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dimanche 19 janvier 2014

Emile Zola : Thérèse Raquin



Thérèse Raquin est le troisième roman de Emile Zola. Il parut en 1867 avant que l'écrivain n'entreprenne le cycle des Rougon-Macquart et contient déjà toutes ses théories sur le roman naturaliste. Il mène l'étude des personnages par le biais de la science et des lois de l'hérédité. Voilà qui se rapproche tout à fait du déterminisme et Zola en est très conscient quand il déclare :

Dans Thérèse Raquin, j'ai voulu étudier des tempéraments et non des caractères. Là est le livre entier. J'ai choisi des personnages souverainement dominés par leurs nerfs et leur sang, dépourvus de libre arbitre, entraînés à chaque acte de leur vie par les fatalités de leur chair. Thérèse et Laurent sont des brutes humaines, rien de plus.

Résumons l'histoire en quelques lignes : Thérèse Raquin, fille d'un capitaine de l'armée française et d'une algérienne est confiée à sa tante lorsque sa mère meurt. Elle épouse son cousin Camille, frêle et maladif, quand elle a 21 ans mais elle ne l'aime pas. Elle devient la maîtresse de Laurent, un peintre qui est reçu par Camille, et bientôt le couple décide de tuer le mari en le noyant au cours d'une promenade en barque. Ils se marient ensuite. Peu à peu, sous les yeux de la mère de Camille, paralysée et muette, mais qui a deviné leur secret, Thérèse et Laurent sont rongés par d'affreux tourments.

Comme d'habitude, le talent d'Emile Zola est plus grand que ses théories sur le roman. Certes le roman est naturaliste,  mais il est aussi bien autre chose et c'est tant mieux car c'est cette complexité qui fait la force de Thérèse Raquin.

Une technique impressionniste

Monet : la Grenouillère

Par moments, les descriptions des bords de la Seine et en particulier de Saint Ouen, le canotage sur le fleuve, évoquent les rendez-vous des peintres impressionnistes et il nous semble échapper à la noirceur et à l'âcreté des noires boutiques parisiennes pour goûter le soleil dans les branches et ses reflets dans l'eau. Nous pénétrons un instant dans un tableau de Monet ou de Renoir, ou une nouvelle de Maupassant!

Ils allaient à Saint-Ouen ou à Asnières, et mangeaient une friture dans un des restaurants du bord de l’eau.(…) Il était midi, la route couverte depoussière, largement éclairée par les rayons du
soleil, avait des blancheurs aveuglantes de neige.L’air brûlait, épaissi et âcre. Thérèse, au bras deCamille, marchait à petits pas, se cachant sous son ombrelle, tandis que son mari s’éventait la face avec un immense mouchoir.

Une technique expressionniste

expresionnisme : décor pour Raskolnikov : André Andrejew

Certaines descriptions de Zola semblent annoncer, avant la lettre, l'expressionnisme allemand! Les effets sont sensiblement les mêmes. Les décors cessent alors d'être réalistes pour devenir angoissants, déformés, comme vus par un esprit torturé. Ils reflètent les troubles mentaux des personnages. Les éclairages et les brusques contrastes entre l'obscurité et la lumière possèdent un sens symbolique. Les choses et les êtres signifient autre chose que ce qu'ils sont et conduisent au malaise.


Le goût du macabre

Laurent, Thérèse et le spectre : illustration du roman : Alméry Lobel-Riche

La violence, la mort dans ses aspects les plus sordides, le trait forcé pour souligner le dégoût, l'horreur, l'abjection sont des traits propres à certaines descriptions de ce livre. La présentation de la morgue dans Zola, plus que réaliste, joue avant tout sur la violence et le goût du macabre. Ainsi lorsque le cadavre de Camille est découvert par Laurent :

 Il avait séjourné quinze jours dans l’eau. Sa face paraissait encore ferme et rigide; les traits s’étaient conservés, la peau avait seulement pris une teinte jaunâtre boueuse. La tête, maigre, osseuse, légèrement tuméfiée, grimaçait; elle se penchait un peu, les cheveux collés aux tempes, les paupières levées, montrant le globe blafard des yeux; les lèvres tordues, tirées vers un des coins de la bouche,avaient un ricanement atroce; un bout de langue noirâtre apparaissait dans la blancheur des dents.

Un roman fantastique

Combat de chats : Goya

 Camille qui de son vivant était un être pâle, sans consistance, prend, en mourant, une importance qu'il n'avait pas. Il commence par hanter l'esprit de ses assassins et se manifeste comme un spectre effrayant attaché à leurs pas. Il  finit par "habiter" le portrait de Camille peint par Laurent. La morsure qu'il a infligée à Laurent au moment où celui-ci le précipitait dans la rivière, semble elle aussi surnaturelle et se rappelle à Laurent en ne lui laissant aucun répit.Thérèse et Laurent sont victimes de terribles hallucinations, cherchant désormais dans "un embrassement horrible" à chasser le cadavre du noyé qui vient se glisser entre eux dans le lit :
En sentant le froid du cadavre, qui, maintenant, devait les séparer à jamais, ils versaient des larmes de sang, ils se demandaient avec angoisse ce qu'ils allaient devenir.

Le chat lui-même apparaît comme une puissance maléfique, doué de pouvoirs surnaturels. Son regard posé sur les amants semble exercer une surveillance sur les amants :

Le chat tigré, François, était assis sur son derrière, au beau milieu de la chambre. Grave,immobile, il regardait de ses yeux ronds les deux amants. Il semblait les examiner avec soin, sans cligner les paupières, perdu dans une sorte d’extase diabolique.

Le fantôme de Camille et le chat n'ont bien sûr que les pouvoirs que leur prêtent Laurent et Thérèse mais ils n'en poussent pas moins le couple au suicide.

Un roman réaliste

Le passage du Pont Neuf au XIX siècle

Le roman nous présente le Paris de l'époque, la ville mais aussi de la boutique, l'appartement, la vie de ses habitants croqués dans leurs occupations familières, leurs activités, leurs distractions. Il détaille par le menu les particularités d'une habitation et tous les faits et gestes des personnages. Il s'attache à en révéler la misère, l'aspect malsain. 

La description du passage du Pont Neuf en est un exemple  : "une sorte de couloir étroit et sombre qui va de la rue Mazarine à la rue de Seine" Ce passage a trente pas de long et deux de large, au plus il est pavé de dalles jaunâtres, usées, descellées, suant toujours une humidité âcre; le vitrage qui le couvre, coupé à angle droit, est noir de crasse'.

Un roman naturaliste

L'analyse des  personnages chez Emile Zola dans le roman naturaliste obéit à trois  clefs :  le tempérament qui souligne l'aspect médical, scientifique de cette analyse, l'hérédité qui en explique la cause et le milieu dans lequel ils évoluent.


 Thérèse Raquin

Thérèse Raquin et la mère de Camille


Le tempérament
Thérèse Raquin a un tempérament nerveux; ce sont les nerfs qui expliquent son détraquement, son glissement progressif vers l'hystérie et la folie.
Thérèse a un corps "robuste" des "souplesses félines"; Elle est tout en énergie et "une passion" dort sous "sa chair assoupie". Cependant son éducation et sa vie morne auprès de sa tante et d'un cousin débile a fait d'elle un être au teint jaune, placide, faussement docile donc une hypocrite.
C'est la jouissance physique qu'elle connaît avec Laurent qui va fissurer cette façade immobile et c'est le crime qui va la conduire à la folie; mais il ne s'agit pas de remords, précise Zola car "l'âme  est parfaitement absente" : c'est "un désordre organique, en une rébellion du système nerveux tendu à se rompre." 

L'hérédité
Le père de Thérèse était officier à Alger. Sa mère est "une femme indigène d'une grande beauté". C'est ce sang africain qui explique l'ardeur de la jeune fille et ses instincts voluptueux. Quand elle découvre l'amour avec son amant, Zola écrit :  "Le sang de sa mère, ce sang africain qui brûlait ses veines, se mit à couler , à battre furieusement dans son corps maigre, presque vierge encore."

Le milieu et l'éducation
L'influence de son milieu et de son éducation a été déterminante.
 Malgré sa "santé de fer", son corps "robuste" Thérèse fut élevée comme "une enfant chétive". Obligée de partager le lit de son cousin malade ainsi que le médicaments et les tisanes, elle fut contrainte à l'immobilité et au silence. C'est son éducation qui l'a habituée à ne jamais montrer ses sentiments, à dissimuler sa vraie nature pour obéir aux injonctions de sa tante: ne fais pas de bruit, reste tranquille. Plus tard elle prendra goût à l'hypocrisie  et sera heureuse à l'idée d'abuser par ses mensonges sa tante et son mari..
Laurent

Laurent et Thérèse : Ralph Vallone et Simone Signoret

Le tempérament
Laurent lui, possède un tempérament sanguin qui fait de lui "une brute humaine", aux pensées lentes et à  l'esprit épais. Il est soumis "à ses instincts, dominés par ses appétits ": il a "des désirs très arrêtés de jouissances faciles et durables".
Cependant sous l'influence de Thérèse "la nature épaisse et sanguine" de Laurent va se transformer. "Elle avait fait pousser dans ce grand corps, gras et mou, un système nerveux d'une sensibilité étonnante."

Son hérédité
 Laurent est un"un vrai fils de paysan d'allure un peu lourde, le dos bombé, les mouvements lents et précis, l'air tranquille et entêté".
C'est son hérédité qui explique sa prudence, son caractère intéressé et calculateur.

Son milieu
Il a d'abord voulu échapper à son milieu en devenant peintre et il cru trouver dans l'art "un métier de paresseux". Son père en lui envoyant des écus pour financer ses études a développé sa paresse naturelle et ses instincts de jouissance. Plus tard le métier d'employé lui convint très bien : il vivait très bien en brute, il aimait cette besogne au jour le jour, qui ne le fatiguait pas mais endormait son esprit.

On voit, au passage, aussi tous les préjugés véhiculés par Zola sur les classes populaires et les femmes africaines!!

Un livre à découvrir!


 Réponse à l'énigme Un livre/un jeu
Le livre : Thérèse Raquin : Emile Zola
Le film : Thérèse Raquin : de Marcel Carné

Aifelle, Asphodèle, Dasola, Dominique, Eeeguab, Keisha, Pierrot Bâton, Syl
Félicitations et merci à tous!

La semaine prochaine, samedi 25 Janvier l'énigme a lieu chez Eeguab.

samedi 18 janvier 2014

Un livre/un film : Enigme n° 83



Wens de En effeuillant le chrysanthème et moi-même, nous vous proposons, le 1er et le 3ème samedi du mois, un jeu sous forme d'énigme qui unit nos deux passions : La littérature et le cinéma! Il s'intitule : Un livre, Un film. Chez Wens vous devez trouver le film et le réalisateur, chez moi le livre et l'auteur.

Chez Eeguab, le 2ème et 4ème samedi du mois vous trouverez l'énigme sur le film et le livre

Consignes :  Vous pouvez donner vos réponses par mail que vous trouverez dans mon profil : Qui êtes-vous? et  me laisser un mot dans les commentaires sans révéler la réponse pour m'avertir de votre participation. Le résultat de l'énigme et la proclamation des vainqueurs seront donnés le Dimanche.

Samedi 25 Janvier prochain chez Eeguab, l'énigme 84

 Enigme n°83

Ce roman écrit par un grand auteur français du XIX siècle raconte une terrible histoire d'adultère. Vous reconnaîtrez sans doute dans les courts extraits ci-dessous, le style de l'écrivain et sa manière d'aborder l'analyse des personnages :

 A eux deux, la femme nerveuse et hypocrite, l'homme sanguin et vivant en brute, il faisait un couple puissamment lié.

Il y avait eu, à la même heure, chez cette femme et cet homme, une sort de détraquement nerveux qui les rendait pantelants et terrifiés à leurs terribles amours. Une parenté de sang et de volupté s'était établie entre eux.

Tout semblait inconscient dans cette florissante nature de brute. Il obéissait à ses instincts, il se laissait conduite par les volontés de son organisme.

L'être frissonnant et hagard, le nouvel individu qui venait de se dégager du paysan épais et abruti, éprouvait les peurs, les anxiétés des tempéraments nerveux.


vendredi 17 janvier 2014

Les plumes d'Asphodèle : Hommage à James Ensor

James Ensor


Hommage à James Ensor

Pailleté d'argent et de rose
Beau carnaval vénitien
Tu fleuris en bulles de rêve
et tu sèmes devant nos yeux
des fleurs crème, jaunes et bleues                  
Ton rêve éclabousse nos yeux.

Mais dans la foule qui se presse              
embaumante et dissimulée
La mort putride, vieux squelette               
Grimace et cèle son visage

 








Sous les plumes des vérolés.
Le carnaval n'est plus un jeu!

C'est la comédie du mensonge,
Là, les hommes portent des masques
Blêmes, grimaçants, odieux,
Et les femmes, lèvres sanglantes
Usent de leur charme hideux
Tout en levant leurs yeux aux cieux.

En contorsions sur les autels
de l'église et de leur pays
L'armée des vautours et des loups
Pratiquant une usure extrême
Offre aux canons toujours son dû
En bénissant l'argent sali.

Drapée de mystère funèbre,
De ses pieds foulant les plus humbles
L'armée des grands et des puissants,
Embaumés, confits, dévotieux,
Déguise en camouflage infâme
Un unique amour de soi-même

Car au bal de l'hypocrisie,
La farandole n'a de cesse
Ils n'ont pas finit de s'unir
Pour donner à la Mort son dû
Tous créés dans l'argile noire
ou l'argent au pouvoir s'allie.






Les plumes d'Asphodèle : les mots imposés étaient :

Visage, camouflage, armée, plume, vénitien, jaune, déguiser, bal, argile, mensonge, embaumer, comédie, celer, mystère, pailleté, crème, farandole, grimace, hypocrisie, dissimuler, unir, usure, unique.



James Ensor

jeudi 16 janvier 2014

Léon Tostoï et Alexandre Pouchkine : La tempête de neige




Dans le cadre de la semaine Russe de Marilyne de Lire et Merveilles, nous avons décidé d'une lecture commune sur Léon Tolstoï ce jeudi 16 Janvier. Maryline à choisi Les cosaques et moi La tempête de neige et autres récits.


Troïka Nicolas Vassiliev

Cette lecture de Tolstoï m'a amené par curiosité à lire aussi la nouvelle de Alexandre Pouchckine qui porte le même titre et elle est si différente de celle de Léon Tolstoï que j'ai eu envie de présenter les deux dans ce billet.

Léon Tolstoï : Ilya Femorovitch Répine (1887)

Dans La tempête de neige publié en 1856, Tolstoï évoque le  souvenir d'un voyage nocturne entrepris pendant l'hiver 1854-1855 dans l'immense steppe balayée par le vent et la neige alors qu'il revenait en Russie après son service comme officier dans le Caucase. La tempête de neige fait rage, le froid devient plus intense et le conducteur de la troïka perd son chemin. Son maître lui ordonne de retourner au relais mais après avoir rencontré un groupe de trois traîneaux du courrier postal, il décide de les suivre, se fiant à leur grande expérience. C'est ce voyage dans la neige, en aveugle, qui paraît durer une éternité, que nous raconte l'écrivain.

Hiver : Alexis Savrasov

Au niveau de l'action, on pourrait dire qu'il ne se passe rien, aucun événement,  si ce n'est le voyage qui est en lui-même une aventure! Tolsoï refuse de jouer sur le sensationnel, sur les émotions, les sentiments d'angoisse et de peur et pourtant lui et les cochers risquent leur vie.
Le paysage qui défile est longuement décrit dans sa monotonie et sa beauté inhospitalière et les efforts du conducteur de tête pour retrouver le chemin sont rapportés avec précision mais sans effet particulier.  L'écrivain observe, donne des détails précis, sur l'attelage d'une troïka, par exemple, les différents sons de ses clochettes.
 Trois clochettes- une grande au milieu, au son de framboise, comme on dit, et deux petites, accordées en tierce. Le son de cette tierce de de cette quinte chevrotante qui résonnait dans l'air était extrêmement  frappant et étrangement agréable dans cette steppe déserte et inhabitée.

Ce qui intéresse l'écrivain, ce n'est pas l'aspect insolite, dangereux, aléatoire de ce qu'il est en train de vivre mais l'analyse des sentiments, l'étude psychologique qu'il mène en observant des personnages qu'il décrit minutieusement, moujiks frustes, durs à la tâche, habitués à la souffrance et endurants.
Cette description, plus que des émotions, fait naître des sensations. Nous entendons le crissement des patins sur la glace, le hurlement frénétique du vent. Nous nous sentons englués dans un monde qui paraît sans frontière, à la limite du réel, engourdis par le froid intense, perdus dans un univers qui semble être aux confins des mondes habités.
Le vent paraît changer de direction : tantôt il vous souffle en plein visage  et vous colle les yeux avec la neige, tantôt il joue à vous agacer en vous couvrant la tête du col de votre pelisse puis, l'air de se moquer, vous frappe le visage, tantôt il vient de derrière en s'engouffrant dans une crevasse. On entend sans arrêt le crissement léger des sabots et des patins sur la neige et le tintement des clochettes qui faiblit lorsque la neige est profonde.

Le récit présente aussi une particularité curieuse due à l'immense talent de l'écrivain, c'est  cette faculté de glisser du présent au passé, de ressusciter, au milieu de la steppe glaciale, une belle journée d'été à Iasnaïa Poliana, la propriété où Tolstoï a passé sa jeunesse, élevé par sa tante Tatiana. Au personnage du cocher, se substitue celui du vieil intendant, à la neige, la vision de fleurs odorantes et du soleil brûlant. Et le drame d'une noyade survient dans ce paysage lumineux brusquement assombri. Si bien que l'évènement surgit là où on l'attend, dans la steppe désolée, mais par cette journée paisible chaude. Comme le voyageur blotti dans son traîneau, caché sous sa pelisse, nous oublions la neige, le froid et glissons dans un autre monde loin dans l'espace et dans le temps.

Orest Kiprensky. (Photo wikipedia.org)
Orest Kiprensky. (Photo wikipedia.org)
Alexandre Pouchkine; Orest  Kiprensky (wikipedia.org)
Orest Kiprensky. (Photo wikipedia.org)
Orest Kiprensky. (Photo wikipedia.org)

La tempête de neige de Pouchkine est tout autre. Jugez plutôt :

Maria Gravrilovna a dix-sept ans. Elle est la fille d'un riche propriétaire et passe pour un très bon parti; mais elle tombe amoureuse et réciproquement d'un jeune homme pauvre, Vladimir Nikolaïevitch. Le père s'oppose à leur union. Les deux amoureux décident alors de fuir. Ils doivent partir chacun de chez eux pendant la nuit et se retrouver dans une petite église de campagne pour se marier en secret. Mais une tempête de neige se lève. Le jeune homme perd son chemin au milieu de la tourmente et n'arrive à l'église que le matin. Celle-ci est fermée. La jeune fille est retournée chez elle et tombe gravement malade. Vladimir désespéré s'engage dans l'armée et se fait tuer dans un combat contre les troupes de Napoléon. Mais que s'est-il passé dans l'église pendant la nuit où la fiancée l'attendait. Quel est l'homme avec qui le pope a célébré son mariage?

La Tempête de neige dans le recueil Les récits de Belkine est publiée en 1831. Nous sommes en pleine période romantique. Si Pouchkine a un style classique, plein de retenue, qui refuse aussi bien l'épanchement que les grandes envolées lyriques ou le grossissement épique, il écrit pourtant une histoire romantique avec une héroïne qui obéit aux codes du genre et cela même si l'auteur manifeste pourtant une certaine ironie envers elle, un peu comme Flaubert avec Emma Bovary.

Maria Gravilovna était nourrie de romans français et par conséquent était amoureuse.

Vassili Pukirev: le mariage forcé(wikipedia.org)

Il n'en reste pas moins vrai que le récit présente une conception romantique de l'intrigue : enlèvement, séparation des amants, désespoir d'amour qui mène à la mort, mariage mystérieux et une fin pour le moins surprenante et peut-être pas tout à fait vraisemblable mais... qu'importe!. 
 Je sautai sans rien dire hors du traîneau et entrai dans l'église qu'éclairaient faiblement deux ou trois cierges. Une jeune fille était assise sur une banquette, dans un coin obscur de l'église. Une autre lui frictionnait les tempes. " Dieu soit loué, dit celle-ci, vous voilà enfin! Vous avez failli faire mourir mademoiselle." Un vieux prêtre s'approcha de moi et me demanda : "vous plaît-il que je commence?"
- Commencez, commencez, mon père", répondis-je distraitement. On soutint la jeune fille. Elle me parut jolie... Légèreté impardonnable, incompréhensible, impardonnable. Je me plaçai à côté d'elle devant le lutrin...

La différence saute aux yeux : dans Tolstoï la tempête de neige est le sujet même du récit, dans Pouckine, elle est la cause qui provoque l'aventure et le malheur des deux amants.
Contrairement à Tolstoï qui s'intéresse à l'analyse des sentiments, le récit de Pouchkine  peint un évènement extraordinaire.
Tolstoï lui-même remarquait en relisant l'écrivain qu'il avait tant admiré : " Hélas! Je dois reconnaître que la prose de Pouchkine a vieilli -non par le style mais par la manière d'exposer. Aujourd'hui, à juste titre, dans la nouvelle tendance, l'intérêt des détails du sentiment a remplacé l'intérêt des évènements eux-mêmes. (préface Folio classique)
C'est que vingt-cinq ans sépare ces récits et le goût du réalisme a remplacé le romantisme.Pour tout vous dire, moi, j'aime les deux même s'il s'agit dans les deux cas, d'une oeuvre mineure!

La fuite de Maria Gravilovna




Lecture commune sur Toltoï avec Marylin :  voir ICI
Voir aussi Seth sur Léon TolstoÏ 

mardi 14 janvier 2014

Rosa Montero : Le roi transparent



Tout de suite après mon billet sur La Confrérie des chasseurs de livres, voici encore un roman historique : Le roi transparent de Rosa Montero. Mais il s'agit d'un hasard car il  y a déjà un moment que j'ai lu ce roman recommandé par Keisha sans avoir le temps de le chroniquer.

Aliénor d'Aquitaine

Il y a beaucoup de différences d'un roman historique à l'autre et celui-ci ne déroge pas à la règle. Rosa Montero l'a écrit parce qu'elle est absolument amoureuse de cette période médiévale du XII siècle qui s'étend jusqu'au début du XIII siècle. C'est une époque qui voit de grands bouleversements dans les moeurs et connaît avant la lettre une sorte de renaissance intellectuelle et sociale : période de l'amour courtois, de l'affirmation de la femme, de la cour d'Alienor d'Aquitaine, des troubadours, des romans de Chrétien de Troyes. L'Occitanie est au centre ce renouveau. Bouillonnement des idées qui coexiste avec les guerres, les actes de barbarie des croisés, les croisades des enfants. Sur le plan religieux les cathares introduisent amour et ouverture d'esprit face à l'obscurantisme et le fanatisme de l'Eglise avant d'être finalement anéantis.

Mais le pouvoir absorbe toujours un partie de ce qu'il écrase, et c'est ce qui a germé de nouveau lors de la Renaissance : les résidus de ce temps lumineux.

Cependant Rosa Montero se défend d'avoir voulu écrire un roman historique : elle ne s'est pas documentée dans ce but mais elle est tellement imprégnée par cette époque que sa passion pour ce "temps lumineux" a rencontré son désir d'écrire. Une démarche originale qui explique l'originalité de son propos :

Leola, une jeune paysanne serve, appartient à la famille des Aubenac en guerre contre son voisin. La défaite du seigneur entraîne pillage, massacres et dévastation. Le père de la jeune fille et son fiancé sont faits prisonniers et disparaissent. Sa maison est brûlée. Léola s'enfuit mais pour échapper au sort qui attend une femme dans un pays livré à la soldatesque, Léola, se procure une armure trouvée sur un cadavre et se fait passer pour chevalier. C'est le début d'un apprentissage des armes et de la guerre et d'une errance qui va durer vingt-cinq ans.

Le livre est passionnant car il nous présente l'Histoire par l'intérieur, par la conscience des êtres humains, leurs croyances, leur mentalité, leurs craintes. La narratrice, Léola, petite serve ignorante, raconte sa vie et l'on va voir sa vision du monde évoluer quand elle échappe à sa classe sociale et à sa condition de femme, au fur et à mesure qu'elle apprend à lire et qu'elle est introduite auprès de personnes qui détiennent la culture. Ce qui intéresse l'auteur ne sont pas tant les évènements que d'essayer de saisir les êtres, de penser comme eux. C'est pourquoi , dit-elle :

"ce livre est volontairement anachronique ou plutôt achronique. Au cours des vingt-cinq années que durent les péripéties de Léola sont narrés des évènements qui s'étendent sur un siècle et demi." 

 Car ce que Rosa Montero essaie de capter, c'est l'esprit du siècle. Elle le fait avec beaucoup de réalisme, en s'appuyant sur des connaissances solides, mais en s'affranchissant du carcan de l'Histoire.


Richard Coeur de Lion

Le roi transparent est aussi un roman d'aventures, avec des rebondissements, des moments  effrayants, passionnants : le travestissement de Léola en homme, son apprentissage du maniement des armes, ses combats contre des ennemis redoutables, son emprisonnement,  font partie du plaisir de ce genre de lecture.  Nous nous intéressons au sort des personnages, à Léola , bien sûr, mais aussi à son amie Nynève, à Léon son amoureux, aux Parfaites, les Bonnes Femmes cathares qui lui apportent leur amitié et leur soutien. Léola rencontre aussi des personnages historiques qui ajoutent à notre plaisir, Alienor, son fils Richard Coeur de Lion, Simon de Montfort, le redoutable exterminateur des Cathares, Héloïse, celle de Pierre Abélard… Et même si ces personnages n'ont pas été contemporains, c'est une joie pour le lecteur de pouvoir les rencontrer car ils symbolisent cette période.


Les chevaliers de la table ronde

Mais c'est aussi un roman fantastique car les croyances de ces temps admettent facilement l'existence de personnages doués de pouvoirs magiques, de légendes, de mauvais sorts et d'esprit malins.  Nynève se dit fée, elle a connu Merlin l'enchanteur et la cour du roi Arthur.  Et peu importe que cela soit vrai ou faux car nous sommes ainsi introduits dans l'univers du conte merveilleux.
 La légende du roi transparent qui sert de titre au roman appartient à cette veine fantastique de même que  les  livres ésotériques découverts par Léola. .. Mais ils sont pour Rosa Montero l'occasion de mener une réflexion sur la liberté humaine, sur notre pouvoir de choisir entre le Bien et le Mal. C'est ce que l'abbesse explique à Léola quand celle-ci découvre ce genre de livres :

-Ecoute-moi…. En bonne chrétienne que je suis, je crois au libre-arbitre. Je veux dire que je crois en la liberté ultime de choisir entre le bien et le mal et de façonner son destin. Toutefois il est des peuples qui croient à la fatalité, qui pensent que la vie des hommes est écrite à l'encre indélébile dans de grands livres..

Le pantalon début du XX siècle







Ainsi si Léola incarne une femme qui prend en main son destin, la dame blanche Duodha, choisit, elle, délibérément, d'incarner le Mal et devient la Dame noire.
De plus, Leola comme Nynève, incarnent l'émancipation de la femme et il est curieux de constater que pour y parvenir elles doivent toutes deux passer pour des hommes. Ce n'est pas sans rappeler George Sand au XIX siècle, preuve que l'on n'a pas tant évolué! C'est la seule manière de pouvoir se libérer à moins d'être une femme puissante comme Aliénor d'Aquitaine et les dames de sa cour qui ont accès à la culture et à la liberté.
Libre-arbitre, prédestination, émancipation de la femme, tolérance face au fanatisme, ainsi les questions posées à travers ce roman nous ramènent aussi à nous-mêmes, face à des préoccupations qui nous concernent toujours!

George Sand


Un roman hybride qui mêle un peu tous les genres,  agréable à lire par bien des aspects et qui procure un intelligent et vif plaisir de lecture.

Ce livre a suscité de nombreux billets enthousiastes :

Keisha

Luocine

Ys-Sandrine

Lecture-Ecriture

Un chocolat dans mon roman

lundi 13 janvier 2014

Silvia Baron-Supervielle : Lectures du vent

Jean Lurçat: la conquête de l'espace

Un jeu de poésie court sur facebook. Il fait suite à celui sur la peinture et c'est le genre de défi que j'aime. Pas dessus tout il me permet soit de relire un poète que j'aime Fernando Pessoa que m'a attribué Aifelle, soit d'en découvrir d'autres comme Silvia Baron-Supervielle proposée par Martine ou  Marina Tsvetaieva par Marylin.

Le jeu

" L'idée est d'occuper Facebook en poésie. Quelqu'un vous attribue un(e) poète et vous partagez son texte comme suit. Chaque personne qui cliquera qu'elle aime ce statut se verra attribuer en retour un(e) poète par vos soins, poète dont vous partagerez un poème sur votre propre mur Facebook. "

Silvia Baron-Supervielle
C'est par cette femme, poète, écrivain, que je commence en cherchant sur le net car je n'ai aucun recueil de poésies d'elle. J'approfondirai sa connaissance par la suite.
Silvia Baron Supervielle est née à Buenos-Aires en 1934. Sa mère qui mourut lorsqu’elle avait un an était uruguayenne de descendance espagnole et son père était argentin de descendance française. Elle commença à Buenos-Aires son travail littéraire, en espagnol, sa langue natale, écrivant des poèmes et des nouvelles. En 1961 elle arriva en France et se fixa à Paris où, après une longue période de silence, elle poursuivit ses écrits directement en français et fit de nombreuses traductions de l’espagnol en français et vice-versa. En 1973 Maurice Nadeau accueille ses poèmes dans la revue Les Lettres Nouvelles. C'est une lointaine cousine de Jules Supervielle, un de mes poètes préférés.                     
                                                                 
 Lectures du vent 

L'arbre : Mondrian

ne fut-ce que taire l'arbre
qui s'échappe de la forêt
dire à la pluie les flaques
éclatantes sous la foulée
les lentes lagunes captives
des roseaux au planeur seul
qui lance son virage déployé
tendre au typhon le fleuve
et l'avalanche au tonnerre
et le crépuscule à la foudre
de fer qui freine la tombée
rendre la mer à ses marées
les kilomètres aux hectares
les hectares au firmament
céder le soleil au souvenir
la plaine au galop du ciel
le mot au motif de l'onde
la nuit aux astres voilés
laisser enfin l'espace
de partir en liberté


Joachim Claussel (1910) peintre mexicain (source)
Rendre la mer à ses marées...

dimanche 12 janvier 2014

Raphael Jerusalmy : La confrérie des chasseurs de livres



Nous sommes en 1462.  François Villon est condamné à être pendu et va achever sa courte vie.  Oui, mais il est gracié et il disparaît sans laisser de trace.
A partir de ce fait, Raphaël Jerusalmy imagine dans son roman La confrérie des chasseurs de livres que Villon emprisonné est contacté par l'intermédiaire de l'évêque de Paris, Monseigneur Chartier, pour accomplir une mission au nom du roi Louis XI. Ce dernier cherche à affaiblir le pouvoir du pape pour affermir le trône de France. La bataille va se mener sur le plan intellectuel. Avec la découverte de l'imprimerie, les livres interdits par Rome pourront être imprimés et diffusés en Europe. De quoi saper l'autorité papale tout en se gardant le droit d'intervenir au nom du pouvoir royal dans la diffusion des livres! Le roi de France n'est pas le seul à avoir eu cette idée. Les Médicis mènent le même combat. Villon et son ami Colin sont envoyés à Jerusalem pour découvrir des ouvrages inédits.Ils y rencontreront la confrérie des chasseurs de livres, une secte secrète qui veille jalousement sur des manuscrits précieux et menacés, dont le dernier testament du Christ.

Je le dis tout  de suite. J'ai été déçue par ce roman et ceci d'autant plus que j'en attendais beaucoup et que j'en avais une idée préconçue. Je pensais, en effet, que j'allais lire un livre sur François Villon et que je plongerai dans sa vie et dans le moyen-âge des pauvres hères, mendiants, voleurs, bandits des grands chemins comme lui mais avec, bien sûr, une ouverture sur sa poésie et sa culture. J'attendais un livre qui fasse vivre un monde fascinant encore primitif mais déjà renaissant, en pleine bouillonnement culturel : Un livre sur un poète et sa poésie, sur l'amour des livres avec  l'invention de l'imprimerie, un livre sur le moyen-âge et sur les grands changements qui se font en cette dernière partie du XV ème siècle.
Vous me direz qu'il y a bien tout cela dans ce roman! Oui! mais il est traité non comme un roman historique mais comme un thriller ésotérique à la Umberto Ecco. Or j'aime ce genre de romans mais il n'en a pas les qualités. Certes, il présente péripéties, rebondissements. Mais Jerusalmy n'est pas un conteur. Le rythme est lent, les aventures sont noyées dans un flot d'explications qui entravent la progression de l'action. L'intrigue est complexe et confuse et pour tout dire peu attractive. Cet aspect ne m'a pas semblé réussi et n'a pas emporté mon adhésion. 
D'autre part, les personnages me paraissent plutôt des prétextes que des êtres vivants. Certes, il est fait allusion aux poèmes et à la vie de Villon mais je n'ai pas eu un instant l'impression de le rencontrer. Le personnage pourrait être n'importe qui, un inconnu, pourvu qu'il sache écrire et soit savant.
Reste l'érudition. Le roman est sérieux, très documenté. Raphaël Jerusalmy connaît bien son sujet; nous apprenons beaucoup sur cette période et sur ce plan l'écrivain est ambitieux. Mais j'aurais préféré lire un essai plutôt qu'un roman qui manque de vie. Bref! je l'avoue, je me suis ennuyée.
 Mais je n'ai pas dit mon dernier mot avec cet écrivain puisqu'il paraît que son premier roman (celui-ci est le second) : Sauvez Mozart est bon!

*J'aime pourtant beaucoup les romans historiques mais ceux qui font vivre les personnages, qui recréent l'atmosphère, les mentalités, les coutumes. Parmi mes préférés dans mes lectures récentes  :
l'Obèle de Martine Mairal qui fait, en plus, oeuvre de linguiste en recréant la langue du XVIème siècle.  Ce dernier livre commence cette semaine son trajet voyageur chez Eimelle. Il ira ensuite chez  Marylin , Keisha, Anis, Myriam, Gwenaelle  et... Inscrivez-vous si vous le voulez!

D'autres avis :

Chez Dominique : Un avis tout à fait favorable
Chez Ys  : Un avis mitigé
Chez Miriam : un avis mitigé
Chez Kathel : Une déception




Merci à Dialogues croisés et aux éditions Actes Sud


vendredi 10 janvier 2014

Victor Hugo : Quatrevingt-treize



Dans la préface de L'homme qui rit Victor Hugo écrivait à propos de la suite qu'il avait l'intention de donner à ce roman : Un autre livre, qui suivra, pourra être intitulé la Monarchie. Et ces deux livres, s'il est donné à l'auteur d'achever ce travail, en précéderont et en amèneront un autre qui sera intitulé : Quatrevingt-treize. (1869)

Le roman sur la Monarchie n'a jamais vu le jour mais Quatrevingt-treize rédigé à Guernesey entre 1872 et 1873, après de longues recherches documentaires, est paru en 1874. Notez que j'emploie la graphie voulue par Victor Hugo pour le titre puisqu'il paraît qu'il y tenait!

Moi, si je faisais l'histoire de la Révolution (et je la ferai), je dirais tous les crimes des révolutionnaires, seulement je dirais quels sont les vrais coupables, ce sont les crimes de la monarchie  a dit Victor Hugo. Et c'est exactement ce qu'il a fait dans Quatrevingt-treize. Il montre les excès, la cruauté, le fanatisme des deux partis. Il dépeint la Terreur qui règne de  part et d'autre et oppose au fameux "pas de grâce" (mot d'ordre de la commune), le "pas de quartier" (mot d'ordre des nobles) mais sans jamais renier son idéal républicain : La révolution, c’est l’avènement du peuple ; et, au fond, le Peuple, c’est l’Homme.
 
Victor Hugo quand il publie ce roman a 70 ans. Il a été monarchiste dans sa jeunesse, puis a admiré Napoléon Bonaparte. Mais en 1869, il est devenu un fervent républicain.  Il a largement évolué, a connu l'exil pour ces idées. Il est sensible à la misère du peuple, à la souffrance des enfants des classes pauvres; il dénonce l'injustice sociale et prend le parti des opprimés.
Et disons-le tout de suite, c'est pourquoi, j'aime ce roman! Parce que j'en ai assez de la tendance à pleurer sur les pauvres nobles et les pauvres chouans martyrisés alors qu'ils étaient tout aussi sanguinaires mais que la domination, les privilèges, l'injustice, la cruauté de la noblesse duraient depuis la nuit des temps et furent la cause de la révolution.
La Bretagne est une vieille rebelle. Toutes les fois qu'elle s'était révoltée pendant deux mille ans, elle avait eu raison; la dernière fois, elle a eu tort.

Un roman historique  documenté

Danton, Marat et Robespierre , école française du XVIIIème siècle
Si Victor Hugo choisit de parler de la révolution par l'année 93, c'est parce qu'il y voit un moment clef, celui où tout a basculé.

93 est la guerre de l'Europe contre la France et de la France contre Paris. Et qu'est-ce que la révolution? C'est la victoire de la France sur l'Europe et de Paris sur la France. De là l'immensité de cette minute épouvantable, 93, plus grande que tout le reste du siècle..

La Révolution est attaquée de tous côtés par des princes qui n'hésitent pas à faire une alliance de classe avec les ennemis de la nation. La France est menacée, au sud par l'Espagne, à l'est, par la Prusse,  à l'ouest, la Vendée  prend les armes, est prête à favoriser le débarquement des anglais pour soutenir leur cause. A l'intérieur, la trahison, la conspiration, les désaccords…

La Convention avait proclamé l'abolition de la Monarchie et l'an I de la république en Septembre 92.  93 va être le renforcement de la Terreur avec la création du le "Tribunal révolutionnaire". Le comité de salut public décide alors de lever une armée contre la Vendée.

Des personnages représentatifs de la révolution

Quatrevingt-treize : film de Albert Capellani (1921)
Dans ce roman Victor Hugo oppose trois personnages qui représentent trois types différents de la Révolution française :
Le marquis de Lantenac, prince breton réfugié en Angleterre, revient en Bretagne pour prendre la direction de l'insurrection vendéenne. Il incarne le noble férocement attaché à ses privilèges, défenseur de la chevalerie, qui n'accepte aucun compromis. Il a une conception de la grandeur et de l'honneur propre à sa classe sociale mais est implacable, cruel, sans compassion.
Il brûle les villages, achève les blessés, fusille les femmes.

Gauvain de Lantenac, son neveu, a adhéré à la cause républicaine et combat en Vendée contre son propre camp. Il le type du révolutionnaire, idéaliste, sincère, humain, qui a foi au progrès et croit en l'homme. Il a une conception chevaleresque de la guerre.
Nul doute qu'il porte les idéaux de Victor Hugo.

Cimourdain, prêtre défroqué, jacobin, représente l'idéal révolutionnaire pur et dur. Incorruptible,  rigide, implacable tout comme Lantenac, il préfère mourir que trahir son devoir. Il est chargé par le Comité Public de surveiller Gauvain jugé trop enclin au pardon. Or, Cimourdain a été le précepteur de Gauvain à qui il a transmis ses idées et qu'il considère comme son fils spirituel.

Face aux chefs, une veuve et ses trois enfants, recueillis par un régiment républicain, incarneront le peuple et l'innocence persécutée.

Un  roman épique et romantique

La Tourgue , dessin de Victor Hugo
 En 1869, le mouvement romantique est depuis longtemps révolu. Mais le roman de Victor Hugo Quatrevingt-treize, s'il s'appuie sur  l'Histoire, est  loin de s'inscrire dans le courant du roman réaliste alors à la mode. Et cela tient au style de Victor Hugo et à son interprétation personnelle de la révolution. Qu'il s'agisse des personnages réels, Danton, Robespierre ou Marat ou fictionnels, de Lantenac, Cimourdain, Gauvain, ceux-ci ne sont pas décrits comme des êtres normaux mais des héros surnaturels. Quatrevingt-treize, en effet, est une épopée que le style de Victor Hugo magnifie. La lutte physique et idéologique que se livrent les personnages est un affrontement de géants, de demi-dieux d'où leur portée symbolique. Ceux qui servent la cause de la Révolution sont aussi imprévisibles et invincibles que les éléments de la nature et par là ils sont hors du commun, hors de portée du jugement des mortels, des êtres relevant seulement du tribunal de Dieu :

Esprits en proie au vent.
Mais ce vent est un vent de prodige.
Etre un membre de la Convention, c'était être une vague de l'océan. La force d'impulsion venait d'en haut. Il y avait dans la Convention une volonté qui était celle de tous et n'était celle de personne. Cette volonté était une idée, idée indomptable, démesurée qui soufflait dans l'ombre du haut du ciel. Nous appelons cela la Révolution. Quand cette idée passait, elle abattait l'un et soulevait l'autre; elle emportait celui-ci en écume et brisait celui-là aux écueils.

La description de la Vendée, de lieux sauvages, tourmentés, des passages souterrains ou se cache tout un peuple de rebelles, introduit une impression de mystère, et même de merveilleux, comme si nous assistions à des combats hors du temps :  ainsi la Tourgue, berceau des Lantenac avec son oubliette profonde, démantelée par les canons des républicains, est parée d'une aura de légende :
La ruine est à l'édifice ce que le fantôme est à l'homme. Pas de plus lugubre vision que la Tourgue. Ce qu'on avait sous les yeux, c'est une haute tour ronde, toute seule au coin du bois comme un malfaiteur.
Le roman est bâti sur l'antithèse qui frappe les esprits et exprime des symboles puissants : entre le noble et le révolutionnaire, les grands et le peuple, entre l'amour et la haine, entre le sublime et la monstruosité, entre l'ombre et la lumière, entre l'homme et la bête.
 Disons-le ces deux hommes, le marquis et le prêtre, étaient jusqu'à un certain point le m^me homme. Le masque de bronze de la guerre civile a deux profils, l'un trouné vers le passé, l'autre trouné vers l'avenir, mais aussi tragique l'un que l'autre. (…) seulement l'amer rictus de Lantenac était couvert d'ombre et de nuit, et sur le front fatal de Cimourdain il y avait une lueur d'aurore.

Mais le marquis de Lantenac, s'il est grand dans le mal, peut l'être aussi dans le bien comme il le prouve en sauvant les enfants prisonniers du feu. Si bien que pour incarner le Mal absolu, Victor Hugo crée un autre personnage, âme damnée du marquis, l'Imanus , dérivé d'immanis, un mot du bas-normand qui exprime la laideur surhumaine et quasi divine, dans l'épouvante, le démon, le satyre, l'ogre. . Quoi qu'ils fassent ces hommes sont donc hors  du commun.

Le marquis de Lantenac sauvent les enfants Diogène Maillart (source)

 Grossissement épique, gradation, hyperbole, amplification, comparaison, personnification, tout le style de Victor Hugo est au service de cette vision de l'histoire où l'écrivain a mis toute son âme.
Un passage du livre est un exemple extraordinaire de ce style antithétique et de cette puissance d'évocation, c'est celui de la coronade qui s'est détachée dans la corvette amènant Lantenac en Vendée. Le canon devient une fois cassé son amarre "on ne sait quelle bête surnaturelle." Le canonnier responsable de cette négligence se bat alors contre la "bête" ; commence alors "la bataille de la matière et de l'intelligence, le duel de la chose contre l'homme". Si vous ne connaissez ce chapitre, lisez-le, c'est absolument fabuleux et le jugement du cannonier par Lantenac l'est tout autant.

Un roman féministe

Le féminisme n'est certes pas un des thèmes majeurs du roman et pourtant à travers le dialogue de Gauvain et de Cimourdain, Victor Hugo exprime ses idées sur la place de la femme dans une République idéale.

Gauvain reprit :
Et la femme ? Qu'en faites-vous?
Cimourdain répondit.
- Ce qu'elle est. La servante de l'homme.
-Oui. A une condition.
-Laquelle?
-C'est que l'homme sera le serviteur de la femme.
-Y penses-tu? s'écria Cimourain, l'homme serviteur! Jamais. L'homme est le maître. Je n'admets qu'une royauté, celle du foyer? L'homme chez lui est le roi.
- Oui. A un condition.
-Laquelle?
-C'est que la femme y sera reine.
- C'est à dire que tu veux pour l'homme et pour la femme…
- L'égalité
- L'égalité! Y songes-tu? Les deux êtres sont divers.
- J'ai dit l'égalité. Je n'ai pas dit l'identité.

Un roman généreux et optimiste


Victor Hugo croit au progrès de l'espèce humaine :

Ma pensée est : Toujours en avant. Si Dieu avait voulu que l'homme reculât, il lui aurait mis un oeil derrière l'oreille. Regardons toujours du côté de l'aurore, de l'éclosion, de la naissance Ce qui tombe encourage ce qui monte. Le craquement du vieil arbre est un appel à l'arbre nouveau. Chaque siècle fera son oeuvre, aujourd'hui civique, demain humaine.

Et c'est pour cette générosité, cette affirmation de la vie malgré les périodes noires de l'histoire que j'ai aimé Quatrevingt-treize. C'est pour ces idées belles et exaltantes que j'aime Victor Hugo!

extrait du dialogue entre Cimourdain et Gauvain   
 - Gauvain reviens sur terre.Nous voulons réaliser le possible.
-  Commencez par ne pas le rendre impossible.
- Le possible se réalise toujours.
- Pas toujours. Si l'on rudoie l'utopie, on la tue. Rien n'est plus sans défense que l'oeuf.
- Il faut pourtant saisir l'utopie, lui imposer le joug du réel, et l'encadrer dans le fait. L'idée abstraite doit  se transformer en idée concrète; ce qu'elle perd en beauté, elle le regagne en utilité; elle est moindre, mais meilleure. Il faut que le droit entre dans la loi; et, quand le droit s'est fait loi, il est absolu. C'est là ce que j'appelle le possible.
- Le possible est plus que cela.
- Ah! te revoilà dans ton rêve.
- Le possible est un oiseau mystérieux toujours planant au-dessus de l'homme.
- Il faut le prendre.
- Vivant.

Remarque : Victor Hugo, un repas de Noël?

Au cours de sa lecture, Nathalie avec qui je partage cette lecture a dit que Victor Hugo était comme un repas de Noël, lourd et indigeste, à propos des  phrases suivantes : 
Voici la Convention .
Le regard devient fixe en présence de ce sommet.
Jamais rien de plus haut n'est apparu sur l'horizon des hommes.
Il y a l'Himalaya et il y a la Convention

Je suis tout à fait consciente des outrances et de la démesure de Victor Hugo; certes ses grandes envolées lyriques ne sont plus à la mode, mais j'ai décidé d'être une inconditionnelle de l'écrivain, une Hugolâtre envers et contre tout! Et d'abord parce qu'un repas de Noël, c'est peut-être lourd ou indigeste… mais ce que c'est bon!

 Lecture commune avec Nathalie ICI



 Quatrevingt-treize : le cabaret de la rue du Paon