Julien Gracq |
Des pages d’une grande force poétique
Il y a dans Le rivage des Syrtes, dans le rendu des paysages, des passages d’une grande beauté et d’une puissance très visuelle qui parle à l’imagination et suscite l’émotion. La poésie de ce texte en prose éclate à chaque page. Par exemple, l’arrivée d’Aldo à la forteresse et cette impression d’entrer dans le monde des Morts, ou bien, entre ombre et lumière, la fameuse salle des cartes qui concentre la curiosité d'Aldo désireux d’en savoir plus sur le Fagersthan et où se glisse silencieusement, semblable à un fantôme, l’altière Vanessa Aldobrandi. Ou encore la description du cimetière militaire du rivage des Syrtes, balayé par le vent, où le souvenir même des morts est absorbé dans « l’anonymat des sables, pour égaliser là le lieu du parfait effacement. »
L'arrivée au rivage des Syrtes
Dessin de Victor Hugo |
"Terres de sommeil" et "terrain vague" et plus loin "fantômes de bâtiments", "assoupi"," morte", ces caractéristiques présentent le rivage des Syrtes comme un pays entre rêve et sommeil, entre vie et mort, et ceci dès que le jeune homme arrive à L'Amirauté. Julien Gracq peint un paysage aux tons uniformément gris ( un oiseau gris, la tour grise, la route grise). Aucune note de couleur mais le brouillard, la brume, même la glace ne brille pas "terne" et ressemble à "une peau privée de reflets". Mais ce tableau est parfois animé de mouvements vifs, rapides : jaillissait, tressaillant, Un coup de vent, lissèrent, qui, cependant, ne durent pas et retombent dans l'immobilisme. Une description dans laquelle l'ouïe aussi est sollicitée : cri, Une corne de brume, son frôlement mais les bruits semblent assourdis et vite réprimés : monotone , deux tons calmes, triste... Toutes les notations sensorielles concourent à donner l'impression d'un no man's land flou et irréel où la vie doit être mise entre parenthèses. C'est dans ce pays, aux limites de la civilisation, que notre jeune héros, Aldo, va devoir vivre.
Nous roulâmes pendant des heures à travers ces terres de sommeil. De temps en temps un oiseau gris jaillissait des joncs en flèche et se perdait très haut dans le ciel, tressaillant comme la balle sur le jet d’eau à la cime même de son cri monotone. Une corne de brume échouée sur un haut fond perçait le brouillard sur deux tons calmes, d’un gros soufflet assoupi. Un coup de vent parfois faisait sur les joncs son frôlement triste, un instant l’eau des lagunes évaporait sa buée sur une glace terne, une peau morte privée de reflets. Quelque chose s’étouffait derrière ce brouillard de terrain vague, comme une bouche sur un oreiller. La piste soudain redevint route, une tour grise sortit du brouillard épaissi, les lagunes vinrent de toutes parts à notre rencontre et lissèrent les berges d’une chaussée à fleur d’eau, quelques fantômes de bâtiments prirent consistance; c’était le but de notre voyage, nous arrivions à l’Amirauté.
La forteresse
La description de la forteresse vient ensuite corroborer l'impression que donne le paysage dans le texte précédent et introduit l'idée de la mort. La forteresse n'est plus qu'une "épave", "une ruine", impression que viennent renforcer les oxymores ce colosse perclus, cette ruine habitée".
Et si la description de la couleur est toujours la même grise, viennent s'ajouter des détails réalistes et sordides qui ne sont plus liés la Nature mais sont le fait des hommes comme le prouve l'accumulation des objets détériorés, cassés, salis, toute une suite de termes péjoratifs : les décombres, les ferrailles tordues, ces débris de vaisselle, les coulées, les coulures, embourbés. Des hommes ou plutôt de l'absence d'hommes et du manque d'entretien qui en découle car tout dans la description de l'Amirauté met en relief l'absence de vie : épave abandonnée, une atmosphère de délaissement. L'impression qui domine dans cette visite de la forteresse c'est celle du silence et de la tristesse car contrairement à l'extérieur l'on n'y entend plus aucun son, même pas le pas des sentinelles. Les habitants de ce lieu aussi participent à ce vide par leur absence même de réaction. Nous demeurions silencieux. Ils ont une impression d'accablement mais aussi d'avoir perdu pied, de ne plus être dans le monde réel : le rêve du chagrin, un héritage de songe.
Ils ont le sens de l'ironie des choses, du contraste vertigineux entre la grandeur de ce qui a été et la déchéance de ce qui est, de l'antithèse entre le passé glorieux de l'Amirauté et le présent dérisoire.
Le silence était celui d’une épave abandonnée; sur les chemins de ronde embourbés, on n’entendait pas même le pas d’une sentinelle; des touffes d’herbe emperlées crevaient çà et là les parapets de lichen gris; aux coulées de décombres qui glissaient aux fossés se mêlaient des ferrailles tordues et des débris de vaisselle.
Une atmosphère de délaissement presque accablante se glissait dans les couloirs vides où le salpêtre mettait de longues coulures. Nous demeurions silencieux, comme roulés dans le rêve du chagrin de ce colosse perclus, de cette ruine habitée, sur laquelle ce nom, aujourd’hui dérisoire, d’Amirauté, mettait comme l’ironie d’un héritage de songe.
Voir le Rivage des Syrtes billet 1
Et si la description de la couleur est toujours la même grise, viennent s'ajouter des détails réalistes et sordides qui ne sont plus liés la Nature mais sont le fait des hommes comme le prouve l'accumulation des objets détériorés, cassés, salis, toute une suite de termes péjoratifs : les décombres, les ferrailles tordues, ces débris de vaisselle, les coulées, les coulures, embourbés. Des hommes ou plutôt de l'absence d'hommes et du manque d'entretien qui en découle car tout dans la description de l'Amirauté met en relief l'absence de vie : épave abandonnée, une atmosphère de délaissement. L'impression qui domine dans cette visite de la forteresse c'est celle du silence et de la tristesse car contrairement à l'extérieur l'on n'y entend plus aucun son, même pas le pas des sentinelles. Les habitants de ce lieu aussi participent à ce vide par leur absence même de réaction. Nous demeurions silencieux. Ils ont une impression d'accablement mais aussi d'avoir perdu pied, de ne plus être dans le monde réel : le rêve du chagrin, un héritage de songe.
Ils ont le sens de l'ironie des choses, du contraste vertigineux entre la grandeur de ce qui a été et la déchéance de ce qui est, de l'antithèse entre le passé glorieux de l'Amirauté et le présent dérisoire.
Le silence était celui d’une épave abandonnée; sur les chemins de ronde embourbés, on n’entendait pas même le pas d’une sentinelle; des touffes d’herbe emperlées crevaient çà et là les parapets de lichen gris; aux coulées de décombres qui glissaient aux fossés se mêlaient des ferrailles tordues et des débris de vaisselle.
Une atmosphère de délaissement presque accablante se glissait dans les couloirs vides où le salpêtre mettait de longues coulures. Nous demeurions silencieux, comme roulés dans le rêve du chagrin de ce colosse perclus, de cette ruine habitée, sur laquelle ce nom, aujourd’hui dérisoire, d’Amirauté, mettait comme l’ironie d’un héritage de songe.
Voir le Rivage des Syrtes billet 1
Tu sais sans doute qu'Eric Orsenna a choisi son pseudo là?
RépondreSupprimerNon, tu me l'apprends; cela ne métonne pas de la part d'Orsenna. Il aime la langue française !
SupprimerBonjour Claudia. Tu fais là une belle analyse des extraits. On a vite fait de comprendre que l'on est là face à un très grand texte. Je crois savoir que Gracq s'est toujours opposé à la publication du Rivage en format de poche. Si c'est vrai j'aimerais savoir ce que tu en penses. A bientôt.
RépondreSupprimerBonne question et qui n'aura jamais fini de faire couler de l'encre! Si on peut se permettre cette expression sur le net !
SupprimerOui, il a refusé que ces livres paraissent en poche; il a toujours été fidèle à son petit éditeur Corti même après son succès; il a aussi refusé le prix Goncourt. Ma foi, il était cohérent avec lui-même.
Le livre est pour lui un objet noble et de plus il tient à remercier l'éditeur qui lui a fait confiance le premier d'où son refus du poche; il est contre "la littérature de l'estomac", il refuse que la littérature devienne commerciale donc il est donc contre les prix littéraires.
Quant à moi, je suis bien heureuse que les livres de poche existent ! C'est ce qui m'a permis de m'acheter des livres quand j'étais jeune. ET même maintenant étant donné la pauvreté de la médiathèque d'Avignon, j'apprécie toujours beaucoup de pouvoir les acheter en poche.
Ceci dit c'est vrai que c'est agréable d'avoir un livre paru dans une belle édition. Je comprends l'amour des livres en tant que bel objet mais...
je ne me suis pas encore lancée dans la découverte de cet auteur, un jour peut-être!
RépondreSupprimerET bien tu vois, je ne m'y suis lancée que maintenant ! Il y a un temps pour tout !
SupprimerMerci. J'attends le billet n°3 ! Et je feuillette aussi le Rivage des Syrtes - mon exemplaire est bien fatigué... Peut-être Julien Gracq a-t-il refusé aussi l'édition en poche pour que ses livres soient plus solides ? ....
RépondreSupprimerBonne journée.
C'est une idée ! C'est certain que les livres de poche ne sont ni solides, ni beaux, mais c'est bien qu'ils existent !
SupprimerComme c'est agréable de venir lire ici cet extrait commenté.
RépondreSupprimerMerci !
SupprimerMerci pour ces extraits et ces illustrations. Tu sais donner envie de lire un auteur ! Il faudrait que je lise davantage d'analyses littéraires, surtout pour les auteurs que j'aime particulièrement.
RépondreSupprimerMerci ! Un auteur pas facile. Je rencontre autant de personnes qui ne l'aiment pas que de personnes qui l'aiment !
SupprimerTu me donnes très envie de le retrouver dans mes cartons (l'ai-je encore?) et de le relire.
RépondreSupprimerET tu connais les autres ? Je suis en train de lire Un balcon dans la forêt.
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