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mercredi 12 avril 2017

Nia Diedla : Entre photographie et poésie Itinéraires des Photographes voyageurs Bordeaux

NIa Diedla : Maleza au festival  Itinéraires des photographes voyageurs  à Bordeaux
Nia Diedla (source)

Un jour j’ai trouvé un jardin
Un jardin minuscule qui se cachait
dans un cageot de pommes.
J’ai posé mes pieds dedans…


                                                        Poème de Nia Diedla

NIa Diedla : Maleza au festival  Itinéraires des photographes voyageurs  à Bordeaux
Photographie et poème de Nia Diedla
Pour ce rendez-vous poétique que nous avons le jeudi avec Asphodèle, j’ai envie de vous proposer d’entrer dans l’univers photographique de Nia Diedla. Et oui, car chaque image de la jeune photographe Nia Diedla est poème et chaque texte qu’elle écrit est image. Et la poésie naît de « cette communion » entre la photographie et le mot.

"J'ai des images qui poussent dans ma tête...

Parfois, il me manque la langue pour les nommer

Parfois, il n'existe pas le mot, et je l'invente

Parfois..."

Nia Diedla Maleza ou le journale de mes racines au festival itinéraire des photogrpahes de Bordeaux
Nia Diedla : Triptyque

Au festival photographique de Bordeaux Itinéraire des photographes voyageurs, Nia Diedla présente un travail intitulé Maleza, le journal de mes racines. La photographe est née à Santiago du Chili en 1979 et vit actuellement à Paris, entre deux pays, entre deux langues qu’elle « habite », entre le passé de ses aïeules qu’elle explore et son présent, entre le réel et l’imaginaire.

Mes aïeules quittèrent l’Europe en bateau, j’ignore lequel, et en quelle année. Mais ce que je sais, c’est que jamais elles ne revinrent. Sans doute, un peu d’elles est resté ici…Je les imagine comme de l’herbe sauvage, de celle qui pousse partout, et où je pousse moi aussi maintenant. La Maleza est sauvage, d’une beauté étrange et féminine, elle pousse dans des endroits où on ne l’attend pas, d’où on l’arrache, mais elle revient toujours, sans renoncer. Une fleur qui n’est pas une et pourtant qui l’est aussi.

NIa Diedla : Maleza au festival  Itinéraires des photographes voyageurs  à Bordeaux
NIa Diedla : Maleza

La Maleza, cette fleur sauvage, mauvaise herbe qui croît partout et lance ses racines si profondément dans la terre que l’on ne peut l’en extirper, c’est la métaphore de ses ancêtres mais aussi, bien sûr, d’elle-même. Car Nia Diedla l'affirme. Elle aime la métaphore, et les images de l’exposition groupées en diptyque ou triptyque nous le confirment tout en nous murmurant son histoire, ses histoires…


NIa Diedla : Maleza au Festival Itinéraires des photographes voyageurs à Bordeaux
Nia Diedla :

Femme-arbre, nervure de la colonne vertébrale, matière, tissu de la manche comme une feuille séchée, osmose entre la femme et l'arbre, rameaux, racines, vaisseaux sanguins qui se ramifient, envahissent le sol, le tapissent, le colonisent, irriguent les bronches, les poumons. Miracle de la vie qui surgit du passé pour se réincarner dans le présent.

NIa Diedla : Maleza au festival  Itinéraires des photographes voyageurs  à Bordeaux
Nia Diedla  : Le poème photo ou la photo poème
Maleza ou le journal de mes racines...

Elles poussaient de mes pieds, de mes bras, sortaient 
par ma bouche, et par mes lèvres, caressaient mes joues, tiraient 
mes cheveux... Nues, sauvages, elles tissaient leur maison dans 
mes poumons, dans mes bronches.. Sans eau, elles s'étalaient 
sur ma peau, dans mes yeux, même sur ma langue. Elles étaient 
là, et pourtant personne ne pouvait les voir...  Ces racines
étaient les miennes, j'avais trouvé ma maison, et elles me 
tenaient debout.

Entrer dans l'univers de Nia Diedla, c'est se pencher sur ses images miniatures, intimistes, que l'on doit scruter pour qu'elles nous révèlent leurs secrets. Ainsi au fond de ce miroir vous pourrez découvrir si vous êtes attentif le visage effacé du passé, fantôme évanescent qui affleure à la mémoire des choses.


Nia Diedla ou le journal de mes racines au festival Itinéraire des photographes  voyageurs de Bordeaux
Nia Diedla : Diptyque du miroir et de l'arbre (source)

Face au miroir, l'arbre dialogue, renversé, abattu, déraciné, semble-t-il, enfouissant ses ramures au plus profond de la terre tandis que sa racine, fragile, pointe vers le ciel, bouleversement des perspectives qui réflète l'exil, le choc des cultures, de l'Europe au Chili, de l'Ancien Monde au Nouveau Monde, d'un continent à l'autre. Etrangeté. Quant à l'arrachement, il est là, marqué par ce petit liseré de dentelle, métaphore de la rupture.


Nia Diedla  : Maleza ou le journale de mes racines au festival itinéraire des photogrpahes de Bordeaux
Nia Diedla : Diptyque du miroir et de l'arbre (source)

Car l'exil est toujours une fracture profonde de l'être. Tout comme ses aïeules, mais ayant accompli le chemin inverse, Nia Diedla, elle aussi, est une femme coupée en deux, au double visage, une femme-fleur, une Maleza, Une fleur qui n’est pas une et pourtant qui l’est aussi.

Nia Diedla photographe chilienne
Nia Diadla Maleza

Itinéraires des photographes voyageurs Bordeaux

du 1er au 30 Avril 2017
NIA DIEDLA
 Maleza
 Arrêt sur l’image galerie
Du mardi au samedi de 14H30 > 18H30
45 cours du médoc, 33300 BORDEAUX



lundi 10 avril 2017

Stendhal : Souvenirs d’un gentilhomme italien




 Après un arrêt maladie suivi d'un voyage à Bordeaux pour voir l'Itinéraire des photographes voyageurs, je reviens dans mon blog avec cette nouvelle de Stendhal.

Souvenirs d’un gentilhomme italien est une nouvelle qui peut passer pour un court roman. C’est la première oeuvre romanesque de Stendhal et elle parut à Londres dans un journal anglais en 1826.

Stendhal donne la parole à un italien né à Rome « de parents qui occupaient dans cette ville un rang honorable : à trois ans, j’eus le malheur de perdre mon père, et ma mère, encore dans la fleur de la jeunesse, étant disposée à contracter un second mariage, confia le soin de mon éducation à un oncle qui n’avait pas d’enfants. »
Le récit se passe entre les deux occupations de l’Italie par les armées françaises républicaines en 1797 et napoléonienne en 1807. A cette date, Napoléon fait enlever le pape et le retient prisonnier. Après la défaite de l’empereur et le retour du pape à Rome en 1814, le gentilhomme partira en exil pour ne jamais plus revenir dans son pays natal.

La critique de l’oppression religieuse

Le pape Pie VII : il excommunie Napoléon
 L’enfance du narrateur est marquée par la bigoterie voire le fanatisme religieux  de son oncle .

Cela donne lieu à une scène mémorable, peinte avec un grand talent qui ouvre le récit du gentilhomme  : « …les prêtres voyants que les armées françaises menaçaient d’une invasion les Etats de l’Eglise, commencèrent à répandre le bruit que l’on voyait les statues en bois du Christ et de la Vierge ouvrir les yeux; la crédulité populaire accueillit avec confiance ce pieux mensonge; on fit des processions, on illumina la ville, et tous les fidèles s’empressèrent d’aller porter leur souffrances à l’église. Mon oncle, curieux de voir lui-même le miracle dont on disait tant de bruit, forma avec tous les gens de la maison une procession, se mit en tête en habit de deuil et un crucifix à la main, et je l’accompagnai en portant une torche allumée. »

A cette scène en clair-obscur si pittoresque en succède une autre d’un ironie féroce : Un couple arrive devant la statue de la Vierge avec un enfant boiteux. Ils implorent la guérison de leur fils puis commandent  à l’infirme de jeter ses crosses sur lesquelles il s’appuyait tant bien que mal :
« Le pauvre enfant obéit, et, privé de son support, il tomba de la hauteur de quatre marches, la tête contre le pavé. Sa mère, au bruit de sa chute, accourut pour le relever, elle conduisit aussitôt à l’hospice de la Consolation, pour faire panser sa blessure, et le pauvre enfant gagna une contusion sans cesser d’être boiteux. » »
Le narrateur subit de mauvais traitements dans le collège religieux où les maîtres se soucient peu de l’instruction de leur esprit mais du salut de leur âme. Et lorsqu’il se rebelle il est envoyé au couvent de Saint-Jean et Saint-Paul « espèce de prison correctionnelle où les détenus vivent à leur frais » d’où il en sort à moitié mort.

A l’arrivée de Napoléon lorsque les couvents et monastères sont fermés, on découvre les richesses incalculables qui y sont entassés alors que les pauvres sont dans l’indigence. «Quelques uns auraient pu entretenir des douzaines de famille, et sept ou huit moines en dévoraient le contenu. »
« Ce fut une mesure salutaire que celle qui rendit au travail et à la société ces pieux fainéants qui, dans leur voluptueuse oisiveté, n’avaient d’autres soucis que le soin de leur bien-être »

On voit que l’écrivain va très loin dans sa critique. Et même s’il n’admire pas tout ce que fait Napoléon et qu’il « le juge sévèrement » il ne peut que se féliciter de certaines de ses mesures.
Ainsi, Stendhal dont nous connaissons l’amour de l’Italie, va se livrer à une critique en règle de la superstition, la bigoterie et l’obscurantisme religieux. Il dénonce le clergé italien fanatique et le pouvoir tout puissant du pape qui enferme le peuple dans un carcan religieux et intellectuel. Les pauvres sont maintenus dans l’ignorance, soumis à l’Inquisition, et Stendhal décrit l’inégalité criante entre un clergé richissime qui freine le progrès et l’évolution de la société et une population misérable et illettrée. C’est tout ce que Stendhal déteste dans ce pays qu’il aime tant, dont il admire les Arts et aime les habitants et où il se sent si bien par ailleurs.

L’admiration du brigand


Remarquable aussi la description du fier brigand Spatolino que le gouvernement français en Italie finit par capturer par traîtrise. On sent que l’admiration de Stendhal va à cet homme qui a tant de panache devant la mort, refusant le prêtre avant son exécution, et tant de répartie au point de provoquer le rire chez ses détracteurs!
Bien sûr, la figure du brigand, du rebelle, qui se dresse contre l’autorité, est un thème très romantique, c’est le Hernani de Hugo. Mais au-delà de toute recherche dramatique et théâtrale, on comprend que Spatolino représente pour Stendhal cette opposition à la mainmise étouffante de l’Eglise sur les consciences et à l’outrageuse richesse des grands qui oppriment le peuple. Peut-être cet intérêt pour un rebelle trahit-il aussi celui qu’il éprouve pour les Carbonari qui lui vaut d’être chassé d’Italie en 1826.

On dit que cette nouvelle est inachevée car elle s’arrête au moment du départ du Gentilhomme pour un autre pays. Je ne le pense pas. Disons que ce qui intéressait Stendhal, c’est la période italienne de son personnage. La suite est une autre histoire! 




lundi 27 mars 2017

Stendhal : Le philtre, nouvelle

Henri Beyle : Stendhal

Je suis en train de lire les nouvelles de Stendhal et je vous parlerai d’abord de celle intitulée Le Philtre imité de l’italien Sylvia Malaperta.

Nous sommes en 182… Une nuit, à la sortie d’un café, Liévin, un jeune officier dont le régiment est en garnison à Bordeaux, voit un jeune femme s’échapper d’une maison et tomber à ses pieds. Il la relève et s’aperçoit qu’elle est en chemise.  Elle lui demande de l’aide contre les hommes qui se sont introduits chez elle et elle le supplie de lui trouver une tenue décente. Le jeune homme l’amène chez lui et, respectueux, la laisse seule. Il revient le lendemain matin avec des vêtements et s’aperçoit alors que la jeune femme, Léonor, est d’une grande beauté. Il tombe amoureux d’elle ! Celle-ci lui raconte son histoire. Mariée à un mari vieux et jaloux, elle a pris pour amant un homme de condition inférieure, sans scrupules, qui l’a abandonnée en lui volant ses biens et l’a laissée aux mains de malfrats à qui elle a pu échapper.

Un récit romantique

Francisco de Goya : Isabel Lobo Velasco de Porcel
Le récit est éminemment romantique et paraît contenir  le germe de quelques romans stendhaliens :  Un jeune officier, ce pourrait être Fabrice del Dongo, vient chevaleresquement en aide à une jeune femme en détresse. Comme Julien Sorel, il est pauvre et n’est pas sans faiblesses dès que l’on touche à son orgueil. Ainsi, il hésite à la secourir de peur du ridicule si ces amis le voyait avec une fille dévêtue dans la rue. Son sens de l’humanité ne prévaut que de peu !  Mais quand il entend son accent et comprend qu’elle est espagnole son imagination s’enflamme; on sait que, pour les jeunes têtes romantiques, les espagnoles sont d’un exotisme irrésistible et dotées d’un caractère passionnée. Sa seule crainte :  « Mais si elle était laide ! ».
Léonor est à la hauteur de l’imagination de l’officier, d’une grande beauté, mal mariée, victime d’un  amant qui a abusé de son amour. Elle a quitté la sécurité et le confort d’un riche foyer, détruit sa réputation. Elle ne sait pas où aller mais elle aime toujours ! C’est elle aussi un héroïne romantique dont la passion fatale et le courage sont hors du commun.

Une chute brutale 

Caspar David Friedrich

A la fin, elle avoue à  Lievin qu’elle ne cessera jamais d’aimer cet homme malgré son infâmie. "Peut-être m’a-t-il fait prendre un philtre, me disais-je, car je ne puis le haïr ». Liéven est désespéré par cet aveu. Après ce récit déjà très ramassé, tout se précipite. Le dénouement intervient brutalement, une chute qui, je ne vous le cache pas, m’a laissée perplexe :

-Il n’est qu’un moyen de me guérir, c’est de me tuer, lui dit-il en la couvrant de baisers.
- Ah! ne te tue pas, mon ami ! lui disait-elle.
On ne l’a plus revu. Léonor a fait profession au couvent des Ursulines.

Et voilà, c’est tout! j’avoue que ce dénouement lapidaire me cause bien des surprises, pour ne pas dire une certaine déception.

Je sais bien que le romantique Stendhal refusait les excès romantiques et que son style est parfaitement maîtrisé, très classique et très retenue quand ses personnages ne le sont pas. De plus, l’écrivain n’utilise jamais les ressorts  tragiques de l’émotion, l’apitoiement ou les larmes et veut rester à distance. Mais pour cette nouvelle, moi, je suis restée sur ma faim.

***

J’ai trouvé un essai d’explication dans une communication de  Béatrice Didier que vous pouvez lire  ICI qui s’intitule Le statut de la nouvelle chez Stendhal.
J’y apprends, entre autres, que Le Philtre n’est pas imité d’un récit italien comme Stendhal l’affirme mais est l’adaptation d’un ouvrage littéraire français de Paul Scarron. Béatrice Didier y explique que dans la plupart des nouvelles de Stendhal, le lecteur a plutôt l’impression de lire un petit roman. Il n'en est pas de même pour Le Philtre et Le coffre et le revenant, l’un imité de Paul Scarron, l’autre de Prosper Mérimée où Stendhal suit un schéma narratif préétablie  : « on assiste à un resserrement de l’intrigue et une rapidité du tempo qui n’appartiennent peut-être pas au registre purement stendhalien. »

Cette semaine, je vous présenterai une autre nouvelle de Stendhal: Souvenirs d'un gentilhomme italien qui présente un intérêt plus grand du moins à mes yeux.

jeudi 23 mars 2017

Edith Södergran : Le pays qui n'est pas et Poèmes (2)

Edith Södergran

Lorsque j’ai ouvert le recueil de Edith Södergran, Le pays qui n’est pas et Poèmes, j’ai eu un coup de coeur pour cette poésie à la fois lyrique et sobre, pleine d’émotions contenues, attentive à la beauté des choses, où les images créent des passages entre le paysage extérieur et intérieur. La voix pure de cette jeune femme résonne longtemps après la lecture et laisse un sentiment de nostalgie et de tristesse sereine.


Edith Södergran (1892_1923) est une poétesse finlandaise de langue suédoise. Elle est née à Saint Pétersbourg en 1892 et  a passé la majeure partie de sa vie en Carélie.  Si ses poésies eurent peu de succès durant sa vie, elle est maintenant l’auteure la plus connue, la plus aimée en Finlande et occupe une place primordiale dans la littérature scandinave.. Et pourtant elle n’a écrit que quatre minces recueils de poésies car elle est morte très jeune, à l’âge de 31 ans. En effet, elle est atteinte de la tuberculose dès l’âge de dix-sept ans, en 1909.
Dès lors sa vie n’est qu’un long combat contre la maladie alors même qu’elle a conscience de la vanité de ses efforts, alors qu’elle se sait condamnée après avoir vu mourir son père du même mal.

Je ne suis qu’une immense volonté,
une immense volonté de quoi, de quoi?
Autour de moi tout est ténèbres,
je ne peux soulever un fétu de paille. (Ma vie, ma mort et mon destin)


Dans sa poésie, la mort est une figure familière qu'elle cherche à apprivoiser. Tous ses poèmes sont des exorcismes contre la mort.

La vie ressemble surtout à sa soeur, la mort.
La mort n’est pas différente,
tu peux la caresser, tenir sa main, lissez ses cheveux,
elle te tendra une fleur et sourira.

Tu peux enfouir ton visage dans son sein
tu l’entendras dire : il est temps de partir.
Elle ne dira pas qu’elle est une autre.
La mort ne repose pas, glauque, visage contre terre
ou sur le dos, porté par une civière blanche:
la mort circule le rose aux joues, parlant à tout venant.
La mort a les traits tendres et les joues amènes,
elle pose sa douce main sur ton coeur.
Qui a senti sur son coeur cette main si douce,
le soleil ne le réchauffe plus,
il est froid comme la glace et n’aime personne. (La soeur de la vie)



Edith Södergran

 Mais Edith Södergran est écartelée entre cette omniprésence de la mort et son désir de vivre. Plus que tout, elle souffre à l’idée de ne pas connaître l’amour et exprime ce besoin d’aimer et d’être aimée :

Vers le soir la journée fraîchit…
Bois la chaleur de ma main,
ma main a même sang que le printemps.
Saisis ma main, saisis mon bras blanc,
saisis le désir de mes minces épaules
Comme il serait étrange de sentir
une nuit, une seule, un nuit pareille
ta lourde tête sur mon sein. (La journée fraîchit)


J’ai une porte pour chacun des quatre vents.
Une porte d’or vers l’est - pour l’amour qui jamais n’arrive,
une porte pour le jour, une autre pour la mélancolie,
une porte pour la mort - elle reste toujours ouverte. (Aux quatre vents)


Elle sent parfois l’appel de la vie, de l’inconnu, la soif de connaître d’autres horizons

Toi qui n’a jamais quitté ton petit jardin
n’es-tu jamais restée tendue, derrière la grille
à regarder comment sur des sentiers rêveurs
le soir se dilue dans le bleu? (Toi, qui n’a jamais quitté ton jardin)


Mais parfois la mort lui paraît être une libération, un but à atteindre :

Je languis après le pays qui n’est pas
car tout ce qui est, je suis lasse de le vouloir.
En runes d’argent, la lune
me parle du pays qui n’est pas,
le pays où chacun de nos souhaits
 se trouve miraculeusement exaucé,
le pays où tombent nos chaînes,
le pays où nous venons, dans la rosée de la lune,
rafraîchir notre front meurtri.
Ma vie fut une brûlante illusion.
Mais il est une chose que j’ai découverte,
une chose que j’ai vraiment conquise-
le chemin du pays qui n’est pas. (…) (Le pays qui n’est pas)

 
La Carélie

La maladie l’isole de tous, s’y ajoutent de graves difficultés financières qu’elle affronte avec sa mère. 
Elle se tourne alors vers la nature, et,  elle, « la fille lumière de la forêt » entre en communion avec les arbres et l’eau de sa Carélie natale, le ciel et les étoiles.

Je serai un arbre solitaire dans la plaine,
les arbres de la forêt étouffent d’un désir de tempêtes,
je serai saine de pied en cap, des filets dorés dans mon sang,
je serai innocente et pure pareille à une flamme dévorante; (…)(Désir de couleurs)


En automne les journées sont transparentes
et peintes sur le fond d’or de la forêt.
en automne les journées sourient au monde.
Il fait si bon de s’endormir sans rien souhaiter
rassasiée de fleurs et lissée de verdure (…) (Journées d’automne)


Maintenant, je tourne le dos à ce que j’ai vécu :
mes seuls compagnons seront la forêt, le rivage et le lac.
Maintenant je puise la sagesse dans la sève du pin,
maintenant je puise la vérité dans le tronc desséché du bouleau,
maintenant je puise la force dans le brin d’herbe le plus tendre;
un puissant seigneur daigne me tendre la main. (…) (Retour)


Les rêves de cette jeune femme sont si simples et pourtant irréalisables. Elle qui se sait « la dernière fleur de l’automne », elle désire pourtant peu de choses :

Dans tout ce monde ensoleillé
je n’ai qu’un souhait : un banc dans un jardin
où un chat se chauffe au soleil…
Je resterai assise, là,
une lettre glissée dans mon corsage.
une toute petite lettre.
Voilà mon rêve (Un souhait)


Mais nul mieux qu’Edith Sodergran ne sait la fragilité des rêves  :

"Ne t'approche pas trop de tes rêves
Ils sont fumées qui peuvent se disperser".


 J'aime tellement ces vers que j'aurais voulu pouvoir citer le recueil intégralement ! Mais je vous invite, si vous avez aimé vous aussi, à le lire entièrement car il recèle encore de nombreux trésors.





lundi 20 mars 2017

Elizabeth Gaskell : Mary Barton


Nous sommes à Mancherster en 1839. La révolution industrielle avec le développement des métiers à tisser entraîne une raréfaction du travail et des salaires misérables pour les ouvriers des filatures. La pauvreté qui régnait déjà dans ces milieux se transforme alors en une misère intolérable : plus de pain, plus de bois pour chauffer les taudis insalubres où s’entassent ces misérables. Ceux-ci meurent de faim ou de froid; ils sont décimés par les privations et la maladie; une épidémie de typhus se propage. La colère exacerbée par les souffrances et les deuils gronde parmi les travailleurs et le fossé s’agrandit encore entre la classe dirigeante et les ouvriers.
John Barton, ouvrier syndicaliste, un des personnages principaux du roman, se radicalise comme la plupart de ses amis.
Dans ce contexte menaçant, la fille de John, Mary Barton, une jolie couturière, est courtisée par le fils du patron, le séduisant Harry Carson. La jeune fille, coquette et naïve, est sensible à ses avances et rêve de pouvoir sortir de la misère en faisant un beau mariage. Mais son ami d’enfance Jem Wilson, ouvrier, fils du meilleur ami de son père, fou d’amour pour elle, la demande en mariage. Qui va-t-elle choisir ? Mary, toute jeune encore, n’est pas très lucide sur ses sentiments. Elle ne peut savoir que cette hésitation va provoquer un terrible drame dans une situation tendue où tout peut exploser..

La lutte des classes

Elizabeth Gaskell de William John Thompson

Mary Barton est le premier roman de E. Gaskell. Dès ce premier livre, Elizabeth Gaskell a une maîtrise de l’écriture qui se manifeste par une description précise, documentée, réaliste de la vie des ouvriers, des rapports avec leurs patrons et des luttes syndicales. Le roman paru en 1848 sous un nom d’emprunt a fait scandale lorsque l’on sut que c’était une femme qui l’avait écrit.
 Manifestement, Elizabeth Gaskell connaît bien les problèmes des milieux populaires. Elle a vécu, chez ses parents, dans une sphère intellectuelle qui s’intéresse à la politique et au sort du peuple. Quand elle va s’installer à Manchester pour suivre son mari, pasteur, en 1832, elle découvre les quartiers sordides où habitent les ouvriers des filatures de coton. Elle se rend compte qu’ils manquent de tout. En se liant avec certains d’entre eux, elle prend conscience de la colère et de la rancoeur qu’ils éprouvent envers les riches qui profitent de leur travail pour augmenter leur fortune mais les laissent dans la précarité et le dénuement.
Le but d’Elizabeth Gaskell n’est pas révolutionnaire. Elle essaie de ne juger ni les uns, ni les autres, Mais on sent bien sa compassion envers les humbles. Ce qu’elle cherche à faire comprendre aux employeurs comme aux employés, c’est que leurs intérêts sont communs.

« qu’il fût admis que les intérêts des uns étaient ceux de tous, et comme tels, qu’ils fussent envisagés et discutés par tous; qu’en conséquence, il était souhaitable que les ouvriers ne fussent pas seulement ignorants se comportant comme des machines, mais des hommes éduqués, capables de discernement; et qu’il existent entre eux et leurs patrons des liens de respect et d’affection »

 Les patrons aussi souffrent de la révolution industrielle et chaque classe devrait consentir à des sacrifices en temps de crise (même si, comme E Gaskell le fait remarquer, les uns sont privés du superflu, les autres de l’essentiel) mais tous devraient pouvoir profiter de la prospérité ensuite. Un discours que je crois avoir entendu à notre époque, non?

«  Ces machines dernier cri ont transformé la vie des hommes en loterie. Et pourtant, je suis persuadé que les métiers mécaniques, comme les trains et toutes ces inventions modernes sont des dons de Dieu. J’ai vécu assez longtemps pour voir que ça fait partie de son plan de nous envoyer des souffrances et qu’au bout du compte il en sort du bien; mais sûrement, ça fait aussi partie de son plan que le poids de ces souffrances soit allégé autant que faire se peut par ceux qu’il a eu la bonté de rendre heureux et satisfait de leur sort ici-bas. »

Très moderne donc, la conception d’Elizabeth Gaskell quand elle envisage une prise de conscience des deux parties à propos de leurs intérêts communs  et des rapports de classe!
Par contre, elle l’est moins et c’est bien compréhensible au XIX siècle - n’oublions pas qu’elle est aussi femme de pasteur - quand elle envisage les différences de classe sociale comme une volonté divine et qu’elle laisse la solution à la miséricorde des patrons ! Il est vrai qu’à côté des oboles et de la charité privée, elle demande, dans sa préface, au gouvernement une législation d’urgence pour éviter le pire. Elle écrit en 1848, le spectre de la révolution française est devant ses yeux, et elle a le sentiment que les ouvriers du textile sont laissés dans un état « où les lèvres se crispent sur des malédictions et où les poings se serrent prêts à frapper. »

    La peinture des ouvriers

Révolution industrielle : métiers à tisser
Ne pensez pas pourtant que la description de ces luttes sociales est un pensum. E Gaskell a le don de faire vivre ses personnages, de nous faire partager leur malheur en les peignant dans leur intérieur, ces petites maisons grises, sales et sans confort ou bien, pour les plus démunis, ces caves humides  - qui rappellent celles de Victor Hugo - où l’on meurt sans voir la clarté du jour. De plus, elle connaît si bien ce milieu qu'elle a des accents d'une grande authenticité, ce qui fait d'elle un admirable témoin de la société de son temps.

Après ma description de l’état de la rue, personne ne sera surpris si je dis qu’en entrant dans la cave où habitaient les Davenport, les deux hommes furent saisis par une odeur si fétide qu’ils faillirent suffoquer. Ils se ressaisirent rapidement, comme tous ceux qui sont habitués à ces choses-là et, s’accoutumant à l’épaisse obscurité, ils distinguèrent trois ou quatre jeunes enfants qui rampaient à même le sol de brique humide, que dis-je, trempé, à travers lequel suintaient les liquides infects de la rue. L’âtre était vide et noir; la femme assise à la place de son mari, pleurait dans la solitude sombre.

 Pour Gaskell les ouvriers ont une grandeur certaine, les uns par leur dignité face à la faim et aux privations, les autres par leur esprit de solidarité qui les pousse à donner leur pain à plus pauvre qu’eux. Leur morale est exigeante. Et même lorsqu’ils se laissent aller à des idées extrémistes et violentes, Gaskell ne les excuse pas mais elle les comprend.
En effet, comme George Sand, Elizabeth Gaskell a une haute idée du peuple. L’auteure nous montre  le désir d’apprendre de certains d’entre eux. Même ignorants, ils sont intelligents et comblent leur lacune par l’intelligence du coeur; évidemment l’écrivaine salue, en particulier, ceux qui sont religieux et savent conserver leur foi.  On sent le respect  qu’elle éprouve pour un certain type d’homme du peuple, personnes réelles qu’elle a rencontrées et appréciées.
Quant au lecteur, il s’attache aux personnages principaux comme Mary sincère et si courageuse et aussi à Margaret la petite chanteuse aveugle, à son grand père, un savant qui se passionne pour l’entomologie et tant d'autres… Elle  nous fait partager leurs joies et leurs chagrins.

De plus la traductrice française, Françoise du Sorbier, est parvenu à rendre au plus près la différence sociale entre les deux classes en conservant deux niveaux de langage en français, ce qui rend les dialogues authentiques.  En effet, les ouvriers de E. Gaskell parlent le dialecte du Lancashire, qui est celui d’une classe issue de la campagne gagnée par l’exode rural au moment de l’industrialisation.

Une histoire d’amour et un roman initiatique


Mary Barton est aussi un livre initiatique, celle d’une très jeune fille qui donne son titre au roman; elle a seulement treize ans au début du récit. Orpheline de mère, elle n’a pas de guide pour la protéger. Elle ne sait pas ce qu’est l’amour et le découvrira peu à peu. Ses erreurs sont dues à son inexpérience, sa naïveté, son ignorance des classes sociales. Certes, elle est coquette et tire un peu vanité de sa beauté, mais elle est sincère en amitié comme en amour, et elle ne se laisse jamais aller devant l’adversité. Face aux difficultés et mise au pied du mur, elle ne baisse pas les bras et se montre volontaire, intrépide et courageuse. C’est finalement une héroïne très positive.

Un art du suspense

Mary Barton au tribunal
 A partir du moment ou une menace pèse sur l’amoureux de Mary et où elle va tout mettre en oeuvre pour lui venir en aide (je ne veux pas vous en dire plus pour ne pas dévoiler l’intrigue), Elizabeth Gaskell a un art certain pour jouer sur les nerfs et maintenir le lecteur dans l’urgence. Nous sommes donc suspendus à l’action, angoissés. Le temps est compté et rythme les déplacements de la jeune fille. Une course contre la montre s’engage pour le salut de son bien-aimé. Nous craignons le pire même si nous savons que Elizabeth Gaskell n’est pas aussi cruelle envers ses personnages que Thomas Hardy ! Et c’est sûr que l’auteur de Jude l’Obscur, n'aurait pas imaginé un dénouement aussi  indulgent pour le couple d'amoureux !
 Elizabeth Gaskell pense que l’amour, la foi et le dialogue sont de puissants leviers pour remédier aux maux de l’humanité. Mais elle est consciente que les temps ne sont pas encore venus de cette réconciliation entre employeurs et employés. C’est la limite de son optimisme, c’est pourquoi pour survivre, le couple sera obligé de s’exiler. Elle épargne ainsi ses jeunes gens en leur laissant un espoir.

Un très bon roman donc qui a été mal accueilli à Manchester où les administrés de son mari pasteur, ne lui adressèrent plus la parole. Cependant l'écrivaine suscite l’admiration de Charles Dickens et de Carlyle et est reçue dans les cercles littéraires londoniens. Sa renommée dépasse bientôt le cadre national. Dostoievsky lui-même fait une traduction de Mary Barton en Russe.  En 1907 son oeuvre est interdite dans les écoles en Angleterre. Elle ne fut redécouverte en Angleterre qu’en 1970. L’oeuvre a été depuis adaptée au cinéma, au théâtre et à la télévision.

vendredi 17 mars 2017

Valentine Goby : Un paquebot dans les arbres


Au milieu des années 1950, Mathilde sort à peine de l’enfance quand la tuberculose envoie son père et, plus tard, sa mère au sanatorium d’Aincourt. Cafetiers de La Roche-Guyon, ils ont été le coeur battant de ce village des boucles de la Seine, à une cinquantaine de kilomètres de Paris.
Doué pour le bonheur mais totalement imprévoyant, ce couple aimant est ruiné par les soins tandis que le placement des enfants fait voler la famille en éclats, l’entraînant dans la spirale de la dépossession. En ce début des Trente Glorieuses au nom parfois trompeur, la Sécurité sociale protège presque exclusivement les salariés, et la pénicilline ne fait pas de miracle pour ceux qui par insouciance, méconnaissance ou dénuement tardent à solliciter la médecine.
À l’âge où les reflets changeants du fleuve, la conquête des bois et l’insatiable désir d’être aimée par son père auraient pu être ses seules obsessions, Mathilde lutte sans relâche pour réunir cette famille en détresse, et préserver la dignité de ses parents, retirés dans ce sanatorium – modèle architectural des années 1930 –, ce grand paquebot blanc niché au milieu des arbres. (quatrième de couverture)

De Valentine Goby, j’avais beaucoup aimé Kinderzimmer, aussi est-ce avec plaisir que j’ai commencé Un paquebot dans les arbres. Mais je ne suis pas parvenue à entrer dans ce livre, ce qui m'a surprise.

En effet, le sujet me paraît extrêmement intéressant et me touche : d’abord, cette enfance dans un milieu populaire et ce dénuement dans lequel se trouvent les enfants de cette famille quand cette affreuse maladie s'abat sur les parents.
Ensuite, l’époque me parle. Je me souviens encore des années 50 si peu de temps après la seconde guerre mondiale, dans les quartiers ouvriers de Marseille où je vivais. Enfin la tuberculose, cette maladie qui a tellement endeuillé ma famille entre les deux guerres mais que je croyais complètement éradiquée en 1950 après la découverte de la pénicilline. Les enfants en âge scolaire étaient extrêmement bien suivis, je m’en souviens, et passaient des radios pulmonaires chaque année. D’où mon étonnement ! On peut encore mourir de la tuberculose dans les années 1950 en France!
Tout était donc réuni pour que j’adhère complètement à ce roman. Et ceci  d’autant plus que Valentine Goby s’est très bien documentée sur tout ce qui touche la tuberculose, le sanatorium et l’Histoire de cette période dans laquelle se déroule le récit qu'elle inscrit dans les grands évènements du siècle, en particulier la guerre d'Algérie.

Et pourtant, je n’ai pas aimé ! Je n’ai même pas eu envie de le terminer et l’ai abandonné peu avant la fin mais le pire c’est que je me suis longtemps demandé pourquoi. Pourquoi? C’est cette question qui me pousse à reprendre mon billet.

D’abord, il y a ce récit fait au présent de narration que je n’aime pas même si c’est la mode chez les écrivains français actuels. Moderne, certes. Un style cinématographique pourrait-on dire ? mais je trouve beaucoup plus riche l’emploi du présent lorsqu’il apparaît dans un récit au passé et permet d’utiliser toutes les nuances de ce temps. Cela fait plusieurs fois que je constate mes réticences à ce sujet mais avec certains romans j’arrive à dépasser cette gêne et à entrer dans le livre comme pour Kinderzimmer qui, si je me souviens bien, est aussi au présent.
J'ai trouve le style de Un paquebot dans les arbres froid, avec ces petites phrases courtes, qui claquent sèchement et établissent une distance avec le personnage. Aucune émotion. Du coup le roman qui s’inspire d’une histoire familiale vraie devient un peu trop démonstratif. La jeune fille n’est plus un personnage de chair et de sang mais agit presque mécaniquement, elle devient à mes yeux une incarnation plus qu’un être vivant, un symbole donc de ce qu’il y a d’inhumain dans cette société.

Elle écoute prend acte, s’en va. C’est un vendredi soir. Elle rentre chez elle, elle aperçoit le scooter de Mathieu…
Il quitte Mathilde. Il est triste, il dit. Il ne lui en veut pas. il veut vivre autre chose. Comme la secrétaire il pose sa main sur la main de Mathilde, elle se laisse faire..

Je comprends ce désir de ne pas tomber dans le pathos surtout avec une histoire aussi déchirante et révoltante : ces malades abandonnés par la société, ces enfants qui ne reçoivent aucune aide … mais à force de froideur, il n’y a plus d’empathie.
Je sais bien que je me place a contre-courant de tout ce qui est dit sur ce roman qui a été très bien accueilli et j’en suis la première déçue mais, enfin, voilà mon ressenti personnel.

jeudi 16 mars 2017

Edith Sodergran : Nous, femmes (1)

Nicolaï Astrup

Je suis en train de lire un recueil de poèmes intitulé Le pays qui n'est pas de Edith Sodergran, poétesse finlandaise, dont je vous parlerai plus longuement bientôt. Voici un avant-goût d'une de ses poésies.

Nous,  femmes

Nous, femmes, sommes si proches de la terre brune. 

Nous demandons au coucou ce qu'il attend du printemps

Et nous enlaçons le tronc nu du pin,

nous explorons le coucher du soleil

en quête de signes et de conseils.

Une fois, j'ai aimé un homme, il ne croyait en rien...

Les yeux vides, il est venu par un jour de froid,

Un jour pesant, il est parti l'oubli au front.

Si mon enfant ne vit pas, il est le sien...

 
Nicolaï Astrup, peintre norvégien

mercredi 15 mars 2017

Floyd Gray : Le style de Montaigne

Le sourire de Montaigne

J’ai retrouvé un vieux livre qui date de mes années universitaires et qui s’intitule Le Style de Montaigne de Floyd Gray.
J’y ai relu un passage intéressant sur l’esprit et l’humour de Montaigne dans le chapitre La création par l’esprit.

L’auteur part de cette remarque  : On peut parler du rire de Rabelais mais du sourire de Montaigne. Et il oppose « l’esprit de fêtes foraines » de l’un et « l’esprit de salon »  de l’autre.

Je me demande au passage si le terme de « fêtes foraines » ne se teinte pas d’une nuance de mépris pour Rabelais et si les mots  « esprit de salon «  pour Montaigne, n’occulte pas un peu trop facilement tout ce qu’il peut y avoir de « rabelaisien », si j’ose dire, dans Montaigne. Après tout nous sommes au XVI siècle où l’on sait encore appeler un chat un chat ! Floyd Gray en convient mais pour lui c’est l’élégance et la finesse de l’auteur des Essais qui dominent.

Le comique de mots

La tour de Montaigne
 Si l’on trouve plusieurs anecdotes racontées pour leur effet comique dans les Essais, l’esprit de Montaigne « vient de sa façon de manier le vocabulaire  : c’est un comique de mots plutôt qu’un comique de mouvements. Ne trouve-t-on pas dans les deux phrases suivantes la subtilité et l’acrobatie d’un amateur du mot?»  déclare Floyd Gray en citant ce qui suit.
 
Mais à en parler à cette heure en conscience, j’ay souvent trouvé en leurs reproches et louanges tant de fauce mesure que je n’eusse guère failly de faillir plutôt que de bien faire à leur mode.  livre III chapitre II
Ma raison n’est pas duite à se courbir et fléchir, ce sont mes genoux. Livre III VIII

La métaphore 

La Librairie de Montaigne
 
Le « sourire » de Montaigne repose donc sur les mots et sur son style si riche en métaphores. Il nous amuse, par exemple, à prenant un mot abstrait et à l’associant à un mot concret. Ainsi dans la citation suivante, les principes si élevés de la philosophie, sont «les  poinctes » de l’esprit (mot abstrait) qui créent en étant associées à un mot concret « se rassoir », une image comique - allez vous asseoir sur des pointes, vous verrez le bien que cela vous fera!-  dans laquelle il faut voir une critique en règle du stoïcisme.
A quoy faire ces poinctes eslevées de la philosophie sur lesquelles aucun estre humain ne peut se rassoir, et ces règles qui excèdent notre usage et notre force. livre III chapitre IX

 Et dans la phrase suivante, à l'inverse, la même critique du stoïcisme amène le passage d'une image concrète à une image abstraite.

Qu'importe que nous tordons nos bras pourveu que nous ne tordons pas nos pensées ! Livre II XXXVII

Mais explique le commentateur ce n’est spirituel que si le lecteur s’arrête un instant pour réfléchir à la matérialité de la métaphore.
Combien void-on de monde en la guerre des Turcs et des Grecs, accepter plutost la mort tres-apre  que de se descirconcire pour se baptiser. » I XIV

Et de citer Bergson : « On appellera esprit une certaine disposition à esquisser en passant des scènes de comédie, mais à les esquisser si discrètement, si légèrement, si rapidement, que tout est déjà fini quand nous commençons à nous en apercevoir. »

La juxtaposition des mots

La juxtaposition inattendue des mots  est aussi un procédé courant de l'humour de Montaigne   : alliance d’un mot savant et d’un mot familier comme dans la citation ci-dessous. Ainsi dans le chapitre De la Vanité des paroles, il parle d’un italien, maître d’hôtel, imbu de lui-même et de sa charge  :

Il m’a faict un discours de cette science de gueule avec une gravité et contenance magistrale, comme s’il m’eust parlé de quelque grand poinct de Theologie. I LI

L'ironie

Montaigne
Montaigne pratique aussi  l’autodérision, la distanciation par rapport à lui-même :

« Enfin toute cette fricassée que je barbouille ici n’est qu’un registre des essais de ma vie » III XIII
«  ce fagotage de tant de diverses pièces »  Livre II XXXVI

Quant l’ironie s’applique aux autres, elle est souvent mordante, sarcastique. Il vise en particulier les pédants, les médecins et les  femmes. 

« J’en cognoy (des pédants), à qui je demande ce qu’il sait, il me demande un livre pour me le montrer; et n’oseroit me dire qu’il a le derriere galeux, s’il ne va sur le champ estudier en son lexicon, que c’est que galeux, et que c’est que derrière. » I XXIV

« Le chois mesme de la plupart de leurs drogues est aucunement mystérieux et divin : Le pied gauche d’une tortue, L’urine d’un lézard, La fiente d’un elephant, Le foye d’une taupe, Du sang tiré sous l’aile droite d’un pigeon blanc (…) Je laisse à part le nombre impair de leurs pillules, la destination de certains jours et restes de l’annee, la distinction des heures à cueillir les herbes de leur ingrédient, et cette grimace rebarbative et prudente de leur port et contenance, de quoy Pline mesme se moque. »

Sur le différend advenu à Cateloigne entre une femme se plaignant des efforts trop assiduelz de son mary, non tant, à mon avis, qu’elle en fut incommodée (car je ne crois les miracles qu’en foy ) … III V

La fausse naïveté

Le bureau dans sa librairie
Il procède aussi à la manière qui sera celle du Montesquieu de Comment peut-on être persan? avec une naïveté voulue pour mieux faire ressortir les défauts de la société française par rapport à une autre. Dans Les Cannibales, il reconnaît la justesse et la modération du raisonnement des « sauvages »   et se moque de notre prétention à la supériorité.

Tout cela ne va pas trop mal : mais quoi, ils ne portent point de haut de chausses; I XXX

L’antithèse

Ou encore comme le fera plus tard Voltaire, l’ironie de Montaigne vient de l’association de deux termes ou deux idées antithétiques d’où naissent la surprise et l’humour qui renforcent la critique :

O que ce bon Empereur qui faisait lier la verge à ses criminels pour les faire mourir. III IX

La structure de la phrase

De même, la structure de la phrase permet à Montaigne de tirer des effets comiques par une addition imprévue. Au moment où la phrase paraît finie, un mot, un rejet, crée l’effet comique et satirique :

Comme font ces personnes qu’on loué aux mortuaires pour aider en leur cérémonie du deuil, qui vendent leurs larmes au pois et à mesure, et leurs tristesses. 

La comparaison

La comparaison peut aussi devenir comique si l’on associe quelque chose de grave, solennel à  un quelque chose de petit, sans importance.

Voilà les Stoïciens, pères de l’humaine prudence, qui trouvent que l’ami d’un homme accablé sous une ruine, traîne et ahan long temps à sortir, ne pouvant se desceller de la charge, comme une souris prinse à la trapette .  livre II

 La comparaison passe de l'abstraction au concret :

Un rhétoricien disait que son métier estoit « des choses petites, les faire paroistre et trouver grandes. » C’est un cordonnier qui sçait faire de grands souliers à un petit pied »  Livre I LI

Les mots délicieux

Les inscriptions latines et grecques inscrites sur les poutres
 
Et puis il y a ce que Floyd Gray appelle faute de mieux « les mots délicieux » comme « petit homme »  dont Montaigne s'affuble parfois en parlant de lui-même.

Un de mes gens, grand et fort, monté sur un puissant roussin qui avait une bouche desesperée, frais au demeurant et vigoureux, pour faire le hardy et devancer ses compaignons vint à le pousser à toute bride droict dans ma route, et fondre comme un colosse sur le petit homme et petit cheval, et le foudroier de sa raideur et de sa pesanteur.

J’ajouterai dans les termes qui sont bons à savourer et qui font rire, ces mots qui sont en eux-mêmes une métaphore et donne à voir les personnages en suscitant des images comiques. Ainsi dans ce passage où Montaigne qui souffre de la gravelle (calculs rénaux) explique les contradictions de la médecine pour soigner cette maladie selon les nationalités.

Le boire n’est aucunement receu en Allemaigne; pour toutes maladies, ils se baignent, et sont à grenouiller dans l’eau, quasi d’un soleil à l’aultre. Livre II  XXXVII

Et puis il y a les néologismes si imagées qu'ils prêtent à sourire.
 
Il appelle Allongeail  le troisième tome des Essais où l'on reconnaît les mots long ou allongement.
(Livre III IX) et surpoids les additions qu'il fait à son portrait.
 

Et pour compléter ce billet sur le "sourire" de Montaigne vous pouvez écrire dans les commentaires des mots, des expressions  ... que vous aimez.  Je les rajouterai  ici.

Merci à Tania qui  cite ce passage du Livre III chapitre III : 

"Quand je danse, je danse; quand je dors, je dors : voire quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurences estrangieres quelque partie du temps; quelque autre partie, je les ramene à la promenade, au verger, à la doulceur de cette solitude, et à moy."


Montaigne veut dire qu'il faut savoir jouir de la vie, des "plaisirs naturels et par conséquent nécessaires et justes" sans se laisser entraîner par son esprit à d'autres spéculations, qu'il faut être à ce que l'on fait.
Il formule d'une autre manière cette idée :

" Chercheront-ils pas la quadrature du cercle, iuchez sur leur femmes ? Je hais qu'on nous ordonne d'avoir l'esprit aux nues, pendant que nous avons le corps à table." 
Toujours ce passage  plein d'humour de l'abstrait au concret.






lundi 13 mars 2017

Peter May : L’île des chasseurs d’oiseaux


L’île des chasseurs d’oiseaux  est le premier livre de la trilogie écossaise de Peter May. C’est le seul des trois que j’ai lu pour l’instant.
L'île de Lewis et Harris (source)
L’inspecteur Fin MCleod travaille à Edimbourg mais il est envoyé dans son île natale de Lewis, au nord de l’Ecosse, car un meurtre vient d’y être commis. C’est l’occasion pour Fin de revoir les lieux où il a passé son enfance, de rencontrer des gens qui ont fait partie de sa vie, camarades d’école, premier amour, de se remémorer ses parents aimants, morts trop tôt, et la tante qui l’a élevé. Tous ces souvenirs assaillent l’inspecteur mais le souvenir le plus fort et le plus mystérieux a trait à une coutume de l’île Lewis. Les hommes se rendent chaque année sur l’îlot rocheux de An Sgeir pour tuer des milliers d’oiseaux nouveaux-nés (guga en gaélique) qui nichent sur les falaises.
 Un voyage périlleux et dangereux qui constitue pour les adolescents une sorte de rite de passage initiatique.  Mais  Fin, lui, ne se souvient pas avec exactitude de ce qui s’est passé sur l’îlot quand il y est allé sinon qu’il y a eu mort d’homme, le père de son meilleur ami. Parallèlement à l’enquête policière, c’est une plongée dans la mémoire qui est ainsi menée et qui va révéler un pan tragique de sa vie occulté.
Les chasseurs de gugas (fous de Bassan)(source)
J’ai beaucoup aimé l’ambiance de ce roman dont la force tient dans la description de cette île qui a, certes, peut-être un peu évolué depuis l’enfance de Fin dans les années 70 mais qui est pourtant sensiblement la même. Attachés à ses traditions et à la langue gaélique, marqués par un religion austère, façonnés par le climat et leur travail (la terre ou la mer) les habitants de cette île sont des personnages rudes. Les jeunes gens ne rêvent qu’à une chose : quitter l’île comme l’a fait Fin Mcleod en son temps !

Ilot rocheux de Sgeir (source)
 Peter May révèle une puissance d’écriture certaine quand il entreprend le récit de la chasse aux oiseaux sur l’îlot de An Sgeir. Il y a dans le sacrifice des Fous de Bassan, dans le sang versé, les dangers partagés, la cadence infernale, la longueur de l'épreuve (deux semaines) une sorte de rite primitif ; les hommes se retrouvent soudés par une solidarité viscérale qui n’a plus rien à voir avec la raison. Cette chasse qui, jadis, obéissait à des impératifs économiques (un peuple très pauvre qui trouvait là de quoi se nourrir après un hiver rigoureux) n’est plus une nécessité. Mais elle se poursuit malgré les combats menés par les écologistes. Les hommes risquent donc leur vie gratuitement sur ces falaises suspendues au-dessus de l’océan parce que c'est la tradition et aussi, comme le dit l’un d’entre eux, « parce que personne d’autre ne le fait, nulle part dans le monde; Nous sommes les seuls ».  D'autre part, tous les personnages se révèlent, au fil du roman, liés entre eux par un lourd passé dont ils ne peuvent se délivrer. Ces passages sont des grands moments du roman, assez inoubliables. Quant à l’intrigue policière proprement dite, elle est en relation avec le passé de Fin Mcleod mais je ne vous en dirai pas plus..