin appelé « Montagnes » et une représentation des travailleurs des abattoirs de la région de Medellin. Son tableau La procesión (La procession) représentait une femme incitant la sexualité des jeunes curés et qui subit la réprobation des dames de la société. On évitait ou refusait souvent d’exposer ses tableaux, pour « éviter des scandales ». En 1957, dans sa ville natale de Medellin, les événements politiques nationaux l’obligèrent même à décrocher elle même ses travaux devant toute une assemblée. Enfin, elle fut exclue des expositions internationales organisées par le gouvernement colombien dans les années 1990 pour promouvoir les artistes colombiens. Le prétexte était qu’elle nuirait à « la bonne image » du pays. Débora Arango est aussi la première artiste qui représenta, dans l’art colombien, les grands bouleversements historiques. Elle fit par exemples des tableaux représentant les foules manifestant." (source ICI)


Debora Arango : La République

Debora Arango  : La République (détail)


Dans ce tableau, Débora Arango s’attaqua  au dictateur Laureano Gomez,  représentant le plus intransigeant du  catholicisme, responsable du plus grand génocide de l’histoire colombienne moderne.
Quand enfin il abandonne le pouvoir, malade, Débora le peint en crapaud à la cravate tricolore. Sa civière est transportée par des vautours ; son cortège est mené par la camarde ; des hommes, curés, fanatiques, l’armée, les canons lui font des honneurs. Des petits crapauds-clones du malade sont chassés par le Général qui le succédera à la tête du pays dévasté.

Pour les curieux

 *Ce qu'il est bon de se rappeler pour la lecture de ce livre (résumé)

Les Forces armées révolutionnaires de Colombie – Armée du peuple ( : Fuerzas armadas revolucionarias de Colombia – Ejército del Pueblo), généralement appelées FARC, étaient la principale guérilla communiste impliquée dans le conflit armé colombien.
Les origines :
 
Au cours des années 1930 et 1940 e la concentration de la terre entre les mains de quelques grands propriétaires favorise le développement d'un puissant mouvement paysan visant à l'obtention d'une réforme agraire. Ce mouvement débouche sur la dislocation de plusieurs grandes haciendas et sur la création de zones d'autodéfenses paysannes, souvent de sensibilité communiste, pour défendre les terres prises aux haciendas dans des zones reculées du pays. Entre 1945 et 1948, plus de 15 000 paysans sont assassinés par des groupes armés soutenus par les propriétaires terriens. Le 9 Avril 1948, le principal meneur de la gauche colombienne Jorge Eliecer Gaitan, figure très populaire auprès de la population pauvre et probable futur président du pays, est assassiné. Son homicide marque une profonde blessure dans la société colombienne, et provoque plusieurs jours d'émeutes à Bogota. La période qui suit,  jusqu'en 1960, années dites de La Violenca, reste la plus violente de l'histoire de la Colombie. Elle fera entre 100 000 et 300 000 victimes.  Les FARC sont habituellement considérés comme le produit de ces luttes et de leurs violentes répressions

Les représentants des FARC signent le 26 septembre 2016 un accord de paix avec le gouvernement. À la suite de cet accord, les FARC fondent le un parti politique légal.

 Les paramilitaires

Autodéfenses unies de Colombie (AUC, Autodefensas Unidas de Colombia) sont le principal groupe paramilitaire colombien, fondé le 18 Avril 1987 à partir d'une unification des groupes paramilitaires pré-existants fondés à l'initiative de l’armée, de propriétaires terriens ou des cartels de drogue.

Les paramilitaires constituaient une force auxiliaire de l’armée colombienne "utilisée pour semer la terreur et détourner les soupçons concernant la responsabilité des forces armées dans les violations des droits humains." Pour les Nations-unies, les guérillas colombiennes seraient responsables de 12 % des assassinats de civils perpétrés dans le cadre du conflit armé, les paramilitaires de 80 % et les forces gouvernementales des 8 % restant. (Merci wikipédia)

dimanche 7 février 2021

Alejo Carpentier : Le siècle des Lumières

 

Le siècle des Lumières de Alejo Carpentier, écrivain cubain, c’est, la Révolution française et ses répercussions dans les Caraïbes, à Cuba où débute l’action puis à la Guadeloupe, via Paris et Bordeaux, pour arriver en Guyane.
Trois jeunes cubains, personnages fictifs et attachants du roman, Esteban, sa cousine Sofia et son cousin Carlos, vont être les témoins de cette époque tourmentée. Pour Esteban, en particulier, cette période va représenter une initiation cruelle, qui lui fera perdre naïveté, confiance et espérance.


Victor Hugues

Esteban quitte la Havane pour suivre son ami Victor Hugues, personnage historique, ancien négociant, fervent admirateur de Robespierre. Victor devient accusateur public à la Rochelle avant de partir pour la Guadeloupe afin d’y abolir l’esclavage. Moments de réjouissance et de bonheur vite suivis, dans la foulée, par l’utilisation de la guillotine que l’accusateur public a transportée avec lui. Victor Hugues reprend l’île aux britanniques et organise la guerre de course (corsaires) qui va créer une classe de nouveaux riches. A la fin de la Révolution, loin de tomber en disgrâce, Victor Hugues devient gouverneur en Guyane et applique, sans état d’âme, le nouveau décret qui rétablit l’esclavage, opérant ainsi un grand retour en arrière et abolissant tout espoir d’un monde meilleur.  

Tout le pessimisme de Carpentier-Esteban s’exprime ici. C’est comme si la révolution n’avait pas existé, que les  gens étaient morts pour rien, comme si les idées positives de cette période avaient été ensevelis sous les actes de la Terreur, la corruption des esprits, l’ambition et l’avidité humaines, le reniement de soi-même.
Ce vaste panorama de la révolution, magnifique élan des peuples opprimés, qui débute par l’espoir de la liberté et de l’égalité, vire donc peu à peu au cauchemar aux yeux d’Esteban qui perd toutes ses illusions. Pourtant quand il parvient à fuir en Guyane néerlandaise avant de regagner Cuba, et qu’il voit, comme nous l’a montré Voltaire, que l’on coupe les pieds ou les mains des esclaves marron, il comprend l’urgence de la révolution.

En fait, Esteban, disciple de Victor Hugues, fait souvent penser à Candide, disciple de Pangloss, mais s’il subit les mêmes désillusions, il n’aura pas, comme le héros de Voltaire, le temps de cultiver son jardin.
En revenant à La Havane, il ne pourra pas transmettre son expérience désenchantée à Sofia et Carlos, ceux-ci ayant toujours foi dans la révolution des Lumières. La jeune fille devra faire elle-même son expérience.

Jean Nicholas Billaut Varenne

Alejo Carpentier peint avec habileté les changements qui s’opèrent dans l’âme humaine. Victor Hugues quand il fait connaissance des  adolescents, Esteban, Sofia et Carlos, à la Havane, est un jeune homme sympathique, un peu tapageur et suffisant, mais amusant et amical. L’amitié des trois enfants, livrés à eux-mêmes après la mort de leur père, et du jeune homme étranger, français de Marseille, dans le fouillis de cette maison-capharnaüm est un instant de grâce. Un peu comme le jardin de l’Eden avant la chute. C’est un moment de bonheur aussi pour le lecteur. Mais peu à peu Victor Hugues se transforme. Lorsque Esteban le retrouve à La Rochelle où il fait tomber les têtes à un  rythme soutenu, l’homme qu’il est devenu n’a plus rien d’humain. Et il finira par oublier ses idées. Il y aussi des moments très forts quand, en Guyane, nous rencontrons tous les révolutionnaires, sauvés de l’échafaud mais envoyés au bagne. C’est une sorte d’enfer dantesque qui est décrit, avec les différents cercles, tous prêts à renier leurs idées, sauf un, au centre, Billaut-Varenne, membre du comité de salut public, partisan de la terreur, qui a fait tomber la tête de Robespierre ! Des portraits qui marquent !

Un style baroque

Henri Rousseau dit le douanier
 

 Alors certaines créatures végétales d'en bas prenaient des silhouettes nouvelles : les papayers avec leurs mamelles suspendues autour du cou, semblaient s'animer, s'acheminer vers les lointains fumeux de la Soufrière : le fromager "père de tous les arbres" comme disaient certains nègres, prenaient davantage la forme d'un obélisque, d'une colonne rostrale, d'un monument, et sa taille croissait contre les feux du crépuscule. Un manguier mort se transformait en un faisceau de serpents immobilisés dans leur élan pour mordre, ou bien encore, vivant et débordant de sève qui suintait à travers l'écorce et les peaux jaspées de ses fruits, il fleurissait soudain et s'enflammait de jaune. Esteban suivait la vie de ces créatures avec l'intérêt que pouvait lui inspirer le développement d'une existence zoologique.

Si le récit est riche en aventures et en histoire des idées, le style ne l’est pas moins ! Je comprends que l’on parle de style baroque à propos d’Alejo Carpentier, tant le foisonnement de ses descriptions, la profusion des couleurs, des sons, des odeurs, des détails de toutes sortes, l’abondance et la richesse du vocabulaire sont des ornements éblouissants.

 Ce n’est pas sans raison qu’il montre son héros Esteban « jouir de l’euphorie des mots ». 

 « Esteban était rempli d’étonnement quand il remarquait que le langage, en ces îles, avait dû utiliser l’agglutination, l’amalgame verbal et la métaphore, pour traduire l’ambiguïté formelle des choses qui participaient à plusieurs essences. De la même façon que certains arbres étaient appelés, « acacias-bracelets », « ananas-porcelaine », « bois-côte, « balai-dix heures », « cousin-trèfle », « pignon-gargoulette », « tisane-nuée », « bâton-iguane », de nombreuses créatures marines recevaient des noms qui, pour fixer une image, établissaient des confusions de mots, engendrant une zoologie fantaisiste de poissons-chiens, de poissons-boeufs, de poissons-tigres, de poissons ronfleurs, souffleurs, volants, à queue rouge, rayés, tatoués, fauves…. »

Et son érudition couvre tous les domaines, qu’il parle de fonds sous-marins, d’histoire, de philosophie, de musique, d’ethnologie, de géographie, de végétation tropicale,  c’est toujours incroyablement riche, précis, minutieux et pourtant poétique et visionnaire.

Certains matins à l’aube, la mer était si calme et silencieuse que les craquements isochrones des cordes aux tonalités plus aiguës ou plus graves selon qu’elles étaient plus courtes ou plus longues se combinaient de telle sorte que de la poupe à la proue c’étaient des anacrouses et des temps forts, des appoggiatures et des notes piquées, avec le rauque point d’orgue issu d’une harpe formée par des câbleaux tendus, soudain pincés par un alizé.

Un auteur, donc, que je découvre avec admiration et que je veux suivre avec d’autres lectures ! Et oui, encore un !

Alejo Carpentier, écrivain cubain

 
 Alejo Carpentier y Valmont, né 1904 à Lausanne et mort en 1980 dans à Paris, est un écrivain cubain, romancier, essayiste, critique musical, compositeur, qui a profondément influencé la littérature latino-américaine. Il a vécu entre la France, patrie de son père, et Cuba. A Paris, il a rencontré les grands noms du surréalisme, Paul Eluard, Louis Aragon, André Breton et Jacques Prévert. A Cuba il est un fidèle partisan de Castro et il épouse son lutte contre la misère et l'exploitation du peuple cubain. Il est ébloui par le métissage de La Havane et l'indigénisme. Il fera de cet émerveillement l'essence de son oeuvre, qu'il qualifie de "real maravillosa", un réalisme perfectionné par l'émotion et l'enchantement du monde. Le réalisme merveilleux est une notion de critique littéraire ou de critique d’art qui se réfère à des productions artistiques dans lesquelles la représentation du réel est fortement teintée par le merveilleux.
Quelques titres  :  "Le partage des eaux", "Concert baroque", "Le royaume de ce monde"

Art : peinture cubaine

 
Les oeuvres picturales qui évoquent le plus pour moi le "real maravillosa" d'Alejo Carpentier, sont celles du peintre français, le Douanier Rousseau.






Mais l'art du peintre primitif cubain et Ruperto Jay Matamoros m'a paru aussi correspondre aux descriptions enchantées d'Alejo Carpentier.
Non que l'art d'Alejo Carpentier soit naïf mais les paysages colorées qui dévoilent la subjectivité de celui qui les regarde,  appartiennent toujours, au-delà du réel, au domaine du rêve et de la magie.

Ruperto Jay Matamoros ( 1912- 2008)

Le fermier de Ruperto Jay Matamoros
 

Ruperto Jay Matamoros est né en 1912 à Santiago de Cuba. Il est  le plus ancien et le plus grand peintre populaire ou «primitif» de Cuba. Il entre en 1937, à l'atelier de peinture et de sculpture  créé par  le peintre cubain Eduardo Abela.
 
Edouardo Abela

En 1946,  Matamoros crée son propre atelier de décoration et de peinture. En 1963, après la révolution, il rejoint l'UNEAC, l'Union des écrivains et artistes cubains, et commence à travailler sur des commandes de peinture au ministère de la Justice. Depuis les années 1960, Matamoros a exposé dans le monde entier, en Bulgarie, en France, en Hongrie, en Italie, au Mexique, en Suède et en Union soviétique. Il a exposé dans la première Biennale de La Havane, en 1984, ainsi que dans les deuxième et troisième biennales. En 1994, il a reçu l'Ordre Felix Varela, par le Conseil d'État de la République de Cuba.

En 2000, à l'âge de 88 ans, Jay Matamoros a reçu la médaille du 270e anniversaire de l'Université de La Havane et a été honoré du prix national des arts visuels. L'occasion a été présentée par une exposition rétrospective personnelle au Museo Nacional de Bellas Artes, à La Havane.

Jay Matamoros est décédé à l'âge de 95 ans à La Havane en 2008.  (source ici )

 

 La peinture de Ruperto Jay matamoros

 







 


 

vendredi 5 février 2021

Carlos Fuentes : En inquiétante compagnie

 

Carlos Fuentes est un écrivain mexicain. Le livre que je présente ici est, d’après la quatrième de couverture, « dans un genre inhabituel ».  C’est ce que je ne saurais dire puisque c’est le premier livre que je lis de lui. Il s’agit d’un recueil de nouvelles qui exploite le thème du fantastique, de la folie, de la mort, des vampires d’où le titre « En inquiétante compagnie ».

 Je n’ai pas apprécié toutes les nouvelles. Voici mes trois préférées.


Dans L’amoureux du Théâtre, le personnage, un jeune mexicain solitaire installé à Londres, shakespearien passionné, tombe amoureux d’une jeune fille qu’il voit évoluer de sa fenêtre, dans l’appartement voisin. Non seulement, ils n’échangeront aucune parole mais elle refuse de rencontrer son regard. Plus tard, en allant au théâtre, il découvre qu’elle joue le rôle d’Ophélie dans Hamlet. Mais elle est réduite au silence par un metteur en scène mégalomane qui est aussi acteur  narcissique et ne lui permet pas de parler ! Jusqu’ici ça va, je suis en terrain connu avec le In du festival d’Avignon ! J’ai moi-même assisté à une mise en scène du roi Lear où une Cordélia baîllonnée, en tutu et sur pointes, ne pouvait prononcer une seule parole, misogynie assumée (?) par le metteur en scène Olivier Py !
Mais dans la nouvelle de Carlos Fuentes, il y a autre chose : Ophélie est-elle vraiment la jeune femme observée à la fenêtre ? Est-elle réellement muette ? Meurt-elle sur scène comme le croit le personnage ? Quelle est cette fleur qu’elle lance à notre jeune spectateur, symbole de la vie, et qui ne se fâne jamais ? Pourquoi les journaux racontent-ils des mensonges sur ce qui s’est passé au théâtre?  A moins que le jeune mexicain n’ait sombré dans la folie ? C’est au lecteur de conclure.
Une autre de ces nouvelles qui s’intitule En bonne compagnie  fait écho ironiquement au titre général du recueil. A la mort de sa mère qui vit en France, à Paris, son fils Alexandro de la Guardia va rejoindre ses deux tantes à Mexico. Deux bien étranges vieilles demoiselles qui ne veulent pas se croiser tout en vivant dans la même maison et qui demandent à leur neveu de ne jamais entrer par la porte principale mais par une entrée plus discrète à l’arrière. Que veulent-elles cacher ? Pourquoi toutes ces cachotteries et bizarreries ? Sont-elles folles, dangereuses ? Pourquoi semblent- elles parler à un petit garçon et non à un adulte quand elles s’adressent à lui ? 

Dans Calixta Brand, la jeune fille, personnage éponyme de la nouvelle, est une jeune américaine venue au Mexique pour poursuivre ses études de langue. Estéban, jeune hidalgo de bonne famille l’épouse. Mais il est très vite jaloux de l’intelligence, de la culture et de la supériorité intellectuelle et morale de sa femme. La haine va peu à peu remplacer l’amour. C’est une des nouvelles qui pourrait ne pas être fantastique si ce n’était la fin. L’analyse des sentiments du jeune homme, la peinture d’un monde machiste où la femme doit rester à sa place et où l'homme doit dominer, le mépris manifesté aux inférieurs, sont ancrés dans une classe sociale imbue d’elle-même. La cruauté des rapports humains et le personnage fier et digne de la femme en font un texte très intéressant.
Mais c’est vraiment avec La chatte de ma mère, la Belle au bois dormant, et la dernière nouvelle, Vlad (dracula) que nous plongeons dans le fantastique (trop) attendu avec l’apparition de morts-vivants, les cercueils des vampires cachés dans l’obscurité d’un tunnel et les morsures dans le cou. J’ai moins aimé ces trois nouvelles parce que le fantastique y est plus affirmé et ne laisse pas au lecteur la liberté d’imaginer et d’apporter sa réponse personnelle.
Donc ce recueil n’est pas un coup au coeur pour moi et il me faudra lire d’autres nouvelles de Carlos Fuentes pour mieux le connaître.

Mexique : Carlos Fuentes Macías

Carlos Fuentes Macías naît au Panama en 1928  mais est de nationalité mexicaine. Ses parents sont diplomates d'origine mexicaine. Il partage son enfance entre Quito, Montevideo, Rio de Janeiro, Washington, Santiago du Chili et Buenos Aires. Adolescent, il retourne vivre au Mexique où il fait des études de droit à l'Université de Mexico. Il les poursuit à l'Institut de hautes études internationales et du développement de Genève. 
Il commence par écrire des nouvelles et publie ainsi Jours de carnaval en 1954. Il publie son premier roman en 1958, La Plus Limpide Région, qui critique la société mexicaine. Il poursuit son œuvre avec d'autres romans comme Le Chant des aveugles, Peau neuve, Terra Nostra, La Tête de l'hydre et Le Vieux Gringo qui lui offrent une renommée internationale.
Il a écrit des essais critiques comme La Maison à deux portes et Cervantès ou la Critique de la lecture ainsi que des essais politiques comme Temps mexicain. Ses essais sur la politique et la culture paraissent également dans le journal espagnol El País. Il est un critique virulent de l'impérialisme culturel et économique des États-Unis, en particulier vis-à-vis de l'Amérique latine.
Son roman Terra Nostra a obtenu en 1977 le prix Rómulo Gallegos, la plus haute distinction littéraire d’Amérique latine. Carlos Fuentes a reçu en 1987 le prix Cervantes, la plus haute distinction littéraire de langue espagnole, pour l’ensemble de son œuvre. (Wikipédia)


 

Rufino Tamayo, peintre mexicain

(1899-1991)


Bien sûr, quand on parle de peintres mexicains, on pense tout de suite, à Frida Kahlo et Diego Rivera.

Diego Rivera
 
Frida Khalo

Mais  c'est un peintre que je ne connais pas que je veux présenter ici  et que je découvre sur le net : 

 Rufino Tamayo
(1899-1991)

Rufino Tamayo est né à Tlaxiaco (Oaxaca) le 25 août 1899 et est mort à Mexico le 24 juin 1991. 

 Bien qu'il ait peint des peintures murales avec des sujets révolutionnaires, art mural dont Diego Rivera avec  Siqueiros y Orozco étaient les plus grands représentants au Mexique, Rufino Tamayo s'est démarqué des artistes de sa génération en créant un style personnel.

Bien qu'on le considère souvent comme un artiste ultra-mexicain en raison de son approche des cultures préhispaniques, il a vécu à Paris dans les années 50 et s'est parfaitement intégré dans le mouvement culturel de l'époque.

Dualidad peinture murale

 "Dualidad » est un des muraux les mieux conservés de Tamayo; il se trouve au Musée National d’Anthropologie et d’Histoire. C’est une impressionnante fresque peinte en 1964, de 12 mètres de large, que les visiteurs peuvent admirer à l’auditorium Jaime Torres Bodet.
Tamayo s’inspira de la cosmogonie náhuatl des opposés et complémentaires pour interpréter la mythologie précolombienne; l’œuvre fut aussi le résultat du contexte politique et social de l’époque."

 

 

Moon dog  Rufino Tamayo

 
 

 

 




mercredi 3 février 2021

José Maria Arguedas : Diamants et silex

 

José Maria Arguedas est un auteur péruvien que je découvre au cours de ce mois de littérature latino-américaine, un livre entièrement différent de celui que je viens de commenter La faute au bouc de Marie Vargas Llosa... C’est d’ailleurs ce dernier qui préface ce petit bijou littéraire, intitulé Diamants et silex .

"L’Apurimac  est sillonné par les fleuves les plus profonds et les plus mélodieux du Pérou; des fleuves anciens, puissants, aux flots d’acier, qui ont découpé les Andes dans leur partie la plus haute- silex et diamants- et ont forgé des abîmes aux rives desquelles l’homme tremble, ivre de vertige, en contemplant les eaux argentées qui s’écoulent sous les arbres suspendus."

 Mario Vargas Llosa nous explique que José Maria Arguedas, est au centre des deux cultures qui divisent le Pérou, celui de la plaine et des villes, de langue espagnole, et celui de la sierra où vivent les indiens quechuas attachés à leur langue, leur traditions, proches de la nature, mais obligés par la misère à servir chez les maîtres qui les considèrent comme à peine humains. Cette double culture est pour Arguedas un déchirement puisque « l’enracinement entre ces deux mondes antagonistes a fait de lui un déraciné » écrit Mario Vargas Llosa.

Mais c’est aussi pourquoi José Maria Arguedas sait nous parler avec tant de poésie et d’amour de ce peuple vivant au coeur de la Cordillère des Andes, au milieu des pics enneigés, et de cette langue chargée d’images : "Le quechua qu’il entendait était semblable à celui qu’on parlait dans les petites vallées à fruits "de l’intérieur", dans son village. C’est là que naissent les fleuves amazoniens, que se forment les longues veines qui font une entrée tonitruante dans les gorges creusées entre les chaînes de montagnes. Le quechua qu’Irma utilisait pour s’adresser  à lui avait le parfum de ces fleuves, des oiseaux qui les survolent en jouant, piaillant et appelant les êtres humains."

Mariano est un indien quechua que son frère envoie à la ville car c’est un Simple, c’est à dire un arriéré mental, une charge, donc, pour la famille. Il est aussi un musicien harpiste hors du commun, ce qui lui permet de toucher au coeur, dès son arrivée, le propriétaire le plus riche en terres et en indiens de la ville, Don Aparicio. Celui-ci le prend chez lui à une condition, c’est qu’il ne jouera jamais que pour lui et chez lui. Pour Don Aparicio, un être tourmenté, débauché, jamais en paix, cruel et fantasque, la musique de Mariano s’adresse à son âme. On peut comprendre, dès lors, que la transgression de cet ordre pourrait avoir des conséquences néfastes. Quand arrive dans la ville une nouvelle venue, une jeune fille blonde, très belle, le drame est prêt à éclater.

Nous sommes donc dans la structure du conte traditionnel mais qui se déroulerait dans un monde réaliste où les fées n’ont pas cours et où leur baguette n’a pas de pouvoir. Don Aparicio est tout puissant, sa fortune le place au-dessus des lois, nul ne peut s’opposer à lui. Il séduit, voire enlève, les filles des montagnes, en fait ses maîtresses aussitôt remplacées par d’autres. Mais si réalisme il y a, le jeune homme apparaît aussi magnifié par le style de l’écrivain ou par le regard de ses amoureuses, comme un prince de légende, noble d’allure si ce n’est de coeur, monté sur son étalon noir Faucon, aussi fougueux que lui. D'une manière générale, la peinture de cette société basée sur l’inégalité sociale et raciale, d’une férocité implacable envers les indiens, est transcendée par la plume de l’écrivain, parfois d'un lyrisme puissant, taillée à la fois dans le diamant et le silex, noir et étincelant, brillant et dur.
Et puisque la musique y est omniprésente, il y a deux tonalités dans le roman, celle en mode majeur, éclatante, qui s'attache à Don Aparicio et  révèle la montagne, et celle en mode mineur qui  résonne pour Mariano si sensible à la détresse et à la souffrance des autres, humains, animaux ou plantes... Etcette petite musique lancinante crée une tristesse, une nostalgie qui gagne le lecteur. 

Un très beau roman poétique, inattendu, magique et profondément humain.

Et voici encore un passage qui est l’un des plus étonnants moments du roman : il concerne les vingt harpistes la ville : "La nuit du 23 juin, ces musiciens descendaient le long des ruisseaux torrentiels qui se jettent dans le fleuve principal, ce grand fleuve profond dont les eaux rejoignent la côte. Là, sous les grandes cataractes que les torrents façonnent dans la roche noire, les harpistes « écoutaient ». C’est la seule nuit de l’année où l’eau, en tombant sur la pierre et en roulant ses éclats brillants crée des mélodies nouvelles ! Chaque maître harpiste a sa Pak’cha * secrète. Il s’avance de face, caché sous les grands panaches des roseaux; certains se suspendent aux troncs des poivriers, au-dessus de l’abîme où le torrent s’engouffre et pleure. Le lendemain, et pendant toutes les fêtes de l’année chaque harpiste joue des mélodies inédites."

* cascade

Pérou : José Maria Arguedas

José Maria Arguedas
 

José Maria Arguedas Altamirano est un écrivain, un anthropologue, un ethnologue, un poète, un traducteur et un universitaire péruvien né le 18 janvier 1911 à Andahuaylas (Apurimac) dans la montagne au Sud du Pérou. Il est fils naturel d’un avocat itinérant Victor Manuel Arguedas Arellano, Cuzqueño et de Doña Victoria Altamirano Navarro, femme métis et aristocrate de San Pedro en Andahuaylas. À la mort de sa mère, il a deux ans et il reste avec sa grand-mère paternelle ; son père se remarie avec une riche veuve qui a aussi des enfants. Il sera victime des mauvais traitements de sa marâtre. Celle-ci l'oblige à dormir avec les indiens. C'est auprès d'eux qu'il découvre la culture et la langue quechua. 

Ses nouvelles et ses contes le rangent parmi les grands représentants de la littérature péruvienne. Il est le promoteur d'un métissage des cultures andine d'origine quechua et urbaine d'origine européenne.
Toute l’œuvre de José María Arguedas est marquée par la dualité linguistique et culturelle entre l’espagnol et le quechua. Toujours fidèle à la tradition quechua de son enfance, il a vécu l’expérience du Pérou divisé entre monde andin indien et dominé et monde côtier hispanophone et dominant. N’étant jamais tout à fait parvenu à surmonter ce déchirement culturel, malgré sa réussite professionnelle et souffrant de dépression nerveuse, il se suicide à Lima le 2 décembre 1969. Sa fin tragique en a fait le symbole à la fois de tous les clivages de la société péruvienne et de la nécessaire réconciliation qu’il a prônée dans son œuvre, mais si difficilement vécue dans sa chair.   (Wikipédia)

 


José Sagobal peintre péruvien, indigéniste (1888/1956)

Et puisque j'en suis à la découverte de la littérature péruvienne, je suis allée faire un petit tour du côté de l'art et je vous présente Jose Sagobal, peintre  péruvien du XX siècle, indigéniste. Comme José Maria Arguedas, il défend la culture et les traditions des indiens et souhaitent voir leurs droits reconnus  par le gouvernement péruvien. Il a contribué avec les écrivains, les peintres qui ont rejoint le mouvement indigéniste, à faire évoluer les mentalités.








lundi 1 février 2021

Mario Vargas Llosa : La fête au bouc


  La fête au Bouc de Mario Vargas Llosa est depuis longtemps sur mes étagères et je ne me décidais pas à lire ce roman politique sur la dictature de Rafael Leonidas Trujillo à Saint Domingue. Je craignais que cela ne soit trop rébarbatif ou trop démonstratif. C’est donc dans le cadre du défi lancé par Ingammic ICI et Goran ICi nous invitant à explorer la littérature latino-américaine, que j’ai découvert ce livre et là il n’était plus possible de résister à la force et à l’habileté narrative d’un grand écrivain qui vous tient en haleine et vous retourne comme une crêpe !

Le récit se déroule dans la partie orientale de l’île Hispanolia, dans la République de Saint Domingue dont la frontière divise en deux l'île avec, à l’ouest,  Haïti. Nous sommes en 1961, date de l'attentat contre Trujillo, mais l'écrivain va nous promener du présent au passé et inversement, sans ordre chronologique,  depuis la prise de pouvoir du dictateur et jusqu'après sa mort.

"L'ouvrage est caractéristique du roman du dictateur, représenté entre autres par Miguel Ángel Asturias (El señor Presidente), Augusto Roa Bastos (Moi, le Suprême) et Gabriel García Márquez (L'Automne du patriarche)" (Wikipédia). 

Le roman présente des personnes fictifs mais fortement ancrés dans l’histoire du pays comme Urania Cabral et son père Agusto Cabral, ministre de Trujillo. Urania revient voir son père mourant à Saint Domingue après trente cinq années d’exil aux Etat-Unis, absence pendant laquelle elle a toujours refusé de répondre à ses lettres et à celles de sa famille. Pourquoi revient-elle ? Elle se le demande elle-même mais ce n’est certainement pas par amour si l’on en juge par la violence qui émane de ses propos quand elle parle à celui qui fut son père, certes, mais surtout l’ancien ministre de Trujillo…  

Rafael Leonidas Trujillo

Face à ces personnages fictifs, des personnages historiques comme le dictateur Rafael Leonidas Trujillo qui a fait régner la terreur à Saint Domingue, rebaptisée alors, Ciudad Trujillo, de 1930 à 1961, et ses ministres dévoués jusqu’à la servilité : emprisonnement, tortures, assassinats, massacre des immigrants haïtiens, viols, accaparation des biens et des terres des opposants et des industries, main mise sur la presse et tous les moyens de communication, culte de la personnalité… D’autres personnages historiques aussi, sont ceux qui en 1961, ont fomenté l'attentat contre le dictateur.
Mais peu à peu, le réel et la fiction se mélangent et tous deviennent les héros d’un roman puissant qui nous fait revivre toutes ces années de dictature, mêlant les différentes strates du présent et du passé. La technique narrative de l’auteur est surprenante. Dans un même paragraphe, nous passons de la vision subjective du « je », - le personnage se raconte-, au « Il » du narrateur extérieur - le personnage est vu - ; de plus, les points de vue se multiplient, les uns et les autres sont observés et racontés par plusieurs personnages, amis, ennemis, victimes, bourreaux,  dressant une multiplicité de portraits et de récits qui submergent le lecteur  de sensations et d’émotions.
De même, à certains moments de la narration, le présent et le passé sont mis sur un seul plan et ont lieu en même temps. Ce procédé donne des scènes saisissantes, comme celles où Urania racontent à sa tante et à ses cousines pourquoi elle a fui Saint Domingue et où nous assistons à la fois à son récit au passé et à son déroulement dans le présent, ce  qui a pour effet de dédoubler la scène en lui donnant une force inouïe.
Le récit est donc puissant, en particulier lorsqu’il interroge sur le pouvoir. Comment expliquer la fascination exercée par le dictateur sur la collectivité et sur l’individu ? La peur ne suffit pas à expliquer cet amour, cette admiration, cette soumission au chef !  Urania dit qu’elle peut comprendre pourquoi le peuple se laisse berner, pris dans le culte de la personnalité, privé par son manque d’instruction d’un jugement clair, obnubilé par la propagande mensongère du gouvernement, coupé de la réalité par l’absence de médias. La Boétie au XVI siècle en arrivait  déjà à cette conclusion, entre autres  car lui aussi pensait que l'explication en était plus complexe :

Le Grand Turc s’est bien avisé de cela que les livres et la doctrine donnent plus que tout autre chose aus hommes, le sens de se reconnoistre, et d’hair la tirannie; j’entens qu’il n’a en ses terres gueres de gens scavants, ni n’en demande. (  De la servitude volontaire)

Mais comment ceux qui ont l’instruction, les classes sociales supérieures, instruites, éclairées, peuvent-ils perdre toute volonté, toute dignité, toute morale, pour complaire au despote ? se demande Urania. Il y a l’argent, l’intérêt, l’attrait du pouvoir, certes, mais encore quelque chose au-delà, qui touche au plus profond de la personnalité, quelque chose qui fait que l’on n'est rien sans le regard bienveillant du despote, que c'est lui qui vous fait exister !
Un grand roman, donc ! 

Et surtout, ne faites pas comme moi,  n’ayez pas peur de Mario Vargas Llosa !

Pérou : Mario Varga Llosa

Mario Vargas Llosa

Mario Varga Llosa est un écrivain péruvien naturalisé espagnol. Il est l’auteur de romans, de pièces de théâtre, de biographies et d’essais politiques. Il a reçu le prix Nobel de littérature en 2010.
Il a été un écrivain engagé toute sa vie, d’abord proche du communisme, il soutient Fidel Castro. Ensuite déçu par la révolution cubaine, il se tourne vers le libéralisme. En avril 2011, lors des élections présidentielles péruviennes, il appuie le vote du candidat nationaliste Ollanta Humala. En 1990, il se présente à la présidence de la république péruvienne à la tête d’une formation Le Front démocratique mais il perd, face à Alberto Fujimori qui dirigera le Pérou de 1990 à 2000. Plus tard il s’affirmera comme conservateur, ultra-libéraliste, selon ses détracteurs, soutenant les régimes de José María Aznar en Espagne et même de Silvio Berlusconi en Italie. (Wikipédia)

Quelques titres :
La ville et les chiens(1963) , La maison verte (1966), Conversation à la cathédrale(1969) , La tante Julia et le scribouillard( 1977), La guerre de la fin du monde (1982), Qui a tué Palomino Molero ?(1986), la fête au bouc (2000),