Pages

vendredi 6 novembre 2020

Picardie/ Pas de Calais : Voyage avec Victor Hugo sur les falaises du Tréport à Ault

 

Dans le tome II de son Livre En voyage : France/Belgique, Victor Hugo  écrit une longue lettre à sa femme Adèle le 8 septembre 1837. Il est à Dieppe et il lui raconte la promenade à pied accomplie la veille à partir du port du Tréport à Cayeux en passant par Mers, Ault et Saint Valery.

Ma journée d’hier, chère amie, a été bien remplie. J’étais au Tréport, je voulais voir le point précis où finit la dune et où commence la falaise. Belle promenade, mais pour laquelle il n’y a que le chemin des chèvres et qu’il fallait faire à pied. J’ai pris un guide et je suis parti. Il était midi. 

Courageux, papa Hugo ! Si j'ai fait le même parcours, c'est d'une manière moins glorieuse, en voiture.

Le Tréport : la falaise
 

Le Tréport : le phare

Le Tréport à marée basse

Du Tréport on peut apercevoir, en face, la falaise de Mers-les-Bains.

Falaise de Mers-les-Bains vue du Tréport et au-delà la ville d'Ault

C'est du Tréport que Victor Hugo part avec son guide pour gagner la falaise de Mers -les-Bains.
Les deux villes sont séparées par une longue plage de sable.

À une heure j’étais au sommet de la falaise opposée au Tréport. J’avais franchi l’espèce de dos d’âne de galets qui barre la mer et défend la vallée au fond de laquelle se découpent les hauts pignons du château d’Eu ; j’avais sous mes pieds le hameau qui fait face au Tréport. 

La ville de Mers au pied de la falaise :  vue du Tréport

Et c'est du haut de la falaise de Mers qu'il admire l'église du Tréport

Eglise du Tréport

La belle église du Tréport se dressait vis-à-vis de moi sur sa colline avec toutes les maisons de son village répandues sous elle au hasard comme un tas de pierres écroulées. Au delà de l’église se développait l’énorme muraille des falaises rouillées, toute ruinée vers le sommet et laissant crouler par ses brèches de larges pans de verdure. La mer, indigo sous le ciel bleu, poussait dans le golfe ses immenses demi-cercles ourlés d’écume. Chaque lame se dépliait à son tour et s’étendait à plat sur la grève comme une étoffe sous la main d’un marchand. Deux ou trois chasse-marées sortaient gaîment du port. Pas un nuage au ciel. Un soleil éclatant.

Le Tréport : son église

Et puis ce texte qui prouve, si besoin est, que Victor Hugo ne manque pas d'humour !

Au-dessous de moi, au bas de la falaise, une volée de cormorans pêchait. Ce sont d’admirables pêcheurs que les cormorans. Ils planent quelques instants, puis ils fondent rapidement sur la vague, en touchent la cime, y entrent quelquefois un peu, et remontent. À chaque fois ils rapportent un petit poisson d’argent qui reluit au soleil. Je les voyais distinctement et de très près. Ils sont charmants quand ils ressortent de l’eau, avec cette étincelle au bec.
Ils avalent le poisson en remontant, et recommencent sans cesse. Il m’a paru qu’ils déjeunaient fort bien.
Moi j’avais mal déjeuné par parenthèse. Comme c’était un port de mer, j’avais mangé du beefsteack bien entendu, mais du beetsteack remarquablement dur. À la table d’hôte, où les plaisanteries sont rarement neuves, on le comparait à des semelles de bottes. J’en avais mangé deux tranches, et pour cela j’étais fort envié à la table d’hôte, l’un enviait mon appétit, l’autre mes dents. J’étais donc comme un homme qui a mangé à son déjeuner une paire de souliers. Moi, j’enviais les cormorans.

Bateau de pêche entouré d'une nuée d'oiseaux

 Suit cette étrange vision et splendide description à la Hugo (j'adore !) de l'arrivée à Ault par le haut de la falaise, un paysage tel que je n'ai pu le voir ! Et oui, quand on est en voiture !
 
Une heure après, toujours par le sentier tortueux de la falaise, j’approchais du Bourg-d’Ault, but principal de ma course. À un détour du sentier, je me suis trouvé tout à coup dans un champ de blé situé sur le haut de la falaise et qu’on achevait de moissonner. Comme les fleurs d’avril sont venues en juin cette année, les épis de juillet se coupent en septembre. Mais mon champ était délicieux, tout petit, tout étroit, tout escarpé, bordé de haies et portant à son sommet l’océan. Te figures-tu cela ? vingt perches de terre pour base, et l’océan posé dessus. Au rez-de-chaussée des faucheurs, des glaneuses, de bons paysans tranquilles occupés à engerber leur blé, au premier étage la mer, et tout en haut, sur le toit, une douzaine de bateaux pêcheurs à l’ancre et jetant leurs filets. Je n’ai jamais vu de jeu de la perspective qui fût plus étrange. Les gerbes faites étaient posées debout sur le sol, si bien que pour le regard leur tête blonde entrait dans le bleu de la mer. À la ligne extrême du champ une pauvre vache insouciante se dessinait paisiblement sur ce fond magnifique. Tout cela était serein et doux, cette églogue faisait bon ménage avec cette épopée. Rien de plus frappant, à mon sens, rien de plus philosophique que ces sillons sous ces vagues, que ces gerbes sous ces navires, que cette moisson sous cette pêche. Hasard singulier qui superposait les uns aux autres, pour faire rêver le passant, les laboureurs de la terre et les laboureurs de l’eau. 


Falaise de Bourg d'Ault

À deux heures et demie, j’entrais au Bourg-d’Ault. On passe quelques maisons, et tout à coup on se trouve dans la principale rue, dans la rue mère d’où s’engendre tout le village, lequel est situé sur la croupe de la falaise. Cette rue est d’un aspect bizarre. Elle est assez large, fort courte, bordée de deux rangées de masures, et l’océan la ferme brusquement comme une immense muraille bleue. Pas de rivage, pas de port, pas de mâts. Aucune transition. On passe d’une fenêtre à un flot.
Au bout de la rue en effet on trouve la falaise, fort abaissée, il est vrai. Une rampe vous mène en trois pas à la mer, car il n’y a là ni golfe, ni anse, pas même une grève d’échouage comme à Étretat. La falaise ondule à peine pour le Bourg-d’Ault.

Falaise d'Ault

La mer ronge perpétuellement le Bourg-d’Ault. Il y a cent cinquante ans, c’était un bien plus grand village qui avait sa partie basse abritée par une falaise au bord de la mer. Mais un jour la colonne de flots qui descend la Manche s’est appuyée si violemment sur cette falaise qu’elle l’a fait ployer. La falaise s’est rompue et le village a été englouti. Il n’était resté debout dans l’inondation qu’une ancienne halle et une vieille église dont on voyait encore le clocher battu des marées quelques années avant la Révolution, quand les vieilles femmes qui ont aujourd’hui quatre vingts ans étaient des marmots roses.
Maintenant on ne voit plus rien de ces ruines. L’océan a eu des vagues pour chaque pierre ; le flux et le reflux ont tout usé, et le clocher qui avait arrêté des nuages n’accroche même plus aujourd’hui la quille d’une barque.

Photo extraite du Journal du Dimanche Voir article ici

Nous étions garés sous la flèche rouge, (image de droite) et, en effet, l'on voyait bien comment la falaise grignotait la ville peu à peu. (image de gauche)

Depuis la catastrophe du bas village, tout le Bourg-d’Ault s’est réfugié sur la falaise. De loin tous ces pauvres toits pressés les uns sur les autres font l’effet d’un groupe d’oiseaux mal abrité qui se pelotonne contre le vent. Le Bourg-d’Ault se défend comme il peut, la mer est rude sur cette côte, l’hiver est orageux, la falaise s’en va souvent par morceaux. Une partie du village pend déjà aux fêlures du rocher.
Ne trouves-tu pas, chère amie, qu’il résulte une idée sinistre de ce village englouti et de ce village croulant ? Toutes sortes de traditions pleines d’un merveilleux effrayant ont germé là. Aussi les marins évitent cette côte. La lame y est mauvaise ; et souvent, dans les nuits violentes de l’équinoxe, les pauvres gens du Tréport qui vont à la pêche dans leur chasse-marée, en passant sous les sombres falaises du Bourg-d’Ault, croient entendre aboyer vaguement les guivres de pierre qui regardent éternellement la mer du haut des nuées, le cou tendu aux quatre angles du vieux clocher.

Ault : église Saint Pierre (photo wikipédia)
 

Cet endroit est beau. Je ne pouvais m’en arracher. C’est là qu’on voit poindre et monter cette haute falaise qui mure la Normandie, qui commence au Bourg-d’Ault, s’échancre à peine pour le Tréport, pour Dieppe, pour Saint-Valery-en-Caux, pour Fécamp, où elle atteint son faîte culminant, pour Étretat où elle se sculpte en ogives colossales, et va expirer au Havre, au point où s’évase cet immense clairon que fait la Seine en se dégorgeant dans la mer.
Où naît la falaise, la dune meurt. La dune meurt dignement dans une grande plaine de sable de huit lieues de tour qu’on appelle le désert et qui sépare le Bourg-d’Ault, où la falaise commence, de Cayeux, village presque enfoui dans les sables, où finit la dune.

Plage vue du haut de Ault en direction de Cayeux





11 commentaires:

  1. C'est gentil de nous faire voyager vers le grand large, par les temps qui courent !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Et oui, mais c'était juste avant le confinement,in extremis !

      Supprimer
  2. Quel billet! Se promener avec Hugo, quel déjeuner! Ce texte m'a fait sourire

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Moi aussi, le texte sur la paire de souliers m'a bien amusée !

      Supprimer
  3. A pied, sur la falaise, je fais seulement Mers-les-Bains/Bois de Cise, un endroit que j'aime beaucoup. J'ai d'ailleurs des photos sur mon blog de cette balade. C'est moins spectaculaire depuis qu'ils ont reculé le sentier, mais c'est tout de même très beau. J'ai fait aussi Bois de Cise/Ault, sans avoir la même vision que ce cher Hugo !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Là,je ne connais pas du tout.Je vais essayer de trouver tes photos dans ton blog.

      Supprimer
  4. Un champ qui a le ciel à son sommet... Que c'est beau. Merci pour cet article magnifique, sur les pas de Victor Hugo.
    Bon week end.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. QUe c'est beau ! Ce texte, je ne me lasse pas de le relire !

      Supprimer
  5. Bien jolie promenade (même si je suis impressionné par le recul de la falaise à Ault); mon petit doigt me dit que la balade va remonter bientôt vers Montreuil, toujours sur les pas de Victor Hugo :-). Patrice / Et si on bouquinait

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est en effet,impressionnant. Non pas de Montreuil pour moi cette fois-ci. En 1837, Victor Hugo va à pied dans la même journée jusqu'à Cayeux, puis un paysan l'amène dans sa charrette jusqu'à Saint Valery, là, il prend la patache pour Abbeville. Ensuite il retourne à Dieppe et se rend au Havre,puis à Elbeuf par bateau. etc...

      Supprimer
  6. Donc si je comprends bien tu as eu bien moins de chance que ce cher Victor Hugo pour le temps, côté semelle tu ne parles pas de ton déjeuner... Les steaks de V. Hugo étaient peut-être deux morceaux de bavette mal cuits? Effectivement la falaise grignote.
    Bien agréable de respirer un peu en compagnie des cormorans qui en Arizona étaient mes oiseaux favoris lors de nos déplacements près des plans d'eau.

    RépondreSupprimer

Merci pour votre visite. Votre message apparaîtra après validation.