Dans Voyage en territoire inconnu de l'écrivain irlandais David Park, Tom part de Belfast pour aller chercher Luke, son fils, en Angleterre, à l’université de Sunderland, car le trafic aérien est paralysé par une vague de froid polaire à trois jours de Noël. Il est hors de question de laisser Luke seul et malade dans sa colocation déserte. Sa femme Lorna et sa fille l’attendront à la maison. C’est sur des routes enneigées et verglacées que Tom se lance dans ce long périple, traversée en ferry jusqu’à l’Ecosse puis direction vers l’Est jusqu’en Angleterre. Ce voyage à travers des régions rendues méconnaissables par la neige, territoire inconnu qui semble tout droit sorti d’un cauchemar, est aussi un voyage intérieur, où Tom resté seul face à ses pensées et ses regrets.
"Je pénètre en territoire gelé, bien que je ne puisse dire à quel pays il appartient. (…) Tout est caché même les secrets que je serre fort pour les empêcher de trouver la lumière; le monde s’étend si loin à l’infini que je ne peux le réduire à un seul cadre, et si je plisse les yeux, c’est seulement pour me protéger des rafales de neige."
Tom affronte une fois encore ses angoisses de père, ressasse ses défaillances, tourne et retourne son sentiment de culpabilité, "the strange land » de la paternité, avec toutes ses questions angoissantes, qu’ai je-fait, qu’aurais-je dû faire ? Pourquoi ? Où est mon erreur ?, les relations de père à fils mais aussi du fils qu’il a été envers son père. Et dans ces longues heures de route, se joue tout simplement la question du courage nécessaire pour affronter la vie, de la tentation de céder, la question de la vie et de la mort. Où trouver la force de continuer quand l’ordre des choses a été rompue ?
"Toute chose doit avoir un but et je dois découvrir le mien, ou alors céder aux exhortations de ce territoire gelé, m’abandonner à la fatigue et poser la tête sur son doux oreiller de neige."
Quelques rencontres viennent rompre la solitude et apporter une touche humaine, chaleureuse bien qu’éphèmère, Agnès, la vieille dame partie faire des courses, qu’il raccompagne et qui lui donne un chocolat pour son fils, Rosemary, victime d’un accident qu’il assiste en attendant les secours. Et peu à peu au cours du voyage, par bribes, se dévoile la tragédie qui a frappé la famille.
Si l’ensemble baigne dans une sorte de tristesse voilée, étouffée, semblable aux paysages estompés par la neige, il y a ces moments de bonheur partagés quand les enfants sont tout petits et cette idée, si vraie, si juste, que tout parent doit avoir un jour expérimenté, « cette impression de voir le monde pour la première fois. Le voir à travers des yeux d’enfants. » Et il n'est pas étonnant qu'il soit souvent question de regard dans le roman puisque Tom est photographe.
L'ange du Nord de Antony Gormley à Gateshead |
Il y a de très beaux passages qui apportent du réconfort, comme la visite à l’ange dominant la ville de ses grandes ailes déployées, qui, pour Tom et bien qu’il ait perdu la foi, est une promesse d’espoir, de rédemption.
« … photographier l’ange. Je veux saisir sa dimension, sa puissance, l’envergure des ses ailes, je veux emporter cette image partout où j’irai dans l’avenir. ».
Et si son métier, en dehors de la photographie alimentaire qui parfois l'ennuie, est pour lui un moyen de s’exprimer, la somme de tout ce qu’il a vu, qu’il a lu, qu’il a éprouvé, il faut pourtant comme le lui demande Lorna à la naissance de son fils, qu’il accepte de regarder son fils avec ses yeux, non à travers un appareil photographique : « Avec mes yeux. Uniquement avec les yeux. Un petit garçon qui franchit les pierres du guet, les paupières fermées. Un garçon qui manque me bousculer dans sa hâte à entrer dans le salon le matin de Noël. Ses cadeaux pour sa mère et son père, emballés n’importe comment- une paire de gants en laine pour moi, du parfum pour Lorna… ». C'est le regard de l'amour enfin dépouillé de culpabilité.
Un très beau livre, à la fois sobre et plein d’émotion.
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