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dimanche 21 novembre 2010

Boris Vian : La vie, c’est comme une dent


Jamais cité Boris Vian ici? ni comme romancier ni comme poète-chanteur-musicien? Une lacune qu'il me faut réparer  au plus vite!
La vie, c'est comme une dent
D'abord on y a pas pensé
On s'est contenté de mâcher
Et puis ça se gâte soudain
Ca vous fait mal, et on y tient
Et on la soigne et les soucis
Et pour qu'on soit vraiment guéri
Il faut vous l'arracher, la vie.


Les compagnons Troubadours du dimanche de Bookworm :

samedi 20 novembre 2010

Géraldine Brooks : La solitude du docteur March



Bien entendu le titre du livre de Géraldine Brooks : La solitude du docteur March* tient pour beaucoup dans mon envie de lire ce livre à tout prix.  En souvenir, bien sûr, du bonheur de cette lecture de mes jeunes années : Les Quatre filles du docteur March et ensuite parce que je trouvais de prime abord le sujet original. Jamais, en effet, je n'ai pensé au cours de mes lectures et relectures du roman de Louisa May Alcott que le docteur March avait une existence à lui, indépendante de sa famille; jamais je n'ai eu l'idée de me demander ce que pouvait éprouver cet homme pendant les combats de la guerre de Sécession, ce qu'il vivait au jour le jour, les convictions qu'il défendait. C'est donc avec une grande curiosité que j'ai abordé le roman. Pour écrire cette histoire de fiction, Geraldine Brooks dit s'être inspirée des journaux intimes laissés par Bronson Alcott, le père de Louisa May Alcott. On sait que cette dernière a pris pour modèle ses soeurs pour créer ses personnages, elle-même se cachant sous le nom de Jo. Cependant, Bronson Alcott reste éloigné par bien des points du personnage qui doit beaucoup à l'imagination de l'écrivain.
Au cours de l'intrigue, on retrouve donc the little women à travers les lettres de March quand il accuse réception des colis que sa femme et ses enfants lui envoient, quand il félicite l'une ou l'autre pour les progrès accomplis. Mais aussi à travers ses pensées qui s'envolent vers ses filles et qui nous permettent de retrouver les traits de caractère distinctifs de chacune, la timidité de Beth, le non-conformisme de Jo, les boucles blondes d'Amy, l'accomplissement de Meg... Nous retrouvons les évènements que nous connaissons, les cheveux coupés de Jo,  la maladie de Beth, le voyage entrepris par madame March lorsque son mari est blessé. De plus, nous complétons notre connaissance de la famille March, l'enfance pauvre du père, sa rencontre amoureuse avec celle qui allait devenir sa femme, son engagement dans la lutte anti-esclavagiste, son amour de jeunesse pour une belle esclave, Grace, qu'il va retrouver au cours de la campagne, un beau personnage qui est porte-parole du peuple noir accédant à une difficile émancipation...
Mais le roman n'est pas seulement écrit en référence avec le livre de Louisa Alcott. Il présente une réflexion profonde, porte sur la guerre et sur le monde un regard pessimiste et  désenchanté.
Ce qui intéresse Geraldine Brooks, c'est de nous montrer une réalité historique terrible, une guerre meurtrière, sans pitié, où les exactions ont lieu des deux côtés, où les véritables abolitionnistes, ceux qui se préoccupent réellement du sort des esclaves ne sont qu'une poignée. Le docteur March, aumônier, fervent idéaliste, va bien vite devenir un personnage dérangeant aux yeux des soldats et des officiers qui n'ont pas plus de considération pour les noirs que ce qu'en ont les sudistes. Ils les utilisent comme "prises de guerre" en les faisant travailler comme des bêtes dans les plantations pour un salaire dérisoire. Ce salaire est bien sûr la justification morale des yankees mais ne fait que remplacer une servitude par une autre. March découvre avec stupéfaction que les noirs ne sont encore une fois qu'un enjeu économique de part et d'autre et qu'ils sont toujours les victimes des deux côtés. L'assassinat par les confédérés des hommes, des femmes et des enfants noirs dans la plantation réquisitionnée par l'armée nordiste mais laissée sans protection va lui enlever toutes ses illusions sur la générosité des hommes.
Mais le pire, dans ce chemin de croix vécu par le docteur March, c'est aussi de se découvrir lui-même face aux tentations de la chair - n'oublions pas qu'il est pasteur -  mais, plus grave encore, face à la peur du combat, à la lâcheté, au désir de vivre quel qu'en soit le prix. Le pire, c'est de perdre le respect et l'amour de soi. Ainsi, lorsque le docteur March rentre dans son foyer, il n'est plus et ne sera jamais plus l'homme qu'il était quand il est parti.
Enfin, l'autre centre d'intérêt du roman intervient lorsque madame March, venue au chevet de son mari gravement blessé, prend la parole à son tour. C'est elle désormais qui donne son point de vue. Et l'on s'aperçoit combien cet homme et cette femme qui s'aiment pourtant d'un amour réel sont passés à côté l'un de l'autre, faute de se comprendre.
Un beau roman plein de gravité et de tristesse.

*La solitude du docteur March : prix Pulitzer 2006

vendredi 19 novembre 2010

La mort selon Thalès de Milet



Thalès de Milet

Diogène Laerce, auteur du III ème siècle avant J.-C rapporte cette anecdote sur Thalès dans ses Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres.

Il disait que la mort ne diffère en rien de la vie.- " Et toi, demande quelqu'un, pourquoi ne meurs-tu pas?" - "parce que cela ne fait aucune différence" répond-il.

Cité dans le livre que je suis en train de lire :  Les philosophes meurent aussi de Simon Critchley François Bourin éditeur



Le Jeudi c'est citation Sur une idée de Chiffonnette

David Peace : Tokyo ville occupée


Dans Tokyo ville occupée, David Peace part d'un fait réel, le vol de la Banque Impériale à Tokyo, le 26 Janvier 1948, qui entraîne la mort par empoisonnement de douze des seize employés. En effet, un homme se présentant comme médecin leur fait croire que le Ministère de la Santé leur ordonne de prendre des médicaments (du poison en réalité) pour lutter contre une épidémie.
David Peace va nous faire découvrir l'identité et les motivations de l'assassin non en suivant le schéma classique d'une enquête policière mais en adoptant la structure du film du cinéaste japonais Kurosawa réalisé en 1950 : Rashomon. Dans ce film adapté de deux nouvelles de Ryunosuke Akutagawa, six témoignages donnent des versions complémentaires, parfois contradictoires, du viol d'une femme et du meurtre de son mari par un bandit de grand chemin. L'écrivain a vécu au Japon et on le sent imprégné par la  culture japonaise qui va transparaître dans le style et les images.
Dans Tokyo ville occupé, David Peace reconstruit les épisodes du massacre de la banque, les avancées ou les blocages de l'enquête policière en multipliant les points de vue, celui d'une survivante ou de l'assassin en passant par ceux des inspecteurs de police, des journalistes.... David Peace propose pour chaque récit une forme d'écriture différente : des notes à peine rédigées sur un carnet, des documents officiels, des textes proches du poème ou de chants funèbre. Parfois les pensées intérieures se confrontent à des données objectives. Cette construction du récit et les effets stylistiques donnent au livre un caractère étrange et fascinant.
L'arrestation d'un coupable acceptable aux yeux de la population met un terme aux enquêtes journalistiques et policières, elle évite de révéler aux yeux du monde une vérité beaucoup plus horrible, un pan noir de l'histoire du Japon, les crimes contre l'humanité commis par des militaires japonais en Chine. Pour les américains qui sont au lendemain de la guerre jusqu'en 1950 les véritables maîtres du Japon, il s'agit de reconstruire un pays en s'appuyant sur ses anciens cadres fussent-ils des criminels de guerre.
Sous couvert d'un enquête policière, David Peace présente comme dans tout bon roman noir une vision critique voire désespérée de la société puisque les victimes sont toujours les faibles, les plus démunis alors que les puissants même criminels continuent de régner à l'image de l'empereur Hirohito. Ce roman dérangeant tant au niveau de la structure que du fond est donc extrêmement pessimiste et noir. Il faut faire un effort pour y entrer et le lire lentement, en lui consacrant du temps, mais la récompense est au bout : la rencontre d'un véritable auteur.

capture-d_ecran-2010-05-27-a-10-14-261.1287673206.png Avec mes remerciements à Dialogues croisés et aux Editions Payot.

mercredi 17 novembre 2010

Vaucluse ou la vallée Close : François Pétrarque et René Char

 

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Rivière trop tôt partie, d'une traite , sans compagnon,
Donne aux enfants de mon pays le visage de ta passion.
René Char


La littérature du Vaucluse, région  qui voit le jour dans la Vallis Clausa, la vallée Close, résurgence  de la Sorgue aux eaux vertes, est ancrée dans un "pays" géographique où les lieux sont nommés et tracent des itinéraires concrets. Cette  littérature, qui se nourrit de la "chair "d'une région, a pour cadre les grandes villes, Orange, Carpentras, Cavaillon, et Avignon, altière, dominant le Rhône... Elle évoque aussi les paysages colorés, odorants, changeants, soumis aux caprices de la nature : l'eau, le vent, le soleil ...  Elle s'imprègne de composantes  géographiques précises : rivières, plateaux calcaires et montagnes....
Vallis Clausa 

Avignon, c'est l'enfance et surtout l'obsession des eaux. Il y a là deux fleuves, le Rhône et la Durance. J'ai vécu longtemps à leur confluent.  j'ai connu leur violence, leur brutale personnalité, leur grandeur
écrit Henri Bosco dans ses Souvenirs d'enfance. Cette obsession caractérise la plupart des auteurs qui ont écrit sur le Vaucluse. Entre les bras de Durance et Rhône qui forment ses frontières naturelles, Vaucluse naît donc de l'eau, sources bruissantes des hauts plateaux de Sault, ruisseaux capricieux qui dévalent les pentes du Lubéron, filets argentés qui s'infiltrent dans les hauteurs des monts Ventoux ou du Vaucluse, de la montagne de Lure...
Et puis, dans la Vallée Close qui lui donne son nom jaillit à la lumière la source mystérieuse qui est, dit Georges de Scudéry, écrivain du XVIIème siècle, originaire d'Apt, en mesme temps et Fontaine et Rivière : La Sorgue. Elle se rue dans la vallée telle le serpent légendaire, la Coulobre, chassée par Saint Véran. Enfin guidée par l'homme, elle se ramifie et devient plurielle, les Sorgues, réseau hydrographique complexe comme une toile d'araignée que  l'Ouvèze recueille.
Lorsque poètes et écrivains célèbrent l'eau du Vaucluse dans leurs oeuvres, ils choisissent d'abord de l'évoquer comme source vie, rivières des frais ombrages  et des berges fleuries. La Fontaine du Vaucluse et les rives de la Sorgue avant de devenir des sites mythiques hantés par les fantômes de Laure et de Pétrarque sont d'abord, en effet, des lieux paisibles où promeneurs et poètes vont chercher refuge.
   François Pétrarque et René Char

Quand François Pétrarque s'installe près de la Fontaine en 1537, au pied du château des évêques de Cavaillon, c'est pour chercher un refuge éloigné de la ville d'Avignon. De cet endroit, il écrit à ses amis italiens et avignonnais, des lettres restées célèbres, publiées dans un recueil Séjour à Vaucluse (Rivages-poche)
L'aspect troublé de la ville écrit-il à son ami, Gulielmo di Pastrengo, légiste et humaniste véronais, et le doux amour d'une campagne charmante m'avaient poussé à visiter les eaux transparentes et la source admirable de la Sorgues qui donne aux poètes un  puissant aiguillon et au génie de vaillantes ailes. .. Une partie est bordée par une rivière profonde et l'autre est entourée d'une montagne neigeuse aux roches escarpées dont les hauteurs s'opposent à l'Auster (mistral) brûlant; c'est là que se répand l'ombre vers le milieu  du jour.
Il y décrit sa vie avec son métayer pour tout serviteur et pour compagnon son chien fidèle. Là, il cultive son jardin où les fleurs printanières le ravissent. Il goûte les joies frugales et rustiques de la campagne au coin du feu, l'hiver, pendant les longues nuits froides, et sous la fraîcheur des feuillages en été où l'on se réfugie pour échapper à l'ardeur du soleil.  Il y apprend aussi à pêcher, à manier avec dextérité les filets et s'émerveille de son nouveau savoir :
Devenu pêcheur, je manie, au lieu d'épées, des hameçons recourbés munis d'appâts trompeurs..
Quelques siècles après une autre voix de poète s'élève dans ces mêmes lieux. C'est, en effet, ce charme calme et un peu hors du temps que célèbre René Char dont la vie a été baignée par la rivière aux eaux vertes :
J'avais dix ans. La Sorgue m'enchâssait. Le soleil chantait les heures sur le cadran des eaux (  Déclarer son nom)
La propriété familiale aujourd'hui disparue où coule un petit affluent de la Sorgue, les Névons, a été témoin de l'enfance du poète :
Dans le parc des Névons/Ceinturé de prairies/Un ruisseau sans talus/ Un enfant sans ami/ Nuancent leur tristesse/ Et vivent mieux ainsi (Jouvence des Névons)
C'est ainsi qu'à des centaines d'années de distance s'établit un dialogue entre les deux poètes les plus connus de la Sorgue :
De Pétrarque à Char ... Deux hommes si différents, éloignés dans le temps, les préoccupations, les mentalités. Et pourtant leurs voix s'entrelacent, se nouent, s'éloignent comme un soupir, pour revenir bientôt en écho, dans un même chant célébrant la Rivière :
Vous verriez les oiseaux aériens faire leur nid à la cime des branches verdoyantes ,les oiseaux fluviatiles bâtissant leur nid sur un écueil, les uns tapissant de mousse, les autres de feuillage; la faible couvée agitant sous des ailes amies et prenant sa nourriture d'un bec tremblant. Les voûtes  des grottes retentissent alors de chants harmonieux,  d'un côté la couleur appelle les yeux, de l'autre le son attire l'oreille écrit Pétrarque .
Je suis épris de ce morceau tendre de campagne, de son accoudoir de solitude au bord duquel les orages viennent se dénouer avec docilité, au mât duquel un visage perdu, par instants s'éclaire et me regagne. De si loin que je me souvienne, je me distingue, penché sur les végétaux du jardin désordonné de mon père, attentif aux sèves, baisant des yeux formes et couleurs que le vent semi-nocturne irriguait mieux que la main infime des hommes renchérit Char.
Pétrarque : L'automne vous fournit des fruits délicieux 
Char : L'automne! Le parc compte ses arbres bien distincts. Celui-ci est roux traditionnellement; cet autre fermant le chemin est une bouillie d'épines
Char : Tigron, mon chien, bientôt tu seras un grand cerisier et je ne saisirai plus la connivence de ton regard, ni le tremblement de l'anse de ton museau, ni se projetant de  droite et de gauche tes abois prévenants jamais ennuyeux.
 Pétrarque : De plus mon chien fatigue de ses sauts les collines et les rivières; il imite de sa voix criarde le chant des enfants et fait des choses risibles. Ennemi implacable des oies qui se plaisent dans les bas-fonds, il les poursuit sur le rivage et sur les écueils élevés.
Si pour Pétrarque Vaucluse représente un moyen d'échapper aux intrigues de la cour papale pour goûter la méditation et chanter son amour pour Laure loin des déchirements de la passion, la Sorgue est  tout aussi vitale pour Char.  Ce pays à la fois réel et mental est pour lui la Contre-Terreur qui lui permet de résister aux fureur et mystère d'une époque troublée :
La contre-terreur, c'est ce vallon que peu à peu le brouillard comble, c'est le fugace bruissement des feuilles comme un essaim de fusées engourdies, c'est cette pesanteur bien répartie, c'est cette circulation ouatée d'animaux et d'insectes tirant mille traits sur l'écorce tendre de la nuit, 
La Chanson pour Yvonne intitulée La Sorgue permet de découvrir  toute l'importance que cette rivière revêt pour lui, elle qui préside à sa vocation de poète et conserve l'homme adulte à lui-même en le gardant fidèle et pur à la création poétique :
Rivière  au coeur jamais détruit dans ce monde fou de prison
Garde nous violent et ami des abeilles de l'horizon.

Il serait facile de montrer les dissemblances existant entre les deux poètes, notamment dans leur univers mental, leur mode de pensée, mais j'ai préféré souligner la similitude de ces deux voix qui, se rejoignant au-delà siècles, me paraissent très pures et très belles .

dimanche 14 novembre 2010

Herta Müller : la bascule du souffle


Dans La bascule du souffle, Herta Müller* écrit pour la première fois sur un sujet qui est resté longtemps tabou, l'internement, en 1945, dans des camps de travaux forcés russes, des hommes et des femmes appartenant à une minorité germanophone en Roumanie, pays qui jusqu'à sa capitulation devant la Russie en 1944  a soutenu l'Allemagne nazie.
Le personnage principal Léopold a dix sept ans. Il est envoyé en Russie où il restera cinq ans. Ces camps n'ont rien à envier aux camps de concentration nazis. Les conditions de travail à l'usine sont terribles, les conditions de vie des ouvriers aussi. Les prisonniers doivent survivre avec un ration de pain et deux soupes à l'eau claire par jour. La faim fait des ravages dans leur rang. Les internés souffrent des écarts de température excessifs entre l'hiver glacial et l'été torride contre lesquels rien ne les protège. Ils sont obligés de dépouiller les cadavres de leurs vêtements pour se protéger du froid.  Le manque d'hygiène, les poux, les maladies, les accidents du travail achèvent les autres.
Le récit est raconté à la première personne par Léopold. L'homosexualité du jeune homme, à une époque où celle-ci entraînait des peines sévères en Roumanie et la mort dans l'Allemagne Hitlérienne, fait déjà de lui un être en marge, qui doit exercer un contrôle continu sur lui-même. Dans le camp, pour se protéger, il refuse tout sentiment, cherche à s'insensibiliser. Il ne pleurera que deux fois : la première, le jour où il reçoit une carte de sa mère avec la photographie d'un petit frère né après son départ; celui-ci semble l'avoir remplacé dans le coeur de sa mère qui n'a aucun mot d'affection pour lui.  Et la deuxième fois, le jour de son retour au pays.
Le moyen le plus sûr de survie pour Léopold est sa manière de percevoir le monde. Les objets, la nature, les choses sont doués de vie : sa pelle en forme de coeur est vivante, elle règne en maître. L'outil, c'est moi, elle collabore pour qu'il parvienne à pelleter, le ciment est fourbe, il guette sa proie, prêt à l'ensevelir dans le silo au moindre faux pas. La faim est omniprésente, elle se présente sous la forme d'un Ange. L'Ange de la faim donne de mauvais conseils :  pourquoi ne pas lâcher prise..., il bouscule mon souffle. La bascule du souffle est un délire, et quel délire. On doit résister à l'Ange de la faim, ne pas écouter ses propos insidieux; on doit lui répondre même lorsque sa chair fond, que l'on devient de plus en plus léger : Mais je ne suis pas ma chair. Je suis autre chose et je ne vais pas lâcher prise.
C'est ainsi que le style de Herta Müller transfigure le réel, c'est ainsi que naît une poésie de l'horrible. J'ai été très sensible à cette transposition, à cette façon de prêter vie aux choses inanimées qui fait ressortir d'autant plus la déshumanisation des êtres vivants qui ont pourtant une grandeur certaine dans leur refus d'abandonner la lutte. Cependant, il y a une telle froideur dans le personnage du fait qu'il crée volontairement une distanciation par rapport à ce qu'il vit, que l'on se sent extérieur au récit. Nous sommes placés en observateurs, nous sommes pénétrés par l'horreur du récit mais jamais nous ne sommes partie prenante. C'est ce qu'a voulu l'écrivain mais ce qui m'a manqué, à moi, lectrice,  ce sont l'émotion et  l'empathie avec les personnages.
*Herta Müller est un écrivain  d'origine roumaine  appartenant à une minorité germanophone. Elle vit maintenant en Allemagne et a reçu le prix Nobel en 2009. Sa mère a été envoyée dans un camp de travail et c'est le poète roumain Oskar Pastior lui aussi déporté qui a fourni à l'écrivain les matériaux nécessaires pour écrire ce livre..
 
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Merci à Dialogues croisés et aux éditions Gallimard

samedi 13 novembre 2010

Paul Eluard, Je te l’ai dit pour les nuages…




Je te l'ai dit pour les nuages  
Je te l'ai dit pour l'arbre de la mer
Pour chaque vague pour les oiseaux dans les feuilles
Pour les cailloux du bruit  
Pour les mains familières  
Pour l'oeil qui devient visage ou paysage  
Et le sommeil lui rend le ciel de sa couleur
Pour toute la nuit bue
Pour la grille des routes 
Pour la fenêtre ouverte pour un front découvert
Je te l'ai dit pour tes pensées pour tes paroles
Toute caresse toute confiance se survivent.
 
Et quand tu n'es pas là
 Je rêve que je dors je rêve que je rêve.

  Premièrement (extraits)

Les compagnons Troubadours du dimanche :
Edelwe, Mango, Abeille, Emmyne, Chrestomanci, Mariel, Laurence , Ankya, Herisson08, Anjelica , George, Uhbnji , Fleur, Esmeraldae, Armande, Satya, Zik, Lystig, Amos, Bookworm, Emma, Julien, Marie, Yueyin , Soie , Alex , Hambre , Katell , Mathilde, Schlabaya, Hilde, Saphoo, La plume et la page, Tinusia, Chrys, Roseau, MyrtilleD, Cagire, Caro[line], L’or des chambres, Violette, claudialucia, Séverine, Maggie, Sev, Azilis.

vendredi 12 novembre 2010

La mère de Socrate par Annie Leclerc

 
La naissance de Marie : Domenico Ghirlandaio


La sage-femme

Qui aurait jamais su que la mère de Socrate était sage-femme si Socrate ne nous l'avait dit?
A elle de faire naître les corps, disait-il, à moi de faire naître les esprits dans l'enfantement de la parole.
Mais ta mère Socrate, as-tu jamais songé à la questionner? A l'entendre? Etait-elle sans esprit? As-tu songé que ta sage-femme de mère en savait plus long que toi, sage-homme, sur ce que c'est que de vivre?
Non seulement jamais tu ne l'as questionnée mais tu lui as refusé toi et les beaux esprits que tu fis naître l'espace où déployer son immense sagesse.
                                        

Annie Leclerc

samedi 6 novembre 2010

Daeninckx et Tardi : Le der des ders (BD)



Je n'ai  pas lu le livre de Daeninckx Le der des ders que Tardi a adapté pour sa bande dessinée. Je ne peux donc juger de la valeur de l'adaptation et c'est donc sur la BD de Tardi que je m'attarderai.
Varlot, détective privé, aidé par sa secrétaire et petite amie Irène, enquête sur une affaire confidentielle à la demande du colonel Fantin de Larsaudière. Celui-ci un héros de la guerre de 14 se voit menacé dans son honneur par un maître chanteur qui est au courant des infidélités de sa femme. Histoire banale et simple, pense Varlot! Le détective va s'apercevoir peu à peu que l'enquête est beaucoup plus complexe que prévu et qu'elle met en cause le passé du colonel et sa conduite en temps de guerre. Une affaire dangereuse qui pourrait bien être fatale à plus d'un comme nous le constaterons en lisant le livre!
Dans cette BD, on retrouve un thème commun aux deux hommes, Daeninckx et Tardi, tous deux hantés par la guerre de 14-18 dont ils sont devenus des spécialistes. Ils dénoncent l'horreur la stupidité de ces combats meurtriers présents partout et d'une manière presque hallucinatoire dans l'image et le texte : Varlot passe devant l'abattoir de la Villette vers lequel est conduit un troupeau de  moutons et l'image se transforme sous ses yeux en une armée de poilus marchant en rangs serrés vers la mort, prêts à l'abattage dans cette grande "boucherie héroïque" dont parle Voltaire. Varlot aperçoit, en ouvrant une porte, les corps enlacés d'un club échangiste? Se substituent alors la vision  et les râles des corps gisant dans la douleur et le sang des soldats de la Grande Guerre. La guerre est partout. Elle poursuit le jeune détective jusque dans ses rêves violents et obsessionnels qui ne le quittent jamais. Ici, on visite l'hôpital des Gueules cassées. Là on voit une charmante mariée sortant de l'église à côté d'un infirme, assis dans un fauteuil roulant. C'est donc avec véhémence et passion que Daeninckx et Tardi dénoncent la guerre mais aussi ceux qui en vivent, ceux qui envoient les simples soldats se faire tuer en se retranchant derrière leur tenue galonnée. Autant dire que l'antimilitarisme des deux est virulent et que leur vision de la société est pessimiste parce que la raison du plus fort, comme nous le prouve le dénouement, est toujours la meilleure. Une vision amère et désabusée à la Céline!
J'aime beaucoup les illustrations de Tardi. Le Paris des années 1920 nous y apparaît reproduit avec une précision et une richesse qui se révèlent dans le moindre détail. Le choix du noir et blanc est fidèle à l'esprit du livre, à son pessimisme et rappelle le cinéma de l'époque. Détailler chaque image est un plaisir ainsi que reconnaître les rues, les quartiers de Paris, constater la différence avec la ville contemporaine. La circulation a bien changé, peu intense. Les voitures hippomobiles concurrencent encore l'automobile surtout pour les véhicules utilitaires servant aux livraisons. La bébé Peugeot voisine avec la petite anglaise Carden ou l'énorme Vauxhall, la grosse anglaise des riches, du colonel et de la colonelle Fantin. Le train à vapeur avec sa grosse colonne de fumée, le métro avec la publicités du lait Maggie, les pavés des rues minutieusement dessinés luisant sous la pluie, le siège de l'Humanité, l'Opéra, Neuilly avec ses hôtels particuliers, la place Clichy , Roissy ... le Paris des riches et des pauvres apparaît ici avec une foule de personnages dont certains ont pratiquement disparu du paysage français : les Hirondelles, agents de police sur leur vélo avec leurs grandes capes déployées comme des ailes, les religieuses en cornette, la Nurse coiffée d'un bonnet blanc promenant les trois enfants de bonne famille en costume de marin, les ouvriers grévistes (ceux-là, non, ils sont toujours d'actualité!), cigarette au bec, casquette enfoncée sur la tête, surveillés par les gardes mobiles à cheval.. Un monde passé ressucite traversé par des images de cauchemar et fait de cette BD une réussite!

vendredi 5 novembre 2010

Dang Thuy Trâm (1968-1970) : Les carnets retrouvés


Les carnets retrouvés, journal intime de la jeune Vietnamienne Dang Thuy Trâm dans les années 68-70, ont connu une histoire extraordinaire qui nous étonne avant même d'en avoir lu le contenu. Retrouvés par un américain chargé de brûler les papiers saisis pendant les combats, ils ont échappé à la destruction et ont été envoyés en 2005 à la famille de Thuy. Publiés, ces carnets ont fait de Thuy une héroïne nationale à la manière d'Anne Franck. Ils sont lus et étudiés dans les écoles vietnamiennes par une jeunesse qui s'identifie à la jeune fille et apprend à lire l'histoire de son pays non plus officiellement mais par l'intervention de l'humain, avec empathie..
Traduits en français et publiés chez Picquier pour la rentrée littéraire 2010, ces carnets nous plongent dans un passé tragique, la guerre d'indépendance du Vietnam contre les américains. Et surtout, ils nous font découvrir une adorable jeune fille courageuse et fragile, idéaliste et romantique, pourtant efficace et pragmatique dans l'exercice de son métier, prise dans la tourmente des combats, affrontant à chaque instant la peur et la mort. Les premiers cahiers ayant été perdus, nous suivons Thuy du mois d'Avril 1968 au mois de Juin 1970, date à laquelle elle a été tuée d'une balle dans la tête par un détachement américain.
Qui suis-je? une jeune fille dont le coeur déborde d'émotion mais dont l'esprit n'hésite jamais  devant une situation compliquée et dangereuse.
Dang Thuy Trâm est une jeune fille d'un milieu bourgeois qui a eu une enfance protégée et choyée, à l'abri de la guerre, dans le Nord du Vietnam. Mais les souffrances que connaît le sud de son pays  occupé par les Américains pour acquérir son indépendance la touchent. Communiste, engagement qu'elle vit comme un très beau et très noble idéal, elle pense que son devoir est de partir aider son peuple. Ce qu'elle fait après avoir obtenu son diplôme de médecin. Elle va alors connaître une vie itinérante dans un hôpital situé dans les montagnes du centre du Vietnam, opérant, sous les bombes, avec des moyens de fortune, les soldats blessés, déménageant sans cesse pour échapper au repérage de l'armée américaine, parcourant les sentiers montagneux pour aller soigner les malades sur place et tout ceci au péril de sa vie.
J'ai opéré une appendicite dans des conditions désastreuses. Je n'avais que quelques flacons d'anesthésique mais le jeune soldat blessé ne s'est jamais plaint. Il souriait même pour m'encourager.
Si Thuy est prête à mourir pour son pays, si elle est animée devant chacun des morts qu'elle chérit par des sentiments de haine envers l'envahisseur et si elle a foi en son parti, il n'y a jamais en elle ni dogmatisme, ni fanatisme. Le communisme lui apparaît comme un moyen à l'échelle du pays de rendre le peuple heureux et à titre personnel comme un but à atteindre pour se perfectionner,  lutter contre son égoïsme, penser aux autres, leur venir en aide. Elle pense que l'autocritique exigée par le parti doit permettre de combattre ses propres défauts; elle n'en voit pas le danger. Parfois, elle s'insurge contre ceux qui dans le parti lui reprochent d'être  bourgeoise :
J'ai peut-être des sentiments de petite bourgeoise mais je n'en ai pas le comportement malgré ce que certains prétendent.
C'est donc un beau portrait de femme qui se dessine à travers ce journal intime, entière, animée d'un désir de pureté, exigeante envers elle-même, fière et indépendante. Mais  c'est aussi et c'est ce qui est extrêmement touchant, le portrait d'une jeune fille comme les autres qui souffre d'avoir été trahie par son amoureux, qui rêve d'une vie paisible, qui parle des ses soupirants qu'elles considèrent comme ses petits frères, qui est en quête d'approbation, d'encouragement car elle  doute d'elle-même, s'interroge sur la vie et qui, souvent, se parle à elle-même pour s'exhorter au  courage, pour devenir meilleure  :
Pourquoi es-tu toujours si triste, Thuy?
Ne pleure pas Thuy,  reste calme et maîtresse de toi-même..

Enfin,  parfois dans la peur et la douleur elle devient une toute petite fille qui a besoin de sa maman, à qui sa famille manque terriblement :
Aujourd'hui c'est mon anniversaire et le bruit des salves répétés de l'ennemi résonne partout... Soudain je me souviens des jours paisibles dans le nord, du soleil en hiver, la douce chaleur d'une grande joie, papa et maman m'offraient des fleurs, on organisait une fête, les amis venaient me féliciter.

Avec ce journal intime nous parcourons donc avec cette belle jeune fille un moment de ce chemin qui l'amène à la mort. Autour d'elle, apparaissent de nombreux personnages attachants, emportés par la guerre. Le tout est rythmé par les explosions, les bombardements, les corps déchiquetés, la nature saccagée, la fuite devant une patrouille américaine qui ne vous rate que de peu, les traques incessantes, les caches pratiquées à même le sol où l'on baigne jusqu'au cou dans une eau glaciale en attendant le départ de l'ennemi qui marche sur votre tête sans le savoir. Un livre plein d'émotions et qui peint mieux que tout l'horreur de la guerre!

capture-d_ecran-2010-05-27-a-10-14-261.1287673206.pngMerci à Dialogues croisés et aux éditions Picquier
Livre voyageur

mercredi 3 novembre 2010

Paul Doherty : Le combat des Reines




Dans Le combat des reines, Paul Doherty, historien anglais, place une intrigue policière dans l'Angleterre d'Edouard II pendant l'année 1308. C'est à  Mathilde de Clairebon, première dame de la reine Isabelle de France, qu'incombe le soin de résoudre l'énigme de plusieurs meurtres dus au poison ou commis dans des chambres fermées de l'intérieur. Que de mystères! Il faudra toute l'intelligence et la perspicacité de Mathilde pour découvrir l'auteur de ces violences et lever le secret de l'identité de l' Empoisonneuse qui oeuvre dans l'ombre pour le roi de France, Philippe Le Bel, ce dernier bien décidé à s'emparer de la couronne d'Angleterre.
Le lecteur est introduit dans la cour d'Angleterre au moment où les grands barons anglais se révoltent, jaloux des privilèges octroyés par Edouard II à son favori Peter Gaveston. Assiégé dans son palais de Westminster le roi doit faire face à ses adversaires anglais qui veulent la tête de son bien aimé mais menace aussi la couronne royale et aux agissements de Philippe Le Bel qui profite de la position de faiblesse de son ennemi.
L'écrivain a créé un personnage fictif, Mathilde, qui évolue dans ce contexte historique précis et bien documenté. C'est un procédé bien connu depuis le roman de Maurice Druon. Et si je pense à cette fresque historique, Les Rois Maudits, que j'avais tant aimée à sa parution, c'est parce que nous sommes transportés à la même époque mais du côté anglais. L'ordre des Templiers a été détruit et Jacques de Molay mourant sur le bûcher allumé par Philippe le Bel a prononcé sa fameuse malédiction qui pèsera sur la tête des rois de France jusqu'à la septième génération. Les templiers ont fui en Angleterre où nous les retrouvons à la faveur des aventures de Mathilde de Clairebon.
Si l'histoire policière ne m'a pas outre mesure passionnée, j'ai bien aimé le contexte historique qui nous plonge dans les intrigues houleuses de la cour d'Angleterre, ce qui permet de se remémorer avec plaisir la filiation des rois d'Angleterre, les liens avec la France. En effet, la reine douairière Marguerite, seconde épouse de Edouard 1er ( marié en première noce à Eléonore de Castille) est la soeur de Philippe le Bel comme Isabelle en est la fille. Mais Paul Doherty n'a pas les talents de conteur de Maurice Druon, l'art de faire vivre ses personnages, de nous attacher à eux. Je suis donc restée assez extérieure à ce récit.
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Edouard I      +      Eleonore de Castille (1ère épouse de Edouard I)
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Edouard II   +  Isabelle de France (fille de Philippe le Bel)
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Edouard III
fils de Edouard II et  Isabelle de France

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Marguerite de France seconde épouse d'Edouard I, soeur de Philippe Le Bel
Mère de Thomas de Brotherton et de Edmund de Woodstock, demi-frères de Edouard II
Ce personnage occupe une place importante dans le roman.

Benoît Charlat : Nénègle sur la Montagne


Nenegle sur la Montagne de  Benoît Charlat est un charmant album qui s'adresse aux tout-petits et leur raconte que grandir est d'abord un renoncement à l'enfance, un renoncement  qui fait un peu mal mais  qui est nécessaire pour  devenir grand. Triste alors? Mais  non! Car la récompense est grande et ne promet rien d'autre que la liberté. Un grave et beau sujet traité d'une manière légère et avec humour par Benoît Charlart.
Nénègle comme son nom l'indique (ou non) est un petit aigle mignon à craquer,  perché sur un pic montagneux en équilibre instable, accroché à son doudou, son biberon.. et j'en passe! Mais que se passe- t-il quand il tombe? Il va falloir qu'il lâche d'abord sa tétine et puis son camion et puis .... Je n'en révèle pas plus de peur de détruire le suspense. Qu'arrivera-t-il à Nénègle le petit aigle? Vous le saurez en lisant ce joli album qui nous parle de nos bébés qui ne resteront pas toujours.. des bébés. Nostalgie pour les parents.


Et ma petite-fille Léonie Apolline, comment a-t-elle réagi du haut de ses 7 mois? Non, elle n'a pas dévoré le livre tout de suite! Oui, elle a regardé jusqu'au bout les images. Oui, elle n'a mangé le livre qu'à la fin! Etonnant, non?

Indignation de Philip Roth


Philip Roth, Indignation : Voilà ce qu'en pense Maggie:
blog Mille et un classiques
Dans son dernier roman, Philip Roth nous livre un destin individuel sur fond de guerre de Corée. C'est à travers les souvenirs d'un jeune étudiant, Marcus Messner, que nous voyons l'histoire de l'Amérique des années 50 se dérouler sous nos yeux. Fils d'un boucher juif, pour échapper à ce milieu et à un père devenu protecteur jusqu'à la folie, il entre à l'université de Winesburg dans l'Ohio. Là, ce jeune homme honnête et travailleur est confronté à un monde conservateur, raciste, dans lequel il a bien des difficultés à s'adapter.
Particulièrement agréable et fluide, l'écriture de ce roman nous entraîne dans la vie de Marcus Messner. Pourquoi cette écriture est-elle si attrayante ? Lire la suite

mardi 2 novembre 2010

Philip Roth : Indignation



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Dans Indignation Philip Roth signe un livre rempli d'émotion, de fureur rentrée, de révolte réprimée, sentiments à l'image de son jeune héros, le trop gentil et trop honnête Marcus Messner. Indignation est un roman dont le titre reflète le ton même du récit. Indignation du jeune homme fougueux, entier, idéaliste mais peu adapté à une société hypocrite où règne le faux-semblant des bonnes moeurs et des apparences; indignation de l'écrivain qui dénonce une société qui envoie ses enfants se faire tuer sur le front de Corée s'ils ne satisfont pas à ce que l'on attend d'eux.
Marcus Messner, fils de boucher avec lequel il a appris l'amour du travail bien fait, a dix-neuf ans quand il décide de quitter le cocon familial dans le New Jersey et de poursuivre ses études au Winnesburg Collège, dans l'Ohio. Nous sommes dans les années 50, encore marqué par les morts de la guerre de 40-45, ce qui explique peut-être la paranoïa que développe le père du jeune homme à son sujet, une peur si violente et maladive que Marcus n'a que cette échappatoire, partir! il veut être indépendant et grâce à son intelligence et un travail assidu il veut réussir dans la vie. Etudiant brillant, il va vite déchanter pourtant dans cette université où on l'oblige à suivre des études religieuses chrétiennes alors qu'il est de famille juive et qui plus est - c'est ce qui lui sera d'ailleurs le plus reproché - profondément athée. Le jeune homme va vite s'apercevoir qu'il n'est pas libre d'avoir des idées, des convictions ni même une vie privée, y compris sexuelle. Or, Marcus sait que, s'il échoue dans ses études, il sera renvoyé de l'université et devra partir mourir en Corée.
La force de ce roman est là figurée par cette épée de Damoclès prête à s'abattre sur celui qui n'est pas conforme. La rencontre de Marcus avec le doyen illustre avec une violence presque caricaturale cette violation de la conscience, cette incroyable atteinte à la vie privée, Marcus vomissant au sens propre comme au sens figuré dans le bureau du doyen. Je dis caricatural car le lecteur a peine à croire qu'une telle intrusion dans l'intimité puisse être possible. Mais je me souviens avoir "assisté" à une scène semblable, côté filles, dans le roman de Joyce Carol Oates : Je vous emmène et ceci au début des années soixante. iI est vrai aussi qu'il faut se replacer dans une époque où les jeunes n'ont aucune liberté sexuelle. Il faut savoir aussi qu'en quittant le New Jersey, Marcus arrive dans un état  rétrograde, l'Ohio, sous l'emprise de la religion qui s'exerce par la répression, traditionaliste au sens de manque d'ouverture, où les préjugés raciaux sont larvés et s'expriment par des insultes, par des ségrégations au sein même des fraternités. L'inégalité sociale est aussi très présente dans Indignation et l'on se demande si le doyen aurait pu exercer une telle pression sur un fils de famille riche. Marcus est fils de boucher kasher il combine donc deux handicaps aux yeux de cette classe dominante : pauvre et juif! Pourtant c'est grâce à son père - un beau personnage- avec qui il a appris à travailler dans la boucherie, qu'il possède des qualités morales et des principes : l'amour du travail bien fait, ne pas avoir honte de ses origines, savoir que nous sommes responsables du moindre de nos actes et tenons en main notre propre destin. En un mot, l'honnêteté! Et paradoxalement c'est cette honnêteté qui le perdra.
On voit que ce beau roman est très pessimiste. Une sorte de fatalité pèse sur le héros. Lorsqu'il tombe amoureux, c'est d'une fille si terriblement abimée par son père qu'elle ne peut l'entraîner que vers le malheur. La boucherie kasher et les abattoirs où Marcus a travaillé sont comme la métaphore de sa vie et préfigurent l'horreur des massacres en Corée, le sang versé dans toute guerre.
Philip Roth ajoute à la fin du roman une note historique plus optimiste. Il explique comment les contestations de 68 ont provoqué des bouleversement dans l'université, une libéralisation, l'obligation d'assister à l'office étant abolie. Pourtant, Philip Roth écrivant sur le passé, nous rappelle un présent très proche de nous. Que la guerre soit celle de Corée, que l'action se déroule dans les années 1950 et non maintenant, n'empêchent pas que le propos soit très contemporain. La guerre en Irak, où sont allés mourir ces jeunes gens des classes populaires qui voulaient gagner de quoi payer leurs études, en est bien la preuve!

capture-d_ecran-2010-05-27-a-10-14-261.1287673206.png Avec mes remerciements à Dialogues croisés et aux Editions Gallimard