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vendredi 9 septembre 2016

Victor Del Arbol : toutes les vagues de l'océan



L’un des livres les plus marquants que j’ai lus cet été est le roman de Victor Del Arbol : toutes les vagues de l'océan. J’ai été fascinée par la force de ce roman, sa diversité, sa richesse et la manière dont l’écrivain nous plonge au coeur de l’Histoire, nous immergeant complètement dans les grandes tragédies du XX ième siècle.

Gonzalo Gil a épousé une femme riche, la fille d’un grand avocat. Il y a perdu son âme; avocat lui-même, il a tout fait pour rester indépendant mais il va être obligé de rentrer dans les rangs en signant un accord de fusion avec le cabinet de son beau-père et, ce faisant, en aliénant sa liberté.  Ses rapports avec sa femme et son fils laissent à désirer et voilà qu’on lui annonce le suicide de sa soeur Laura avec laquelle il est en froid depuis de nombreuses années. Celle-ci a perdu son fils, assassiné par un maffieux, et la police la soupçonne d’avoir tué ce dernier avant de se donner la mort. L’enquête menée par un policier au passé trouble s’oriente vers la Matriochka, nom donné à un groupe de la maffia russe qui a à sa tête un chef aussi puissant que mystérieux.

 La mort de sa soeur est un déclic qui va provoquer le réveil de Gonzalo. Peu à peu remontent à sa mémoire des souvenirs anciens, en particulier de Laura. Peu à peu aussi, nous pénétrons dans le passé de sa famille.
La mère, Esperanza, Katerina Orlovska, d’origine russe, farouche et passionnée, voue un culte à son mari. Mais que se cache-t-il derrière ses silences? Le père, Elias, est considéré comme un héros. Ingénieur communiste, il est parti travailler à Moscou et  a été envoyé en déportation en Sibérie par Staline dans l’île de Nazino où il connaît l’horreur; puis de retour en Espagne il s'est illustré dans la guerre civile espagnole du côté des communistes contre Franco.

Ile Nazino  dite l'île aux cannibales

Le récit est mené sur trois époques différentes :  les années 30, en Russie, à Moscou puis en Sibérie, plus précisément dans l’île de Nazino en 1933; à Barcelone pendant la guerre civile dans les années 1936-37. Et dans la Barcelone contemporaine en 2002.
Le voyage des exilés vers la Sibérie et leur séjour sur l’île Nazino, l’île aux cannibales, sont hallucinants. On préfèrerait que ce soit une fiction mais Victor del Arbor s’appuie sur des faits attestés. Le retour à Barcelone et les cruautés de la guerre civile ne le sont pas moins. On suit le récit avec passion tant l'écriture en est belle et vibrante. Ces personnages extrêmes comme Igor Stern, le tueur, chef de bande, Elias et Esperanza sont remarquables. En même temps on éprouve de la compassion d’abord pour Elias dont l’innocence a été tuée en même temps que les valeurs morales et puis ensuite pour les enfants, Laura et Gonzalo, victimes collatérales des sursauts terribles de l’histoire.
Après l’horreur, la nostalgie s’installe devant le récit de ces vies ratées, de la cruelle enfance de Gonzalo et sa soeur. On éprouve beaucoup d’émotions en lisant ce livre, on s’attache à certains personnages, on a mal pour eux.

Barcelone 19 juillet 1936

Ce roman remue, émeut, pousse à la réflexion. Victor del Arbor ne juge pas Elias. Il en fait un portrait clinique qui nous pousse à nous interroger sur les frontières poreuses et malléables entre le bien et le mal. Comment Elias, ce jeune homme idéaliste et pur, peut-il devenir cet homme revenu de tout, endurci, sans scrupules, qui souffre et fait souffrir en retour? L’écrivain nous ouvre les yeux sur la nature humaine, sur ce qu’il y a d’obscur en elle. Jusqu’où irions-nous pour sauver notre vie? Et quand le Mal devient une habitude comment ne pas être contaminé ? Comment préserver un fond d’humanité ? A partir de quel moment Esperanza devient-elle, elle aussi, monstrueuse ? Même le tueur Igor Stern, cannibale, image de l’ogre, est une victime. Quand il avait neuf ans, les cosaques  tsaristes l’ont obligé  à mettre le feu à son père dont ils avaient arraché la peau. Dans la guerre civile espagnole, les atrocités ont lieu des deux côtés. Ce livre remet en cause toutes les idéologies, toutes les certitudes lorsqu’elles sont perverties par le pouvoir, les intérêts économiques, par le fanatisme. Il montre que l’homme est capable du pire… mais pas seulement car l’amitié est présente dans cette histoire et curieusement là où on l’attend le moins, entre un franquiste et un communiste; l’amour aussi, celui de Laura qui protège son petit frère, lui épargne d’être confronté à la réalité, celui d’Elias pour Irina morte en Sibérie et qui reste un fantôme accroché à sa vie, l’amour aussi de Gonzalo et Tania.
Un seul bémol pour moi, c'est dans le dénouement de l'enquête qui ne me semble pas conforme avec la psychologie des personnages ni avec ce qu’ils viennent de vivre.
Ce qui n’empêche pas Toutes les vagues de l’océan d’être un grand livre et un coup de coeur !

Je ne résiste pas à citer un extrait du roman pour que vous ayez une idée de la maîtrise du style. Nous sommes sur sur l'île Nazino. Les soldats qui gardent les prisonniers viennent de céder à un moment de panique et ont tiré dans la foule :

"Quand s'éteignit l'écho des derniers coups de feu, l'îlot était jonché de cadavres. L'air sentait la poudre. Même les soldats, qui s'acharnaient encore quelques minutes plus tôt, contemplaient ce spectacle dantesque en silence, effrayés de leur propre rage. Certains vomissaient, d'autres sanglotaient. Plus de deux cents hommes, femmes et enfants moururent ce jour-là. Une demi-douzaine de soldats tombèrent aussi.  Et soudain, au loin, un écho musical transperça la brume qui enrobait le fleuve. Entouré de cadavres, un vieil homme jouait de l'harmonica, assis sur un tronc d'arbre. La musique répandait sa tristesse. La scène était démentielle, hallucinante, incroyable. Mais le vieillard était bien réel, les notes de son harmonica s'élevaient au-dessus des gémissements des blessés.

Le commandant qui avait ordonné aux soldats de cesser le feu s'approcha du vieux, son revolver à la main, marchant comme un automate. Tous pensaient qu'il allait l'exécuter. Au bout d'une longue minute, il ôta son manteau, recouvrit délicatement les épaules du vieil homme, comme si c'était son père ou son grand père, s'assit à côté de lui, promena un regard dément, releva la visière des sa casquette à la pointe de son revolver, laissa son regard errer sur les cadavres figés dans des positions invraisemblables, à genoux, les yeux écarquillés, la bouche béante tournée vers le ciel. Les doigts tremblants, il chercha une cigarette dans sa veste, l'alluma et aspira une longue bouffée. Le vieillard jouait toujours. Alors, l'officier appuya son revolver contre sa tempe et se fit sauter la cervelle.

Victor del Arbol
 Víctor del Árbol, né en 1968 à Barcelone, est un romancier espagnol, auteur de roman policier. Il fait ses études supérieures en histoire à l'Université de Barcelone. De 1992 à 2012, il travaille comme fonctionnaire du gouvernement de la Catalogne. Il participe également à une émission radiophonique de Ràdio Estel.
Il amorce une carrière d'écrivain avec la publication en 2006 du roman policier El peso de los muertos. C'est toutefois la parution en 2011 de La Tristesse du samouraï (La tristeza del samurai), traduit en une douzaine de langues qui lui apporte la notoriété. Pour ce roman, il remporte plusieurs distinctions, notamment le prix du polar européen 2012.
En 2015, son roman Toutes les vagues de l’océan remporte le le grand prix de la littérature policière * du meilleur roman étranger.
En 2016, il reçoit le prix Nadal pour La víspera de casi todo. (Wikipedia)

 * Il faut dire que je n'ai jamais considéré ce roman comme policier tout au cours de ma lecture !

Toutes les vagues de l'océan compte 596 pages au lieu de 600 !  Je le classe comme un pavé ou non?Allez, oui!

 

23 commentaires:

  1. Je n'en avais pas entendu parler, mais ce que tu en dis me laisse croire que je devrais me pencher sur son cas rapidement. Ça a l'air vraiment très intéressant.

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    1. Oui, pour moi c'est un coup de coeur. Moins, je l'ai dit pour l'enquête policière que pour tout le reste, en particulier la psychologie des personnages complexes et leur vie, la période historique, la réflexion philosophique et le style !

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  2. J'ai lu le premier roman de Victor del Arbol (La tristesse du samouraï) et n'ai jamais eu envie de le relire. IL était bien écrit, mais bien trop sombre et violent pour moi...

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    1. Mais pas trop pour moi. je n'aime pas la violence de certains thrillers parce que c'est une recherche du sensationnel et cela fait appel à un certain voyeurisme chez le lecteur; Mais ici la violence amène à une réflexion sur la nature humaine , sur le bien et le mal et donc cela m'intéresse

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  3. j'avais particulièrement aimé son premier roman mais j'ai moins adhéré à celui là, j'ai trouvé bien qu'il revienne sur des faits tout à fait véridiques et effrayants mais plus sévèrement que toi encore je trouve qu'il y a des failles, les péripéties ne sont guère crédibles dans le dernier tiers du roman et comme tu le dis la psychologie des personnages est très improbable dommage

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    1. Je suis consciente des faiblesses mais elles interviennent à la fin du livre et concerne l'enquête policière proprement dite qui n'est pas le plus important (pour moi). Finalement, j'ai eu un coup de coeur pour ce roman tant il m'a touchée malgré "les failles" qui sont incontestables.

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  4. Je note, la retraite est arrivée mais je n'ai toujours pas le temps de lire des pavés! Cela viendra

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    1. Tu es tellement active et toujours en vadrouille! Mais c'est un pavé qui se lit vite tant il tient en haleine.

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  5. A Kathel: ton commentaire n'apparaît pas, je ne sais pourquoi mais je l'ai lu. C'est vrai que c'est violent mais ce n'est pas de la violence gratuite comme dans un thriller où on joue sur la peur du lecteur; c'est une violence qui dénonce, qui parle d'une réalité, s'inscrit dans l'Histoire, qui montre des êtres vivants qui l'ont subie. Moi cela me touche.

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  6. Un auteur que je n'ai pas encore lu ; j'hésite devant tant de noirceur. En lisant les commentaires au-dessus, je devrais peut-être plutôt tenter "La tristesse du samouraï".

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    1. C'est noir mais c'est humain, ce n'est pas une violence gratuite, c'est ce que je disais à Kathel.

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  7. Je note ! pour le contexte historique. As-tu vu le labyrinthe de Pan , ca parle de la guerre civile espagnole et du pouvoir de l'imagination. Je suis allée cet été encore à barcelone et ca me donne envie de découvrir cet auteur...

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    1. J e ne sais plus si je l'ai lu mais je l'ai vu au cinéma; les espagnols ne guérissent pas de leur guerre civile, la pire qui puisse exister mais les écrivains ont tous une manière très différente d'en parler et leur voix me touche toujours beaucoup. Tu as lu Javier Cercas?

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  8. un beau billet pour un auteur que je n'ai lu qu'une fois, pour La Tristesse du Samouraï... ton avis est convaincant !!

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  9. Je n'ai jamais lu cet auteur mais ton bel article pourrait bien me faire changer d'avis!

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  10. Je n'ai encore jamais lu cet auteur, une lacune à ce que je vois. Je lis ton billet et je n'ai aucun mal à imaginer qu'il soit un coup de cœur. L'histoire me semble infiniment touchante...
    Bises

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    1. Oui, tu as raison. L'histoire ne peut laisser indifférente.

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  11. Un livre que je découvre avec ton billet !

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    1. Et un de mes "pavés" préférés malgré les "failles" dont parle Dominique dans les commentaires.

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  12. On part en Espagne bientôt peut être vais je commencerune série espagnole ?

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    1. Tu pars en Espagne? Alors oui découvre cet auteur .. et puis aussi Javier Cercas (mon auteur fétiche) avec les soldats de Salamine et Manuel Rivas avec Le crayon du charpentier et bien sûr mais je crois que tu les connais Cees Noteboom Les chemins de Compostelle et Jorge Semprun (encore un auteur que j'aime). Passe ta souris à gauche de mon blog et tu verras la littérature par pays : littérature espagnole.

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