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lundi 11 août 2014

Pierre Corneille : Cinna




Cinna est représenté pour la première fois en 1641 et obtient un vif succès. Corneille avait donné un sous-titre à la pièce : La clémence d'Auguste indiquant clairement quel en était pour lui l'intérêt majeur. Mais il le fit disparaître par la suite car son public se passionnait surtout pour l'histoire amoureuse de Cinna et d'Emilie, tremblant pour leur vie, souhaitant même la réussite de leur plan.
Il faut dire que la pièce avait tout pour plaire au public, en particulier aux Précieuses :  un complot  fomenté par la belle Emilie qui veut venger la mort de son père tué par Auguste. Un amant*, Cinna, noble et généreux, qui sous prétexte de délivrer Rome de la tyrannie accepte de l'aider, motivé surtout par son amour  pour elle; il sait qu'il ne pourra obtenir sa main qu'en accomplissant cette vengeance; un ami de Cinna, Maxime, conjuré, attaché à la République, mais qui devient traître par jalousie lorsqu'il s'aperçoit qu'Emilie lui préfère Cinna. Et Auguste? Apprenant la vérité va-t-il mettre à mort les amants? Voilà pour la romance!

Le thème politique

Mais la pièce a bien sûr un aspect politique auquel ne pouvait être insensible les nobles de l'époque. Nous sommes en pleine fronde des Grands. La féodalité s'oppose à la royauté, en révolte contre Louis XIII et multiplie les complots contre son représentant, Richelieu. Le cardinal s'efforce d'établir un pouvoir fort et réprime implacablement la fronde. Il semblerait que la conspiration menée par madame de Chevreuse et le ministre Chalais contre Richelieu puisse être une source d'inspiration. D'autre part la conspiration de Cinq-Mars date de 1642.  On comprend bien l'actualité de la  pièce.
Un des thèmes essentiel pose le problème du pouvoir politique et du mode de gouvernement. La préférence de Corneille va à un pouvoir fort qui met fin au désordre mais qui reste juste car la royauté doit se faire respecter et aimer. C'est ce que dit Livie à son époux Auguste quand elle lui conseille de pardonner  (Acte IV scène III) :

C'est régner sur vous-même, et, par un noble choix,
Pratiquer la vertu la plus digne des rois.

Corneille définit ainsi l'idéal d'un "bon prince" :  (acte II scène 1)

Avec ordre et raison les honneurs il dispense,
Avec discernement punit et récompense
et dispose de tout en juste possesseur..

Et la critque de la République est contenue dans cette sentence :

Le pire des Etats, c'est l'état populaire

La suite de la pièce montre la grandeur d'Auguste qui pardonne aux conjurés (Acte V scène III) précisant ainsi la pensée de Corneille, partisan d'un pouvoir monarchique fort mais éloigné de la dictature, fondé sur le respect des hommes et la justice.

Je suis maître de moi comme de l'univers;
Je le suis, je veux l'être. O siècle, ô mémoire,
Conservez à jamais ma dernière victoire!

 
 Thème de l'amour et de l'honneur

Emilie et Cinna illustrent tous deux la conception de l'héroïsme et de l'amour cornélien. Le héros cornélien pour mériter l'amour doit s'en montrer digne. Il est souvent déchiré entre ses sentiments et son devoir mais choisit toujours le devoir. C'est pourquoi Maxime en trahissant les conjurés et en proposant à Emilie de fuir avec lui ne peut gagner que son mépris : (Acte IV scène V)

Tu m'oses aimer et  tu n'oses mourir (..)
Cesse de fuir en lâche un glorieux trépas,
Ou de m'offrir un coeur que tu fais voir si bas;
Fais que je porte envie à ta vertu parfaite;

Le héros cornélien, en effet, ne doit pas craindre la mort mais bien plutôt le déshonneur et doit rester fidèle à la parole donnée. Lorsque Cinna balance à tuer Auguste, il déchaîne la fureur et le mépris d'Emilie : (Acte III scène I V)

Mes jours avec les siens vont se précipiter,
Puisque ta lâcheté n'ose me mériter

 et  son hésitation aboutit à cet ultimatum :

Qu'il cesse de m'aimer, ou suive son devoir (acte III scène V)

****

Je fais partie d'une génération où l'on était nourri au berceau (presque!) de nos classiques. De la sixième à la terminale on étudiait Corneille et Racine. En ouvrant ce livre après tant d'années, des pans de ma mémoire ont resurgi car on apprenait par coeur des passages entiers. C'est dire le plaisir que j'ai retrouvé à cette lecture commune avec Maggie. Le style de Corneille a une cadence marquée, avec ces vers bien trempés qui ressemblent souvent à des maximes :

Qu'une âme généreuse a de peine à faillir

La crainte de sa mort me fait déjà mourir

Plus le péril est grand, plus doux en est le fruit

Meurs s'il faut mourir en citoyen romain

On garde sans remords ce que qu'on acquiert sans crime


Formules qui cèdent pourtant devant ces moments presque élégiaques où l'âme exprime ses souffrances ou hésite entre devoir et sentiment.

* amant au XVII° siècle : celui qui aime ou celui qui est aimé de retour


Chez Eimelle

jeudi 7 août 2014

Aristophane : Lysistrata



La comédie d'Aristophane, Lysistrata, est jouée en 411 av. JC, dix-huit mois après la défaite des Grecs en Sicile. Athènes se relève mal de cette déroute, affaiblie par les pertes en hommes. D'autre part la guerre du Péloponnèse qui oppose Athènes à Sparte avec de brèves trêves dure depuis 431. (Elle ne finira qu'en 404 avec la victoire de Sparte)

Lysistrata Aubrey Beardsley (1896)

Aristophane écrit cette pièce pour dénoncer les horreurs de cette guerre fratricide et dire le bienfaits de la paix. Il imagine que les femmes qui vont intervenir pour contraindre leurs époux à conclure la paix puisque ceux-ci sont incapables d'être raisonnables.




Lysistrata*, une jeune athénienne prend la tête de ce mouvement en donnant rendez-vous à ses amies au pied de l'Acropole. Elle a un plan qu'elle va soumettre à l'assemblée :  pour convaincre les hommes de mettre fin à la guerre, les femmes doivent faire la grève du sexe en se refusant à leur mari tant  que ceux-ci n'auront pas signé la paix. Elles se barricadent ensuite sur l'Acropole où est déposé le trésor d'état et refusent que celui-ci soit utilisé pour la guerre. Elles prennent ainsi le pouvoir et décident de gérer le budget de la ville comme elles le font pour celui de la maison. Evidemment, les épouses de toutes les régions de la Grèce feront de même. Ce n'est pas sans mal que Lysistrata va obtenir des femmes qu'elles privent de sexe leur mari car c'est se priver aussi elles-mêmes d'où leurs réactions horrifiées :

Lysistrata : et bien il vous faut renoncer au zob.
Kalonike : Je ne pourrai jamais! non, que la guerre aille son train!
Myrrhine : Ni moi non plus corbleu! Que la guerre aille son train!


La pièce d'Aristophane est une grosse farce qui à première vue ne parle que du sexe d'une manière crue, directe et obsessionnelle. Les jeux de mots, les sous-entendus obscènes, les gestes grivois, les phallus en érection arborés par les maris, tout dans cette comédie peut choquer un public contemporain et une société marquée par le christianisme mais il faut la replacer dans son temps : "la comédie tirait directement  son origine des rites phalliques liés au culte de la fécondité humaine, animale et végétale; elle portait trace ainsi des temps ou la fertilité, la continuation de la vie sont souci majeur pour les sociétés constituées"* 


Lysistrata est aussi bien plus que cela; c'est avant tout une pièce qui oeuvre en faveur de la paix en montrant l'absurdité de la guerre et les douleurs qu'elle engendre. Elle est aussi une pièce qui redonne la parole aux femmes.

Lysistrata. - Je vais te satisfaire. Précédemment, dans la dernière guerre, nous avons supporté votre conduite avec une modération exemplaire; vous ne nous permettiez pas d'ouvrir la bouche. Vos projets étaient peu faits pour nous plaire; cependant ils ne nous échappaient pas, et souvent au logis nous apprenions vos résolutions funestes sur des affaires importantes. Alors, cachant notre douleur sous un air riant, nous vous demandions : « Qu'est-ce que l'assemblée a résolu aujourd'hui? Quel décret avez-vous rendu  au sujet de la paix ? - Qu'est-ce que cela te fait ? disait mon mari : tais-toi ;» et je me taisais.
Aussi me taisais-je. Une autre fois, vous voyant prendre une résolution des plus mauvaises, je disais : « Mon ami, comment pouvez-vous agir si follement ? » Mais lui me regardant aussitôt de travers, répondait : « Tisse ta toile, ou ta tête s'en ressentira longtemps ; la guerre est l'affaire des hommes  !»
Le magistrat - Par Jupiter ! il avait raison.
 
Lysistrata. - Raison ? Comment, misérable! il ne nous sera pas même permis de vous avertir, quand vous prenez des résolutions funestes? Enfin, lasses de vous entendre dire hautement dans les rues « Est-ce qu'il n'y a plus d'hommes en ce pays - Non, en vérité, il n'y en a plus, » disait un autre ; alors les femmes ont résolu de se réunir, pour travailler de concert au salut de la Grèce. Car qu'aurait servi d'attendre? Si donc vous voulez écouter nos sages conseils, et vous taire à votre tour, comme nous faisions alors, nous pourrons rétablir vos affaires.

En effet la déraison est l'apanage des hommes; ce qui est prouvé puisqu'ils ne peuvent pas être convaincus par le discours et n'entendent raison que par la privation sexuelle. Les femmes vont prêcher la paix, comme elles en ont le droit en tant que mère et épouse. Elles remettent aussi en cause les abus du pouvoir, la corruption et la conception de la justice et de la démocratie comme cela apparaît à travers la métaphore de la laine du fil et des fuseaux :

Le magistrat - Ainsi donc, pauvres folles, vous pensez terminer les affaires les plus critiques avec de la laine, du fil et des fuseaux ! 
Lysistrata. - Oui ; si vous aviez le moindre bon sens, vous prendriez, en politique, exemple sur notre manière de travailler la laine. 
Le magistrat - Comment cela ? Voyons. 
Lysistrata - De même que nous lavons la laine pour en séparer le suint, il fallait d'abord expulser de la ville à coups de verges les pervers, et séparer la lie ; puis ceux qui se tiennent et s'agglomèrent ensemble pour s'emparer des charges, les diviser et leur fendre la tête ; ensuite jeter tout pêle-mêle dans une corbeille pour le bien commun, et carder indistinctement étrangers domiciliés, hôtes, amis, débiteurs du trésor ; quant aux villes peuplées de colons de ce pays, les regarder chacune séparément comme autant de pelotons posés devant nous, puis, prenant leur fil à toutes, le tirer jusqu'ici et n'en faite qu'un seul, pour former de tout cela une grosse pelote et en tisser un manteau pour le peuple. 
Le magistrat - N'est-il pas étrange qu'elles prétendent tirer et pelotonner tout cela, elles qui ne prennent aucune part à la guerre ?
 Lysistrata - Oh ! misérable, ne supportons-nous plus du double de ce fardeau, nous qui d'abord enfantons des fils pour les voir partir à l'armée ?

Ainsi Aristophane va très loin dans sa critique puisqu'il dénonce la lie de la société grecque, ceux qui  font régner la corruption et il nous rappelle en cela notre société ( les malversations, les fausses factures, les mensonges etc... de certains de nos hommes politiques) mais aussi ceux qui s'associent, s'agglomèrent ensemble, pour s'emparer des charges et des pouvoirs et servir leurs propres intérêts (le cumul des mandats, tous les postes administratifs élevés que l'on se distribue en haut lieu). Les femmes proposent une véritable conception de la démocratie, le bien commun, qui englobe même les étrangers domiciliés ( Un certain président avait promis chez nous de donner le droit de vote aux étrangers! promesse non tenue, bien sûr!). Enfin il s'agit de réaliser une union de tous, une grosse pelote,  pour le bien de tous, un manteau pour le peuple.

Et comme nous sommes dans une comédie, bien sûr, elles obtiennent la fin de la guerre et les hommes, eux, ont enfin … ce qu'ils veulent! La pièce d'Aristophane est un beau plaidoyer pour la paix mais aussi pour les femmes et la démocratie. Il n'est pas étonnant qu'elle ait inspiré de nombreuses oeuvres depuis car elle est malheureusement toujours d'une grande actualité quant aux thèmes développés!

********

* Lysistrata : littéralement "celle qui délie l'armée" ou "qui démobilise les armées" traduit dans la collection de poche par Victor-Henri Debidour par Démobilisette, ce que je n'aime pas du tout. J'ai aussi utilisé en citation la traduction de Brotier mais que je trouve trop édulcorée.

**préface VH Debidour

Ceci est une Lecture commune avec Maggie, Océane et Margotte.

Chez Eimelle

lundi 4 août 2014

Pause du mois d'août




Et oui après avoir eu un mois de Juillet mouvementé au festival d'Avignon, je vais me mettre au vert dans mes montagnes cévennoles! Merci à tous ceux qui sont venus me voir malgré mon peu de présence dans les blogs. Durant mon séjour dans ce lieu sans internet je n'ai  programmé que les Lectures communes. Aussi je vous dis en septembre et je vous souhaite un bon mois d'août et surtout du soleil  !

samedi 2 août 2014

Elvira Navarro : La ville heureuse




La ville heureuse de Elvira Navarro paru aux Editions Orbis Tertius présente deux récits sur l'enfance qui constituent les volets d'une même histoire : celle d'un jeune garçon Chi-Huei et d'une fillette Sara vivant dans le même quartier et compagnons de jeux. Il s'agit d'un roman d'initiation où chacun va être confronté à la réalité d'un monde dur et hostile mais aussi aux premiers tourments de la sexualité, aux difficultés de l'adolescence. C'est pour eux la fin de l'enfance.

Notons que le titre La ville heureuse est le nom donné au restaurant des parents de Chi-Huei et qu'il peut être tenu pour une antiphrase étant donné l'état de délabrement de l'établissement. Il ne peut,  non plus, désigner la ville où vivent les deux enfants car celle-ci n'apparaît qu'à travers la vision de l'exclusion avec les personnages des immigrés chinois et du vagabond.

Chi-Huei a été laissé en Chine chez sa tante pendant que son grand père, sa mère et son père, -  ce dernier poursuivi pour des raisons politiques - partaient en Espagne pour installer un restaurant. La séparation qui devait durer peu de temps se prolonge de mois en mois jusqu'à trois ans. Quand il arrive en Espagne, il va devoir s'adapter à une société entièrement différente, apprendre une langue étrangère et réussir son parcours scolaire, ce qu'il réalise grâce à une intelligence précoce. Mais le rejet des autres élèves, la pression qu'il doit subir de la part de sa famille, le travail qu'il doit accomplir au restaurant pendant le week end pèsent sur lui. La plus grande difficulté pour lui réside cependant dans le regard intransigeant qu'il porte sur ses parents dont il a rapidement honte. Le restaurant n'est en fait qu'une rôtisserie assez sordide, contrairement aux vantardises du père, où la famille besogne sans cesse préoccupée par l'argent à gagner pour améliorer les lieux; mais cette course effrénée n'est jamais satisfaite, le but à atteindre paraissant toujours reculer et donc jamais à portée de main.

Sara appartient à un milieu aisé qui établit des hiérarchies sociales très nettes : ses parents ne fréquentent par la rôtisserie des parents de Chi-Huei et le mot de "juif" attribué à  la famille de son amie Julia n'est pas "anodin" dans leurs bouches. Cependant ils sont pleins d'attention envers leur fille. Un fossé va pourtant se creuser entre elle et eux lorsqu'elle rencontre un vagabond sur les marches d'une église. Celui-ci lui paraît sale, malheureux, amaigri et sa pauvreté la touche si bien qu'elle finit par s'identifier à lui. Plus tard, elle remarque la présence du jeune homme partout où elle passe, quand elle va attendre le but scolaire, devant les fenêtres de sa maison. Il la fascine et lui fait peur. Sara finit par mentir à ses parents, par transgresser les interdits en s'aventurant hors de son quartier. Elle rencontre le vagabond dont l'attitude est pour elle un mystère et le restera car la marginalité n'a pas toujours une explication rationnelle.

Dans la première partie, j'ai été un moment déroutée par une certaine recherche(?) stylistique (ou traduction?)qui fait que l'on parle parfois d'un personnage en employant l'article défini : le grand père puis d'un autre en employant un adjectif possessif : son père, possessif  dont on  a l'impression qu'il renvoie au grand père, ce qui n'est pas le cas.  Mais une fois passé cette bizarrerie, j'ai trouvé l'analyse menée par Elvira Navarro très subtile. 

Si le récit de Sara est écrit à la première personne, celui de Chi-Huei est  rapporté à la troisième personne par un narrateur extérieur qui décrit les faits mais se place à l'intérieur des consciences. Ainsi, il y a toujours semble-t-il deux niveaux de compréhension dans le texte comme si les choses visibles en couvrent d'autres qui pour n'être pas dites n'en existent pas moins. Le conscient et l'inconscient s'interpénètrent. Par exemple, la mère de Chei-Huei paraît bien  s'entendre avec sa belle mère, l'épouse du grand père. Mais il y a toujours entre elles ce qui n'est pas dit : Qui va hériter du grand père? Le narrateur nous révèle ainsi les rapports de domination que les parents du garçon entretiennent entre eux, le grand père possédant l'argent, le père amoindri par la captivité et les tortures qu'il a subies en prison devenant un objet de mépris. Et puis il y a aussi les relations de la mère envers le fils, ce sentiment de culpabilité qu'elle ressent et qui la pousse à se disculper en accusant le grand père ou la tante. Cette hypocrisie de la mère, entre cruauté et douceur, cette haine et ce mépris que le garçon ressent envers elle aussitôt détournés de leur cours par la compassion, sont autant de fêlures dans l'enfance de Chi-Huei. Cependant, l'on s'aperçoit bientôt que chacun a sa vérité et que l'incompréhension du fils et de la mère est mutuelle. L'analyse de Chi-Huei, en effet, est faussée par la honte qu'il éprouve et son mépris de la misère.
Voilà un roman bien pessimiste et qui donne parfois l'impression d'une analyse au scalpel. Cependant j'ai aimé l'intelligence du récit et la vérité des sentiments complexes éprouvés par les enfants. Il n'est pas facile d'être adolescent et de vivre sa vie sans pouvoir la dominer, ce l'est encore moins quand on est enfant d'immigrés et que l'on vit dans la misère et le rejet.

 La ville heureuse publié en 2009 en Espagne a obtenu deux prix et le titre du meilleur roman de l'année et il faut reconnaître qu'il le mérite bien.


Mes remerciements aux  Editions Orbis Tertius pour ce roman traduit de l'espagnol par Alice Ingold

vendredi 1 août 2014

César Aira : Le testament du magicien ténor



Avec Le testament du magicien ténor, je lis pour la première fois un livre de César Aria, un des grands noms de la littérature argentine.
L'histoire? Un magicien suisse à la retraite vend ses tours de magie l'un après l'autre pour vivre mais sentant sa mort prochaine, il décide de léguer son dernier tour, le plus extraordinaire,  - celui qui lui permet de monter et de descendre en même temps un escalier-  à Boudha l'Eternel. Le président Hoffman qui est l'exécuteur testamentaire confie le secret enfermé dans une enveloppe scellée à Jean Ball, un jeune avocat. Celui-ci part immédiatement en Inde où vit Boudha l'Eternel, un petit être minuscule, avec l'énigmatique madame Gohu, sa gouvernante.  Sur le bateau, Jean Ball a une liaison avec Palmyra, brillante étudiante indienne, qui retourne chez elle à Bombay. Que va-t-il se passer en Inde?

A cette question, j'avoue ma surprise car rien ne se passe comme je l'attends. J'ai l'impression d'être non seulement en face d'un anti-héros mais aussi d'un anti-roman qui part dans des directions si étranges que l'action a l'air de se défaire au lieu de se faire. Par exemple, le lecteur s'attend à ce que Jean Ball rencontre le Boudha; il s'attend aussi à ce que l'on reparle du tour de magie qui l'intrigue et le ferait entrer dans une dimension fantastique car il ne s'agit de rien de moins que de se rendre maître du temps. Si l'on peut monter et descendre un escalier en même temps, n'accède-t-on pas à l'immortalité? Et bien non, ces pistes ne débouchent sur rien! L'histoire d'amour tourne court; la découverte de l'Inde  aussi, malgré la visite de Bombay, car le "héros" s'enfuit après trois jours passés dans ce pays! Je vous l'ai dit, un anti-roman!

Voilà un livre qui me déroute totalement à sa lecture! La langue en est simple, belle, élégante, mais je n'ai pas la clef pour entrer dans cette oeuvre. Les nombreuses critiques de presse sont unanimes pour en célébrer la grandeur, soulignant surtout sa portée onirique… sans donner d'autres pistes.  Moi, j'y ai vu pourtant une bonne dose de réalisme, surtout dans la description de la vie de Boudha et de sa gouvernante qui fricote avec des trafiquants de drogue et la dénonciation du capitalisme qui apparaît dans toute son horreur! Celui-ci fait irruption dans ce qui devait être une aventure spirituelle sous la forme d'une multinationale la Brain Force qui exploite l'image de Boudha de la manière la plus lamentable :  autocollants, chocolats, sirop contre la toux, lanternes, amulettes … et romans populaires à deux sous qui racontent les aventures fictives de Boudha L'Eternel!

Finalement, la clef m'a été donnée par une interview de l'auteur sur France-inter qui m'a permis de comprendre que j'abordais mal ce roman, dans un esprit  trop rationaliste : César Aira se réclame, en effet, du surréalisme et du dadaïsme dans lesquels il puise : " L’invention, la liberté, une certaine irresponsabilité, la possibilité de faire tous les arts sans faire aucune de façon professionnelle. "
Ainsi, si vous arrivez comme je l'ai fait avec des idées toutes faites et une idée traditionnelle de l'art romanesque vous risquez bien de passer à côté. César Aira déclare, en effet, qu'il n'a aucune intention précise quand il commence un roman :
 "Je crois qu’il est inutile de l’avoir parce que l’écriture se moque des intentions, surtout dans mon cas, parce que j’écris en improvisant et je ne sais jamais ou me mènera l’imagination. Dans ce livre du Magicien Ténor, l’idée initiale était celle d’un magicien qui invente un tour  de magie très spécial : monter et descendre une escalier en même temps. Quoi faire avec ce tour merveilleux ? Qui mériterait de connaître son secret ? Ainsi a commencé le voyage, qui m’a mené très loin."

Enfin, j'ai lu une belle analyse du roman par Matthieu Hervé dans Paper blog que je vous conseille   parce que cet article m'a  vraiment fait comprendre la démarche de l'écrivain mais aussi ce que doit être celle du lecteur.  L'illusion étant au centre de l'oeuvre, il ne faut pas entrer dans ce roman avec des idées établies, à la recherche de réponses qui de toutes façons s'infirment toutes :
"Impossible pour le lecteur d'anticiper une direction."  Il faut donc "comme devant un spectacle d'illusionniste, (..) se laisser aller à l'étonnement, celui des couleurs et des paysages, de la Suisse et de l'Inde, des aventures rocambolesques, absurdes ou romantiques, de l'apparition de créatures étranges et amusantes, ou de lieux propices aux considérations philosophiques.

Tout le contraire de ce que j'ai fait en lisant ce livre!  Il me reste donc à me laisser aller à mon imagination si je veux aimer César Aira.



En savoir plus sur http://www.paperblog.fr/7133842/le-maitre-des-illusions-cesar-aira-le-testament-du-magicien-tenor-christian-bourgois-trad-marta-martinez-valls-par-matthieu-herve/

http://www.franceinter.fr/depeche-salon-du-livre-les-argentins-invites-et-les-absents









chez Eimelle






mercredi 30 juillet 2014

Festival d'Avignon 2014 : Bilan dans le OFF : Les mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar/Les coquelicots des tranchées de George-Marie Jolidon /Automne Hiver de Lars Noren /Frères humains de François Villon/Les Joyaux de la couronne/Aulularia de Plaute



J'ai vu de fort bons  spectacles dans le Off cette année; je récapitule ici les 15 titres des spectacles que je suis allée voir sans ma petite fille et mon petit fils. Les 12 autres pièces étaient destinées à des enfants à partir de 1 an ou de 4 ans.

Mon coup de coeur N° 1

Faire danser les alligators sur la flûte de Pan d'après la correspondance de Céline
Voir mon billet ICI








Mon coup de coeur N° 2

La Tisseuse  spectacle brésilien
Voir mon billet ICI

Mon Coup de coeur N°3

Tant qu'il y a les mains des hommes
Voir mon billet ICI










et puis aussi :
Oblomov de Gontachrov Voir mon billet ICI
L'aide-Mémoire JC Carrière Voir mon billet ICI 
La demande en mariage de Tchékhov : Voir mon billet ICI
Le roi se meurt de Ionesco : Voir mon billet ICI
Le Revizor de Gogol : Voir mon billet ICI

Parmi les pièces que je n'ai pas eu le temps de commenter :



Les mémoires d'Hadrien  de Marguerite Yourcenar
 Metteur en scène Jean Petrement
 Compagnie Bacchus

Résumé du spectacle
Après le succès de Proudhon modèle Courbet, Jean Pétrement adapte « Mémoires d’Hadrien » pour quatre personnages.
L’empereur Hadrien va mourir… Huis-clos où quatre personnages sont confrontés à l’urgence d'une fin de vie. Fin pressentie d'une civilisation.


Un bon spectacle qui mêle  des extraits des Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar et de Fernando Pessoa. Bien interprété.



 Les coquelicots des tranchées  de George-Marie Jolidon 
 Adapté et mis en scène par Xavier Lemaire
Atelier Théâtre Actuel et  Cie Les Larrons


Résumé du spectacle
Une fresque historique sur la guerre de 14-18 : Suivez la saga d¹une famille de paysans traversant toute la Grande Guerre, de la cuisine d¹une ferme au Grand Quartier Général, des tranchées au lupanar des officiers, des scènes d¹hôpital aux retrouvailles conjugales.

 C'était la super-production du festival OFF étant donné le nombre des comédiens et des changements de décor; la pièce a d'ailleurs été coup de coeur du OFF. Pour ma part, j'ai apprécié l'ensemble des comédiens qui sont excellents avec une mention spéciale pour les rôles féminins principaux et j'ai été sensible aux moments d'émotion.  Le changement et le nombre de décors sont une gageure effectivement et un défi technique mais je ne suis pas sûre que le réalisme recherché soit indispensable. On dit tellement plus de nos jours avec les jeux de lumière qui laissent parler l'imagination.



Automne Hiver de Lars Noren 
 Mise en scène : Agnès Renaud
 Compagnie de l'Arcade

Résumé:
Un repas de famille où chacun se met à table…


 Lars Noren est un grand nom du théâtre suédois et la presse est unanime pour souligner la férocité de l'écriture et le brio de la mise en scène de cette pièce. Effectivement, il s'agit d'un repas de famille, le père, la mère et les deux filles, l'une marginale, l'autre "arrivée",  se déchirent et certes ils n'y vont pas par le dos de la cuillère..  
Les cinéphiles penseront  à Festen de Lars Von Trier mais la pièce n'a pas la maîtrise et la force du film. J'ai trouvé qu'il n'y avait aucune progession dramatique, les scènes se succèdent mais sont répétitives, tournent en rond, les personnages ressassent leur amertume; on dirait que l'auteur veut tout faire entrer dans cette confrontation et cela devient démonstratif; il nous envoie même sur des pistes qui sont abandonnées par la suite : comme le refus de prêter de l'argent à la marginale qui est aux abois ou la possibilité d'un inceste avec le père.. Chacun à son tour a son temps de lamentation, un fois la fille riche, une fois la pauvre, le père, la mère. Et souvent ce que l'on nous dit est trop attendu. Voilà comment j'ai vécu la pièce malgré les éloges dithyrambiques que tout le  monde en fait; ceci dit, ce n'est pas la faute des comédiens et ce sont de bons interprètes. 




L'homme semé de Dominique Wittorski
Metteur en scène : D. Wittorski
compagnie la question du Beurre

 Résumé :
Achille est mort en laissant 6 héritiers… Non, 7. Et une dernière volonté : que ses enfants montent « Œdipe Roi » de Sophocle en sa mémoire. Que faire, lorsqu’on est ignorant, maladroit, incompétent ? Submergés, les héritiers se lancent dans l’improbable.

La pièce présente de bons moments servis par de très bons acteurs, elle est pleine d'humour mais elle est lente et traîne un peu surtout  avec le prologue qui est trop long.  La mise en scène est intelligente.


Frères humains de François Villon
 Adaptation et mise en scène : Jean Marc Doron 
Interprète(s) : Alain Leclerc 

Résumé du spectacle
1463. Villon va disparaître de l'histoire et entrer dans la légende. Usé par une vie étourdissante mais toujours flamboyant il évoque ce testament qu'il vient tout juste de terminer ainsi que ces ballades qui feront sa gloire.
Frères humains raconte la vie de François Villon en intégrant des fragments de poèmes. J'ai été un peu déçue car je croyais assister à un spectacle de poésie présentant les oeuvres de Villon et non sa vie que l'on connaît si peu. Un bon interprète.




Les Joyaux de la couronne
Metteur en scène : Luc Béraud
Compagnie Du Pont Ramier / Coproduction : Hitch & Cie
 
Résumé
Janvier 1950.
Cachés dans un appartement au cœur de Paris, Stan Laurel et Oliver Hardy préparent leur dernier film, « Atoll K ». Hardy bout de rage. Laurel vient de lui annoncer qu’il ne veut plus jouer. Il se sent trahi.
C’est alors que surgit un étrange pilote. Un pilote qui est, en fait, la vraie princesse Elizabeth.
 J'avais bien apprécié la pièce sur les entretiens de Hicthcock et Truffaut jouée  l'année dernière  par cette troupe et qui était un plaisir pour les cinéphiles. Mais celle-ci sur Laurel et Hardy est un peu décevante, moins riche, moins convaincante.

Aulularia de Plaute 
Metteur en Scène : Cristiano Roccamo 

Résumé :
  "Aulularia" de Plaute  nous rappelle la naissance de la Commedia, avec un vieil avare, des serviteurs (Zanni), un jeune premier récitant la comédie en proses, de l’improvisation, des masques de commedia dell’Arte et de la comédie latine, de la pantomime, du chant et toutes ses expressions artistiques qui ont rendu célèbre Plaute, puis tout le théâtre occidental.
La pièce de Plaute est jouée dans la cour du Barouf par des comédiens italiens du Theatro Europeo Plautino. Pour le dernier jour du festival, je voulais un spectacle facile après le marathon théâtral que nous venions de vivre pendant tout le mois de Juillet.  Et puis c'est la pièce qui a inspiré L'avare de Molière, donc j'avais envie de la voir. Effectivement, Molière a puisé largement même si je pense qu'il dépasse l'original avec des personnages beaucoup plus complexes et une critique sociale plus appuyée. Au niveau des moeurs, du langage et des  jeux de scène, la société de Plaute admettait beaucoup plus liberté et de trivialité que celle de Louis XIV. 
La compagnie est sympathique et joue sur les registres des deux langues italien et français. Un spectacle amusant.



Chez Eimelle

mardi 29 juillet 2014

Festival d'Avignon 2014 : Bilan dans le IN (2) I AM de Lemi Ponifasio/ Intérieur de Maeterlinck-Claude Regy/Notre peur de n'être de Fabrice Murgia


I am de Lemi Ponifasio dans la cour d'Honneur du Palais des Papes

Voici les trois derniers spectacles que j'ai vus dans le festival In d'Avignon 2014 et parmi eux mes deux préférés : I AM de Lemi Ponifasio et Intérieur de Maeterlinck-Claude Régy.
 Voir Bilan N° 1
Voir Bilan dans le OFF
Voir Bilan  avec le discours de Victor  Hugo


I AM de Lemi Ponifasio

I AM de Lemi Ponifasio inspiré par le peintre néo-zélandais Colin McCahon

Lemi Ponifasio est un chorégraphe samoan dont la troupe MAU (mot samoan qui signifie : "affirmation sensorielle de la vérité d'un sujet") est installée en nouvelle Zélande.
 I AM est  dédié aux millions de morts de la guerre de 1914-18, pièce politique car le scandale de la guerre et de ses violences y est dénoncé de même que les riches, les puissants qui en tirent profit sont montrés du doigt.
Mais pièce est mystique aussi car semblable à une  lente cérémonie funèbre elle convoque toutes les religions, image du Christ recrucifié et lapidé sur le mur de scène tandis que s'élève le chant du muezzin, et que les paroles de guerre (?) des guerriers maoris retentissent...
Pour aimer cette pièce il faut d'abord abandonner son cartésianisme et accepter de ne pas comprendre une partie du spectacle qui commence par un long discours en maori (ou samoan?) non traduit et dont les grands textes en anglais écrits en écriture cursive géante sur la façade du palais des Papes sont à peu de chose près illisibles. D'autre part tout ce qui a trait à la culture de la civilisation samoane (je ne sais même pas si ce sont des samoans ou des maoris? je sais que les deux sont proches)) nous est étranger. Beaucoup de manques donc dans cette appréhension du spectacle qui se déroule devant nous comme une grande messe solennelle, un Mystère dans le sens où on l'entendait au Moyen-âge. 

Si vous n'acceptez pas cette part d'ombre, vous vous ennuyez et vous partez! Il y a eu de nombreuses défections ce soir-là dans la cour d'Honneur! Mais si vous vous y abandonnez, vous accédez au sens général, vous assistez à une représentation d'une grande beauté et d'une grande spiritualité. Sur le mur de fond de la scène où se reflètent les ombres comme sur la paroi de la caverne de Platon, défilent les âmes des morts qui traînent avec eux de lourds cercueils. Ils avancent lentement et reviennent sur la scène inlassablement si bien que l'on a l'impression qu'une armée entière défile devant nous par vagues successives, sans s'arrêter jamais. Cette image se renouvelle lorsque celui que j'appelle Le Riche, silhouette ventripotente nourrie de cadavres, pousse les morts alignés par terre de son gros ventre prêt à exploser jusqu'à ce qu'ils disparaissent en tournant sur eux-mêmes dans l'obscurité du néant! Des combats singuliers se déroulent devant nous dans une chorégraphie qui explore la souffrance des corps qui s'affrontent. Apparaît alors l'allégorie de la Guerre, blanche et longue silhouette au crâne rasé, image impressionnante de la Mort en marche, à la fois très belle et très effrayante, à qui les soldats vont tordre le cou avant de défiler devant elle en crachant du sang. Quant à l'homme devant ce carnage il régresse à l'état d'animal, il marche à quatre pattes semblable à un grand primate. Etonnante performance du danseur qui interprète le rôle du singe comme j'ai beaucoup aimé aussi la jeune femme maorie aux yeux exorbités nous tenant un discours (incompréhensible) menaçant et coléreux ou encore le Christ maori tombant de tout son long sur le sol  dans une violence suprême...
Il faut noter aussi l'utilisation du son qui nous enveloppe entièrement paraissant venir de plusieurs sources à la fois, derrière, devant nous, sur les côtés et qui, en nous faisant entendre des explosions, des grondements de machines,  des sifflements d'obus, nous plonge au coeur même de la guerre.



 

Depuis ce spectacle, j'ai cherché qui était Colin McCahon dont les visions plastiques ont  inspiré Lemi Ponafisio. Il s'agit d'un des plus grands peintres de la Nouvelle-Zélande, dont l'oeuvre d'inspiration religieuse est d'une grande intensité spirituelle.
 Il est connu surtout pour sa "peinture de mots"  en 1954  avec son I am. 
Il a ensuite continué ses peintures de mots en écrivant des textes religieux en blanc ou en couleur sur des toiles noires et en lettres cursives à grande échelle.








Intérieur de Maeterlinck mis en scène par Claude Regy

Intérieur, petite pièce pour marionnettes de Maeterlinck parle de la mort. Une jeune fille s'est noyée dans la rivière. Un groupe de personnes, l'étranger qui découvert le corps, les voisins, discutent devant la maison des parents pour savoir comment leur annoncer la terrible nouvelle. A l'intérieur évoluent la mère, le père, les deux soeurs en attente de son retour tandis que le petite frère dort. Ils ne savent pas mais pourtant ils ont la prescience de ce qui s'est passé. Maeterlinck pensait que seuls les mouvements saccadés de marionnettes pourraient traduire la présence de l'inconscient dans la conscience. Pourtant Claude Regy a choisi de faire interpréter la famille par des comédiens. Leur façon de se déplacer, la lenteur des gestes, l'attitude figée rendant compte de ce savoir  font planer l'angoisse sur la scène. Le rythme est lent et ne s'accélère que pour traduire la violence du choc éprouvé par les parents quand ils apprendront. Le texte de Maeterlinck, déjà court, a été réduit par le metteur en scène et ce qu'il en reste, dit par des acteurs japonais, n'est traduit que partiellement. La parole est rare mais belle, évocatrice plutôt que réaliste. Claude Regy ne veut pas que le spectateur soit distrait par la lecture. Il nous demande aussi de rentrer en silence dans la salle de théâtre, car l'action commence avant que nous soyons présents. Ce silence dans l'obscurité crée un sentiment d'insécurité qui ne va cesser de grandir. Pour figurer l'extérieur et l'intérieur, rien, aucun décor mais des jeux de lumière qui délimitent les deux espaces. Et pourtant la maison est là, elle existe, et quand les soeurs s'approchent des fenêtres, nul doute que celles-ci sont là aussi, nous les apercevons comme nous voyons les visages des jeunes filles tournés vers le dehors, vers la nuit qui leur dérobe la vérité..  Rien donc ne vient nous distraire de la présence implacable de la mort, d'ailleurs nous ne verrons jamais la jeune noyée.  Choix du minimalisme dans le décor et la parole car c'est dans le silence que l'on entend le mieux le langage des sentiments. Ici, c'est la magie du théâtre qui sollicite l'imagination, ce que j'aime par dessus tout.
Avec I am de Lemi Ponifasio, Intérieur fait partie de mes pièces préférées.




Notre peur de n'être de Fabrice Murgia
Dans Notre peur de n'être, Fabrice Murgia que j'avais découvert à Avignon avec Le chagrin des ogres, crée une pièce sur la solitude liée aux nouvelles technologies, une mutation de notre société qu'il juge aussi importante que le passage de l'écrit à l'oral puis de l'écrit à la l'imprimerie. Loin de condamner ces technologies, il veut montrer qu'il ne s'agit pas de s'y assujettir mais de  les utiliser avec l'espoir de donner naissance à une contre-culture.  C'est tout au moins le sens affiché par l'auteur qui est aussi le metteur en scène. Personnellement je n'ai ressenti que du désespoir à la fréquentation de ces personnages enfermés dans leur peur, leur chagrin, leur refus de vivre.
La mise en scène qui utilise la voix off et la scénographie avec ses effets de lumière, la vidéo-projection, sont très recherchées et très belles mais je ne suis pas arrivée à vraiment entrer dans la pièce sauf lors de quelques scènes très fortes : la révolte de la mère dont le fils vit en reclus, se coupant volontairement du monde, rôle interprété par une comédienne impressionnante par le désespoir exprimé; et quelques moments qui montrent la fragilité de Sara, une jeune fille qui vit sa vie par l'intermédiaire d'un dictaphone.



Chez Eimelle

lundi 28 juillet 2014

Festival d'Avignon 2014 : Bilan dans le IN (1) Le prince de Hombourg de Kleist-Corsetti/The Humans d' Alexander Singh/ Orlando ou l'impatience d' Olivier Py

La cour d'Honneur du palais des papes d'Avignon

Difficile de "faire" le festival d'Avignon et d'écrire en même temps sur ce que je vois! La preuve c'est que j'ai pris un retard que je n'ai pu rattraper. Comment rendre compte, en effet, au fur et à mesure, des 8 pièces du In, des 15 du OFF et des 12 pièces pour enfants auxquelles j'ai assisté pendant ces trois semaines, au total 35 spectacles?
35 spectacles de différentes nationalités puisque entre le off et le in,  j'ai vu, en plus des français, des spectacles en japonais, chinois, portugais (Brésil), italien, anglais, congolais, maori. Comme je veux en garder le souvenir, quitte plus tard à y revenir pour les approfondir, je vais livrer ici un rapide bilan. Je commence par le IN dans l'ordre où j'ai vu les spectacles


Le prince de Hombourg de Kleist mis en scène par Sergio Barberio Corsetti que j'ai eu le temps de commenter ICI. je cite parce que je suis tout à fait en accord avec ce qu'il dit, Philippe Lançon, journaliste de Libération :
La mise en scène de Corsetti n’arrange rien : des uniformes qu’on dirait russes, des acteurs qui valsent maladroitement entre les registres, tantôt ridicules, tantôt pathétiques, semblant ignorer s’ils jouent une farce ou une tragédie. La pièce unit les deux, encore faut-il choisir la tonalité.
«Je crois, écrit Kleist cette année-là, que la basse continue contient les notions essentielles permettant d’expliquer l’art d’écrire.» Aucune basse continue, dans la cour d’honneur. La voix nasillarde et haute perchée de Xavier Gallais, qui joue le prince, semble livrée aux images qui défilent. Ses mains gigotent comme si elles cherchaient à mimer ce qui manque. A la fin, on l’accroche à des cordes à l’aide de mousquetons : c’est un pantin. Marionnette de son propre rêve, de celui des autres ? Kleist ne choisit pas, mais le signifie en creux. Corsetti souligne, émiette et alourdit, par ses images, un texte dont la délicatesse semble lui avoir échappé.

 The Humans d'Alexander Singh auteur et metteur en scène de la pièce nous présente une création de l'humanité absolument délirante. S'inspirant de tout un bric à brac de références allant d'Aristophane à Woody Allen, en passant par Shakespeare, Nietzsche, ayant recours à toutes les techniques, théâtre, danse, mime, et exploitant les registres de l'absurde avec sa chaude lapine Nesquik et son sculpteur apollinien Charles Ray, passant de la farce, du  grotesque à la scatologie, le plasticien et sculpteur, Alexander Singh crée un univers qui n'appartient qu'à lui et laisse pantois. En nous montrant  en direct la création de l'humanité, il prétend poser la question de la liberté humaine  mais nous montre surtout que s'il y a une chose que les dieux ont ratée, c'est bien l'homme! Euh! Dire que j'ai aimé? Je n'irai pas jusque là mais finalement je ne regrette pas d'avoir vu ce spectacle qui le moins que je puisse dire n'est pas... ordinaire!

Avec Coup fatal le chorégraphe Alain Platel crée la surprise en alliant la musique baroque à la musique traditionnelle congolaise. Les 12 musiciens de Kinshasa avec leurs instruments guitare, percussions, balafons et likembé, sous la direction de  Fabrizio Cassol, dansent et chantent sur scène tandis que Serge Kakudji  contre-ténor, nous livre la beauté et la pureté de sa voix en chantant le répertoire baroque.


Orlando ou l'impatience de Olivier Py. Dans cette pièce touffue, dense, trop longue et que l'on aurait bien envie de voir élaguée, Olivier Py nous livre beaucoup de lui-même et par conséquent de nous. Un texte très riche (trop?) et parfois beau, qui touche, émeut, et parfois lasse, fatigue. Il parle de la vie, de la peur de vieillir,  de la recherche du père, de la solitude, de l'amour, de l'homosexualité, du bonheur, de la politique, de la corruption du pouvoir et surtout de son immense amour pour le théâtre. Et comme la vie même est un théâtre, le dispositif du décor est une scène, théâtre dans le théâtre, qui tourne comme notre planète, laissant le temps s'écouler, la répétition sans fin des années, des mêmes recherches, des mêmes échecs...  entre tragédie et comique, tout comme la vie. Enfin, à noter des acteurs excellents et que de plus l'on entend jusqu'au fond de la pièce (comme le souligne non sans humour un des personnages d'Olivier Py) , ce  qui m'a rappelé ma déconvenue lors de la représentation du Prince de Hombourg.)
J'ai acheté le livre pour pouvoir relire la pièce d'Orlando, cela m'a paru indispensable!



 





dimanche 27 juillet 2014

Festival Avignon 2014: Bilan avec le discours devant l'Assemblée nationale en 1848 de Victor Hugo : en prologue à Orlando ou l'impatience de Olivier Py


Dernier jour du festival d'Avignon 2014 et toujours un brin de nostalgie lorsque s'éteignent les dernières lumières de cet immense rassemblement théâtral; demain les affiches vont disparaître, déjà les rues et les terrasses de la ville semblent vides.
Cette édition 2014 aura donc été mouvementée mais finalement le festival a eu lieu malgré 12 annulations de spectacles liées à la grève des intermittents (et 2 pour cause de pluie!) dans le In, ce qui porte la perte subit à 300 000 euros. Assez catastrophique, non? Mais le pire -le spectre de 2003- aura été évité. 
Et oui, le malheur veut que lorsque les intermittents font grève, ils scient la branche sur lequel ils sont assis et détruisent leurs outils de travail. C'est ce que la majorité d'entre eux a pensé et les spectacles ont eu lieu d'une manière générale dans le OFF comme dans le IN.  Mais il y a eu de belles actions de soutien. Je pense à ce beau texte écrit et lu par le metteur en scène de Notre peur de n'être, Fabrice Murgia et aussi à ce discours de Victor Hugo si beau, si vrai, si actuel, qui a précédé le spectacle de Orlando ou l'impatience d'Olivier Py. Une splendide réponse à tous ceux qui pensent que la culture n'est pas une chose essentielle voire vitale et qui font des coupes sombres dans son budget.

Discours devant l'Assemblée nationale en 1848 de Victor Hugo (extraits)



« Personne plus que moi, messieurs, n’est pénétré de la nécessité, de l’urgente nécessité d’alléger le budget.

J’ai déjà voté et continuerai de voter la plupart des réductions proposées, à l’exception de celles qui me paraîtraient tarir les sources mêmes de la vie publique et de celles qui, à côté d’une amélioration financière douteuse, me présenteraient une faute politique certaine. C’est dans cette dernière catégorie que je range les réductions proposées par le comité des finances sur ce que j’appellerai le budget des lettres, des sciences et des arts.

Je dis, messieurs, que les réductions proposées sur le budget spécial des sciences, des lettres et des arts sont mauvaises doublement. Elles sont insignifiantes au point de vue financier, et nuisibles à tous les autres points de vue.
Insignifiantes au point de vue financier. Cela est d’une telle évidence, que c’est à peine si j’ose mettre sous les yeux de l’assemblée le résultat d’un calcul de proportion que j’ai fait. Je ne voudrais pas éveiller le rire de l’assemblée dans une question sérieuse ; cependant, il m’est impossible de ne pas lui soumettre une comparaison bien triviale, bien vulgaire, mais qui a le mérite d’éclairer la question et de la rendre pour ainsi dire visible et palpable.
 Que penseriez-vous, messieurs, d’un particulier qui aurait 500 francs de revenus, qui en consacrerait tous les ans à sa culture intellectuelle, pour les sciences, les lettres et les arts, une somme bien modeste : 5 francs, et qui, dans un jour de réforme, voudrait économiser sur son intelligence six sous ? Voilà, messieurs, la mesure exacte de l’économie proposée.
Eh bien ! ce que vous ne conseillez pas à un particulier, au dernier des habitants d’un pays civilisé, on ose le conseiller à la France.

Je viens de vous montrer à quel point l’économie serait petite ; je vais vous montrer maintenant combien le ravage serait grand.

Si vous adoptiez les réductions proposées, savez-vous ce qu’on pourrait dire ? On pourrait dire : Un artiste, un poète, un écrivain célèbre travaille toute sa vie, il travaille sans songer à s’enrichir, il meurt, il laisse à son pays beaucoup de gloire à la seule condition de donner à sa veuve et à ses enfants un peu de pain. Le pays garde la gloire et refuse le pain.

Ce système d’économie ébranle d’un seul coup tout net cet ensemble d’institutions civilisatrices qui est, pour ainsi dire, la base du développement de la pensée française.
 Et quel moment choisit-on pour mettre en question toutes les institutions à la fois ? Le moment où elles sont plus nécessaires que jamais, le moment où, loin de les restreindre, il faudrait les étendre et les élargir.

Eh ! Quel est, en effet, j’en appelle à vos consciences, j’en appelle à vos sentiments à tous, Quel est le grand péril de la situation actuelle ? L’ignorance.

L’ignorance encore plus que la misère. L’ignorance qui nous déborde, qui nous assiège, qui nous investit de toutes parts. C’est à la faveur de l’ignorance que certaines doctrines fatales passent de l’esprit impitoyable des théoriciens dans le cerveau des multitudes.

Et c’est dans un pareil moment, devant un pareil danger, qu’on songerait à attaquer, à mutiler, à ébranler toutes ces institutions qui ont pour but spécial de poursuivre, de combattre, de détruire l’ignorance.

On pourvoit à l’éclairage des villes, on allume tous les soirs, et on fait très bien, des réverbères dans les carrefours, dans les places publiques ; quand donc comprendra-t-on que la nuit peut se faire dans le monde moral et qu’il faut allumer des flambeaux dans les esprits ?

Oui, messieurs, j’y insiste. Un mal moral, un mal profond nous travaille et nous tourmente. Ce mal moral, cela est étrange à dire, n’est autre chose que l’excès des tendances matérielles. Eh bien, comment combattre le développement des tendances matérielles ? Par le développement des tendances intellectuelles ; il faut ôter au corps et donner à l’âme.

 Quand je dis : il faut ôter au corps et donner à l’âme, ne vous méprenez pas sur mon sentiment. Vous me comprenez tous ; je souhaite passionnément, comme chacun de vous, l’amélioration du sort matériel des classes souffrantes ; c’est là selon moi, le grand, l’excellent progrès auquel nous devons tous tendre de tous nos voeux comme hommes et de tous nos efforts comme législateurs.

Mais si je veux ardemment, passionnément, le pain de l’ouvrier, le pain du travailleur, qui est mon frère, à côté du pain de la vie je veux le pain de la pensée, qui est aussi le pain de la vie. Je veux multiplier le pain de l’esprit comme le pain du corps. 

 Eh bien, la grande erreur de notre temps, ça a été de pencher, je dis plus, de courber l’esprit des hommes vers la recherche du bien matériel.Il importe, messieurs, de remédier au mal ; il faut redresser pour ainsi dire l’esprit de l’homme ; il faut, et c’est la grande mission [ … ] relever l’esprit de l’homme, le tourner vers la conscience, vers le beau, le juste et le vrai, le désintéressé et le grand. C’est là, et seulement là, que vous trouverez la paix de l’homme avec lui-même et par conséquent la paix de l’homme avec la société.

Pour arriver à ce but, messieurs, que faudrait-il faire ?
 Il faudrait multiplier les écoles, les chaires, les bibliothèques, les musées, les théâtres, les librairies.
 Il faudrait multiplier les maisons d’études où l’on médite, où l’on s’instruit, où l’on se recueille, où l’on apprend quelque chose, où l’on devient meilleur ; en un mot, il faudrait faire pénétrer de toutes parts la lumière dans l’esprit du peuple ; car c’est par les ténèbres qu’on le perd. Ce résultat, vous l’aurez quand vous voudrez.

Quand vous le voudrez, vous aurez en France un magnifique mouvement intellectuel ; ce mouvement, vous l’avez déjà ; il ne s’agit pas de l’utiliser et de le diriger ; il ne s’agit que de bien cultiver le sol. La question de l’intelligence, j’appelle sur ce point l’attention de l’assemblée, la question de l’intelligence est identiquement la même que la question de l’agriculture.
L'époque où vous êtes est une époque riche et féconde ; ce ne sont pas les intelligences qui manquent, ce ne sont pas les talents ni les grandes aptitudes ; ce qui manque, c’est l’impulsion sympathique, c’est l’encouragement enthousiaste d’un grand gouvernement.

Je voterai contre toutes les réductions que je viens de vous signaler et qui amoindriraient l’éclat utile des lettres, des arts et des sciences.

Je ne dirai plus qu’un mot aux honorables auteurs du rapport. Vous êtes tombés dans une méprise regrettable ; vous avez cru faire une économie d’argent, c’est une économie de gloire que vous faites. Je la repousse pour la dignité de la France, je la repousse pour l’honneur de la République. »

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Demain je ferai un bilan de toutes les pièces que j'ai vues car je n'ai pu écrire sur toutes.