Le héros de Le Rivages de Syrtes de Julien Gracq, Aldo, appartient à une grande famille d’Orsenna, la capitale d’un état en décadence qui vit encore sur son passé glorieux et ses richesses en déliquescence.
Après une rupture amoureuse, le jeune homme, officier, désire s’éloigner et demande au gouvernement d’Orsenna une mutation pour une autre région. Celui-ci l’envoie comme « observateur », pour ne pas dire espion, dans la province des Syrtes, auprès du capitaine Marino et de ses officiers. Là, dans une forteresse dressée sur le rivage, les hommes surveillent l’approche éventuelle de leurs ennemis. Mais ces derniers, habitants du Fagersthan, pays situé sur la rive opposée, ne viennent jamais et la situation reste immuable de part et d’autre depuis des siècles. Il existe, en effet, un accord tacite entre les deux pays jadis en guerre pour éviter le conflit, celui de respecter les frontières maritimes, et ceci bien que l’armistice n’ait jamais été signée.
La présence du héros dans ce lieu ou rien ne semble pouvoir évoluer, dans ce pays désert, loin de tout, que la sable gagne peu à peu, marquera-t-il la fin de cet immobilisme ? Peut-être et ceci d’autant plus que la belle et noble Vanessa Aldobrandi joue auprès du jeune homme un rôle trouble et mystérieux.
Un pays imaginaire et pourtant reconnaissable
Bien sûr, l’on ne peut s’empêcher de penser à Le désert des Tatares de Dino Buzzati du moins pour la situation initiale mais la ressemblance s'arrête là.
Si le paysage semble si précis et réaliste, c’est que Julien Gracq est
géographe et cartographe et c’est ainsi qu’il cartographie la géographie
de son récit en s'inspirant des lieux qu’il connaît bien.
On le sait aussi amoureux de Stendhal et de l’Italie. Les noms italiens des personnages (Aldo, Fabrizio, Marino, Carlo) et des villes ( Orsenna, Venezano, Maremma ), la description des paysages lagunaires autour de la forteresse des Syrtes, la beauté morbide de Maremma construite sur l’eau évoquent Venise, ses îles et ses environs. De même, la première rencontre de Vanessa dans les jardins à l’italienne d’Orsenna n’est pas sans rappeler le cadre et les héros de La chartreuse de Parme.
Beaucoup d'analystes de ce roman ont cherché tour à tour à cartographier les lieux d'après les descriptions de l'auteur. Et cela donne des résultats intéressants :
Carte proposée par Philippe Arnaud, du Monde Diplomatique, à partir de l’analyse technique et géographique des indices disséminés dans le roman voir ICI ou encore |
carte réalisée par Yves Lacoste Source : Yves Lacoste, 1987, « Julien Gracq, un écrivain géographe. Le Rivage des Syrtes, un roman géopolitique », Hérodote, n°44 (voir ici) |
Pourtant, le paysage est imaginaire, tout comme ce Fagersthan si éloigné, si peu réactif, que l’on finit par croire qu’il n’existe pas.
Le pays de l’attente, de l’immuabilité et la mort
Dessin de Victor Hugo |
Le propre du Le Rivage des Syrtes, c’est de nous plonger dans une atmosphère irréelle, de nous perdre dans une brume qui estompe les formes, enveloppe le paysage comme un suaire, amortit les bruits. C’est le pays du silence, de l’immobilité, de l’attente. Tout concourt à donner l’impression d’un monde qui est entre parenthèses, qui a cessé de vivre vraiment depuis longtemps. D’où le rythme lent du roman où rien ne semble bouger, rien ne semble se passer.
Quand j’ai essayé de le lire pour la première fois, il y a de cela bien longtemps, j’ai abandonné ma lecture. Je m’ennuyais. Il faut une certaine patience pour lire Gracq, il faut accepter de se laisser engluer, de plonger dans un monde où la frontière entre le réel et l’irréel reste floue, où la vie et la mort semblent se côtoyer. Mais si on se laisse aller, le style de Gracq produit une sorte d’envoûtement, des images naissent, la beauté surgit; puis l’on s’aperçoit que oui, le récit se met en mouvement, d’abord insensiblement et puis inéluctablement. Car l’action d’Aldo est irréversible, il ne pourra jamais revenir en arrière et rien ne pourra être comme avant.
Il faut voir là, comme dans Un balcon en forêt que je commence à lire, une métaphore de la France, attendant passivement la guerre, incapable d’agir face à la menace pourtant grandissante de l’Allemagne nazie. Voilà ce qu’écrivait Julien Gracq à propos de Le Rivage de Syrtes dans En lisant en écrivant :
« Quand l’Histoire bande ses ressorts, comme elle fit, pratiquement sans un moment de répit, de 1929 à 1939, elle dispose sur l’ouïe intérieure de la même agressivité monitrice qu’a sur l’oreille, au bord de la mer, la marée montante dont je distingue si bien la nuit à Sion, du fond de mon lit, et en l’absence de toute notion d’heure, la rumeur spécifique d’alarme, pareille au léger bourdonnement de la fièvre qui s’installe. L’anglais dit qu’elle est alors on the move. C’est cette remise en route de l’Histoire, aussi imperceptible, aussi saisissante dans ses commencements que le premier tressaillement d’une coque qui glisse à la mer, qui m’occupait l’esprit quand j’ai projeté le livre. J’aurais voulu qu’il ait la majesté paresseuse du premier grondement lointain de l’orage, qui n’a aucun besoin de hausser le ton pour s’imposer, préparé qu’il est par une longue torpeur imperçue. »
Le sens de l’histoire
Le sens du récit me semble être dans l’anecdote rapportée par le vieux Carlo juste avant sa mort. Carlo est l’un des propriétaires terriens qui utilisait les soldats de la forteresse pour cultiver les terres, réglant ainsi le problème de leur désoeuvrement et de leur ravitaillement. Il explique à Aldo pourquoi il a refusé de continuer à employer les soldats-paysans, plongeant le capitaine Marino dans l’embarras.
Ne crois pas que je n’aime pas Marino; c’est mon plus vieil ami. Je vais t’expliquer. Quand j’étais petit, notre vieux serviteur allait se coucher dans le grenier sans lumière. Il était si habitué qu’il marchait dans le noir sans tâter, aussi vite qu’en plein jour. Eh bien ! que veux-tu, à la fin la tentation a été trop forte : il y avait une trappe sur son chemin, je l’ai ouverte…
Le vieillard sembla réfléchir avec difficulté.
-… je pense que c’est énervant, les gens qui croient trop dur que les choses seront toujours comme elles sont. »
Et il ajoute ensuite :
-… et peut-être que ce n’est pas une bonne chose, que les choses restent toujours comme elles sont. »
Mercredi 22 novembre billet (2) - Julien Gracq : le rivage des Syrtes citations
Voir ICI l'article de Philippe Arnaud sur les lieux géographiques du roman
Voir aussi ce point de vue intéressant ICI
Aaaaah j'ai lu ce roman en 97 ou 97, en même temps que Le désert des Tartares, sur le conseil d'un collègue. je devrais sans doute relire ces deux romans (psst, Le désert des Tartanes n'est pas de Calvino)
RépondreSupprimerOooooh! C'est corrigé ! J'ai lu aussi les deux mais alors que j'avais aimé le Buzzati, j'avais abandonné le Gracq !
Supprimerun très bon souvenir de lecture, un rien difficile malgré tout mais j'aime ce type de récit comme celui de Buzatti auquel il est totalement attaché
RépondreSupprimerOui, ils ont même correspondu et eut de bonnes échanges entre eux paraît-il. Mais si le point de départ est le même, le récit n'évolue pas de la même manière et le sens est différent. Le personnage de Buzzati attend et ne fera rien, il sera même parti quand l'ennemi arrivera alors qu'Aldo lui, agira et déclenchera l'action. Le roman de Buzzati est celui d'un personnage qui n'est pas maître de son destin alors que celui de Gracq l'est.
RépondreSupprimerJe n'ai jamais essayé de lire Julien Gracq et je ne suis pas sûre d'en avoir envie un jour.
RépondreSupprimerEt bien , tu vois, peut-être qu'il pourrait te plaire; moins les romans que ses Carnets du grand chemin. Peut-être devrais-tu essayer ce dernier titre.
SupprimerJ'aime vraiment beaucoup ce que vous écrivez sur ce livre qui ne me quitte quasiment jamais, et sur son auteur aussi.
RépondreSupprimerA bientôt pour une autre lecture.
Bonne soirée.
Merci et à bientôt !
SupprimerJe ne lie (c'est bien le verbe lier) pas forcément les deux oeuvres. J'ai écrit mille fois l'influence extraordinaire du Désert des Tartares sur moi. Je ne vais pas en rajouter, si ce n'est que je n'ai jamais cessé de penser à Drogo. J'ai lu Le rivages des Syrtes beaucoup plus tard mais jamais je n'ai ressenti l'envoûtementement du roman de Buzzati. Ca tient peut-être en partie à l'âge très différent où j'ai lu ces deux livres.
RépondreSupprimerOui,je connais ton admiration pour le roman de Buzzati. Tu as raison de dire que l'on ne lie pas forcément les deux oeuvres même si le point de départ présente des similitudes.
SupprimerBuzzati est un grand souvenir de lecture il faudra que j essaie le Rivage des Syrtes
RépondreSupprimerMais tu verras, c'est très différent, finalement !
SupprimerC'est un auteur qui me tente mais qui me fait peur. Pourtant, le dernier extrait est rigolo.
RépondreSupprimerJe comprends qu'il te fasse peur. Il n'est pas facile à lire. Je pense qu'il ne faut pas vouloir le lire à toute allure mais peu à peu, en se reposant et en prenant le temps de "voir" les paysages qu'il évoque. Quant à moi, j'ai mis très longtemps à l'aborder ..
Supprimerj'ai aussi lu tes réponses aux commentaires avec intérêt. Ce livre m'a toujours rebutée, un peu comme Lilly... un jour peut-être...
RépondreSupprimerC'est exactement ce que j'ai fait... et puis le jour est venu pour moi !
SupprimerUn livre que je n'ai toujours pas lu... Beau billet qui invite à le découvrir enfin !
RépondreSupprimerJ'espère que tu y viendras un jour..
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