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mercredi 15 juin 2011

Jonathan Safran Foer : Faut-il manger les animaux? (2)


Faut-il manger les animaux? C'est la question que pose l'écrivain américain Jonathan Safran Foer qui abandonne un moment  le roman pour  écrire cet essai publié au mois de Janvier aux éditions de l'Olivier. J'avais lu à ce propos la discussion parue dans Télérama entre l'auteur et la philosophe Elizabeth de Fontenay et m'étais sentie concernée par les questions soulevées par ce livre au sujet des relations entre les hommes et les animaux. D'autre part la modération de l'auteur, végétarien, m'intéressait, car il se gardait, nous disait-on, d'un prosélytisme militant pour mettre entre nos mains le résultat d'une enquête qui a duré quatre ans sur l'élevage industriel. Au terme de son livre, nous ne pouvions plus ne pas savoir et le choix était entre nos mains. Il est vrai que le réquisitoire est si féroce que tout être humain doté d'une conscience se demande s'il a vraiment le choix!
Je n'ai pas eu la naïveté de penser que, lisant ce livre, les personnes allaient changer subitement leur manière de vivre. Mais je voulais rendre plus difficile le fait de manger de la viande en toute insconcience des questions que pose cet acte, explique J.S. Foer à Elizabeth de Fontenay. (Télérama n° 3181)
Jonathan Foer pose d'abord le problème moral qui a était celui des sociétés primitives mais qui, à notre époque, ne nous préoccupe plus trop, l'animal nous apparaissant comme de la viande dans un supermarché : est-il moral de manger des animaux? Ceux-ci, en effet, sont capables de conscience, de sensibilité donc de souffrances aussi bien physiquement que psychologiquement. Sans verser dans l'antropomorphisme et en s'appuyant sur des observations et des expériences scientifiques rigoureuses, on peut déterminer que les animaux sont sensibles à la peur, au stress qui se mesure aux toxines libérées dans leur organisme; ils peuvent mourir de crise cardiaque; ils sentent approcher la mort. Ils sont dotés d'une certaine forme d'intelligence (ce que la philosophie traditionnelle étudiée dans nos lycées refuse d'admettre) qui, si elle n'est pas égale à celle de l'homme, est pourtant indiscutable de nos jours. Nous le nions parce que cette vérité est dérangeante.
Cependant, il faut savoir que, si l'on ne veut pas renoncer à manger des animaux parce que c'est une chose "naturelle", il est moins naturel de  surconsommer de la viande comme le font les américains et à un moindre degré (mais tout de même!) les européens!  Une consommation excessive de viande entraîne le développement intensif et bientôt exclusif de l'élevage industriel qui se concentre aux mains de quelques multinationales dont les gouvernants se font les complices au nom des profits économiques. Or, l'élevage industriel n'est pas moral, l'élevage industriel est mauvais pour notre santé, l'élevage industriel est une catastrophe écologique dont notre planète a et aura toujours plus à souffrir si nous continuons ainsi.
Ce sont les trois idées-phares que développe Foer au cours d'une argumentation solide qui s'appuie sur des exemples tirées de son enquête et d'une documentation ample et méthodique.
L'élevage industriel ne respecte aucune éthique. Les quelques lois qui paraissent pour protéger les animaux sont timides, mal observées et souvent détournées. L'élevage est en effet pratiquée d'une manière inhumaine qui implique une souffrance quotidienne des animaux. La mortalité à cause des conditions de vie et des mauvais traitements est extrêmement élevée et se pose alors le problème des cadavres à éliminer qui sont versés dans des fosses où ils vont contaminer les couches souterraines, les cours d'eau comme le font d'ailleurs les déjections, le purin de ces fermes industrielles qui sont cause d'un pollution intense et irréversible. De même pour les émissions de gaz à effet de serre rejetées par ces élevages si intensif.s. Pour éviter les maladies qui s'attaquent systématiquement à ces animaux, on leur injecte des doses de médicaments et surtout d'antibiotiques massifs. Ils sont pourtant infectés de bactéries que les conditions d'abattage accroissent encore; les bains de javel dans lesquels on fait tremper les volailles ne résolvent pas le problème puisque des maladies liées à cette alimentation ont été recensées sur une population d'environ 76 millions d'américains. D'autre part, cet élevage industriel est responsable des grippes aviaires et porcines qui font peser sur notre planète les risques d'une pandémie. Celle-ci pourrait être aussi meurtrière que la grippe espagnole de 1918 qui a fait, à elle seule, plus de morts que la première guerre mondiale.
Mais ce n'est pas tout. Les animaux élevés en industrie sont génétiquement mofidiés pour qu'ils produisent plus,  pour les rendre plus charnus. Les espèces naturelles sont en voie de disparition. Les différentes races de poules, par exemple, sont en train de disparaître pour laisser place à un "prototype" difforme, monstrueux, qui accroîtra le profit de ces éleveurs.
D'autre part, l'accroissement des cultures réservés au bétail  occupe déjà et occupera une portion toujours plus grande des terres cultivables .. La faim dans le monde pour les pays pauvres risquent de s'accroître pour que les pays riches puissent continuer à surconsommer de la viande!
Il n'y a plus aux Etats-Unis de fermes naturelles sauf celles de quelques fermiers qui cherchent encore à préserver les espèces et à pratiquer un élevage et un abattage moralement acceptables. Mais ils font faillite ne pouvant tenir devant la concurrence des multinationales.
Il n’y a plus de fermiers, mais des managers, des usines d’élevage, d’abattage, de découpe et de conditionnement dont les responsables n’ont plus aucune notion de ce qu’est un animal. Ils n’ont qu’une pensée : comment gagner plus en dépensant moins, et s’ils pensent que des animaux malades leur feront gagner plus que des animaux sains, ils le font. S’ils pensent que cela revient moins cher d’élever des animaux hors nature, à l’intérieur, sans voir le jour, ils le font. S’ils pensent qu’on peut les nourrir avec autre chose que de l’herbe et du fourrage, ce que jamais un fermier n’aurait pu penser il y a cinquante ans, ils le font et les nourrissent de maïs ou de tourteaux de soja, ou même de résidus animaux, faisant d’espèces herbivores des carnivores malgré elles. Savez-vous qu’un poulet dans la nature vit dix ans et celui que vous mangez au McDonald’s, quarante-cinq jours ? S’il vivait plus longtemps, ses pattes se casseraient sous son poids. 
Pour mener à bien cette étude Jonathan Safran Foer a étudié de nombreux rapports de scientifiques, de sociétés de consommateurs indépendantes du pouvoir. Mais il a aussi demandé des autorisations pour pénétrer dans les grands abattoirs et les grands élevages des Etats-unis, autorisations qui lui ont toujours été refusées, bien entendu! Alors il y est entré clandestinement, de nuit, avec des associations qui sont en lutte contres les industries de la viande et qui prennent le parti des animaux malades et cruellement traités. Il a vu de ses yeux des spectacles effarants qu'aucun être humain ne devrait pouvoir tolérer. Il a interwievé des ouvriers qui ont témoigné sous l'anonymat par crainte des représailles de ce qui se passait dans les abattoirs, certains ont même filmé des scènes d'une cruauté insoutenable. Il est allé aussi visiter ceux qui, parmi les éleveurs luttent pour pratiquer un élevage correct sur le plan éthique et pour préserver les animaux des souffrances inutiles qui s'abattent sur eux dans les abattoirs.
Quant au style, disons que Jonathan Safran Foer sait appeler un chat un chat et qu'il ne s'embarrasse pas de fioritures. Il va droit au but! Il a l'art aussi par des comparaisons imagées de parler à l'imagination du lecteur et de lui permettre de mesurer l'ampleur de la catstrophe. Ainsi quand la multinationale Smithfield*a rejeté plus de 75000 mètres cubes de déchets liquides dans la New River en Caroline du Nord.  Elle a, nous dit J.S. Foer, libéré assez de lisier liquide pour remplir 250 piscines olympiques.
Je dois dire que ce livre a soulevé pour moi de graves questions : quelle est notre responsabilité en tant que consommateurs? Devenir végétarien est-il une réponse? En suis-je capable? L'attitude d'une minorité peut-il changer quelque chose face à ces grands groupes tout puissants?  J'en suis arrivée à me dire que faire savoir ce qui se passe paraît un devoir et accepter de le savoir aussi!
J'ai bien aimé l'attitude de Jonathan Foer qui explique sa propre lutte :  Devenir végétarien, c'est renoncer au poulet aux carottes de sa grand mère, la plus Grande Cuisinière du Monde. Cette grand mère qui, enfant, a vu disparaître sa famille dans les camps de concentration et, fuyant les nazis, a survécu dans les forêts presque morte de faim. Pourtant, même alors, elle n'aurait jamais accepté de manger de la viande qui n'aurait pas été  casher car, explique-t-elle à son petit-fils, et c'est par ces mots que Jonathan Safran Foer conclut son essai : Si plus rien n'a d'importance, il n'y a rien à sauver.

* Smithfield multinationale agro-alimentaire qui serait responsable de la grippe H1N1 voir article ici

Voir aussi les citations du Jeudi  20 Janvier dans mon blog

dailogues-croises-capture-d_ecran-2010-05-27-a-10-14-261.1295649803.png Merci à la Librairie Dialogues Croisés et aux éditions de l'Olivier pour la découverte de ce livre.

Faut-il manger des animaux de Jonathan Safran Foer : L’ élevage industriel par



Je parlerai bientôt du livre de Jonathan Safran Foer : Faut-il manger les animaux? qui est une  somme exhaustive, lucide  et terrifiante des méfaits de l'élevage industriel sur les animaux, mais aussi  sur les humains et sur notre planète. Je n'avais jamais réalisé avant la lecture de ce livre  l'ampleur de la catastrophe écologique que ces grandes sociétés agro-alimentaires  toutes puissantes représentent pour l'Humanité.
Pour l'instant je cite des extraits du livre de Foer qui ne vous laissent entrevoir qu'une infime partie des problèmes que soulève ce genre d'élevage; Ici, la barbarie de l'abattage. Mais les souffrances de l'élevage proprement dit sont inimaginables, la pollution de l'environnement gravissime et les répercussions de cette viande gorgée d'antibiotiques et de bactéries sur notre santé épouvantables. C'est ce que nous explique Jonathan Foer.
Les enquêtes clandestines menées par des associations à but non lucratif sont l'un des moyens les plus efficaces permettant au public d'entrevoir les défauts de la gestion quotidienne des élevages et des abattoirs industriels.
les bovins :
Parlons clairement : les animaux sont saignés, écorchés et démembrés alors qu'ils sont encore conscients. Cela arrive tout le temps et l'industrie et les autrorités le savent. Plusieurs abattoirs accusés de saigner, démembrer ou écorcher des animaux vivants ont défendu leurs actes en répliquant que ces pratiques étaient courantes et ont demandé, peut-être non sans raison, pourquoi eux étaient particulièrement pris pour cible. (p281)
Les poulets
Tyson Foods* est un des principaux fournisseurs de KFC**. Une enquête réalisée sur un grand site de Tyson a révélé que certains ouvriers avaient coutume d'arracher la tête des oiseaux parfaitement conscients (avec l'autorisation explicite de leur contremaître), qu'ils urinaient dans la zone de suspension (y compris sur le tapis roulant qui convoie la volaille), et qu'ils utilisaient sans jamais la réparer un équipement d'abattage automatisé défectueux qui entamait le corps des poulets plutôt que leur cou..   (p229)
Il faut dire que ces hommes ne sont pas complètement responsables de ces actes, l'exploitation des employés dans un abattoir et leurs conditions de travail sont inhumaines et peuvent amener à cette forme de sadisme. Quant à ceux qui veulent conserver une humanité, la vitesse des cadences et du rendement ne leur permettent pas de traiter les animaux correctement.
Si le travail se déroule à la vitesse appropriée - 105 poulets mis en caisse en 3 minutes et demi par chaque employé- (...) les oiseaux seront manipulés sans ménagement et, m'a-t-on également indiqué, les employés sentiront souvent les os des pattes se briser sous leurs doigts.
Si aucun texte législatif ne protège les volailles, il existe en revanche des lois sur la façon de traiter les employés, or ce genre de travail  a tendance à produire des douleurs ... Aussi veillez à n'embaucher que des gens qui ne sont pas en position de se plaindre, des gens comme "Maria" qui travaille dans l'un des plus gros centres californiens de transformation des poulets ... Elle endure en permanence de telles souffrances qu'elle passe ses soirées les bras immergés dans une cuvette d'eau glacée.. (p171)
Entre la  vitesse de la chaîne qui a augmenté de près de  800%  en un siècle et un personnel mal formé qui travaille dans des conditions cauchamardesques, les erreurs sont inévitables. Les ouvriers des abattoirs connaissent les plus forts  taux de blessures  de tous les secteurs professionnels  -27% par an- et touchent de bas salaires pour tuer jusqu'à 2050 animaux par vacation. (p282)

A la fin de la chaîne :
Les poulets sont plongés dans une énorme cuve réfrigérée remplie d'eau, dans laquelle sont refroidis des milliers d'oiseaux en même temps. Tom Devine, du Government Accountablility Project, a déclaré que "L'eau des cuves a pu être qualifiée à juste titre de "soupe fécale" en raison des déchets et des bactéries qu'elle contient. (p 174)
On pourrait enfermer les poulets dans des sacs hermétiques pendant le stade de refroidissement pour éliminer la contamination mais :
 cela éliminerait aussi une occasion pour l'industrie de transformer l'eau souillée en dizaines de millions de dollars de poids supplémentaire dans les produits de volaille.




Citation Sur une idée de Chiffonnette

Erik Orsenna et Paul Valéry : Les chevaliers du subjonctif citations


Paul Valéry

Que serions-nous sans le secours de ce qui n'existe pas?
Paul Valéry (cité dans Les chevaliers du subjonctif)


Erik Orsenna
Nous devons dormir pour laisser une place au rêve
Erik Orsenna(Les chevaliers du subjonctif)


Hanif Kureishi : Le déclin de l'occident


Le Déclin de l'occident est un recueil de nouvelles de Hanif Kureishi. Fils d'une anglaise et d'un Pakistanais, Hanif Kureishi est l'auteur de pièces de théâtre et de scénarios dontMy beautiful Laundrette, de romans comme Contre son coeur qui a reçu le prix France Culture étranger en 2005. En 2010, le prix Harold Pinter lui a été décerné pour l'ensemble de son oeuvre.
Dans la nouvelle éponyme du recueil, ma préférée, l'écrivain porte un regard critique sur notre société sans être moralisateur. Il se contente de regarder vivre une famille d'un quartier élégant dont le père est un cadre moyen, assez aisé mais pas assez pour satisfaire les ambitions de sa femme et les désirs de ses fils qui ne contentent jamais de ce qu'ils ont. Le trait n'a pas besoin d'être caricatural pour peindre cette classe sociale où toutes les valeurs ont été remplacées par le Dieu argent. Le fils aîné absorbé par des jeux violents dans lesquels il massacre des individus à la peau sombre n'a aucun respect pour son père, le plus jeune réclame des jeux supplémentaires, l'épouse lui reproche sa pingrerie et n'a pas un instant à lui accorder.. même pour écouter ce qu'il veut lui dire. Il y a quelque chose d'infiniment triste dans ce récit cruel mais terriblement vrai. Notre société avec ses discours sécuritaires, ses licenciements qui broient la vie des gens, son matérialisme sordide, sa vanité sociale, son désir de paraître, tout est là!
Cette cruauté on la retrouve dans les autres nouvelles, l'Agression, par exemple, ou Une Histoire Horrible dans laquelle un homme raconte la destruction de son couple avec un froid détachement proche pourtant du désespoir. Si le fantastique se glisse dans Il y a longtemps hier, c'est pour peindre les rapports entre père et fils mais aussi les haines au sein du couple, les non-dit, les rivalités familiales, les échecs liés à la lâcheté, au manque de confiance.
Ce qui émerge de l'ensemble de ces nouvelles, c'est l'idée de la solitude de chacun. Les hommes se parlent sans jamais s'entendre ni prendre le temps de s'écouter. Ils vivent les uns à côté des autres par habitude ou par commodité. Ce pessimisme serait insupportable si l'on ne sentait derrière les propos de Hanif Kureishi un amour certain pour l'espèce humaine. Il ne place jamais le lecteur en position critique vis à vis de ses personnages, nous ne sommes jamais contre eux mais avec eux.

Henri Michaux : Le grand combat

Combat de tigre et de buffle : le douanier Rousseau


LE GRAND COMBAT
Il l’emparouille et l’endosque contre terre ;
Il le rague et le roupète jusqu’à son drâle ;
Il le pratèle et le libucque et lui barufle les ouaillais ;
Il le tocarde et le marmine,
Le manage rape à ri et ripe à ra.
Enfin, il l’écorcobalisse.
L’autre hésite, s’espudrine, se défaisse, se torse et se ruine.
C’en sera bientôt fini de lui ;
Il se reprise et s’emmargine… mais en vain
Le cerceau tombe qui a tant roulé.
Abrah ! Abrah ! Abrah !
Le pied a failli !
Le bras a cassé
Le sang a coulé !
Fouille, fouille, fouille,
Dans la marmite de son ventre est un grand secret
Mégères alentour qui pleurez dans vos mouchoirs ;
On s’étonne, on s’étonne, on s’étonne
Et vous regarde
On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret.

Henri Michaux

Erik Orsenna : Les chevaliers du subjonctif




Les subjonctifs sont les ennemis de l'ordre, des individus de la pire espèce. Des insatisfaits perpétuels. Des rêveurs, c'est à dire des contestataires. "Je veux que tous les hommes soient libres." Bonjour le désordre! " Je ne crois pas que notre président réussisse!". Merci pour le soutien!  Du matin jusqu'au soir, ils désirent et ils doutent! A-t-on jamais construit une civilisation sur le désir et le doute.
Les conseillers du président, flatteurs et courtisans, comme tous les conseillers, hochaient la tête en cadence.
- Vous avez raison monsieur le président-à-vie-et-même-au-delà : le rêve est la plus malfaisante des maladies.

Musée du Petit Palais d'Avignon : L’histoire de Thésée et du Minotaure

Crète, le culte du taureau (3)
Livre : Avignon Musée du Petit Palais  Editeur : Réunion des musées nationaux  Paris 1999
Le musée du Petit Palais à Avignon abrite la collection Campana riche de nombreux tableaux de la Renaissance.
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Petit Palais, Avignon
L’histoire de Thésée et du Minotaure est racontée par un peintre d’origine française, qui partit à Florence au début du XVI° siècle. Son nom est inconnu, c’est pourquoi on l’appelle du nom de la collection du palais : Le Maître des Cassoni Campana.
Qu’est-ce qu’un cassone? C’est un riche coffre de mariage décoré par un peintre. Chacun des épisodes du mythe de Thésée est ainsi peint sur les quatre panneaux du coffre.

Le premier tableau décrit les amours monstreuses de Pasiphaé avec le taureau. Il s’agit d’une  sorte de bande dessinée où se déroulent de gauche à droite mais aussi du premier plan au dernier, différentes scènes narrant l’histoire. Il faut donc lire notre BD à la fois linéairement mais aussi en profondeur.
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Pasiphaé séduit le taureau (détail)
Au premier plan, à gauche, Pasiphaé, du balcon de son palais, aperçoit le Taureau blanc; elle descend dans le parc, vêtue d’une riche robe rouge et verte, couverte d’une chasuble dorée virevoltant autour d’elle, vêtement contemporain de l’artiste. Les cheveux blonds retenus par un ruban de couleur bleu, les pieds chaussés de spartiates et s’appuyant légèrement sur un bâton, elle s’approche du taureau.
 Derrière elle, désobéissant à Poséidon, Minos refuse de sacrifier le bel animal et tue un taureau brun. Dans l’arrière-plan ce dernier, consumé par les flammes, est sacrifié au Dieu sur un table d’offrande. 
A droite, toujours au premier plan, Pasiphaé tend une touffe de fleurs au taureau. Un second plan, à gauche, peint Pasiphaé, égarée par la passion, demandant conseil à Poséidon armé d’un trident. Puis Pasiphaé, sur les conseils du Dieu qui retient l’animal, se glisse dans le corps d’une vache fabriquée par Dédale et séduit le taureau. De leur union naîtra le Minotaure, monstre à tête de taureau et au corps humain, qui se nourrit de chair humaine.
L’arrrière plan, au loin, tout en douceur et nuances subtiles, dessine une ville aux tours ajourées. Elle s’étage sur une colline.  Dans le lointain apparaissent presque estompées des montagnes diaphanes. Leurs pieds sont baignés par la mer sur laquelle les contours à peine esquissés de petits voiliers voguent allègrement. 

Le paysage, à l’inverse des hommes aux passions violentes et dont se jouent les Dieux, est tout de sérénité. Il est très composite : cyprès entourant le palais rappelant l’Italie dans les peintures de la Renaissance, ville, au loin, de style nordique, aux glacis bleutés. Aucune note de réalisme. La Crète, si ce n’est par le récit, est absente ici.
pays-69_110_carnet_801_2.1302967610.jpgLe deuxième panneau du Maître des Cassoni Campana raconte le combat de Minos contre Athènes. Le roi Minos pour venger son fils Androgée parti à Athènes  et tué par Egée attaque les Athéniens et emporte la victoire. Il exige que la Grèce livre un tribut de sept jeunes filles et de sept jeunes gens à la Crète pour être sacrifiés au Minotaure. 

La lecture se fait de gauche à droite, de l’arrière plan au premier. A l’arrière, on aperçoit les Crétois assiégeant Athènes ceinte de remparts crénelés et arborant des clochers et des tours, une ville située dans les brumes du Nord de la France. Au premier plan, sur une éminence qui domine la ville, Minos sur son cheval blanc lève son épée pour terrasser un adversaire. Au centre un groupe armé, à cheval, hérissé de lances et d’étendards, à droite de jeunes athéniens  amenés prisonniers  en Crète par des soldats. La troupe disparaît ensuite dans un défilé de montagne.
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Le labyrinthe : troisième panneau
Le troisième panneau  du Maître des Cassoni Campana au musée du Petit Palais d'Avignon peint l’arrivée de Thésée, le fils d’Egée, débarquant en Crète avec les autres prisonniers. S’éloignant de la nef, Thésée, en armure, met pied à terre. C’est le plus original et le plus énigmatique de tous les tableaux. 
La composition est, en effet, très curieuse. Le peintre brouille les pistes en représentant la même scène deux fois. D’abord, en plan d’ensemble, dans le lointain, devant un palais, Thésée parle aux deux filles de Minos et de Pasiphaé, Phèdre et Ariane. Au premier étage du palais on distingue deux petites silhouettes à peine perceptibles. Ensuite, mais cette fois, de près et en gros plan, Thésée s’entretient avec les jeunes filles. La même scène ? Non car les gestes de jeunes gens se sont modifiés. Les personnages au premier étage ont changé de fenêtre comme pour épier les jeunes gens : Il s’agit d’un homme et d’une femme. Qui sont-ils?  Que font-ils ?
A droite, le récit continue avec la même singularité : Ariane et Phèdre sont assises devant l’entrée du labyrinthe. Ariane tient un fil à la main. Le dédale est curieusement représenté, tronqué à mi hauteur de manière à apercevoir ce qui se passe au centre. Thésée est en train de terrasser le minotaure qui  apparaît vu par le peintre un peu comme un centaure, avec un corps d’animal et un torse humain. 
Puis l’artiste se joue des répères chronologiques : derrière le labyrinthe deux scènes, l’une représente Thésée s’enfuyant avec les deux jeunes filles après avoir tué le monstre. L’autre, peint le minotaure dévorant des êtres humains. Il est fait prisonnier et il est entraîné par des soldats qui le conduisent vers... le labyrinthe ?
 On a l’impression que les deux scènes sont contemporaines et se passent après l’exploit de Thésée. Ce qui est impossible. En fait, on s’aperçoit que la scène tourne autour du labyrinthe qui est cylindrique. Si, après la fuite de Thésée, on lit le récit vers la droite on retourne vers le passé. Si au contraire on le  lit vers la gauche, on part vers le futur. L’avenir, c’est la nef qui attend Thésée et ses compagnes, c’est le bateau dont Thésée a oublié de retirer la voile noire et qui  s’éloigne en direction de la Grèce...

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Thésée terrasse le Minotaure (détail)

ariane-a-naxos-cassoni-campana.1302967814.jpgEnfin, la quatrième et dernier panneau du Maître des Cassoni Campana est l'histoire d’Ariane abandonnée à Naxos. Un lit avec baldaquin où ont dormi les trois jeunes gens figure en gros plan sur la gauche. Thésée et Phèdre, debout et habillés, s’enfuient vers la nef, laissant Ariane nue, endormie dans le lit. A l’arrière plan, on voit la nef s’éloigner, contourner la côte et arriver en vue d’une cité, Athènes. Egée qui guette le retour de son fils, voyant la voile noire, croit que celui-ci est mort. Il se jette de la tour, petit pantin désarticulé. Ariane, elle, est recueillie par Dyonisos que l’on voit arriver de loin avec son cortège de personnages mythiques, faunes, bacchantes, et animaux fabuleux.

Billet paru dans Voix Nomades, blog de voyages aujourd'hui disparu.
  Deux interprétations du mythe du Minotaure
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De la Grèce Antique à Picasso

Phèdre de Racine

Crète, le culte du taureau (2)
 
Sarah Bernhart dans Phèdre

La fille de Minos et de Pasiphaé : c’est ainsi que Phèdre, Phaidra, la Brillante, la Phèdre de Racine, princesse crétoise, faisant allusion a sa double hérédité, dépeint le combat qui se livre en elle entre le mal et le bien, entre l’ombre et la lumière.
 La pièce de Jean Racine est une tragédie où l’obscurité le dispute au jour, où les monstres de la Grèce antique s’affrontent. Le Minotaure qui est né des amours contre-nature de Pasiphaé  avec un taureau est présent dans la tragédie classique à travers le personnage de Thésée auréolé de gloire pour avoir combattu et tué le monstre. A travers Phèdre, c'est toute l'histoire de la Crète qui nous est donnée à voir même si la pièce peut-être lue sous un autre angle, chrétien celui-là et plus précisément janséniste.
Lumière : Phèdre, la fille de Pasiphaé, petite fille du soleil, coupable d’amour incestueux envers Hippolyte, le fils de Thésée, cherche à fuir son crime

 :
Misérable et je vis? et je soutiens le vue
                                 
 De ce sacré soleil dont je suis descendue       
Ombre : Phèdre responsable de la mort de son beau fils Hippolyte veut se réfugier dans la mort :
Où me cacher? Fuyons dans la nuit infernale... 


mais elle sait qu’elle y retrouvera son père Minos, juge aux Enfers
Mais que dis-je? Mon père y tient l’urne fatale    
                                   
Minos juge aux enfers tous les pâles humains
Ombre et lumière : Dans ce combat, il faut, pour que la lumière triomphe que Phèdre, la Brillante, entachée de noirceur, mette fin à sa vie
Et  la mort, à mes yeux, dérobant la clarté

Rend au jour qu’ils souillaient toute sa pureté.


Ombre et Lumière. Crète. Le rouge des fresques des palais minoens éclaboussent ta blancheur, les taureaux noirs aux cornes d’or veillent sur toi, même s’ils ne livrent plus de combats. Tu as tué tes monstres mais l’ombre de Minos et de Pasiphaé s’étend toujours sur toi.


Mika Waltari : Sinouhé l'Egyptien

La Crète, le culte du Taureau (1)

Musée de Héraclion :  Tête de taureau

Dans son roman, Sinouhé l’Egyptien, Mika Waltari, écrivain Finlandais, entraîne son héros, Sinouhé, dans un voyage qui l’amène de l’antique Egypte où il vit à la Crète. Si toute la première partie du roman se déroule dans l'Egypte ancienne, au milieu du menu peuple que Mika Waltari nous fait découvrir à travers les tribulations de son héros, la suite du roman donne un bon aperçu de la civilisation crétoise. En effet, le jeune homme, Sinouhé, tombe amoureux d’une prêtresse du taureau, acrobate, qu’il ne pourra, malgré son amour, arracher au culte qui la dévore. Tout en donnant son interprétation personnelle du mythe du minotaure, Mika Waltari, cet  érudit philosophe, nous offre de cette civilisation crétoise (et égyptienne aussi) une peinture étonnante et passionnante. 
Un livre très intéressant et plaisant si vous voulez vous mettre dans l’ambiance avant votre voyage en Crète ou dans l’Egypte ancienne...
Tous les pays du pourtour méditerranéen ont voué un culte au taureau,  incarnation de la force virile, de la fécondité,  et l’ont déifié dans des jeux qui étaient aussi des célébrations rituelles. Dans la civilisation crétoise le taureau est partout comme en témoignent les objets, les statuettes, les fresques trouvés dans les site archéologiques qui lui sont dédiés au cours des millénaires. La visite du musée archéologie d’Héraclion, splendide, passionnante,  permet de s’initier à ce culte qui marque la civilisation minoenne.
Dès l’époque prépalatiale (c’est à dire 2600-2000 av. JC) apparaissent des petits objets cultuels comme ce vase en forme de taureau avec des acrobates accrochés à ses cornes ( salle1 vitrine 4) prouvant  que les jeux de taureaux étaient déjà célébrés dans ces temps reculés.
A l’époque paléopalatiale qui suit (2000-1700), périodes des constructions des grands palais comme Cnossos, Mallia, Phaistos, le culte du  taureau se poursuit à travers les masques pourvus de  cornes que les prêtres portaient pendant les cérémonies (salle 2 : vitrines 20 et 24), les  rhytons en forme de tête taureau (salle 3 vitrines 38) ou de taureau entier ( vitrines 34 et 36)
Après le catastrophique tremblement de terre de 1700 qui détruisit les palais, de nouveaux palais sont reconstruits sur les mêmes sites...
C’est l’époque néopalatiale qui est la plus brillante de la Crète. Dans les neuf salles du musée consacrées à cette période  la représentation du taureau est omniprésente.
 Un des objets les plus admirables, est sans doute, la tête de taureau sculptée dans une pierre noire de la salle 4 (vitrine 51) Son muffle cerné d’une  bande blanche en nacre semble luisant et doux au toucher. Ses yeux en cristal de roche et ses cornes dorées lui donnent vie.
Musée de Héraclion  :L’acrobate en ivoire

L’acrobate en ivoire (vitrine 56), mutilé (il lui manque une jambe) est incomplet puisqu’il représente un jeune homme bondissant au-dessus d’un taureau disparu.  Quoiqu’il en soit c’est une oeuvre émouvante par sa finesse et sa gracilité. Il attire l’attention tant le personnage est saisi dans le mouvement, suspendu dans l’espace. Il s’’envole, étonnant de légéreté. La scène est d’une telle précision que l’on n’a aucun mal  à visualiser ce saut fantastique, l’imagination suppléant sans peine à remplacer l’animal absent.

musée d’Héraclion : fresque du palais de Cnossos

La fresque n° 15  salle 14 du musée d’Héraclion provenant du palais de Cnossos peint avec beaucoup de précision le déroulement des jeux avec le taureau, véritables cérémonies religieuses au cours desquelles les prêtres et prêtresses de ce culte risquaient leur vie en sautant au-dessus de l'animal. Hommes et femmes participaient à ce jeu, tous habillés de la même manière, d’un pagne avec un noeud sacré dans les cheveux. L’acrobate devait saisir le taureau lancé au galop par les cornes comme on le voit sur cette scène, exécuter un double saut périlleux pour se  rétablir sur ses pieds à l’arrière de la bête. Il fallait une adresse, une dextérité sans pareille, pour accomplir ce tour de force. Même si les cornes du taureau étaient rognées, le jeu n’en restait pas moins dangereux. Il pouvait entraîner des blessures ou des accidents mortels comme de nos jours, d’ailleurs, les corridas et les jeux de lâchers de vachettes qui se pratiquent dans certaines villes d’Espagne ou du midi de la France. Les jeunes filles et les jeunes hommes, entraînés dès l’enfance, étaient consacrés à ce culte d'où, peut-être, l'explication du mythe du Minotaure, dévoreur de chair humaine.


   

mardi 14 juin 2011

Javier Cercas : A la vitesse de la lumière

 

De Javier Cercas j'ai vraiment adoré Les Soldats de Salamine , aussi c'est avec plaisir que je me suis plongée dans A la vitesse de la lumière paru aux Editions Actes Sud Babel en 2008.

Le narrateur du roman est un étudiant espagnol  déterminé à devenir écrivain; il part à Urbana, dans une université américaine, pour enseigner l'espagnol dans le but de gagner son indépendance financière pour se consacrer à l'écriture. Il rencontre là-bas Rodney Falk, un collègue américain, enseignant en espagnol lui aussi, ancien combattant du Vietnam, qui  est en marge de la société et semble détenir un secret. Le jeune homme va s'intéresser à ce personnage qui devient son ami.  Revenu en Espagne, l'écrivain (Javier Cercas lui-même ou un autre lui-même?) devient  subitement célèbre grâce au succès d'un seul livre, un succès qui va le corrompre, faire de lui un homme médiocre, égoïste, méprisant, un être superficiel et vain qui ne cherche plus qu'à paraître.
Lorsqu'une tragédie survient dans sa vie, empli du dégoût de lui-même, il se lance sur les traces de son ancien ami pour mieux comprendre son passé et écrire son histoire. Ce qu'il va découvrir va être aussi un révélateur de lui-même.
Dans ce roman Javier Cercas explore les zones d'ombre de l'être humain. Il montre comment l'ancien combattant vietnamien - pourtant pacifiste au départ- a été transformé par la guerre, par l'armée, a perdu toute notion de l'Humain pour basculer dans l'horreur. Il a éprouvé la jouissance de tuer impunément, d'avoir un pouvoir de domination absolu sur les autres. Il n'est plus un être moral. Revenu de l'Enfer, il ne sera plus jamais le même. De même le narrateur-écrivain s'est laissé avilir par le succès.  Il perd ainsi son âme, devient responsable de la mort des êtres qu'il aime le plus, renie non seulement ses amis mais aussi ce qui fait sa valeur, l'écriture.
Les deux thèmes parallèles qui courent dans le roman -la guerre et l'écriture- semblent donc se rejoindre à la fin dans un constat d'échec :  l'ancien soldat et l'écrivain ne pourront jamais récupérer ce qu'ils ont perdu? Pourtant un espoir refait surface en dénouement lorsque le narrateur décide au cours d'une conversation avec son ami Marcos de terminer le livre qu'il a entrepris :

Je le terminerais parce que j'étais écrivain et que je ne pouvais pas être autre chose, parce que écrire était la seule chose qui pouvait me permettre de regarder la réalité sans me détruire ou sans que celle-ci s'abatte sur moi comme une maison en flammes, la seule chose qui pouvait doter la réalité d'un sens ou d'un illusion de sens...  la seule chose qui m'avait sorti du sous-sol au grand jour et m'avait permis de voyager plus vite que la lumière et de récupérer une partie de ce que j'avais perdu dans le fracas de l'éboulement...

Si le roman de Cercas est passionnant  par sa réflexion sur la littérature, sur la force de l'écriture et la nature de l'écrivain, s'il est fascinant par la dénonciation du Mal que la guerre réveille en chaque individu, je suis, de plus, sensible à la démarche  particulière qui est la sienne.
Le lire, c'est embarquer avec lui dans une aventure qui a pour but la découverte d'un homme et, au-delà, de l'Humain. Il procède ici comme dans Les Soldats de Salamine à une investigation qui nous fait pénétrer toujours plus loin dans l'âme humaine, mais peu à peu, patiemment, comme un puzzle qui se reconstituerait devant nos yeux. Et cette enquête peut durer des années, avec des retours en arrière, des avancées dans le temps, des arrêts aussi, soulignés par la souffrance des personnages, par des réflexions lucides et aiguës qui nous frappent de plein fouet; je suis sensible aussi à la beauté de certaines phrases (même si Cercas se défend d'écrire de belles phrases!) qui s'écoulent longuement, se déroulent d'une subordonnée à l'autre, en s'appuyant sur des mots répétitifs, formant une mélodie dont la résonnance nostalgique éveille des échos qui ont du mal à s'éteindre longtemps après avoir refermé le livre.

Manuel de Rivas : La Langue des papillons


Manuel de Rivas, né à La Corogne, est un écrivain galicien qui écrit dans sa langue et traduit lui-même son oeuvre en espagnol.
La langue des papillons qui donne son titre au recueil est un récit d'une telle force qu'il occulte un peu les autres nouvelles qui sont pourtant intéressantes.
Le petit Moineau va  faire son entrée à l'école primaire et il a tellement peur qu'il s'enfuit de la classe. Heureusement son vieux maître, Don Gregorio, saura rassurer et passionner l'enfant en particulier en sciences naturelles, avec l'étude des insectes qui le conduit dans un monde magique. Moineau apprend ainsi que la langue des papillons pénètre dans la calice de la fleur pour y puiser son nectar. Se nouent entre l'élève et l'instituteur républicain une relation priviligiée que le père du jeune garçon, en sympathie avec les idées du vieil homme, et même la mère - catholique- mais respectueuse, encouragent. Pourtant lorsque les troupes fascistes pénètrent dans la ville et emprisonnent le maire et l'instituteur, les gens, apeurés, se déchaînent contre eux, et leur crient des injures. Que fera le père du petit garçon? Comment Moineau réagira-til en voyant amener son maître?
J'ai vraiment été touchée par cette histoire racontée sobrement, avec une simplicité -voire naïveté- qui épouse le point de vue du petit Moineau et la rend d'autant plus cruelle. On y voit la lâcheté humaine devant la dictature et le fascisme.  Mais Manuel Rivas refuse de juger. Comment aurions-nous agi dans les mêmes circonstances s'il s'agissait de sauver notre vie? L'écrivain se contente d'exposer les faits tels qu'ils sont. Il nous laisse ensuite à nous-même, la lecture achevée, désemparé avec une blessure au coeur. Une fois le livre refermé, les personnages attachants du vieux maître qui ressemble à un crapaud,  pauvre mais digne, bon et savant, et du petit garçon vif et curieux ne nous quittent plus. .
Ce récit  montre   la fracture ouverte  qui a partagé alors le peuple espagnol et  le traumatisme laissé par la guerre civile.

Extrait :
Un camarade de Moineau est appelé à réciter un poème d'Antoine Machado intitulé :
Souvenirs d'enfance
Un après midi sombre et froid
d'hiver. Les collégiens
étudient. Monotonie
de pluie derrière les vitres.
C'est la classe. Sur une affiche
sont présentés Caïn
fugitif, et Abel mort
tout près d'une tache carmin

La mère demande  à son fils si les élèves ont fait leur prière à l'école. Moineau répond oui :

"C'était une prière qui parlait d'Abel et Caïn".
"C'est très bien, dit ma mère. Je me demande pourquoi les gens disent que le nouveau maître est un athée."

Manuel Rivas , le crayon du charpentier : Saint Jacques de Compostelle (2)

 
Saint Jacques de Compostelle

Le portail de la Gloire, Saint Jacques de Compostelle

Le Pórtico da Gloria de la cathédrale de Saint Jacques de Compostelle date du XIIe siècle. Il est situé dans le narthex à l'intérieur de la cathédrale, derrière la façade qui ouvre sur la grande place de l'Obradoiro (l'Oeuvre d'or). Il présente un triple portail orné de statues représentant près de 200 personnages de la Bible. Au centre du portique, on peut admirer un Christ entouré de ses apôtres. Au-dessous, la colonne centrale porte les traces de mains de millions de pèlerins et est surmontée d'une statue de Saint Jacques. De l'autre côté se tient la statue du "saint aux Bosses". La coutume veut que les étudiants s'y frappent le front afin d'obtenir mémoire et sagesse...


Le portail de la Gloire


Dans Le Crayon du charpentier de Manuel Rivas, un jeune peintre incaréré dans une prison de Saint-Jacques de Compostelle, la Falcona, entreprend de dessiner les personnages bibliques du Portail de la Gloire de la cathédrale.
Le peintre donc, parlait du Porche de la Gloire. Il l'avait dessiné avec un gros crayon rouge qu'il portait toujours sur l'oreille, comme font les charpentiers. Il avait en fait représenté chaque personnage biblique avec le portrait de l'un de ses compagnons de la Falcona. Toi, Casal expliqua-t-il à celui qui fut le maire de Compostelle, tu es Moïse avec les tables de la loi. Et toi, Pasin, lança-t-il à un gars du syndicat des chemins de fer, tu es Saint Jean l'Evangéliste, les pieds posés sur l'aigle. On apercevait également le portrait de deux vieux prisonniers, Ferreiro de Zas et Gonzalez de Cesures, à qui il expliqua qu'ils étaient les vieillards qui se trouvaient en haut au centre, en train de jouer de l'organistrum dans l'orchestre de l'Apocalypse.

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Les vieillards musiciens de l'Apocalypse

Et il dit à Domdobam -le plus jeune des prisonniers et simple d'esprit- qu'il était un ange qui jouait de la trompette.(...) Et puis il évoqua enfin le prophète Daniel. On dit que c'est le seul à sourire impudemment sur le Porche de la Gloire, c'est une merveille de l'art, une véritable énigme pour les experts. Et bien, le prophète Daniel; c'est toi, Da Barca.


Herbal , le geôlier, n'a visité que deux fois la cathédrale de Saint Jacques de Compostelle :
La première alors qu'il était enfant et que ses parents étaient descendus du bourg pour vendre des feuilles de choux et des oignons, le jour de la Saint-Jacques. Il se souvenait qu'on l'avait conduit devant Saint Croques pour qu'il mette ses doigts dans le creux de sa main sculptée, et qu'il tape son front sur la tête de pierre. Mais il resta pétrifié devant les yeux aveugles du saint et ce fut son père qui, avec son rire édenté, le saisit par la peau du cou et lui fit voir trente-six chandelles. Ce n'est pas comme ça qu'il deviendra intelligent, dit sa mère. Ne t'en fais pas, répondit le père, de toute façon, il n'a plus rien à espérer.



photographies : voir site http://fr.wikipedia.org/wiki/Cathédrale_de_Saint-Jacques-de-Compostelle

Manuel Rivas, le crayon du charpentier (1)





Après le livre de Javier Cercas, Les Soldats de Salamine, le roman de Manuel Rivas, Le crayon du Charpentier, est encore un magnifique coup de coeur!
Décidément la littérature espagnole me procure bien des joies!


Le début du livre rappelle un peu celui de Javier Cercas : un journaliste, Carlos Sousa, va interviewer le docteur Da Barca qu'il sait gravement malade. Le vieil homme a été emprisonné en 1936, peu après le coup d'état de Franco, dans une prison à Saint Jacques de Compostelle. Avec son épouse, Marisa, une charmante vieille dame, il va narrer au journaliste les événements de son passé.
La comparaison avec Cercas paraît s'arrêter là. Alors que ce dernier racontait dans "un récit réel" l'enquête qu'il menait pour reconstituer le passé et en retrouver les protagonistes, le reporter de Rivas s'efface au profit d'un narrateur. L'histoire du vieux révolutionnaire devient roman et, curieusement, ce n'est pas son point de vue qui nous est présenté mais celui du garde civil chargé de le surveiller, Herbal. Un récit donc vu par le bourreau mais focalisé sur la victime, le docteur Da Barca qui en est le personnage principal. Et ce récit, mené par un être frustre, par un assassin aussi, par un homme du peuple peu instruit, qui ne comprend pas toujours les propos de Da Barca et de ses amis intellectuels, trahit la fascination, entre admiration et haine, exercée par le prisonnier (mais aussi par Marisa, sa fiancée) sur le geôlier. Tout va changer pour Herbal lorsqu'il tue un jeune peintre anarchiste qui dessine avec un crayon de charpentier le Porche de la Gloire de la cathédrale de Saint-Jacques de Compostelle, prêtant à chaque personnage biblique le visage d'un de ses compagnons de captivité. Herbal ramasse le crayon sans se douter du rôle que celui-ci va jouer dans sa vie...
Le Crayon du charpentier oscille ainsi entre réel et fantastique. Il nous plonge dans l'Histoire du pays; c'est aussi un roman d'amour très émouvant grâce à la figure lumineuse de Marisa Mallo et du docteur Da Barca.
Le roman décrit les exécutions sommaires des prisonniers politiques, le sadisme des passeadores, ces soldats franquistes qui organisaient des "promenades" (paseos) au cours desquelles ils s'amusaient à torturer leur prisonniers, à les mutiler, avant de les assassiner. Mais, alors qu'il peint les aspects les plus sombres de la dictature franquiste, ce livre nous offre curieusement un réconfort, une joie triste mais profonde. Et cette sensation d'avoir vu la lumière, au milieu de la nuit, on la doit à la peinture de ces hommes, non pas des héros, au sens où on l'entend habituellement, auréolés de gloire, mais humbles, prisonniers, malades et démunis, qui, face à l'horreur, parviennent comme le docteur Da Barca, à préserver en eux ce qui reste d'humanité dans un monde malade.
Et là, nous rejoignons le Javier Cercas des Soldats de Salamine décrivant cette petite poignée d'hommes capables de sauver la civilisation quand celle-ci est en danger ou encore le George Semprun de Quel beau Dimanche montrant comment, au milieu de l'enfer concentrationnaire, la seule réponse au nazisme, est de conserver intacts les notions d'humanité, de solidarité, d'amitié et de respect de soi.