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dimanche 29 janvier 2012

Lord Byron : Sonnet à Genevra


Lord Byron par Gericault

Lord Byron a écrit deux sonnets -dont celui-ci- dédiés à Genevra, jeune femme qui n'est pas clairement identifiée, en Décembre 1813.  Peut-être sacrifiait-il à un genre qui n'était pas vraiment le sien puisqu'il écrit dans son journal que ces sonnets étaient  un exercice pour illustrer l'amour platonique.  Mais il  les jugeait peu intéressants, préférant célébrer l'amour passion, sulfureux, tragique.

Thy cheek is pale with thought, but not from woe,
And yet so lovely, that if Mirth could flush
Its rose of whiteness with the brightest blush, 
My heart would wish away that ruder glow:

And dazzle not thy deep-blue eyes---but, oh!
While gazing on them sterner eyes will gush, 
And into mine my mother's weakness rush, 
Soft as the last drops round Heaven's airy bow. 

For, though thy long dark lashes low depending, 
The soul of melancholy Gentleness 
Gleams like a Seraph from the sky descending,

Above all pain, yet pitying all distress; 
At once such majesty with sweetness blending, 
I worship more, but cannot love thee less. 


Ta joue pâlit par la pensée et  non par la souffrance
a pourtant tant de charme, que si la Joie pouvait rougir
la blancheur rose de ta peau d'un rouge  plus brillant
Mon coeur souhaiterait effacer cet éclat plus grossier.

Et  tes yeux d'un bleu profond ne sont pas aveuglants
Mais ils font pleurer les yeux les plus sévères qui se posent sur eux
Et dans les miens, les larmes coulent comme ceux d'une mère 
Douces comme l'ultime pluie de la voûte céleste

Car bien que tu tiennes abaissés tes longs cils sombres        
    L'âme de la mélancolique Douceur
Brille comme un Séraphin qui descend
du ciel
 
Sur toute peine, pitoyable envers toute détresse;
Une si grande majesté alliée à la douceur
Fait que je te vénère plus mais ne peux t'aimer moins.











 

Un livre, un Jeu : réponse à l'énigme n° 19 Emile Zola, Germinal

 Ont gagné le droit  de descendre dans la mine aujourd'hui (Rentabilité exigée) : Aifelle,  Asphodèle, Dasola,  Dominique, Eeguab, Gwenaelle,  Keisha, Lireaujardin, Maggie, Myriam, Nanou, Somaja.
  
 Le Livre : Germinal de Zola
Le film : Germinal de Claude Berri, Renaud

Et oui, Germinal est l'un des plus célèbres romans de Zola. C'est le deuxième que j'ai lu dans mon adolescence après Le Bonheur des Dames et il est resté depuis mon préféré. (oui, je sais, ce n'est pas très original!)

Germinal fait partie des Rougon-Macquart que Zola imagine comme une grande fresque de la société du second Empire à travers l'histoire d'une famille.  Le premier volume, La Fortune des Rougon est publié en 1871. C'est en 1877 que paraît le septième roman L'Assommoir qui raconte l'histoire de Gervaise Macquart qui "monte" à Paris pour suivre son amant Auguste Lantier. Gervaise a deux fils, Etienne et Claude Lantier. Ce dernier est le peintre raté de l'Oeuvre (1886). Gervaise épouse ensuite Coupeau et a une fille Anna Coupeau (Nana 1880).

Germinal (1885) qui est le treizième roman de la série a pour personnage principal Etienne qui se rattache par sa mère Gervaise, son frère Claude et sa demi-soeur Nana à la famille des Rougon-Macquart.

Chassé de son emploi pour avoir giflé son patron, Etienne Lantier arrive dans le Nord à Voreux et se fait embaucher à la mine. Il devient l'ami d'un mineur Maheu et est amoureux de la fille  de celui-ci, Catherine (15 ans). Mais celle-ci se donne à Chaval qui la maltraite. Une rivalité amoureuse éclate entre les deux hommes. La misère des ouvriers est telle que les restrictions de salaire imposées par les patrons provoque une révolte. Les mineurs se mettent en grève, ce qui va conduire à une tragédie.

Un roman naturaliste
Dans ce roman comme dans tous les volumes des Rougon-Macquart, Zola poursuit son oeuvre de romancier naturaliste. Le roman doit être soumis aux règles de l'investigation scientifique et allier observation et expérimentation. Il s'appuie donc sur les découvertes récentes des lois de l'hérédité pour démontrer que la psychologie n'est explicable que par la physiologie. Ainsi Etienne Lantier raconte à Catherine comment il est marqué dans son sang par l'alcoolisme de ses parents. La moindre goutte d'alcool le met hors de lui et réveille une violence incontrôlable. De plus, Zola pense que l'individu est déterminé par son milieu social : "Même notre grande étude est là, dans le travail réciproque de la société sur l'individu et de l'individu sur la société". Les enfants d'ouvriers dépourvus d'instruction et d'éducation ne peuvent échapper à ce déterminisme. La Maheude explique à Lantier à la fin du roman que Lénore et Henri, les cadets de la famille Maheu, devront attendre encore quatre ans pour aller à la mine.
 Etienne ne put retenir un geste douloureux.
"eux aussi!"
Une rougeur était montée aux joues blêmes de la Maheude tandis que ses yeux s'allumaient. Mais ses épaules s'affaissèrent, comme sous l'écrasement du destin.
" Que veux-tu? eux après les autres... Tous y ont laissé leur peau, c'est leur tour."

Un roman politique

Avec Germinal, Zola écrit un livre sur  la lutte des classes, sur l'affrontement entre bourgeois représentés par les Hennebeau et les Grégoire et les ouvriers. Zola y oppose plusieurs théories politiques qui sont représentés par des individus. Lantier représente un socialisme communautaire, basé sur la solidarité et le partage. Il est très attiré par le Marxisme et l'Internationale des travailleurs qui vient de se créer à Londres.

Mais Etienne s'enflammait. Toute une prédisposition de révolte le jetait à la lutte du travail contre le capital, dans les illusions premières de son ignorance. C'était de l'Association internationale des travailleurs qu'il s'agissait, de cette fameuse Internationale qui venait de se créer à Londres. N'y avait-il pas là un effort superbe, une campagne où la justice allait enfin triompher ? Plus de frontières, les travailleurs du monde entier se levant, s'unissant, pour assurer à l'ouvrier le pain qu'il gagne. Et quelle organisation simple et grande : en bas, la section, qui représente la commune ; puis, la fédération, qui groupe les sections d'une même province ; puis, la nation, et au-dessus, enfin, l'humanité, incarnée dans un Conseil général, où chaque nation était représentée par un secrétaire correspondant. Avant six mois, on aurait conquis la terre, on dicterait des lois aux patrons, s'ils faisaient les méchants. 
Pendant la grève et devant la violence de la répression,  il se radicalise:

Il posait que la liberté ne pouvait être obtenue que par la destruction de l'état. Puis quand les peuples se seraient emparés du gouvernement, les réformes commenceraient : retour à la commune primitive, substitution d'une famille égalitaire à la famille morale et oppressive, égalité absolue civile, politique et économique, garantie de l'indépendance individuelle grâce à la possession et au produit intégral des outils du travail, enfin instruction professionnelle et gratuite payée par la collectivité.
Face à lui, Souvarine, un russe nihiliste, incarne le militant anarchiste, qui prône la destruction et la violence. C'est lui qui sabote la mine avant de repartir.

« Des bêtises ! répéta Souvarine. Votre Karl Marx en est encore à vouloir laisser agir les forces naturelles. Pas de politique, pas de conspiration, n’est-ce pas ? tout au grand jour, et uniquement pour la hausse des salaires... Fichez-moi donc la paix, avec votre évolution ! Allumez le feu aux quatre coins des villes, fauchez les peuples, rasez tout, et quand il ne restera plus rien de ce monde pourri, peut-être en repoussera-t-il un meilleur. »

Un roman métaphorique et épique

Si le roman obéit aux règles du naturalisme, il s'en échappe aussi par la force du style de l'écrivain et son talent. Certes, les personnages obéissent à des lois scientifiques et la société est marquée par le Darwinisme qui veut que les créatures les plus fortes supplantent les plus faibles expliquant ainsi l'évolution des espèces. Mais Zola n'est pas un scientifique, c'est surtout un visionnaire et un poète. Il a l'art de faire bouger les foules, de les emporter dans un élan farouche et splendide, semblable à un magnifique tableau de la Liberté en marche à la Delacroix, qui fait lever l'espoir dans l'humanité future. Il utilise les formes épiques, l'hyperbole, l'accumulation s'élevant jusqu'à l'outrance pour peindre "la vision rouge de la révolution en marche". Il plonge le lecteur dans les clairs-obscurs des paysages miniers, les feux des brasiers rougeoyant à l'air libre dans la noirceur du ciel, découpant les formes lourdes et menaçantes de la Mine, cette abîme semblable à "une bête goulue" qui dévore ses enfants et exige son tribut de vie humaine. En véritable artiste, il joue sur le mouvement, les lumières, les couleurs, avec une dominante rouge qui évoque le sang répandu, pour donner vie, forme, dimension, grandeur à la mine, cadre à la fois réaliste mais aussi surnaturel tel le gouffre des Enfers qui "mange les hommes", tel un  "monstre..",  "une bête mauvaise gorgée de chair humaine". Et le roman se termine par cette belle métaphore de la germination qui donne son titre au roman *:

Et sous ses pieds, les coups profonds, les coups obstinés des rivelaines continuaient. Les camarades étaient tous là, il les entendait le suivre à chaque enjambée. N'était-ce pas la Maheude, sous cette pièce de betteraves, l'échine cassée, dont le souffle montait si rauque, accompagné par le ronflement du ventilateur ? A gauche, à droite, plus loin, il croyait en reconnaître d'autres, sous les blés, les haies vives, les jeunes arbres. Maintenant, en plein ciel, le soleil d'avril rayonnait dans sa gloire, échauffant la terre qui enfantait. Du flanc nourricier jaillissait la vie, les bourgeons crevaient en feuilles vertes, les champs tressaillaient de la poussée des herbes. De toutes parts, des graines se gonflaient, s'allongeaient, gerçaient la plaine, travaillées d'un besoin de chaleur et de lumière. Un débordement de sève coulait avec des voix chuchotantes, le bruit des germes s'épandait en un grand baiser. Encore, encore, de plus en plus distinctement, comme s'ils se fussent rapprochés du sol, les camarades tapaient. Aux rayons enflammés de l'astre, par cette matinée de jeunesse, c'était de cette rumeur que la campagne était grosse. Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre. ... 
Ainsi le récit qui s'était ouvert sur l'arrivée d'Etienne à Voreux en plein hiver, dans la nuit et le froid, se clôt par son départ au printemps, sous le soleil, lorsque la nature s'éveille. Entre temps le personnage a fait l'apprentissage d'un métier, de la lutte des classes et de l'amour et c'est plein d'espoir qu'il repart dans la vie malgré la grève, les affrontements sanglants et la défaite que lui et les mineurs viennent d'essuyer.
* le titre est emprunté au calendrier révolutionnaire de Fabre d'Eglantine : Germinal est le  début du printemps, Avril, mois de la germination, de l'éveil de la nature

samedi 28 janvier 2012

Un livre/un Jeu : Enigme N° 19




Wens de En effeuillant le chrysanthème et moi-même, nous vous proposons, le samedi, un jeu sous forme d'énigme qui unit nos deux passions : La littérature et le cinéma! Il s'intitule : Un livre, Un film.

Chez Wens ICI vous devez trouver le film et le réalisateur, chez moi le livre et l'auteur.

Consignes :  Vous pouvez donner vos réponses par mail (que vous trouverez dans mon profil) : Qui êtes-vous? et  me laisser un mot dans les commentaires sans révéler la réponse pour m'avertir de votre participation. Le résultat de l'énigme et la proclamation des vainqueurs seront donnés le Dimanche.


Enigme 19

Il s'agit d'un roman français célèbre écrit au du XIX siècle qui se déroule dans un milieu ouvrier. Mais le passage ci-dessous, au style si caractéristique, vous en dira plus!


Darwin avait-il donc raison, le monde ne serait-il qu'une bataille, les forts mangeant les faibles, pour la beauté et la continuité de l'espèce ? Cette question le troublait, bien qu'il tranchât, en homme content de sa science. Mais une idée dissipa ses doutes, l'enchanta, celle de reprendre son explication ancienne de la théorie, la première fois qu'il parlerait. S'il fallait qu'une classe fût mangée ? n'était-ce pas le peuple, vivace, neuf encore, qui mangerait la bourgeoisie épuisée de jouissance ? Du sang nouveau ferait la société nouvelle. Et, dans cette attente d'un envahissement des barbares, régénérant les vieilles nations caduques, reparaissait sa foi absolue à une révolution prochaine, la vraie, celle des travailleurs, dont l'incendie embraserait la fin du siècle de cette pourpre de soleil levant, qu'il regardait saigner au ciel.

vendredi 27 janvier 2012

Des Américains à Avignon (2) : Henry Miller, le point de vue de l’urinoir

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Rue du Limas aujourd'hui restaurée dans le quartier que décrit Henry Miller

Le recueil intitulé Des Américains dans la ville cite un texte de Henry Miller, paru dans Black Spring en 1936, volontiers provocateur, qui se réjouissait que les Français aient si bon goût pour choisir l'emplacement de leur urinoir! (voir texte 1) C'est de là qu'il se plaisait à observer la ville d'Avignon.

images-2.1253797715.jpgEt aussitôt j'en vois un autre *: juste à côté du Palais des Papes, en Avignon. A un jet de pierre de la charmante petite place qui, par les nuits de printemps, semble jonchée de velours et de dentelles, de masques et de confettis. Si lentement coule le temps que l'on croit entendre les faibles sonneries de cors minuscules, le passé glisse comme un fantôme, puis se noie dans les basses profondes des cloches martelées qui broient la musique muette de la nuit. Tout juste à un jet de pierre aussi de l'obscur petit quartier où flamboient les lanternes rouges. Là, à l'heure où le soir fraîchit, vous verrez les petites rues tortueuses bourdonnantes d'activité, les femmes en maillots de bain ou en chemise se prélassant sur leurs seuils, la cigarette à la bouche, et invitant les passants. A mesure que tombe la nuit, les murs semblent se rejoindre, et de toutes les ruelles qui s'égouttent dans le ruisseau, voici que s'écoule une foule d'hommes curieux et affamés, envahissant les rues étroites, tournant en rond, s'élançant au hasard comme des spermatozoïdes vibrant de la queue à la recherche  de l'ovule, et qui finissent par être happés par la gueule ouverte des bordels.
* urinoir

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La place du Palais des Papes avant restauration (carte postale)

Ce texte se décompose en deux parties toutes deux ponctuées par la répétition de :  A un jet de pierre/ tout juste à un jet de pierre.
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Dans les deux cas, le regard de l'écrivain part de l'urinoir où il se trouve (situation, ô combien iconoclaste, pour un texte littéraire!) pour aller vers deux endroits différents : la place #le petit quartier des lanternes rouges. Ces deux lieux désignent à Avignon, la place des Papes et le quartier de la Balance au-dessous du Palais où vivaient les prostituées.
Deux parties antithétiques qui opposent une place charmante à un quartier mal famé... nouvelle provocation de l'écrivain?
Tout d'abord la place dont la description légère et romantique qui évoque le Verlaine des Fêtes galantes : charmante, jonchée de velours, dentelles, masques et confetti, nuits de printemps, nous paraît en complète inadéquation avec le matérialisme sordide de l'urinoir. Ironie de Miller qui s'amuse à choquer son lecteur et à secouer la bonne société bien pensante contre laquelle il est en révolte.
La proximité dans l'espace évoqué par l'expression à un jet de pierre correspond à une proximité dans le temps : si lentement coule le temps, métaphore de l'eau qui nous entraîne du présent de cette place de velours et de dentelles, au passé et ceci tout en douceur comme en témoigne le verbe glisse.  Nous voyageons dans le temps sur les ailes de l'imagination. Nous sommes toujours sur la même place mais les personnages de la fête évoquée plus haut semblent s'être dématérialisés comme un fantôme. Le passé ainsi associé à la mort convoque un paysage feutré où tous les sons sont étouffés : faibles, minuscules,  se noie,  où tout est en demi-teintes et très doux : lentement. Mais la douceur est démenti par le choix des instruments qui n'ont rien de discret :  des sonneries, des cors (même s'ils sont minuscules), des cloches à la basse profonde et qui, de plus, sont martelés. Baudelaire associait lui aussi le son de la cloche et les coups de marteau à l'image de la mort. La vision que nous avons devant nous est bruyante et curieusement inaudible comme le souligne l'oxymore la musique muette ce qui accentue encore l'idée que nous sommes dans un cauchemar. La montée du malaise est orchestrée par la gradation dans le choix des termes qui évoquent tous la Mort, de  se noie, martelés à qui broient. Il y a un acharnement dans la violence car la mort n'épargne personne. Elle n'est douce qu'en apparence et ce n'est donc pas par hasard qu'elle se déroule la nuit . Aux nuits ,au pluriel, à cette saison de printemps, qui font naître des idées de calme et gaieté, a succédé la nuit, au singulier (la musique muette de la nuit), nuit définitive, unique, angoissante, comme cette musique que l'on ne peut entendre (on pense au Cri de Munch), celle du tombeau, qui enveloppe les silhouettes irréelles glissant dans les ténèbres.
La place Campana aujourdhui; jadis, lieu de prostitution

place-campana-avignon.1253793849.jpg Ensuite, et toujours du point de vue de  l'urinoir, nous nous projetons en pensée dans le petit quartier des prostituées. Nous sommes retournés dans le présent. Et l'écrivain choisit aussi pour pénétrer dans le quartier des femmes la progressive entrée dans la  nuit : le soir fraîchit, à mesure que la nuit tombe . Cela lui permet de créer un tableau un peu inquiétant en clair-osbcur où dominent le noir et le rouge semblable à un incendie : obscur  les lanterne rouges, flamboient. Contrairement au précédent paragraphe la scène est extrêmement animée : d'activité, les femmes, les passants, une foule d'hommes. La profusion des verbes de mouvement donne l'impression d'une vie intense : s'écoule, envahissant, tournant, s'élançant. L'adjectif bourdonnantes introduit le bruit et l'image de la ruche que l'auteur utilisera plus loin, hors texte. Si  la scène est vivante, elle est pourtant loin d'être plaisante et rassurante. Certains mots créent l'inquiétude : certes, les femmes se prélassent sur les seuils des maisons, idée de détente et de repos contrariée par la description qui suit car elles sont en maillot de bain ou en chemise et les ruelles petites sont tortueuses. Cette impression d'étrangeté, d'anormalité ne va cesser de croître. Le cadre se déforme, se tord, (je pense aux tableaux de la période cubiste de Delaunay) nous fait perdre pied avec la réalité : les murs semblent se rejoindre, les ruelles s'égouttent comme si la scène n'avait pas de consistance et se liquéfiait. La métaphore de l'eau, le ruisseau, le verbe s'écoule, a changé de sens. Elle n'évoque plus, à la manière d'Appolinaire, l'inexorable passage du temps et comme précédemment le retour vers le passé. Nous sommes bien dans le présent mais un présent sordide : le ruisseau qui coule dans les ruelles est celui qui charrie les immondices et peint métaphoriquement la déchéance de ces femmes invitant le passant. La foule qui s'écoule est composée d'hommes robots dont les mouvements ne sont plus conscients et volontaires : ils tournent en rond, ils s'élancent mais au hasard. Ils sont devenus des machines à se reproduire, curieux et affamés de sexe, seulement guidés par l'instinct de survie, le désir de copulation comme le prouve la comparaison hardie  avec des spermatozoïdes vibrant..  de la queue à la recherche de l'ovule. Finalement, chez Miller, Eros est toujours très proche de Tanatos car c'est la mort qui attend ces hommes comme le prouvent le verbe, finissent. Et cette fin est violente si l'on en juge par le mouvement :  happé . Le mot choisi pour parler des bordels : la gueule introduit la vision d'un monstre qui engloutit cette foule d'hommes sans conscience et clôt ainsi ce texte sur une image d'apocalypse. Réflexe judéo-chrétienne de Miller? Malgré son refus du puritanisme américain et son désir de choquer, l'amour vénal  et la prostitution paraissent assimilés à l'Enfer, image suscitée par ce crépuscule éclairé des flammes de la damnation.

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Ainsi malgré la provocation du point de vue de l'urinoir, Henry Miller nous livre un texte brillant, magnifiquement écrit, qui témoigne d'une grande valeur littéraire.

Le quartier de la Balance où il y avait jadis de nombreux palais cardinalices était dans un tel état délabrement que la ville a hésité entre restauration et réhabilitation

Rue de la Balance: certains bâtiments ont pu être restaurés mais d'autres ont malheureusement été détruits.


 En 1930 

Quand Henry Miller visite Avignon en 1930, le centre de la ville n'était restauré et offrait un aspect pauvre et délabré. Les ruelles en pente jusqu'au Rhône au-dessous du Palais des Papes  en très mauvais état, abritaient une population laborieuse extrêmement modeste composée d'ouvriers, de petits artisans, et pour certaines rues de gitans et de protituées.

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Rue de Limas aujourd'hui restaurée dans la même quartier

Rue de la Pente Rapide: Au centre de cette ruelle étroite aux murs lépreux coulait un petit ruisseau
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jeudi 26 janvier 2012

Des Américains à Avignon (1) : James,Carter, Miller, Kérouac


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Le recueil intitulé Des américains  dans la ville, dans les éditions Librairie contemporaine d'Avignon,  regroupe les textes de quatre écrivains américains en voyage  à Avignon.

Georges Wickes qui a préfacé le livre écrit :
 Il n'est pas étonnant que nos quatre écrivains aient vu la ville sous des jours différents. Songez à l'abîme qui sépare ce dix-neuvième siècle, qui savait si bien prendre son temps, de notre époque instable, le voyageur chevronné de celui pour qui son voyage en Europe est l'accomplissement d'un rêve d'enfant, l'homme du monde de l'institutrice novice, pour ne rien dire de l'anarchiste et du renégat. Entre la façon cossue de voyager d'un Henry James et la tenue d'ouvrier (pas encore à la mode à l'époque) d'un Jack Kérouac ployant sous son barda et essayant de faire de l'auto-stop pour économiser quelques sous, quel contraste! Et quel symbole des changements apparus dans le portrait de l'écrivain au long de quatre générations! Ce n'est pas tellement la ville qui change; ce sont les points de vue de l'écrivain, et, en conséquence, leur choix parmi les choses à voir."

Henry James  ( 1843-1916) texte paru dans  A little  Tour in France en 1884
images-1.1253545364.jpg Grand voyageur, il fit trois séjours à Avignon, le premier sous la pluie où il se promit de revenir en des temps plus cléments, le second très rapide car il était  en route pour l'Italie et le troisième qu'il relate dans A little Tour in France. Il descendit à l'Hôtel de l'Europe, un bel établissement à l'usage de la bourgeoisie huppée.  Il présente Avignon sous une pluie incessante (encore!)et sous un jour assez noir. Il faut dire qu'au XIXème siècle le centre d'Avignon, son palais à moitié en ruines, transformé en caserne, ses quartiers mal famés de La Balance, aux maisons délabrées, était certainement moins plaisant qu'aujourd'hui! Voyageur érudit, cultivé, il procède par comparaison, toujours attentif à analyser ses sentiments, à convoquer des références culturelles. Il visite musées et palais mais rien ne semble trouver grâce à ces yeux si ce n'est ce qui, dans la ville, lui rappelle l'Italie.  James se définissait lui-même comme un touriste sentimental, un chasseur du pittoresque.
Ce jardin (celui du Rocher des Doms) rappelle vaguement et de façon légèrement perverse les ombrages du Pincio à Rome. Je ne sais si c'est l'ombre de la papauté, présente en ces deux endroits, alliée à une vague ressemblance entre les églises qui semblent toutes deux défendre les lieux et auxquelles on accède, dans les deux cas, par une montée d'escaliers, mais chaque fois que j'ai vu la promenade des Doms, elle m'a transporté en pensée vers la terrasse aux dimensions plus nobles d'où l'on contemple le Tibre et Saint Pierre.

Willa Carter (1876-1947): Elle écrivit ces articles sur Avignon pour la presse locale de sa ville dans le Nebraska dans l'année 1902.
cather-1.1253545241.jpg Elle aussi descendit à l'hôtel de l'Europe en 1902  par une journée caniculaire dont Avignon a le secret au mois d'août! C'était son premier voyage en Europe à  28 ans. Maîtresse d'école, elle n'avait pas encore écrit  et n'était pas encore connue du monde de la littérature. Elle avait lu les écrits de James sur Avignon et l'on peut penser qu'elle devait épouver pour lui respect et humilité. Pourtant la ville l'enthousisama et elle prit le contrepied du grand écrivain. Son séjour d'Avignon laissa en elle des traces profondes et fit naître des sentiments qu'elle exprima plus tard, dans ses écrits, et qui l'accompagnèrent tout au long de sa vie.  Son style assez lyrique exalte la beauté naturelle du site de la ville. Sa dernière oeuvre, interrompue par la mort, avait pour cadre l'Avignon du Moyen-Age.
En fin d'après midi, nous regardons le soleil allumer au front des Alpes ses changeantes apothéoses. Puis  nous rallions la salle à manger gothique pour le dîner et la nuit descend, reposante, réparatrice, sur la Provence poussiéreuse et desséchée.

Henry Miller (1891-1980) Ses impressions se trouvent à la fin d'un passage d'écriture automatique intitulé " un samedi après midi" qu'il recueillit dans  " Black Spring " publié à Paris en 1936.
henrymillerf.1253545226.jpg Il est l'écrivain le plus éloigné de Henry James par son milieu, modeste, sa révolte contre les esprits bien pensants et contre l'hypocrisie d'une société puritaine. Irrévérencieux, volontiers provocateur, paillard, audacieux, il choisit de peindre un aspect d'Avignon d'un point de vue original -c'est un euphémisme- la ville vue à partir d'un urinoir! Il peut s'agir du souvenir d'une visite faite en 1928 au cours d'une randonnée avec sa femme à bicyclette dans le midi de la France ou d'un voyage accompli en 1930 quand il vivait à Paris.
Presque toujours les français ont choisi le bon endroit pour leurs urinoirs. Tout à fait par hasard, je pense à celui de Carcassonne... Et aussitôt j'en vois un autre : tout à côté du Palais des Papes, en Avignon.

Jack Kérouac (1922-1969) Extrait de "Grand voyage en Europe " publié dans une collection de récits de voyages appelée "Lonesome traveller" (1960)
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Enfant de la "Beat generation", mais lui-même d'un milieu aisé, il est en révolte contre la société, semblable en cela à Henry Miller mais aussi très différent. Sa consommation de drogue, ses errances, le marginalisent. En 1957, lors d'un voyage de Tanger à Paris, il rêve d'un voyage en Europe et se fait une joie de fouler le sol français. Mais quand il arrive à Avignon, son enthousiasme s'est déjà bien atténué! Après s'être fait estamper à plusieurs reprises, La Provence, la France et les Français lui sont quelque peu odieux!
Je compris alors pourquoi c'étaient les Français qui avaient perfectionné la guillotine, non pas les Anglais, ni les Danois, ni les italiens, ni les Indiens, mais les français, mes compatriotes.*
* Il est issu d'une famille québecoise française originaire de Bretagne

Décidément, Avignon, n'emporte pas l'adhésion auprès de ces voyageurs américains de la fin du XIXème et première partie du XXème!

mercredi 25 janvier 2012

Invitation au romantisme : Adrien Goetz le coiffeur de Chateaubriand



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 Dominique de A sauts et à gambades ne participe pas au Challenge romantique parce que, dit-elle, elle ne veut pas de contrainte dans ses lectures. Mais lorsqu'elle écrit sur un auteur romantique, elle accepte très gentiment de nous faire partager sa découverte. Merci à elle!  Allez voir ce qu'elle écrit sur le livre d'Adrien Goetz qui aborde notre Vicomte écrivain par l'intermédiaire de son coiffeur :

 
Une petite avancée dans le temps, après le siècle des lumières voici les débuts du romantisme.
Vous avez tous admiré ce portrait de Chateaubriand par Girodet, c’est le tout début du siècle, Chateaubriand connaît la gloire littéraire.


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                                       Chateaubriand méditant sur les ruines de Rome - A L Girodet

C’est un homme magnifique et ce qu’on l’on sait moins c’est qu’il a en la personne d’Adolphe Pâques, un coiffeur à sa dévotion « Pendant les huit ans où j’ai été « Adolphe Pâque coiffeur de Chateaubriand » je n’ai pas jeté un seul de ses cheveux »

Le Vicomte avait le cheveu hirsute ? il lui fait une coiffure romantique « Je laissais après moins d’une heure, un génie à l’oeil vif, au teint frais, coiffé à la diable, les mèches souples (...) Avec moi François-René renaissait
 »  Lire la suite ICI
 

Depuis le début du Challenge Romantique, les écrivains qui sont  le plus à l'honneur et qui ont fait l'objet de plusieurs billets sont  : Chateaubriand, George Sand et Théophile Gautier, Alexandre Dumas. Viennent ensuite Goethe, Lord Byron, Victor Hugo, Emily Brontë, Gérard de Nerval puis Lamartine, Castello da Branco, Paul Féval, Walter Scott, Mary Shelley, Robert Burns Voir ICI




dimanche 22 janvier 2012

Réponse à l'énigme n° 18 : Thomas Mann, La Mort à Venise



La palme vénitienne est à décerner aujourd'hui à  : Aifelle, Dasola, Dominique, Eeguab, Jeneen, Keisha, Lystig,  Miriam, Pierrot Bâton, Nanou, Sabbio, Somaja..

Le livre  : La Mort à Venise : Thomas Mann
Le film :  Mort à Venise  Luchino Visconti : acteur Dick Bogarde


La Mort à Venise de Thomas Mann est un court roman de six chapitres (une nouvelle?) qui raconte l'histoire d'un écrivain d'âge mûr, ayant atteint une grande notoriété, August Aschenbach, dans lequel on peut reconnaître Thomas Mann lui-même.  
Le personnage aperçoit dans les rues de Munich un homme étrange, en tenue de voyage, qui lui donne immédiatement l'envie de partir. Il se rend alors à Venise où, dans un grand palace au bord de la mer, il remarque la beauté parfaite d'un adolescent polonais Tadzio en villégiature avec sa famille. Le vieil homme se perd dans la contemplation du jeune homme. Cette admiration qui n'est d'abord qu'esthétique tourne à l'obsession. L'amour qu'il éprouve pour le bel adolescent l'épouvante et lui fait honte. Autour de lui l'hôtel se vide, les rues de Venise sentent le désinfectant et les autorités qu'il interroge lui mentent et refusent de lui dire que le choléra sévit dans la ville.
Et c'est ainsi que cet homme, toujours maître de lui-même jusqu'alors, subit cette fascination funèbre qui le mène à sa fin, face à la mer, en contemplation de la Beauté que nul ne peut voir sans mourir.

Le thème majeur du livre est celui de la Beauté c'est à dire de l'Art indissolublement liée à la mort. Thomas Mann est en cela en accord avec le poète August Von Platen (1796-1835) dont il dit : "L'amour imprègne le poème en question *(...) cet amour infini, insatiable, qui débouche dans la mort, qui est la mort, car il ne trouve pas à se satisfaire sur terre, cet amour qui le frappe de bonne heure, sans rémission, et qu'il appelle "la flèche de la beauté". Et Thomas Mann cite Platen :
*Quiconque a de ses yeux contemplé la beauté
 est déjà livré à la mort,
n'est plus bon à servir sur terre,
et cependant il frémira devant la mort,
quiconque a de ses yeux contemplé la beauté.

Thomas Mann rejoint aussi Schopenhauer (qui exercé sur lui une influence majeure) et pour qui le plaisir esthétique est toujours une souffrance :
"on peut même dire que le plaisir est contre-nature car il supprime, fut-ce provisoirement, cette lutte qui est à la base de toute activité humaine".

Pour Schopenhauer, l'art n'est pas le produit du travail, de la technique ou de la raison. La beauté est uniquement perceptible "par le truchement des  sens, rien que des sens" et lorsqu'elle frappe, c'est brutalement :
"c'est le moment où la connaissance se libère du service de la Volonté où, par la même le sujet cesse d'être purement individuel pour devenir sujet de la connaissance, sans trace de Volonté. Ce sujet n’obéit plus au principe de raison pour rechercher les relations des choses; au contraire il baigne et se perd dans la contemplation sans ombre de l’objet même, dégagé de tous rapport avec les autres"

Et c'est exactement ce qu'il arrive à August Aschenbach qui est pourtant un être de raison et de devoir. Lorsque dans la première partie du récit, il aperçoit à Munich un homme étrange qui le fixe d'une manière agressive et provocante, il éprouve une envie passionnée de partir. Il lutte d'abord contre cette aspiration exaltée :  
"D'ailleurs, cette fantaisie qui venait de le prendre, si tard et si soudaine, sa raison et une maîtrise de soi à laquelle il s'était exercé depuis son jeune âge eurent vite fait de la modérer et de la mettre au point."

On peut dire que cette impulsion irraisonnée qu'il juge "frivole et contraire à son dessein" et qui se matérialise sous la forme de ce curieux voyageur est pour lui déjà l'annonce de la fin. Ce n'est pas sans raison que celui-ci lui apparaît sous le portique d'une église, "au-dessus des deux bêtes de l'Apocalypse".

Cette vision le conduit à Venise  à la rencontre de Tadzio :  
Celui-ci était d'une si parfaite beauté qu'Aschenbach en fut confondu. La pâleur, la grâce sévère de son visage encadré de boucles blondes comme le miel, son nez droit, une bouche aimable, une gravité expressive et quasi divine, tout cela fait songer à la statuaire grecque de la grande époque, et malgré leur classicité les traits avaient un charme si personnel, si unique, qu'Aschenbach ne se souvenait pas d'avoir vu ni dans la nature ni dans les musées une si parfaite réussite"

On notera que la parfaite beauté pour Aschenbach est liée aux canons de l'art classique grec; on pense au culte d'Apollon qui incarne l'équilibre, l'harmonie, la spiritualisation du désir. Mais dans le cas présent, cette contemplation va le pousser aux excès, à l'assujettissement (il suit l'enfant dans les rues de Venise, ne peut se passer de sa présence) au ridicule (il se fait teindre les cheveux et maquiller comme un Vieux Beau). En effet, comme le souligne Socrate à Phraidos dans un passage de la nouvelle, s'acheminer vers l'Esprit par la voie des sens n'est pas sans danger :  
"Car il faut que tu saches que, nous autres poètes, nous ne pouvons suivre la voie de la beauté sans qu'Eros se joigne à nous et prenne la direction (...) Tel est notre plaisir et telle est notre honte. Vois-tu maintenant qu'étant poètes nous ne pouvons être ni sages ni dignes.

Pourtant, Thomas Mann lorsqu'il écrit la nouvelle n'avait pas l'intention de raconter un amour homosexuel.
Ce que je voulais raconter à l’origine n’avait rien d’homosexuel ; c’était l’histoire du dernier amour de Goethe à soixante-dix ans, pour Ulrike von Levetzow, une jeune fille de Marienbad : Une histoire méchante, belle, grotesque, dérangeante qui est devenue La Mort à Venise.  

Mais le trouble érotique lié à cette contemplation de la beauté, en introduisant le thème de l'interdit, aggrave l'état de désordre d'Aschenbach. Dès lors la Mort est la seule issue pour lui, le sirocco qui souffle les miasmes de la lagune empestée, le choléra qui plane sur la ville avec les odeurs sinistres que la maladie colporte en sont les représentations métaphoriques.
 Le nom même du personnage porte en lui la représentation de la mort : Aschenbach signifie ruisseau de cendres et le prénom, Gustav, est celui du musicien préféré de Mann, Malher, dont il apprend la mort lorsqu'il est en train de rédiger ce livre.
Et l'on s'aperçoit que le lecteur est préparée dès le début à cette issue par deux scènes qui se rejoignent et encadrent l'action d'une façon inoubliable : dans le bateau qui l'amène à Venise, l'écrivain éprouve une forte répulsion pour l'un des passagers :
L'un des jeunes gens, un garçon à la voix pincharde qui portait avec une cravate rouge et un panama à courbe audacieuse un costume d'été jaune clair de coupe extravagante, se montrait particulièrement lancé. Mais l’ayant considéré de plus près, A. constata avec horreur qu’il avait devant lui un faux jeune homme. Nul doute, c’était un vieux beau. Sa bouche, ses yeux avaient des rides. Le carmin mat de ses joues était du fard, sa chevelure, noire sous le chapeau à ruban de couleur, une perruque ; le cou flasque laissait voir des veines gonflées ; la petite moustache retroussée et la mouche au menton étaient teintes ; les dents, que son rire découvrait en une rangée continue, fausses et faites à bon marché, et ses mains qui portaient aux deux index des bagues à camées étaient celles d’un vieillard. 

Au moment de sa mort  sur la plage, dans le transat d'où il contemple Tadzio dont il a appris le départ, August Aschenbach est devenu ce vieux Beau entre les mains de son coiffeur : 
"plus bas, là où la peau était flasque, jaune et parcheminée, il voyait paraître un carmin léger; ses lèvres tout à l'heure exsangues s'arrondissaient, prenaient un ton framboise; les rides de ses joues, de la bouche, les pattes d'oie aux tempes disparaissaient sous la crème et l'eau de jouvence... Avec des battements de coeur, Aschenbach découvrait dans la glace un adolescent en fleur."

Entre ces deux moments-clefs le personnage lucide sur lui-même analyse sa déchéance lorsqu'il poursuit Tadzio dans les rues de Venise :  
Pourtant il y avait dans son état des instants de répit et de retour partiel à la raison. Où vais-je? pensait-il consterné."

Deux autres passages aussi se répondent  : Si  Tadzio lui  est apparu  la première fois incarnant la Beauté, c'est en Ange de la mort qu'il le voit juste avant de mourir : 
Il semblait à Aschenbach que le psychagogue pâle et digne d'amour lui souriait là-bas, lui montrait le large; que, détachant la main de sa hanche, il tendait le doigt vers le lointain, et prenant les devants s'élançait comme une ombre dans le vide énorme et plein de promesses.

Enfin, une scène hallucinante (aussi bien dans le livre que dans le film de Visconti)  annonce la Mort. C'est celle où les musiciens se produisent sur la terrasse du palace. Derrière le masque qui cache le visage du chanteur avec son chant goguenard, ses ricanements frénétiques et l'odeur d'hôpital qui s'échappe de lui, se cache la personnification de la Mort dans toute sa violence et sa laideur insolente.

Un très grand roman auquel correspond un très grand film! Voir Wens

 Source: Arte

samedi 21 janvier 2012

Les 12 d'Ys : Sonya Harnett, Finnigan et moi


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J'ai lu  avec plaisir Finnigan et moi de Sonya Harnett qui m'a tenue en haleine par un suspense  habile, un jeu entre le fantastique et le réel déstabilisant.  Il s'agit aussi d'un roman psychologique  qui raconte comment un enfant peut-être marqué à vie par un acte qui dépasse son entendement au moment où il l'accomplit.
Anwell est en train d'agoniser; il n'a que vingt ans mais l'on comprend que toute son enfance a été marquée par le décès de son jeune frère, Vernon, survenu alors qu'il n'avait que sept ans et que Vernon était sous sa surveillance. Cette tragédie fait de lui un être à part, un solitaire qui ne parvient pas à se faire des amis à l'école et ceci, d'autant plus que ses parents sont des personnes rigides, égoïstes et asociaux, incapables de lui porter le moindre amour. Pourtant lorsque Anwell rencontre Finnigan, petit sauvage qui vit dans les bois, totalement en marge de la société lui aussi, il comprend que celui-ci va devenir son ami, presque un frère. Entre ces deux enfants étranges, vont se tisser des liens très forts, ce qui aboutit à un pacte pour le moins bizarre : Anwell sera l'ange sous le nom choisi de Gabriel, celui qui ne fera que le bien. Peut-être, alors, arrivera-t-il à satisfaire ses parents hostiles et de plus en plus exigeants envers lui. Finnigan se chargera, lui, de faire le mal. Et c'est précisément ce qui va arriver!

J'ai malheureusement raté l'effet de surprise que cause la révélation du dénouement quant à l'identité des personnages parce que j'ai compris rapidement ce qu'il en était. Ce que je me garderai bien de vous révéler! Je ne peux donc savoir l'effet que cela produit sur les lecteurs qui restent dans le doute jusqu'à la fin. Mais, malgré cela le récit est si bien mené qu'il reste efficace et j'ai suivi avec intérêt les péripéties de l'histoire.
Mulyan, cette petite ville australienne, enveloppée par des montagnes en mâchoires de requin, où personne ne choisit de vivre, dit Anwell, se prête bien à la description d'une société étroite dans son enfermement physique et mental, hostile au changement, et qui chérit les secrets et la médisance. C'est un cadre parfait pour les évènements qui vont amplifier les rumeurs, les peurs et les calomnies. On songe, un peu, à l'ambiance décrite par Clouzot dans Le Corbeau. Avec le thème de l'enfance malheureuse, c'est cet aspect-là du roman qui a le plus retenu mon attention.

Publier dans le cadre des 12 d'Ys  sur les auteurs de Australasie.


Un livre, un Jeu : Enigme n°18




Wens de En effeuillant le chrysanthème et moi-même, nous vous proposons, le samedi, un jeu sous forme d'énigme qui unit nos deux passions : La littérature et le cinéma! Il s'intitule : Un livre, Un film.

Chez Wens ICI vous devez trouver le film et le réalisateur, chez moi le livre et l'auteur.

Consignes :  Vous pouvez donner vos réponses par mail (que vous trouverez dans mon profil) : Qui êtes-vous? et  me laisser un mot dans les commentaires sans révéler la réponse pour m'avertir de votre participation. Le résultat de l'énigme et la proclamation des vainqueurs seront donnés le Dimanche.

                                                                        Enigme n° 18


A la veille de la première guerre mondiale, un écrivain vieillissant  décide de quitter sa ville Munich pour partir en villégiature au bord de la mer. Là, il rencontrera la Beauté mais aussi la Mort.

Mais l’ayant considéré de plus près, A. constata avec horreur qu’il avait devant lui un faux jeune homme. Nul doute, c’était un vieux beau. Sa bouche, ses yeux avaient des rides. Le carmin mat de ses joues était du fard, sa chevelure, noire sous le chapeau à ruban de couleur, une perruque ; le cou flasque laissait voir des veines gonflées ; la petite moustache retroussée et la mouche au menton étaient teintes ; les dents, que son rire découvrait en une rangée continue, fausses et faites à bon marché, et ses mains qui portaient aux deux index des bagues à camées étaient celles d’un vieillard. Frémissant de répulsion, A. observait son attitude et celle de ses compagnons. Ceux-ci ne sentaient-ils point la sénilité de leur ami ? Cela ne les choquait-il pas de le voir s’habiller de fantaisie, rechercher leurs élégances et se faire passer pour un des leurs ? Mais on eût dit qu’ils l’acceptaient tout naturellement parmi eux, qu’ils en avaient l’habitude ; ils ne faisaient pas de différence entre eux et lui, répondaient sans répugnance à ses coups de coude et à ses plaisanteries.

vendredi 20 janvier 2012

Des mots une histoire : Delacroix! Beau menteur...

 Femmes d'Alger de Delacroix
Les mots imposés pour Des mots, une histoire 52 chez Olivia sont : carnaval – rustique – maîtresse – avant – pyramide – pléiade – nostalgie – dromadaire – pintade – tisane – festoyer – caravane – virus – statue – menteur – désert – propolis – pins – rallye – oasis – felouque – ministre – moucharabieh – divinité – découverte

Delacroix! beau menteur...

Delacroix! Beau menteur aux couleurs flamboyantes
La beauté est chez toi comme une fulgurance
Un carnaval de joie, découverte, fragrance!
Il y a dans cette image une nostalgie lente
On y voit accroupies sur leurs petits pieds nus
pléiade de déesses rutilantes et parées
comme des statues d'ambre et de miel propolis
de belles jeunes femmes aux habits de soie d'or
Divinités trompeuses dans leur ennui doré
festoyant de tisanes et de mets recherchés.
Derrière elles, une esclave, noire statue d'ébène
Regarde ses maîtresses et son geste surprend.
Avant, elles étaient rustiques paysannes
Dans l'oasis où l'eau sous les pins* verts murmure 
Dans le désert ou passe la lente caravane
Le dromadaire offrant son laid blatèrement.
Elles allaient courbées sous le faix de la vie
Au pied des pyramides, elles allaient, fourmis.
A présent du Ministre, gros et gras, grasseyant
Qui les a achetées, précieuses marchandises,
Elles sont les jouets; au  moucharabieh triste
Elles confient leurs rêves, écoutant sans les voir
Les pintades royales s'égayant dans la cour
Aux arcs outrepassés et  la felouque souple,
noire et silencieuse qui glisse au gré des flots.

*Nota : Lors du dernier rallye, les concurrents, du moins ce qui n'avaient pas été victimes d'un virus, ont pu constater que les palmiers des oasis avaient disparu en Egypte remplacés par des pins.  Sinistre désastre écologique lié aux vapeurs d'essence et à la pollution générées par le rallye.


 Chez Désirs d'Histoire d'Olivia

jeudi 19 janvier 2012

Théophile Gautier : Histoire du Romantisme (2) Les Jeunes France ou le Petit Cénacle


La Nue peinture de Théophile Gautier

Ce billet n°2 de l'Histoire du romantisme fait suite au billet n°1  ICI

Dans son Histoire du Romantisme qui raconte la bataille d'Hernani, Théophile Gautier parle longuement de de ses amis, membres du Petit Cénacle, qui se nommèrent aussi les Jeunes France ou encore La camaraderie des Bousingots*. Le groupe se forme à l'occasion de la bataille d'Hernani et se dissout très vite vers en 1833 ou 1834. Ce sont  les romantiques de la seconde génération et ils révèrent inconditionnellement leur Maître Victor Hugo.

... vous plairait-il d'être introduit dans un groupe de disciples, tous animés de l'enthousiasme le plus fervent? Seulement si vous admirez Racine plus que Shakespeare et Caldéron, c'est une opinion que vous ferez bien de garder pour vous. La tolérance n'est pas la vertu des néophytes.

Certains d'entre eux étaient des personnages excessifs au romantisme exacerbé, dit frénétique, et presque caricatural : au côté de Gautier, il y avait Petrus Borel,  Jules Vabre, Joseph Bouchardy, Jehan du Seigneur, Gérard de Nerval, Thimotée O' Neddy,  Célestin Nanteuil. Ils sont très jeunes, exaltés et sont unis par leur détestation du  bourgeois.

Pétrus Borel, le Lycanthrophe
Pétrus Borel

Pétrus Borel est plus âgé, de trois ou quatre ans, que Gautier; il connaît Victor Hugo et il est un des recruteurs pour la fameuse bataille, ce qui lui confère un indiscutable  prestige auprès des Jeune-France.

Il y a dans tout groupe une individualité pivotale, autour de laquelle les autres s'implantent et gravitent comme un système de planètes autour de leur astre.Petrus Borel était cet astre; nul de nous n'essaya de se soustraire à cette attraction; dès qu'on était entré dans le tourbillon, on tournait avec une statisfaction singulière, comme si  on eût accompli une loi de nature.
Sa personnalité, il se nomme lui-même Le Lycanthrope ( le loup-garou), en fait un être hors du commun et d'abord son physique tout droit sorti "d'un cadre de Vélasquez comme s'il y eût habité " et "d'une gravité toute castillane".
Il exerce sur ses condisciples une fascination (c'est là que l'on voit l'extrême jeunesse de tous et Theophile Gautier se moque avec tendresse de cette naïveté) due à sa barbe noire  :

"une barbe! cela semble simple aujourd'hui, mais alors il n'y avait que deux barbes en France : la barbe  d'Eugène Devéria et la barbe de Pétrus Borel. Il fallait pour les porter un courage, un sang-froid et un mépris de la foule vraiment héroïques" (...) Nous avouons même que nous, qui n'avons jamais rien envié, nous en avons été jaloux bassement, et que nous avons essayé d'en contre balancer l'effet par une prolixité mérovingienne de cheveux".

Pétrus Borel est en train d'écrire Les Rhapsodies au moment de la bataille. Tout porte à croire que c'est le futur grand homme de leur cénacle mais il ne réussira pas à obtenir la gloire littéraire et entamera une carrière houleuse comme inspecteur de la colonisation en Algérie. Il meurt en 1859. Les surréalistes s'intéresseront à lui et à ses nouvelles Champavert, Contes immoraux; Madame Putiphar. Dans deux de ces récits, il met en scène des lycanthropes. Il finira par s'identifier à l'un d'entre eux Champavert, le lycanthrope, assumant l'image du poète maudit et illustrant ce que l'on a appelé le romantisme frénétique.

« La Lycanthropie de Pétrus Borel n'est pas une attitude d'esthète, elle a des racines profondes dans le comportement social du poète [...] qui prend conscience de son infériorité dans le rang social et de sa supériorité dans l'ordre moral. » a dit  Tristan Tzara

Jules Vabre, un amoureux de Shakespeare

Jules Vabre est un membre de ce Petit Cénacle. Il doit sa célébrité à l'annonce - longtemps à l'avance- du titre d'un traité "sur l'incommodité des commodes" qu'il se proposait d'écrire et qui n' a jamais vu le jour! 

Théophile Gautier raconte que Jules Vabre aimait Shakespeare d'un amour fou, "excessif même dans un cénacle romantique". Pour être digne de traduire Shakespeare, il estime qu'il doit apprendre la langue mais aussi connaître les moeurs britanniques comme s'il était anglais lui-même, "se baigner dans l'atmosphère du pays, renoncer à toute idée, à toute critique, se soumettre aveuglement au milieu".... Et il s'expatrie. Des années après, quand ses amis le revoient dans un pub londonien, il  a énormément changé et  a presque oublié sa langue maternelle :  "Nous avions devant nous un pur sujet britannique" 
-Eh bien! mon cher Jules Vabre, pour traduire Shakespeare, il ne te reste plus maintenant qu'à apprendre le français.
-Je vais m'y mettre, nous répondit-il, plus frappé de l'observation que de la plaisanterie.

Joseph Bouchardy, le dramaturge
 Costume de F. Lemaître pour Paris le bohémien de Joseph Bouchardy

Joseph Bouchardy, graveur de formation,  écrivait des pièces de théâtre  mélodramatiques à l'intrigue si complexe que l'on ne pouvait s'y retrouver. Lorsqu'on joua à la Gaîté sa pièce Le sonneur de Saint-Paul, ce fut Théophile Gautier, feuilletoniste à La Presse qui eut la redoutable charge d'en faire la critique. Neuf colonnes d'analyse, explique-t-il, ne l'avaient amené à rendre compte que du premier acte. Aussi demande-t-il à Bouchardy de venir le guider dans ce dédale d'évènements :

Il nous avoua qu'il ne s'y retrouvait pas, n'ayant pas son plan sur lui. Nous devons le dire, il souriait avec un certain orgueil... et semblait flatté qu'on pût se perdre dans son oeuvre comme dans les catacombes et chercher en vain la sortie. Cela l'eût amusé qu'on y fût mort de faim...
Jehan du Seigneur, le Sculpteur

 Le Roland Furieux de Jehan du Seigneur
Il est l'auteur du Roland furieux inspiré de l'oeuvre de l'Arioste (Louvre) qui fut considéré comme le manifeste de la sculpture romantique. Le groupe Une larme pour une goutte d'eau inspiré d'Esmeralda de Hugo n'est pas localisé et le buste de Victor Hugo est dans une collection privée aux Etat-Unis.
Jehan du Seigneur avait un teint de "lys et de rose" et s'en désolait car il était de bon ton d'avoir un teint pâle voire cadavérique, " un air fatal" à la Byron "dévoré par la passion et les remords"

Les femmes sensibles vous trouvaient intéressants et, s'apitoyant sur votre fin prochaine, abrégeaient pour vous l'attente du bonheur pour qu'au moins vous fussiez heureux en cette vie. Mais une santé vermeille éclairait cette douce et charmante physionomie qui essayait vainement de s'attrister."

Les macaroni de Graziano

Gautier raconte (et le récit est hilarant car l'écrivain porte sur la joyeuse bande le regard du vieillard qu'il est devenu, à la fois moqueur et nostalgique) comment les membres du cénacle se réunissent pour manger dans une taverne, Le Petit moulin rouge où le napolitain Graziano leur fait connaître l'excellence des macaroni :

Il nous initia successivement au stufato aux tagliarini, au gnocchi; une pluie dorée de parmesan semblait descendre du ciel dans les assiettes, comme la pluie d'or de Jupiter dans le sein de Danaé. Ces orgies insensées qui nous faisaient tourner de temps en temps la tête vers les murs avec inquiétude de peur d'y voir se dessiner des écritures phosphoriques" leur paraissent bientôt bien ternes, trop bourgeoises.
 La mode est alors au banquet satanique de Lord Byron, un autre de leur modèle, qui se déroule dans les cloîtres de l'abbaye de Newstead avec des jeunes femmes nues revêtues d'un froc de moine. Il est vrai que les macaroni de Graziano, s'ils réjouissaient le palais, faisaient piètre allure à côté des bacchanales de Byron! Fort heureusement Gérard de Nerval se procura un crâne dans la collection anatomique de son père, chirurgien aux armées. Hélas! le crâne avait appartenu à un tambour-major tué à la Moskowa et non à une jeune fille morte tuberculeuse mais... Gérard de Nerval l'avait monté en coupe en fixant une poignée de commode en cuivre dans la boîte osseuse et les diaboliques compagnons s'en servirent pour boire leur vin tout à tour... non sans répugnance!

*Définition de  encyclopaedia  universalis : bousingot
Les bousingots républicains caricature du Figaro 
Bousingo, ou bouzingo, ou encore bousingot, appartient au vocabulaire romantique. Le mot est emprunté à l'argot de la marine anglaise (bousin = 1 cabaret, mauvais lieu ; 2 tintamarre ; 3 chapeau de marin). 
Ayant été employé dans le refrain d'une chanson : « nous avons fait du bouzingo », lors d'un tapage nocturne mémorable du Petit Cénacle, ce terme fut appliqué par la suite aux membres de ce dernier en raison de leur agitation et de leur débraillé vestimentaire. Eux-mêmes revendiquent le mot et décident d'une publication collective : Les Contes du Bouzingo ; seuls La Main de gloire, de Gérard de Nerval, et Onophrius Wphly, de Théophile Gautier, verront le jour. Parallèlement, le mot se retrouve employé dans une acception politique et s'applique aux étudiants révolutionnaires qui participèrent aux émeutes de février et de juin 1832. Une série d'articles leur est consacrée dans Le Figaro (févr. 1832), faisant une assimilation un peu trop hâtive avec les Bousingots littéraires évoqués plus haut.
Enfin, bousingot désigne le chapeau de cuir verni, élément essentiel de la panoplie de la jeunesse romantique.

Il y aura une Histoire du Romantisme n°3. Vous ne voudriez par rater le portrait du grand Gérard de Nerval, j'espère! Si oui, je vais être aussi intolérante que les Jeunes France!



mercredi 18 janvier 2012

Théophile Gautier : Histoire du Romantisme (1) La bataille d'Hernani

La bataille d'Hernani. A gauche le gilet rouge de Gautier

Quand Théophile Gautier écrit l'Histoire du Romantisme en 1871, il est âgé, malade, et il mourra d'ailleurs l'année suivante qui en verra la publication,  en 1872. Beaucoup de ses amis qui ont fait parti de son groupe nommé Le Petit Cénacle, tous adorateurs de Victor Hugo, ont disparu. : "Pour moi, il me semble que je ne suis plus contemporain... J'ai comme le sentiment de n'être plus vivant"  affirme-t-il a un dîner chez Flaubert, un an avant sa mort.  Aussi, c'est avec nostalgie qu'il se remémore ses souvenirs, ce qui n'exclut pas l'humour.

Gautier se souvient de sa jeunesse exaltée et il raconte en quelques chapitres (il y en a 12 en tout) les souvenirs de la fameuse bataille de Hernani dans laquelle il a joué un rôle!

Nous avons eu l'honneur d'être enrôlé dans ces jeunes bandes qui combattaient pour l'idéal, la poésie et la liberté de l'art, avec un enthousiasme, une bravoure et un dévouement qu'on ne connaît plus aujourd'hui. Le chef rayonnant reste toujours debout sur sa gloire comme une statue sur une colonne d'airain, mais le souvenir des soldats obscurs va bientôt se perdre, et c'est un devoir pour ceux qui ont fait partie de la grande armée littéraire d'en raconter les exploits oubliés.

Pour comprendre l'enjeu de la bataille



1830! Date historique dans l'Histoire de la littérature et plus précisément du théâtre français. La première représentation de Hernani, drame de Victor Hugo, va bientôt avoir lieu et avant même qu''il soit joué, il  provoque  déjà le scandale.

Les générations actuelles doivent se figurer difficilement l'effervescence des esprits à cette époque; il s'opérait un mouvement pareil à celui de la Renaissance. une sève de vie nouvelle circulait impétueusement. Tout germait, tout bourgeonnait, tout éclatait à la fois."

Les romantiques, en effet, tous admirateurs de Shakespeare, prennent le grand dramaturge anglais pour modèle, ce qui revient à s'opposer à toutes les règles du théâtre classique. Désormais on ne choisira plus obligatoirement le sujet chez les classiques romains ou grecs et chez les rois et les reines. Hernani est un noble espagnol, déchu de ses droits, en rébellion contre le trône d'Espagne, qui est devenu hors-la-loi et vit en proscrit dans la montagne. 
De plus, on ne sépare plus la comédie de la tragédie comme dans le théâtre classique. On pratiquera comme chez Shakespeare le mélange des genres. Dans la vie le comique et le tragique se côtoient affirme V Hugo.
Enfin le drame romantique ne respecte plus les règles classiques des trois unités, de temps, de lieu, d'action. Il remplace le récit des actes héroïques par le spectacle de ces actes. Le vers se libère et n'obéit plus aux règles strictes de l'alexandrin.
Voilà qui va scandaliser les partisans du classique, le Bourgeois au crâne rasé et au menton glabre auxquels vont s'opposer les jeunes Romantiques chevelus  : N'était-il pas tout simple d'opposer la jeunesse à la décrépitude, les crinières aux crânes chauves, l'enthousiasme à la routine, l'avenir au passé?

"Enrôlés" dans la bataille par Gérard de Nerval


Gérard de Nerval dessin de Théophile Gautier


Pour la présentation au Français, les partisans de Hugo recrutent "la claque" qui devra, en applaudissant, assurer le triomphe de la pièce. Théophile Gautier étudie alors la peinture dans l'atelier de Rioult avant de choisir la voie de la littérature. Lui et ses amis rêvent d'assister à cette représentation aussi quand Gérard de Nerval, déjà célèbre par sa traduction de Goethe, et qui connaît Victor Hugo, vient les enrôler,  c'est l'enthousiasme.
Gérard de Nerval distribuent à chacun d'eux un carré de papier rouge marqué d'un mot espagnol Hierro signifiant Fer, devise d'une hauteur castillane bien appropriée au caractère d'Hernani... en leur recommandant de n'amener que des homme sûrs.

Dans l'armée romantique comme dans l'armée d'Italie, tout le monde était jeune. Les soldats pour la plupart n'avaient pas atteint leur majorité, et le plus vieux de la bande était le général en chef âgé de vingt-huit ans. C'était l'âge de Victor Hugo à cette date.

La légende du gilet rouge.

Théophile Gautier autoportrait

La légende du gilet rouge, explique  Théophile Gautier a collé à sa peau telle la tunique de Nessus. Quarante ans après,  ce ne sont pas ses vers, ses romans, ses articles que le vulgaire retient quand on prononce son nom mais   : Oh! Oui! le jeune homme au gilet rouge et aux longs cheveux.

Le soir de la fameuse bataille, en effet, Théophile Gautier apparaît vêtu d'un gilet rouge qu'il s'est fait faire tout spécialement par son tailleur pour cette occasion. Et si vous ne voyez pas ce que cela avait d'extraordinaire à l'époque, l'écrivain se fait un plaisir de vous l'expliquer avec humour :

Qui connaît le caractère français conviendra que cette action de se produire dans une salle de spectacle où se trouve rassemblé ce que l'on appelle Le Tout Paris avec des cheveux aussi longs que ceux d'Albert Dürer et un gilet aussi rouge que la muleta d'un torero andalou exige un autre courage et une force d'âme que de monter à l'assaut d'une redoute hérissée de canons vomissant la mort.

Mais si le jeune homme accepte avec sang froid les railleries de tous les bourgeois il bout intérieurement d'indignation : et nous nous sentions un sauvage désir de lever leur scalp avec notre tomawak pour en orner notre ceinture; mais à cette lutte nous eussions couru le risque de cueillir moins de chevelures que de perruques; car si elle raillait l'école moderne sur ses cheveux, l'école classique, en revanche, étalait au balcon et à la galerie du Théâtre-Français une collection de têtes chauves pareilles au chapelet de crânes de la déesse Dourga. Cela sautait si fort aux yeux, qu'à l'aspect de ces moignons glabres sortant de leurs cols triangulaires avec des tons de couleurs de chair et de beurre rance, malveillants malgré leur apparence paterne, un jeune sculpteur* de beaucoup d'esprit et de talent, célèbre depuis, dont les mots valent les statues, s'écria au milieu du tumulte : "A la guillotine les genoux!"

* Auguste Preault

La bataille d'Hernani




Dès les premiers mots de la pièce, éclate la bagarre, les cris de protestation houleux, les tumultes que n'arrive pas à réprimer "la bande d'Hugo" "aux airs féroces" "qui fait régner la terreur". La passion l'emporte, les uns hurlent, trépignent d'indignation, les autres applaudissent, louent, s'enthousiasment. Théophile Gautier est bien conscient qu'il est difficile maintenant de comprendre comment ces vers qui sont devenus pour ainsi dire classiques ont pu susciter une telle indignation!

Comment s'imaginer qu'un vers comme celui-ci :
Est-il minuit? -Minuit bientôt

ait soulevé des tempêtes et qu'on se soit battu trois jours autour de cet hémistiche? On le trouvait trivial, familier, inconvenant; un roi demande l'heure comme un bourgeois et on lui répond comme à un rustre : minuit. C'est bien fait. S'il s'était servi d'une belle périphrase, on aurait été poli, par exemple  :
                                                     L'heure
Atteint-elle bientôt sa douxième demeure?


Les classiques refusent donc le mot propre mais ils ne supporte pas non plus les épithètes, les métaphores, les comparaisons, "en un mot, le lyrisme"..

Gautier a assisté à trente représentations. Le triomphe d'Hernani, Théophile Gautier n'a pu nous le raconter.  Le manuscrit s'interrompt là. l'écrivain, malade, épuisé, n'a pu le reprendre et le terminer.

Une anecdote

Victor Hugo
Théophile Gautier  ne parle pas que de la bataille d'Hernani dans son Histoire du Romantisme. Il évoque aussi le souvenir de ses amis avec lesquels il a formé le Petit Cénacle, en imitation du Grand Cénacle de Nodier, autour de Victor Hugo.
Il raconte comment lui et ses amis (il a dix-huit ans) ont été présentés à Victor Hugo, leur Dieu, par Gérard de Nerval, les cavalcades folles dans les  escaliers de la maison du Maître, quand trop intimidés pour tirer le cordon de sonnette, ils redescendaient  en courant et s'arrêtaient, les jambes flageolantes,  pour reprendre haleine. Enfin la première vision de l'idole :
Mais voici que la porte s'ouvrit et qu'au milieu d'un flot de lumière, tel que Phébus Apollon franchissant les portes de l'Aurore, apparut sur l'obscur palier, qui? Victor Hugo , lui-même, dans sa gloire. Comme Esther devant Assuérus, nous faillîmes nous évanouir. Hugo ne put, comme le satrape vers la belle Juive, étendre vers nous pour nous rassurer son long sceptre d'or, par la raison qu'il n'avait pas de sceptre d'or. Ce qui nous étonna.

Les membres de ce Petit Cénacle étaient pour certains des personnages excessifs au romantisme exacerbé, dit frénétique et  presque caricatural : au côté de Gautier, il y avait Gérard de Nerval, Petrus Borel, Thimotée O' Neddy, Jehan du Seigneur, Jules Vabre, Célestin Nanteuil, Joseph Bouchardy.

Je vous présenterai les portraits que Théophile Gautier  a fait d'eux dans mon prochain billet.

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Alexandre Dumas raconte dans Mes mémoires, Chapitre CXXXII  cette anecdote que je trouve savoureuse .


Alexandre Dumas Litho de Déveria (1830)


La première représentation d’Hernani a laissé un souvenir unique dans les annales du théâtre : la suspension de Marion Delorme, le bruit qui se faisait autour d’Hernani, avaient vivement excité la curiosité publique, et l’on s’attendait, avec juste raison, à une soirée orageuse.
On attaquait sans avoir entendu, on défendait sans avoir compris.
Au moment où Hernani apprend de Ruy Gomez que celui-ci a confié sa fille à Charles V, il s’écrie
... Vieillard stupide, il l’aime !
M. Parseval de Grandmaison, qui avait l’oreille un peu dure, entendit : « Vieil as de pique, il l’aime !» et, dans sa naïve indignation, il ne put retenir un cri :
- Ah ! pour cette fois, c’est trop fort !
- Qu’est-ce qui est trop fort, monsieur ? Qu’est-ce qui est trop fort ? demanda mon ami Lassailly, qui était à sa gauche, et qui avait bien entendu ce qu’avait dit M. Parseval de Grandmaison, mais non ce qu’avait dit Firmin.
- Je dis, monsieur, reprit l’académicien, je dis qu’il est trop fort d’appeler un vieillard respectable comme l’est Ruy Gomez de Silva, « vieil as de pique ! »
- Comment! c’est trop fort ?
- Oui, vous direz tout ce que vous voudrez, ce n’est pas bien, surtout de la part d’un jeune homme comme Hernani.
- Monsieur, répondit Lassailly, il en a le droit, les cartes étaient inventées... Les cartes ont été inventées sous Charles VI, monsieur l’académicien! Si vous ne savez pas cela, je vous l’apprends, moi... Bravo pour le vieil as de pique ! Bravo Firmin ! Bravo Hugo ! Ah !…
Vous comprenez qu’il n’y avait rien à répondre à des gens qui attaquaient et qui défendaient de cette façon-là.