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mardi 14 juin 2011

Javier Cercas, Les Soldats de Salamine (2)


Je venais juste de lire Les Soldats de Salamine de Javier Cercas  quand je suis partie en Espagne et plus exactement en Galice.  Arrivée à Saint Jacques de Compostelle. J'étais encore toute imprégnée de ce roman et c'est peut-être pour cela que j'ai remarqué, gravé en lettres dorées sur le mur du monastère de  San Payo de Antealtares, praza  da Quentana, le nom : Jose Antonio Primo de Rivera, fondateur de la Phalange, avec Sanchez Mazaz, son ami, personnage principal du livre de Cercas.

 Sanchez Mazas devint le conseiller le plus écouté de Jose Antonio et, après la fondation de la Phalange, son principal idéologue et propagandiste...

A côté de ces lettres, une grande croix qui l'associe au catholicisme et au-dessous une plaque à la mémoire des Héros du bataillon Literario de 1808.

Oui, j'ai éprouvé un choc, comme s'il m'était arrivée, passant dans une rue en France, de découvrir une plaque  à la gloire d'Hitler, du maréchal Pétain ou de Pierre Laval.
Comment peut-on conserver cette inscription? Réaction instinctive, bien sûr, car la réponse est évidente. Elle tient dans cette phrase de Jaime Gil citée par le narrateur-journaliste (alias Javier Cercas?) dans Les soldats de Salamine, pour un article de journal :
"De toutes les histoires de L'Histoire, la plus triste est sans doute celle de L'Espagne, parce qu'elle finit mal"
Citation à laquelle notre narrateur fait écho par ces mots : "Mais finit-elle mal?". Ce qui lui vaut une réponse indignée d'un lecteur qui préfigure le personnage de Miralles :

"Elle finit bien pour ceux qui ont gagné la guerre, mais mal pour nous qui l'avions perdu! Personne n'a eu le moindre geste, même pour nous remercier d'avoir lutté pour la liberté. Dans tous les villages, il y a des monuments à la mémoire des morts de la guerre. Sur combien d'entre eux avez-vous figuré ne serait-ce que le nom des deux camps, faute de mieux.

Il n'est donc pas étonnant  dans ce cas de voir célébrer le nom de Primo Rivera sur les murs de Saint Jacques de Compostelle.  Si Jose Antonio Primo de Rivera fut  jugé et exécuté pour trahison par la République en 1936, il fut ensuite réhabilité par le franquisme. De nos jours, sa dépouille repose toujours à côté de celle de Franco à Sainte Croix del Valle de los Caidos, un monument prétendument érigé à la gloire de tous ceux qui sont "tombés" ("caidos") alors que commencent à peine, de nos jours, les recherches pour retrouver les milliers de disparus de la dictature franquiste.

Javier Cercas, Les Soldats de Salamine (1)





Autant le dire tout de suite :  le livre de Javier Cercas Les Soldats de Salamine est un coup de coeur!  Il est écrit à la mémoire de ces soldats de la Guerre Civile d'Espagne qui ont combattu pour la liberté et la République comme les Grecs l'ont fait  à Salamine contre les Perses de Xerxès Ier en 480 av.JC.  Mais alors que les Grecs ont remporté la victoire, les républicains espagnols ont perdu, assassinés, emprisonnés, exilés, et bientôt oubliés, sans que nul ne leur ait gratitude du sacrifice de leur jeunesse et de leur vie. Inconnus.
 ".. ce fut là que je vis tout d'un coup mon livre, le livre que je poursuivais depuis des années, je le vis tout entier, terminé, du début à la fin, de la première à la dernière ligne, ce fut là que je sus, quand bien même nulle part dans aucune ville d'aucun pays de merde jamais aucune rue ne porterait le nom de Miralles*, que tant que je raconterai son histoire Miralles continuerait en quelque sorte à vivre, tout comme continueraient à vivre, pour peu que je parle d'eux, les frères Garcia Sergués -Joan et Lela- et Miquel Cardos et Gabi Bladrich et Pipo Canal et le gros Odena et Santi Brugada et Jordi Gudayol, bien que morts depuis tant d'années, morts, morts, morts..."
Un journaliste, Javier Cercas(?), auteur d'un seul livre, en panne d'inspiration, décide d'écrire sur  Rafael Sanchez Mazas, ami personnel de José Antonio Primo de Rivera -tous deux fondateurs de la Phalange-  après avoir interviewé le fils de celui-ci, l'écrivain Rafael Sanchez Ferlioso. En effet, une anecdote racontée par Ferlioso au sujet de son père pique sa curiosité : Mazas arrêté par les républicains à Barcelone, est  emprisonné au sanctuaire du Collel, près de la frontière. Lors de l'exécution collective qui suit, il parvient à s'échapper et à se cacher dans un fourré. Une chasse à l'homme est organisée au cours de laquelle un soldat le découvre. Mais lorsque l'on demande  à celui-ci si Mazas est là, il répond, en regardant le phalangiste droit dans les yeux : "il n'y a personne". Réfugié dans le bois pendant quelques jours, le fugitif ne doit son salut qu'à de jeunes républicains qui ont refusé l'exil après la défaite. Il les appelle les amis de la forêt. C'est le titre de la première partie  à la fin de laquelle Javier Cercas  décide d'écrire son livre. Celui-ci sera  non pas un roman, mais un récit réel. Il  s'intéressera au personnage de Rafael Sanchez Mazas mais aussi, et tout naturellement, au soldat de Collel qui lui a sauvé la vie.
J'aime tout dans ce bouquin : j'aime que l'on ne sache pas toujours la frontière entre le réel et la fiction. Le journaliste, auteur de ce livre est-il vraiment Cercas? quelle est la part de mise en scène dans son récit? Miralles existe-t-il vraiment?
J'aime la manière dont se construit  l'histoire comme une enquête qui nous permet, au cours de rencontres avec ceux qui l'ont vécue où avec leurs descendants, de remonter le temps, de voir se dessiner le portait de Mazas que l'auteur nous peint dans toute sa complexité, ne cherchant ni à minimiser ses responsablités, ni à les excuser mais évitant le manichéisme. Cercas montre, par exemple, comment cet homme responsable de la barbarie fasciste a su rester fidèle à ses amis de la forêt et aider ces jeunes républicains à s'en sortir, payant ainsi sa dette.
J'aime me laisser embarquer dans une sorte de suspense sur les traces de Miralles, ce vieil espagnol qui finit sa vie dans une maison de retraite en France. Est-il oui ou  non le soldat de Collel? Jusqu'au bout, je  souhaite  savoir pourquoi il a épargné celui qui fut l'un des grands responsables de la tragédie vécue par l'Espagne? J'aime aussi ne pas avoir les réponses à toutes mes questions et faire une partie du chemin toute seule car la seule réponse est l'absence de réponse.  En écoutant les propos du vieillard qui nous rappellent à quelques vérités, je comprends que ce livre n'est pas l'apologie de la guerre même si l'on sent l'empathie de Javier Cercas envers les républicains :

l'écrivain : -Mais toutes les guerres sont pleines d'histoire romanesques, n'est-ce pas?
Miralles : -Seulement pour celui qui ne les vit pas. Seulement pour celui qui les raconte.(...) Les héros ne le sont que quand ils meurent ou qu'on les assassine. Il n'y pas de héros vivants, jeune homme. Ils sont tous morts. Morts, morts, morts.

 Aussi ce soldat de Collel, quel qu'il soit, qui refuse de tuer alors que les guerres sont faites pour cela, est un homme intègre et courageux et on ne peut plus pur...
Quant à Miralles comme tous ces ces soldats de Salamine qui ont combattu jusqu'au bout les idéologies nazis et fascistes, même sous un drapeau qui n'était pas le leur, il fait partie, dit Javier Cercas - paraphrasant la  devise de Rafael Sanchez Mazas et de Primo de Rivera mais en la détournant -  du peloton de soldats qui sauve  la civilisation dans ces moments inconcevables lors desquels la civilisation tout entière dépend d'un seul homme.
Mais, ajoute Cercas, Miralles serait mort de rire si quelqu'un lui avait dit alors qu'il était en train de nous sauver en ces temps obscurs, et peut-être précisément pour cette raison, parce qu'il n'imaginait pas que la civilisation dépendait de lui, il allait la sauver, et nous avec, sans savoir qu'il obtiendrait en guise de récompense une chambre anonyme de résidence pour pauvres dans une ville éminemment triste d'un pays qui n'était même pas le sien, et où... personne ne le regretterait.
J'aime la nostalgie et la tristesse grave que j'ai ressenties en refermant le livre car au-delà de ce récit captivant sur la guerre d'Espagne, et de ces personnages passionnants, marqués par leur époque, nous atteignons à l'universel. Comme Miralles, nous avons tous rendez-vous à Stockton, titre de la troisième partie, allusion à cette ville d'un film de John Huston intitulé La dernière chance. Pour Miralles, Stockton, c'est cette maison de retraite où il attend la mort.  Nous aurons tous la nôtre, semble nous dire Javier Cercas. Comme le vieux républicain espagnol nous sombrerons dans l'oubli à moins qu'un écrivain ne nous recueille dans les pages de son livre et nous ramène à la vie.

*Miralles, vieux républicain exilé en France

Gitta Sereny, Robert Merle, Jonathan Littell : Au fond des ténèbres




Dans son livre Au fond des ténèbres publié pour la première fois en 1974 et réédité chez Denoël en 2007, Gitta Sereny, journaliste hongroise installée à Londres, interviewe le commandant du camp de Treblinka, Frantz Stangl. Ce dernier, après avoir échappé à la justice en s'évadant à la fin de la guerre grâce à la filière du Vatican, a été retrouvé par Simon Wiesenthal, au Brésil. Jugé en 1970 en Allemagne, il a été condamné à la prison à vie. C'est là, alors qu'il attend son verdict en appel, que Gitta Sereny va le voir et réalise avec lui une série d'entretiens.
Le but de Gitta Sereny est d'essayer de comprendre comment un homme en apparence normal a pu être ainsi associé au mal absolu. Evaluer le passé d'un tel individu, analyser ses motivations, ses réactions d'adulte, apprendre comment il juge ses propres actes, "permettrait peut-être mieux de comprendre dans quelle mesure le mal est déterminé chez l'être humain par ses gènes, et dans quelle mesure il l'est par la société et son environnement."
Cet essai historique passionnant est minutieusement documenté, d'une intégrité totale, Gitta Serny refusant de se laisser gouverner par ses parti-pris et ses sentiments de rejet. La journaliste a vérifié toutes les assertions de Frantz Stangl, a croisé de nombreux témoignages, interrogeant l'épouse, les enfants, d'anciens SS qui ont été ses collaborateurs, des rescapés des camps d'extermination, des témoins extérieurs.
On éprouve une fascination presque morbide à voir cet homme ordinaire qui, placé dans d'autres circonstances, serait resté dans la "normalité", au demeurant bon époux et bon père de famille et à ses débuts fonctionnaire de police consciencieux, glisser progressivement vers la déshumanisation la plus totale, devenir "le meilleur des commandants des camps de Pologne", l'un des plus grands meurtriers de l'histoire de l'Humanité...
C'est comme si Gitta Sereny en sondant la mémoire de Frantz Stangl nous amenait au bord d'un abîme sans fond qui donne le vertige. Elle pose cette question angoissée que j'aurais tout simplement refusé d'envisager quand j'étais plus jeune, tant la frontière entre le Bien et le Mal me paraissait nette : Qu'aurions-nous fait à sa place? Il est tellement plus simple et plus rassurant de se dire que ceux qui ont agi ainsi sont des monstres. Gitta Sereny nous révèle tout simplement que le Mal peut être en chacun de nous et que c'est parfois une question de circonstances. Elle nous montre de quelle façon sournoise, insidieuse, le nazisme et son idéologie haineuse et perverse, corrompt tout, détruit la part d'humanité et cela aussi bien chez les bourreaux que chez les victimes. Témoin cette scène horrible racontée par un survivant où l'on voit les prisonniers s'inquiéter de l'arrêt momentané des convois de juifs à Tréblinka, ce qui signifie pour eux la famine et la mort :
"Notre moral était au plus bas quand Kurt Frantz a pénétré dans nos baraques le visage tout réjoui : "A partir de demain les convois recommencent" Et savez-vous ce que nous avons fait? Nous avons crié :"Hurah! Hurrah!. Ca semble incroyable aujourd'hui. Chaque fois que j'y pense, j'éprouve comme une petite mort".
Tout au long de ces entretiens Frantz Stangl refusera de se reconnaître coupable voire responsable. "J'ai la conscience nette sur tout ce que j'ai fait moi-même"
Une des intérêts de ce livre et pas le moindre est de montrer le fonctionnement sur deux niveaux de la conscience de cet homme. En fait, il était double : d'un côté l'administrateur irréprochable de Tréblinka, un parfait policier qui exécutait les tâches qui lui incombaient d'une manière parfaite; de l'autre un père idéal, un mari aimant. Comment était-ce possible? Parce qu'il n'était pas conscient de sa responsablité ou plutôt il s'interdisait de l'être). Il n'exerçait, d'après lui, aucune violence personnelle sur les juifs, ce n'était pas lui qui avait ordonné leur mort, ce n'était pas lui qui les poussait vers la chambre à gaz, ni lui qui infligeait des sévices aux prisonniers.
Pourtant à la fin des entretiens Gita Sereny lui demande de se regarder en face, de chercher la vérité.
"je n'ai jamais fait de mal à personne volontairement moi-même." a-t-il dit d'une voix indifférente, moins énergique, moins incisive, et de nouveau il a attendu un long moment. (..) Il a saisi des deux mains le rebord de la table comme pour s'y cramponner. "Mais j'étais là", a-t-il dit, alors avec résignation d'une voix curieusement sèche et lasse. Il lui fallut plus d'une demi-heure pour émettre ces quelques dernières phrases. Et finalement très bas : "Donc, en réalité, j'ai ma part de culpabilité".. 



Dès les années 50, Robert Merle publie un livre sur le commandant du camp d'Auschwitz, Rudol Hoess, qui devient sous le nom de Rudolf Lang, le personnage de : La Mort est mon Métier. Un roman, sorti trop tôt, qui fut mal accueilli en France où il heurta trop de tabous. Dans cette oeuvre fictionnelle et historique à la fois, Robert Merle s'appuie sur les entretiens de Hoess avec un psychologue américain Gilbert et sur des documents du procès de Nuremberg. Il arrive au même constat que Gitta Sereny. C'est ce qu'il explique dans la préface de l'édition de poche Folio datant de 1972 :
"Il a bien des façons de tourner le dos à la vérité. On peut se réfugier dans le racisme et dire : les hommes qui ont fait ça sont des allemands. On peut aussi en appeler à la métaphysique et s'écrier avec horreur, comme un prêtre que j'ai connu : "Mais c'est le démon! mais c'est le Mal!"
Je préfère penser, quant à moi, que tout devient possible dans une société dont les actes ne sont plus contrôlés par l'opinion populaire.
"Qu'on ne s'y trompe pas : Rudolf Lang n'était pas un sadique. Le sadisme a fleuri dans les camps de la mort, mais à l'échelon subalterne. Plus haut, il fallait un équipement psychique très différent.
Il y a eu sous le Nazisme des centaines, des milliers, de Rudolf Lang, moraux à l'intérieur de l'immoralité, consciencieux sans conscience, petits cadres que leur sérieux et leurs "mérites" portaient aux plus hauts emplois. Tout ce que Rudolf fit, il le fit non par méchanceté, mais au nom de l'impératif catégorique, par fidélité au chef, par soumission à l'ordre, par respect pour l'Etat, bref en homme de devoir: et c'est en cela justement qu'il est monstrueux.






Quant à Jonathan Littell dans Les Bienveillantes, il fait dire à un SS, personnage fictif mais qui ressemble beaucoup à Frantz Stangl :
"Comme pour la plupart je n'ai jamais demandé à devenir un assassin"(...) et j'ai passé les sombres bords, tout ce mal est entré dans ma propre vie, et rien de tout cela ne pourra être réparé jamais. Les mots non plus ne servent à rien, ils disparaissent comme de l'eau dans le sable, et ce sable emplit ma bouche. Je vis, je fais ce qui est possible. Il en est ainsi de tout le monde, je suis un homme comme les autres, je suis un homme comme vous. Allons, puisque je vous dis que je suis comme vous!"



René Char : Allégeance, dans les rues de la ville il y a mon amour…

 René Char
Je suggérais l'autre jour, à propos de l'interprétation du dénouement de Syngue Sabour que Atiq Rahimi laisserait probablement à chaque lecteur sa liberté d'interprétation car la manière dont une oeuvre est reçue, selon la sensibilité de chacun, en fait sa valeur et sa richesse. Voir ici .
Je me suis peut-être un peu avancée car je me suis souvenu après coup que tous les écrivains ne pensent pas de même, témoin René Char, furieux d'avoir entendu un ses admirateurs lui parler de Allégeance comme d'un poème d'amour, René Char qui acceptait difficilement de se séparer d'un poème pour le donner en pâture à tous.
Allégeance est le titre de l'ultime poème de La Fontaine narrative qui constitue la dernière partie du Recueil Fureur et mystère de René Char.(1947).

Allégeance
  
Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l'aima?

Il cherche son pareil dans le voeu des regards. L'espace qu'il parcourt est sa fidélité. Il dessine l'espoir et léger l'éconduit. Il est prépondérant sans qu'il y prenne part.

Je vis au fond de lui comme une épave heureuse. A son insu, ma solitude est son trésor. Dans le grand méridien où s'inscrit son essor, ma liberté le creuse.

Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l'aima et l'éclaire de loin pour qu'il ne tombe pas?
Pour comprendre Allégeance tel que René Char l'a voulu, il faut savoir que mon amour représente la poésie dont le poète est l'amant et à qui il fait allégeance. Le poème une fois poli et terminé après un travail de maturation est ainsi arraché au poète et livré au public : chacun peut lui parler. Il perd alors la mémoire de celui qui l'aima, il n'appartient plus au poète. Le moment du départ est donc un arrachement et une fin :  le temps divisé. Mais c'est aussi le début d'une autre vie pour le poème métaphoriquement décrit comme un grand oiseau : où s'inscrit son essor  et qui parcourt l'espace.  C'est le moment où il va prendre son sens - et c'est en cela que réside sa fidélité - à la recherche de celui qui est digne de le comprendre et de l'aimer : Il cherche son pareil dans le voeu des regards. L'impact qu'il aura, l'espoir qu'il fera naître, ne dépendra pas de lui mais de la qualité de ceux qu'il rencontrera. Cependant le poète fidèle à son serment d'Allégeance librement consenti continue à vivre en lui comme une épave heureuse, comparaison éveillant l'image d'un navire englouti au fond de l'océan figurant le secret et le mystère liés à la création poétique. L'oxymore : épave heureuse dont le premier mot évoque l'abandon, la déchéance, en contradiction avec l'épithète heureuse, décrit le sort du poète oublié, devenu anonyme, séparé de sa création mais qui ressent encore le bonheur de la fidélité malgré l'éloignement et la dépossession : et l'éclaire de loin pour qu'il ne tombe pas?
Il faut souvent une clef pour comprendre certaines poésies de René Char et on peut lire  à ce sujet et avec profit, l'excellent livre de Paul Veyne : René Char en ses poèmes. Cependant qu'arriverait-il si l'on n'avait pas le code du poème Allégeance? On  y verrait effectivement un très beau poème d'amour et on n'en serait pas moins sensible à la souffrance et à la fidélité de l'amant abandonné. Le poème en perdrait-il son attrait?
Quant à moi, quel que soit le sens, je suis sensible à la beauté des images, à la nostalgie tendre et résignée qui émane de ce poème. J'adore la musique des vers dont certains sont des alexandrins classiques avec une césure à l'hémistiche et un rythme en 4 temps, ce qui donne un balancement régulier, harmonieux, plein de douceur et de tristesse apaisée.
Dans les rues/ de la ville //(6) il y a/ mon amour.(12)
              3               3                3                3
Peu impor/te où il va // dans le temps divisé.
   3              3                   3             3
Un autre vers au rythme irrégulier est un alexandrin au rythme ternaire qui martèle les mots avec assurance :
A son insu/, ma solitu/de est son trésor.
            4               4                       4
ou un vers de six syllabes qui, - après l'alexandrin montrant l'envol de l'oiseau-poème ou de l'amour enfui -
Dans le grand méridien où s'inscrit son essor (12)
...interrompt ce mouvement pour mieux décrire la relation étroite qui le lie au poète comme si celui-ci représentait la forme évidée, le moule de celui-là:
ma liberté le creuse (6)
Et puis il y  a le chant des  sonorités : les consonnes liquides, l, légères comme des ailes associées au froissement des s  : Il dessine l'espoir et léger l'éconduit,  les allitérations en p sourdes, répétitives, douloureuses: chacun peut lui parler. 
Il y a la reprise de la première strophe comme un refrain, comme une chanson qui nous parle d'amour et de fidélité et il y a aussi tout ce que l'on ne peut expliquer et qui préserve le mystère de la poésie.

Syngue Sabour (2) Atiq Rahimi : Pour une interprétation du dénouement


Dans le premier texte que j'ai écrit sur le prix Goncourt, Syngue Sabour (1) , de Atiq Rahimi, un lecteur a laissé un commentaire dont je cite cet extrait :

Le passage que vous citez est situé tout à la fin, dans un passage d’une violence incroyable où elle joue sa vie : y réussit-elle d’ailleurs ? La dernière phrase est-elle porteuse d’espoir ? réussit-elle son improbable psychanalyse ? j’aimerais d’ailleurs avoir l’interprétation de Atiq Rahimi sur cette fin où on croit deviner une lueur… 

Comment, en effet, interpréter la fin de Syngue Sabour ? Est-elle extrêmement pessimiste ou au contraire, porteuse d'espoir? Les deux interprétations sont possibles.
Quand j'ai refermé le livre d'Atiq Rahimi je me suis évidemment interrogée sur ce dénouement brutal et surprenant où il faut voir la fin de la parabole de Syngue Sabour, cette Pierre de patience, à qui l'on peut livrer ses secrets "juqu'à ce qu'elle se brise... jusqu'à ce que tu sois délivrée de tous tes tourments". Ainsi  quand l'homme semble revenir à la vie et tue sa femme, c'est la Pierre de patience qui éclate, emportant avec elle tous les malheurs, tous les secrets qui lui ont été confiés. Mais en explosant il semble qu'elle entraîne la destruction de celle qui l'a utilisée comme déversoir de ses peines.

Lui (le mari) toujours raide et froid, agrippe la femme par les cheveux, la traîne à terre jusqu'au milieu de la pièce. Il frappe encore sa tête contre le sol puis, d'un mouvement sec, il lui tord le cou.(...)
La femme est écarlate. Ecarlate de son propre sang.
Quelqu'un entre dans la maison.
La femme rouvre doucement les yeux.
Le vent se lève et fait voler les oiseaux migrateurs au-dessus de son corps.
 
Pour moi, le sens de la parabole est très net. Dans ce pays en guerre, où règnent la violence et la loi d'une religion intégriste, il n'y aucun avenir pour la femme, aucune issue possible. Elle a pourtant essayé d'être heureuse comme le lui avait conseillé le Vieux Sage, père de son  mari :   elle a renoncé à la loi du père, à la morale de la mère et à l'amour de soi. Elle est restée auprès de son mari devenu sa Syngue Sabour pour dire sa révolte et son malheur et elle en est morte. Cela ne fait aucun doute à mes yeux.
Mais s'il n'y a pas aucun espoir,  comment expliquer alors les deux dernières phrases?
La femme rouvre doucement les yeux.
Le vent se lève et fait voler les oiseaux migrateurs au-dessus de son corps.
Au début du roman dans la pièce aux murs couleur cyan où se déroule le huis-clos entre le mari blessé et la femme, l'auteur décrit :
"deux rideaux aux motifs d'oiseaux migrateurs figés dans leur élan sur un ciel jaune et bleu."
A la fin  du roman, ces oiseaux jusqu'alors arrêtés dans leur mouvement prennent leur essor, survolant le corps de la femme. Il est  légitime de penser qu'ils signifient l'espoir d'un monde meilleur puisque la femme rouvre les yeux au moment de l'envol. Ne seraient-ils pas un symbole de libération de même que le souffle du vent qui, en animant les rideaux, leur redonne vie? Magnifique image!
Il est, cependant, significatif que Atiq Rahimi ait choisi des oiseaux migrateurs condamnés à l'errance. Un instant figés dans ce monde où la vie est impossible, ils s'échappent vers des terres plus hospitalières tout comme Atiq Rahimi a dû quitter son pays pour rester un homme libre. La femme rouvre les yeux sur cette image qui lui dit qu'il faut partir pour survivre mais il est trop tard pour elle.
Elle a donc échoué dans sa tentative. A moins que l'on ne considère comme une réussite le fait qu'elle se soit révoltée, qu'elle ait pris conscience de son aliénation et qu'elle l'ait refusée. Dès lors, elle ne peut être libérée que par la mort. Mais ce faisant elle a accédé à la dignité que les hommes lui refusent et c'est en ce sens, peut-être, que le roman est porteur d'espoir. Les oiseaux migrateurs pourraient être le symbole de la mort qui délivre et de cette intégrité physique et morale retrouvée?
Que de questions pour ce roman si dense et si riche! Moi aussi, j'aimerais bien que l'auteur nous donne "sa vérité".  Mais il me semble que si nous l'avions devant nous, il nous dirait que chacun est libre de trouver sa propre réponse. C'est cela qui fait la valeur de la littérature.


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Syngue Sabour (1), la Pierre de patience de Atiq Rahimi

 

J'écris pour savoir pourquoi cette rage, pourquoi cette colère.

Syngue Sabour, c'est cette pierre noire si finement ciselée par Atiq Rahimi, l'orfèvre! Et elle est effectivement bien noire, cette pierre de patience à laquelle on peut confier toutes ses peines jusqu'à ce qu'elle explose et vous libère, car il y a peu d'avenir pour les femmes en Afghanistan (ou ailleurs) comme le précise l'auteur. Peu d'espoir de liberté, là où règne l'islamisme radical, le totalitarisme religieux et cela peut être vrai de n'importe quelle religion si elle rime avec intolérance, obscurantisme, mépris de la femme. Femme objet - viande pour reprendre une expression du livre- objet de troc quand elle est enfant et qu'il s'agit de la donner à des vieillards concupiscents, objet sexuel, elle subit humilations, coups, viols, répudiation, elle est à la merci des hommes. Le livre est d'ailleurs écrit :

"à la mémoire de N.A. -poétesse afghane sauvagement assassinée par son mari-"...

J'ouvre le livre. Une prose très esthétique, -trop sans doute- car  je ne parviens pas tout de suite à entrer dans l'histoire. Trop belle, cette prose? trop recherchée? Je suis un peu déçue d'être trop attentive au style, d'être devant une porte ouverte sans pouvoir totalement y pénétrer. Je poursuis ma lecture, toujours interpellée par ces phrases simples, courtes, propositions indépendantes au présent de narration,  cette syntaxe  parfois désarticulée, groupes nominaux ou adjectifs isolés des substantifs, détachés par la ponctuation. Petites propositions rapides, donc, qui nous amènent à une lecture nerveuse semblable aux mouvements désordonnés de la femme qui gesticule dans la chambre, puis mots cadenassés par les deux points qui les encadrent : arrêt sur l'image, respirations par saccades du blessé. Mouvement/arrêt sur l'image. Alternance.
C'est donc de cette manière que j'entre dans le roman! Et certes, le style est efficace car naissent devant mes yeux, dès les premières pages, une gerbe d'images; les couleurs d'abord : le cyan des murs, le rouge de la robe et puis la mise en place des personnages, cet homme allongé sur un grabat et cette femme dévidant son chapelet, une femme sous l'oeil de Dieu, soumise à la religion, recevant l'imam qui vient chaque jour lui rendre visite pour lui faire des reproches sur sa foi. Un huis-clos dans une chambre, un homme  mourant, immobile, une femme en mouvement, tous deux sur une scène de théâtre comme celle de Shakespeare, une représentation du Monde plein de bruits et fureur dont je suis spectatrice.
Un huis-clos avec un hors champ car le monde extérieur, lui, se manifeste par les bruits, pleurs des petites filles dans les autres pièces de la maison, prières du mollah, toux caverneuse de la voisine,  rumeurs de  la vie quotidienne  dans les rues, qui laissent de plus en plus place au tumulte de la guerre, explosions, tirs, cris, gémissements de douleur, interpellations des hommes armés, invocations d'Allah..  Et lorsque ces hommes - qui font la guerre parce qu'ils ne savent pas faire l'amour- pénètreront dans cette pièce  fermée, nous ne serons plus protégés de la violence et l'angoisse s'empare de nous. J'ai dit nous? Nous, bien sûr, non plus spectateurs, mais au coeur de la mêlée.
La prose travaillée d'Atiq Rahimi, savante dans sa simplicité,  est toujours là et maintenant, je suis prise par sa musique, une petite musique obstinée, qui n'a rien à voir avec de grands rugissements à la Beethoven- Atiq Rahimi confiait qu'il écoutait tous les jours Le Chant du cygne de Shubert pendant qu'il écrivait son roman-  mais qui est âpre, mordante, violente dans sa retenue, qui surprend par la crudité des mots et de la pensée, qui fait mal, car elle exprime toute la souffrance des femmes humiliées.
Car le coeur du récit, ce n'est pas la guerre des hommes mais la lutte que mène la femme pour se libérer par étapes : en confiant les enfants à sa tante, elle les met à l'abri et n'est plus entravée par l'amour maternel; après le vol du Coran, elle ne se soumet plus à la religion;  en faisant de son mari, une pierre de patience, Syngue Sabour, elle vomit sa condition de femme, soumise au père d'abord, à la belle-mère, au mari ensuite, aux désirs de ses beaux-frères, au viol, à la prostitution, aux violences de la guerre. Elle se libère de toute sa haine, ses humiliations, ses souffrances jusqu'au moment où la pierre explosera et... ce sera pour elle la libération mais quelle libération! La seule issue, semble-t-il, possible pour la femme dans ce pays.
Car peut-on être heureuse  en Afghanistan ? C'est la question que pose le conte raconté par sa grand-mère et commenté par son beau-père qui, en vieux sage, en tire la leçon suivante :

Pour cela, (être heureuse) il faut  se résigner à un sacrifice, renoncer à trois choses : : l'amour de soi, la loi du père et la morale de la mère!".

Et lorsque la femme demande si c'est réalisable : Il faut essayer, répond le vieil homme. Belle figure que celle de ce vieillard qui, s'il approuve le combat pour la  libération du pays mené par ses fils, les renie lorsqu'ils ne font la guerre que pour le pouvoir. Et parce que Sage, il est, lui aussi, aussi condamné dans cette société de violence, rejeté par ses fils, maltraité par sa femme.
De plus, et c'est encore un des charmes de Syngue Sabour, cette intervention du conte  à la manière orientale dans un roman occidental. La confession de la femme, à propos du sage Hakim, qui pourrait sortir tout droit du livre les Mille et une nuits,  prêterait à rire si elle n'était aussi tragique : superbe mélange des genres! On rit de ce qui arrive au mari mais l'on ne peut oublier ce que cela implique pour la condition féminine.
Puis, de temps en temps une inspiration à la Prévert :

La femme expire
L'homme inspire

la femme ferme les yeux
L'homme demeure les yeux égarés

quelqu'un frappe à la porte.

Avec çà et là, de purs moments de poésie :

La femme rouvre doucement les yeux.
Le vent se lève et fait voler les oiseaux migrateurs au-dessus de son corps.

Un très beau livre dans lequel il faut pénétrer lentement et dont la petite musique retentit dans votre tête longtemps après s'être tue.

Ecouter la musique de Schubert qui a inspiré l'auteur : Schwanengesang en cliquant sur le titre dans musiques blog, colonne de gauche en bas.
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lundi 13 juin 2011

Serge Wellens : Les Mots sont des chiens d'aveugle et le peintre André Bielen


Terre des promesses d'André Bielen

C'est dans le livre de Sylvie Germain : le Monde sans vous que j'ai découvert ce si beau poème de Serge Wellens : Les Mots sont des chiens d'aveugle... Voyons s'il vous touche autant que moi!
J'ai cherché ensuite une image qui dise le pouvoir et la force des mots, qui nous entraîne comme eux dans le rêve et j'ai découvert les fabuleuses abstractions du peintre André Bielen, son univers onirique, vertigineux, qui nous immerge dans des mondes mystérieux ...
Je vous invite au voyage dans l'imaginaire en allant voir le site de André Bielen


Le puits de rêve de André Bielen


Le poète et le peintre : deux coups de foudre!

Les mots sont des chiens d'aveugle…
Je les entends venir
leur odeur les précède
Parfois ils ouvrent des chemins ensoleillés
dans cette nuit où l'on m'assigne en résidence
Je les suis des yeux
ils traversent
des objets inconnus
les éclairant au passage
d'un mystère resplendissant
Parfois
ils dorment contre moi
et je les écoute rêver
sans jamais savoir s'ils m'acceptent dans leurs rêves

Les mots sont des chiens d'aveugle…

Parfois


quand bon leur semble
ils brisent leur laisse
dérisoire
se font nuages
disparaissent
Longtemps
je les entends hurler
Hurler à mort
Il n'y a pas de mots pour dire cela



Le faiseur de rêves André Bielen 





Les compagnons Troubadours du dimanche de Bookworm :

Claude Chevreuil : Les Mémoires de Giorgione, Le Titien (2)



Le Concert du Titien (Palais Pitti, Florence) fut attribué à Giorgione

Tiziano Vecelli (1485 ou 1488-1576), dit Le Titien, fut lui aussi un élève de Giovanni Bellini avant de devenir l'apprenti de Giorgione dans l'atelier de ce dernier.  Nul doute que le Titien ait subi très tôt l'influence de Giorgione, son aîné (Giorgione est né en 1477), son co-disciple et maître. On a  longtemps attribué ce tableau : Le Concert - qui a été peint en 1511 et qui est actuellement au Palais Pitti à Florence- à Giorgione. On sait maintenant qu'il appartient au Titien mais il est à rapprocher de celui du Giorgione intitulé : Les Trois âges de l'homme  qui, lui, fut attribué très longtemps à Giovanni Bellini!



Les Trois âges de l'Homme de Giorgione  (Palais Pitti; Florence) fut attribué à Bellini

Dans les deux cas, le sujet est commun : trois hommes représentant les trois âges de la vie sont rassemblés par la musique. Ceux de Giorgione déchiffrent une partition musicale, ceux du Titien sont autour d'une épinette. Notons, au passage, que Giorgione était un excellent luthiste et chanteur, aussi doué pour la musique que pour la peinture, et que la haute société vénitienne le recherchait pour ses concerts.
Chez Giorgione c'est le vieillard, placé à gauche et en avant, qui, en regardant le spectateur extérieur, le rattache à  l'espace pictural. De cette manière, la vieillesse, grave, tragique, nous invite pénétrer dans la scène pour jeter un regard en arrière vers le passé et vers notre jeunesse. giorgione-le-regard-3.1243865278.jpgLe regard  du vieil homme est terrifiant tant il contient de douleur et de lucidité. Il est celui qui "sait" à côté de ceux qui ne "savent pas" encore. Les deux plus jeunes sont unis par l'intérêt qu'ils portent à la musique, par l'insouciance envers ce qui les attend. Il y a une complicité entre les deux, née de leur appartenance commune à la jeunesse. Le plus mûr semble donner une leçon à l'autre, encore enfant, (voir son doigt, ses lèvres légèrement entrouvertes comme s'il s'apprêtait à parler), ce qui évoque des relations d'amitié et de respect entre maître et élève.
Chez Le Titien, c'est, au contraire, le plus jeune, placé à gauche mais en retrait, qui nous relie au tableau par le regard; il semble se tenir à l'écart comme s'il était indifférent à son devenir, refusant la pensée de l'âge mûr et plus encore de la vieillesse. Tout se passe comme s'il ne se sentait pas concerné, par la musique? ou par la vieillesse et la mort? Une sympathie est visible entre les deux plus âgés, unis par l'amour de la musique et aussi, certainement, par la proximité de l'âge qui les amène à une mutuelle compréhension.

Voir sur ce site l'explication du tableau du Titien : Le concert

Claude Chevreuil : Les Mémoires de Giorgione (1)

Giorgione : portrait de Ludovisi
Dans les Mémoires de Giorgione, Claude Chevreuil raconte, à partir des quelques données biographiques glanées dans la Vie des meilleurs peintres, sculpteurs, architectes  de Vasari, la vie  du grand peintre vénitien, Giorgio de Castelfranco, plus connu sous le pseudonyme de Giorgione : Le Grand George, l'unique, le seul.
On sait peu de choses sur ce  peintre qui reste, à la fois par sa vie et par ses oeuvres, l'un des plus mystérieux de la Renaissance. D'origine modeste -ses parents sont paysans- il est né près de Venise à Castelfranco, vraisemblablement en 1477. Il est mort de la peste en 1510 au moment où il atteignait la pleine maîtrise de son art à l'âge de 33 ans.
Il vint à Venise très jeune pour devenir apprenti du plus grand maître vénitien de l'époque, Giovanni Bellini. Très doué, il crée son propre atelier où il enseigne à de nombreux élèves et, en particulier, au Titien qui devient vite un rival. 
Laura, une courtisane, a joué un grand rôle dans sa vie et a servi de modèle à la majorité de ses figures féminines. En dehors de Bellini, il a subi l'influence de Léonard de Vinci, de Dürer, peintres qu'il a pu rencontrer à Venise. 
Lui-même a ouvert la porte à une nouvelle manière de peindre. Amoureux du mystère et de l'ésotérisme, il crée un oeuvre  difficile qui présente de multiples possibilités d'interprétations et qui sera appréciée non du grand public, comme celle de son élève Le Titien, mais d'un petit nombre d'amateurs éclairés et érudits.
A partir de ces données, Claude Chevreuil écrit un roman qui redonne vie au Giorgione en comblant par l'imagination les lacunes de sa biographie. Le tout donne un livre intéressant, documenté, où l'invention est toujours vraisemblable et étayée par des connaissances solides. C'est une manière bien agréable  de découvrir la Venise du XVIème siècle, ses personnages célèbres, ses artistes, et d'accéder aux clefs qui nous ouvrent l'oeuvre du Giorgione. Le peintre qui se sait atteint de la peste écrit ses mémoires l'intention de son élève le plus cher Sebastiano del Piombo.


La vierge du dôme de Castelfranco

Une des oeuvres qui assura la célébrité du peintre  est le rétable de la Vierge à l'enfant commandé par Constanzo Tuzio pour le tombeau de son fils, le condottiere Matteo. La Vierge y est entourée de Saint François d'Assise et de  Saint Nicaise. Tous les personnages du tableau doivent regarder en direction de Matteo. C'est la seule contrainte donnée au peintre par le père en deuil.
J'ai érigé ma Vierge sur un trône comme sur un nuage, explique Le peintre dans le roman de Claude Chevreuil. Là était une nouveauté : jamais Bellini n'avait autant surélevé la Madone jusqu'à donner l'impression d'un recul infini, d'un isolement dans l'espace (...) mon intention : les saints ont été impuissants à empêcher la mort terrestre de mateo, Marie l'accueille avec douceur dans sa haute paix céleste.


Quelques tableaux du Giorgione
         
Giorgione

Ce portrait saisissant de réalisme est peut-être celui de la mère de Giorgione.

 Les deux oeuvres les plus mystérieuses du Giorgione sont les Trois philosophes  et La Tempête
Trois philosophes


Le tableau des Trois philosophes qui a été peint pour son ami Taddeo Contarini présente les Rois Mages au moment où ils guettent l'apparition de l'Etoile au sommet du mont Victorialis. La scène se déroule près d'une grotte où Adam et Eve ont commencé leur vie terrestre après avoir été chassés du Paradis. 
Fidèle à son goût du secret et à la demande du commanditaire Taddeo Contarini,  Giorgione va peindre ce sujet en cherchant à brouiller les cartes, pour que celui-ci ne soit pas lisible par tous. La grotte est couronnée par les feuilles de lierre qui évoque le Salut et par les feuilles de  figuier qui est l'Arbre du Bien et du Mal, le péché. Les trois troncs de l'arbre mort (importance du nombre trois) représentent l'Arbre du Paradis qui s'est desséché après le péché originel, le massif d'un vert profond, à côté, est l'Arbre de Vie qui annonce le Salut. Giorgione représente ses mages comme des astronomes scrutant et analysant le ciel. Le plus jeune, assis, regarde la caverne à l'intérieur de laquelle se reflète l'Etoile. Le peintre lui a prêté ses traits. Il  tient un compas, une équerre et des feuillets. Le plus grand avec un turban devait représenter dans la première esquisse du tableau, le mage noir. Mais, en quête d'hermétisme, Giorgione lui rend sa pâleur; il devient soit un astronome arabe, soit un philosophe oriental. Le plus âgé qui devait porter une coiffe riche et exotique à l'origine est coiffé d'une simple capuche dans la peinture définitive. Les mages sont  ainsi dépouillés de leur condition royale. Ils symbolisent les trois âges de l'Homme en quête de la connaissance :  Ils représentent le genre humain atteignant la connaissance du divin grâce à la science et à la philosophie, note Claude Chevreuil. Le sujet traditionnel, n'est pas aboli, mais dépassé et porté à son niveau le plus élevé. 

 
La Tempête
 

Son goût du secret culmine dans La Tempête qu'il a peint pour  Gabriele Vendramin et qui a donné lieu à des dizaines d'interprétations.
Giorgione a voulu y peindre Le baptême du Christ. Une interprétation très originale. c'est la première fois que l'on représente La Vierge nue. Marie a les traits de Laura et donne le sein au Christ.
Le personnage sur la gauche avec son bâton est Saint Sébastien. Il est vêtu d'une manière élégante et non de peau de bête comme le veut la tradition.
La ville est Jérusalem. L'éclair représente la fin de l'idôlatrie, le début de la vraie religion. Les deux colonnes brisées sont les emblèmes de deux vies brisées elles aussi, celle de Jésus crucifié à lâge de 33 ans, celle de Saint-Jean Baptiste décapité à l'âge de 28 ans.
Sur la terre, nul destin de poète n’est comparable au sien. De lui tout reste ignoré ; quelques-uns  sont allés jusqu’à nier son existence. Son nom n’est inscrit sur aucune œuvre certaine. Cependant, tout l’art vénitien est enflammé par sa révélation ; c’est de lui que Titien a reçu le secret d’infuser un sang lumineux dans les veines de ses créatures. Ce que Giorgione représente dans l’art, c’est l’épiphanie du feu. Il mérite qu’on l’appelle le « porteur de feu » à l’égal de Prométhée.
Gabriele d’Annunzio

Philippe Delerm : La bulle de Tiepolo

 

Fresque de Giandomenico Tiepolo à la Ca'Rezzonico

Dans La bulle de Tiepolo Philippe Delerm met en scène deux personnages, une Vénitienne, Ornella Malese, écrivain en visite à Paris pour la promotion de son livre et  Antoine Stalin, parisien, historien de l'art. Tous deux vont être réunis par le tableau d'un artiste peu connu, découvert dans une brocante. Antoine hésite à l'acquérir séduit par la qualité de l'oeuvre et Ornella l'achète pour des raisons que nous découvrirons plus tard. Tous deux sont à un moment difficile de leur vie : Antoine a perdu sa fille et sa femme dans un accident de voiture et il ne s'en remet pas. Ornella complètement déboussolée, devenue subitement célèbre, s'interroge sur les raisons de son succès et sur sa vocation d'écrivain!
Antoine n'aime pas Venise mais lorsque la directrice de sa revue d'art lui donne l'occasion de partir pour travailler sur Il Mondo Nuovo, une fresque de Giandomenico Tiepolo, il n'hésite pas! Cette oeuvre lui plaît et ce séjour lui permettra de revoir Ornella. Cependant ne vous y trompez pas, le roman n'est pas une histoire d'amour. Leur liaison permet à chacun, en enquêtant sur leur tableau personnel avec l'aide de l'autre - Ornella sur celui qu'elle a acquis à Paris, Antoine sur celui de Tiepolo- de répondre à leurs propres interrogations et d'en sortir apaisés. Quant à Antoine, il va apprendre à aimer Venise, à en découvrir la face cachée loin des lieux trop brillants et trop factices à son goût!

magharita.1292850344.jpgEvidemment, lire ce livre quand on est à Venise, comme je l'ai fait, ne peut que décupler le plaisir. D'abord, parce que l'on marche sur les traces d'Antoine qui s'installe dans l'hôtel de la mère d'Ornella derrière la Ca' Rezzonico où se trouve l'oeuvre étrange de Giandomenico. En se promenant dans ce quartier pittoresque du Dorsoduro, loin de la Piazza San Marco et des touristes, Antoine découvre la place Magherita. Moi aussi, comme lui, j'ai reconnu ce lieu à ces bancs rouges décrits par Ornella dans son désormais célèbre Granite café, un court roman qui chante les plaisirs simples de la vie (clin d'oeil au Buveur de bière peut-être? j'ai l'impression que Ornella M. est un peu Philippe D.). Antoine erre dans le labyrinthe vénitien constitué par toutes ces ruelles-impasses qui s'enchevêtrent pour mieux vous perdre :

Parfois la calle s'étranglait, atteignait un bout de canal pois cassé. Il fallait rebrousser chemin sous les oriflammes de linge étalé de fenêtre en fenêtre.
Enfin, bien sûr,  on pénètre avec lui  dans la Ca'Rezzonico dont la description correspond assez à ce que j'ai éprouvé :



Ca' Rezzonico

Tout ce déferlement baroque d'un palais orgueilleusement dressé au bord du Grand Canal et dont les escaliers, les dorures, les célèbres meubles sculptés d'Andrea Brustolon, l'immensité de la salle de bal, trahissaient lourdement le nouveau riche.


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Fresque de Giandomenico Tiepolo à la Ca'Rezzonico

Mais ce qui m'a le plus passionnée dans ce roman, c'est l'enquête menée sur Il Mondo Nuovo, cette grande fresque  de deux mètres de hauteur sur cinq de large que Giandomenico Tiepolo a peint sur les murs de sa maison de campagne. Celui-ci, fils du grand peintre vénitien Giambatista Tiepolo, n'a jamais atteint la notoriété de son père.
La fresque montre un spectacle de rue ou tous les personnages nous tournent le dos pour contempler un spectacle que nous ne pouvons voir. Que regardent-ils? Première interrogation.
Mais le vrai secret c'est le personnage grimpé sur un tabouret et qui tient à la main une longue badine, ou une espèce de perche, dont l'extrémité atteint le centre de la scène. Quel sens donner à son geste?
Pour  découvrir ce secret, Antoine conduit par Ornella, ira voir à Vicence la fresque de la villa Valmarana qui représente la même scène peinte elle aussi par Giandomenico et nous apprenons qu'il en  existe une autre à Paris au musée des arts décoratifs. Dans la peinture de Valmarana contrairement aux deux autres représentations,  Antoine a la surprise d'apercevoir au bout de la perche, une bulle.
Ainsi résidait là le mystère de geste. La badine était en fait un immense paille, et le personnage un saltimbanque essayant en vain de profiter de la foule réunie par un spectacle invisible pour faire admirer... Quoi? Rien, la simple irisation d'une pellicule infime, un petit pan de monde encerclé, suspendu. (..) Chacun avait sa bulle, sa propre manière d'encercler le présent.
Pourtant, au moment où nous pensons le mystère résolu, voilà que Philippe Delerm introduit à nouveau le doute.  Cette bulle, ne serait-elle pas une tache, une éraflure?

Fresque de Giandomenico Tiepolo à la villa Valmarana


On aperçoit la bulle (?)

Cette recherche sur le tableau fonctionne comme une enquête destinée à résoudre une énigme. C'est un défi intellectuel passionnant d'autant plus que nous n'avons pas de certitude. Je n'ai d'ailleurs pas eu à aller bien loin pour trouver une autre réponse! La Ca'Rezzonico présente un salle entière consacrée aux oeuvres de Longhi, contemporain de Tiepolo fils.


Longhi


Le peintre a représenté des scènes précises, alertes et vives de la vie vénitienne au XVIII ème siècle. Or dans un de ces tableaux nous apercevons le personne mystérieux vu dans l'image de Giandomenico : il est lui aussi coiffé d'un tricorne, il tient la baguette mais il est de face! A côté de lui, de belles dames vénitiennes, de face également, sont en train d'admirer, protégées par une palissade, un rhinocéros, au premier plan de l'image. La badine semble être un fouet, celui du dresseur chargé de surveiller l'animal, de le repousser loin du public. Il est bien évident que Philippe Delerm connaît ce tableau mais s'il n'en parle pas, c'est que l'explication paraît bien terne à côté de cette bulle irisée, métaphore de l'illusion et de notre penchant à repousser la réalité moins séduisante que le rêve. Mais cette réalité n'enlève rien à l'originalité  et la beauté de la fresque et au sens que Tiepolo a voulu lui donner.
En poursuivant l'enquête, j'ai découvert que ce rhinocéros femelle s'appelait Clara. Son propriétaire, le capitaine Douwe Mout van der Meer, un Hollandais, l'acheta pour l'amener dans son pays. Clara débarqua à Rotterdam le 22 juillet 1741 et obtint un grand succès. Le capitaine décida alors d'entreprendre avec elle une tournée européenne. Il arriva à Venise en Janvier 1751. Clara fut l'une des attractions principales du carnaval le mois suivant, posant pour le peintre Pietro Longhi. Il est très probable que l'homme à la baguette soit Douwe Mout Van der Meer ou un accompagnateur rémunéré par lui pour s'occuper de la bête.


Le Nouveau Monde de Giandomenico Tiepolo Musée des arts décoratifs de Pais
 Le musée des Art décoratifs de Paris présente ainsi la fresque qu'il possède sur le même sujet : Les badauds regardent des images ges du Nouveau Monde projetées avec une sorte de lanterne magique. L'homme de bout sur une chaise commente ses images en les désignant à l'aide d'un bâton.






Paul Morand , Venise

 


Jour du départ, sous la brume....

A mon retour de Venise, voici une citation  et une photo qui s'imposent. Merci à toutes et à tous de vos souhaits de bon voyage..

Les canaux de Venise sont noirs comme de l'encre; c'est l'encre de Jean-Jacques, de Chateaubriand, de Barrès et de Proust...


Piazza San Marco : En observant Venise de Mary Mac Carthy


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Le Florian sur la place Saint Marc

Parmi tous les charmes de Venise, il en est un particulièrement efficace :  ce pouvoir qu'elle a d'éveiller le philistin qui sommeille en tout sceptique. Les individus de ce genre- les êtres secs, prosateurs à l'intelligence supérieure- refusent de ressentir ce qu'ils seraient censés ressentir face à ces merveilles écrit Mary Mac Carthy dans En Observant Venise.

Il y a pourtant des lieux que l'on peut qualifier de magique. C'est un poncif d'affirmer que la Piazza San Marco à Venise en fait partie même si, pourtant, certaines épithètes péjoratives fusent : trop riche, trop brillante, trop galvaudée trop peuplée, trop, trop... bref trop vulgaire ! Alors soyons vulgaire au sens étymologique du terme de vulgaris, vulgus :  la foule! Admirons ce qu'admire le plus grand nombre, ne passons pas à côté de la beauté sous prétexte qu'elle est trop évidente et que tout le monde peut en avoir conscience!

Et il est inutile de prétendre que la Venise touristique n'est pas la véritable Venise, ce qui demeure possible pour d'autres villes -Rome, Florence ou Naples. La Venise des touristes est Venise : les gondoliers, les couchers de soleil, la lumièrea changeante, le Florian, le Quadri, Torcello, le Harry's Bar, Murano, Burano, les pigeons, les ouvrages de perles, le vaporetto. Venise est un accordéon de cartes postales d'elle-même ajoute Mary Mc Carthy.
Cartes postales? Soit!  je suis retournée bien des fois à Venise sans jamais me lasser découvrant chaque fois d'autres facettes de sa beauté et ses secrets. Et j'ai, quant à moi,  des souvenirs inoubliables liés à la Piazza San Marco, ce lieu unique par sa richesse et la magnificence de son passé.

Venise : Marcelin Pleynet, Vivaldi, Riva della Schiavone

Antonio Vivaldi

Cité par Philippe Sollers dans son dictionnaire amoureux de Venise, ce poème de Marcelin Pleynet qui parle du quai des Schiavone où j'étais logée pendant ce dernier voyage à Venise et de la Scuola della Pieta devant laquelle je passais chaque jour. C'est là que Antonio Vivaldi a enseigné.


Riva degli Schiavone
Pour Vivaldi
Derrière les grilles
Toutes ces voix cachées
Dans la rumeur grondante du solfège
Et l’impétueuse charité des couleurs
L’amour
Dans l’agitation de l’amour
Les musiciennes vives et nues
L’orchestre des Saisons
Le jaillissement sonore
L’ospedale della Pietà

L’amour vénitien (1984)




Chiesa della Pieta






Les compagnons Troubadours du dimanche de Bookworm :