Pages

mardi 14 juin 2011

René Char : Allégeance, dans les rues de la ville il y a mon amour…

 René Char
Je suggérais l'autre jour, à propos de l'interprétation du dénouement de Syngue Sabour que Atiq Rahimi laisserait probablement à chaque lecteur sa liberté d'interprétation car la manière dont une oeuvre est reçue, selon la sensibilité de chacun, en fait sa valeur et sa richesse. Voir ici .
Je me suis peut-être un peu avancée car je me suis souvenu après coup que tous les écrivains ne pensent pas de même, témoin René Char, furieux d'avoir entendu un ses admirateurs lui parler de Allégeance comme d'un poème d'amour, René Char qui acceptait difficilement de se séparer d'un poème pour le donner en pâture à tous.
Allégeance est le titre de l'ultime poème de La Fontaine narrative qui constitue la dernière partie du Recueil Fureur et mystère de René Char.(1947).

Allégeance
  
Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l'aima?

Il cherche son pareil dans le voeu des regards. L'espace qu'il parcourt est sa fidélité. Il dessine l'espoir et léger l'éconduit. Il est prépondérant sans qu'il y prenne part.

Je vis au fond de lui comme une épave heureuse. A son insu, ma solitude est son trésor. Dans le grand méridien où s'inscrit son essor, ma liberté le creuse.

Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l'aima et l'éclaire de loin pour qu'il ne tombe pas?
Pour comprendre Allégeance tel que René Char l'a voulu, il faut savoir que mon amour représente la poésie dont le poète est l'amant et à qui il fait allégeance. Le poème une fois poli et terminé après un travail de maturation est ainsi arraché au poète et livré au public : chacun peut lui parler. Il perd alors la mémoire de celui qui l'aima, il n'appartient plus au poète. Le moment du départ est donc un arrachement et une fin :  le temps divisé. Mais c'est aussi le début d'une autre vie pour le poème métaphoriquement décrit comme un grand oiseau : où s'inscrit son essor  et qui parcourt l'espace.  C'est le moment où il va prendre son sens - et c'est en cela que réside sa fidélité - à la recherche de celui qui est digne de le comprendre et de l'aimer : Il cherche son pareil dans le voeu des regards. L'impact qu'il aura, l'espoir qu'il fera naître, ne dépendra pas de lui mais de la qualité de ceux qu'il rencontrera. Cependant le poète fidèle à son serment d'Allégeance librement consenti continue à vivre en lui comme une épave heureuse, comparaison éveillant l'image d'un navire englouti au fond de l'océan figurant le secret et le mystère liés à la création poétique. L'oxymore : épave heureuse dont le premier mot évoque l'abandon, la déchéance, en contradiction avec l'épithète heureuse, décrit le sort du poète oublié, devenu anonyme, séparé de sa création mais qui ressent encore le bonheur de la fidélité malgré l'éloignement et la dépossession : et l'éclaire de loin pour qu'il ne tombe pas?
Il faut souvent une clef pour comprendre certaines poésies de René Char et on peut lire  à ce sujet et avec profit, l'excellent livre de Paul Veyne : René Char en ses poèmes. Cependant qu'arriverait-il si l'on n'avait pas le code du poème Allégeance? On  y verrait effectivement un très beau poème d'amour et on n'en serait pas moins sensible à la souffrance et à la fidélité de l'amant abandonné. Le poème en perdrait-il son attrait?
Quant à moi, quel que soit le sens, je suis sensible à la beauté des images, à la nostalgie tendre et résignée qui émane de ce poème. J'adore la musique des vers dont certains sont des alexandrins classiques avec une césure à l'hémistiche et un rythme en 4 temps, ce qui donne un balancement régulier, harmonieux, plein de douceur et de tristesse apaisée.
Dans les rues/ de la ville //(6) il y a/ mon amour.(12)
              3               3                3                3
Peu impor/te où il va // dans le temps divisé.
   3              3                   3             3
Un autre vers au rythme irrégulier est un alexandrin au rythme ternaire qui martèle les mots avec assurance :
A son insu/, ma solitu/de est son trésor.
            4               4                       4
ou un vers de six syllabes qui, - après l'alexandrin montrant l'envol de l'oiseau-poème ou de l'amour enfui -
Dans le grand méridien où s'inscrit son essor (12)
...interrompt ce mouvement pour mieux décrire la relation étroite qui le lie au poète comme si celui-ci représentait la forme évidée, le moule de celui-là:
ma liberté le creuse (6)
Et puis il y  a le chant des  sonorités : les consonnes liquides, l, légères comme des ailes associées au froissement des s  : Il dessine l'espoir et léger l'éconduit,  les allitérations en p sourdes, répétitives, douloureuses: chacun peut lui parler. 
Il y a la reprise de la première strophe comme un refrain, comme une chanson qui nous parle d'amour et de fidélité et il y a aussi tout ce que l'on ne peut expliquer et qui préserve le mystère de la poésie.

11 commentaires:

  1. Merci pour le décodage.
    Mais le premier degré n’est pas mal non plus, non ?
    Et félicitations pour votre blog.

    DC, au pays des codes.
    Rédigé par : Dominique Crozier | le 05 avril 2010 à 01:18


    Oui! en effet, je pense de même. Mais Paul Veyne, ami et exégète de René Char, explique que celui-ci se mettait en colère si on le prenait au premier degré!!
    Rédigé par : claudialucia | le 05 avril 2010 à 08:38

    Ping : Versos libres « Incógnito (Modifier)


    Messieurs,
    Il m’importe peu vos commentaires et analyses réductrices.
    Il est banal de dire que la poésie est prise (au sens de la prise de Grenade) suivant celui qui l’écoute ou la lit.
    La poésie tord la langue ou s’épave.
    Ses mots sont ce qui étrange le mot utilitaire et compris.
    Il m’importe peu de connaitre la vie de Maïakowsky pour vibrer avec son poème « J’aime ».
    Il m’importe peu de connaitre la vie de Serge Essenine pour être comme lui un voyou.
    Bien sûr nous n’allons pas interdire l’analyse de la poésie.
    Qu’elle se lise nous suffira.

    Claude Devillez.

    Lisons Gabriel Celaya et parlons.


    La poésie, c'est d'abord vibrer, être ému profondément, être pris aussi par une musique intérieure. Mais il n'y pas de quoi monter sur ses grands chevaux comme vous le faites lorsque une interprétation vous est proposée qui émane du poète lui-même, interprétation à laquelle il tenait en plus! Après le lecteur fait ce qu'il veut!

    PS : et d'abord, ce n'est pas messieurs mais madame!
    claudialucia

    RépondreSupprimer
  2. Effectivement c'est un très beau poème, la clef de décodage le rend encore plus beau je trouve :)
    Finalement, c'est chouette que tu ais changé d'hébergeur, je redécouvre tout tes anciens articles :)

    RépondreSupprimer
  3. @ Aymeline : ah! je n'avais pas pensé à ça! Si cela permet de faire redécouvrir mes billets, finalement, ce n'est pas si mal! c'est une pensée positive qui va m'encourager à continuer . Merci!

    RépondreSupprimer
  4. Comme dit un de tes lecteurs, le "déménagement" de tes billets autorise à les redécouvrir, pour ceux comme moi qui n'étaient que lecteurs occasionnels ! Merci Pour rené Char (la visite à l'expo est prévu dans mon agenda bien sûr !) C'est un poète de l' humanité, de la parole, de ceux qui avancent au nom de tous.

    RépondreSupprimer
  5. @ Océane : Et bien merci de venir les redécouvrir! R Char est un poète que j'aime beaucoup ; il faut passer sa réputation d'hermétisme pour pouvoir l'apprécier. Quelques clefs ne font pas de mal même si on peut l'aimer sans cela..

    RépondreSupprimer
  6. Oui, les poètes qui nous font tutoyer les anges ne sont pas toujours reluisants au quotidien, ni pour "dire" leur poème - et en effet ce ton déclamatoire est bien mal adapté à l'intimité et à la gravité de ce sublissime " allégeance" - ni non plus pour "interpréter" ce qu'ils ont reçu de leur inspiration. Comment cela ? On nous dit - et pas n'importe qui, Paul Veyne et vous Madame- que René Char était furieux qu'on puisse voir
    dans "allégeance" un poème d'amour - alors qu'il s'agirait du rapport du créateur à sa poésie- et qu'il avait beaucoup de mal à se séparer de ses poèmes et de les livrer en pâture au public.
    Quelle cinglante ironie des choses ! A l'évidence, une telle attitude ne saurait mieux contredire le sens même que René Char veut imposer à son poème. Non celui-ci ne lui appartient plus, pas plus que l'inspiration qui l'a coproduit. Et à moi aussi, ce poème parle d'amour comme aucun autre et notamment de celui-là qui s'en est allé il y a plus de dix ans déjà. Merci infiniment Monsieur, et continuez de "nous parler sans rien dire" (Prévert) de là où vous êtes, par l'intermédiaire de ce petit chef d'oeuvre.
    f.fortin9@laposte.net
    ***************
    René Char a eu une histoire d'amour avec Jocelyne François. Histoire incomplète car JF était en couple homosexuel avec la très chrétienne Marie-Claire Pichaud, son inséparable compagne. Or cette dernière a chanté le poème "Allégeance". Quelqu'un connaît-il la référence de son disque ? Et les dates extrêmes de sa vie ? francis fortin

    RépondreSupprimer
  7. @ Francis : Je suis d'accord! Non, une oeuvre n'appartient plus à son auteur à partir du moment où il la livre au public. René Char, si l'on en croit son ami Paul Veyne, avait des idées très arrêtées sur l'interprétation de ses poèmes et, en plus, il semble qu'il ait été assez intransigeant! Mais peu importe! A nous d'apprécier l'oeuvre comme nous l'entendons!
    Je ne connais pas l'interprétation chantée de Marie-Claire Pichaud.

    RépondreSupprimer
  8. Merci de votre réaction. Oui je crois que l'interprétation dépasse son auteur pour la même raison métaphysique que l'inspiration qui a co-produit l'oeuvre. Il y a une dimension trascendantale qui, par définition, nous dépasse et je vois mal une explication matérialiste qui puisse rendre compte des nombreux témoignages à propos de cette si mystérieuse inspiration dans la production artistique. Le poète est un instrument du divin, on sait cela depuis Platon.Mais ce n'est plus philosophiquement correct que de le prétendre.
    Bon, je voulais surtout dire que, en ce qui concerne l'interprétation d'Allégeance par Marie Claire Pichaud, il suffit de la demander à Monsieur Je sais tout, alias Google. Je ne suis pas arrivé à la copier coller ici. f.fortin9@laposte.net

    RépondreSupprimer
  9. René Char parlait ds ce poème de son amour d'enfance dont il a été séparé par obligation car la famille de la jeune fille ne voulait pas qu'ils se marient.

    RépondreSupprimer

Merci pour votre visite. Votre message apparaîtra après validation.