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mercredi 13 mai 2015

Joyce Carol Oates : Les maudits


Les maudits est "gothique" mais … gothique à la manière de Joyce Carol Oates, c’est à dire très imbriqué dans la réalité, très provocateur, très ironique. Dans une note, l’écrivaine nous fait savoir qu’il faut le lire comme une métaphore.
Les vérités de la Fiction résident dans la métaphore, mais la métaphore naît ici de l’Histoire.

Joyce carol oates auteure de Les maudits
Joyce Carol Oates (source)

Le livre est présenté comme l’ouvrage d’un historien M.W van Dyck II, qui entreprend de nous relater, en s’appuyant sur un grand nombre de documents d’archives, de témoignages écrits ou oraux, l’histoire de la malédiction qui s’est abattue sur Princeton, la ville et son université, dans les années 1905 et 1906. Apparitions de fantômes, de vampires et de créatures diaboliques qui président à des meurtres d’enfants, au rapt d’une mariée devant l’autel,  à d’autres morts violentes. La folie s’empare de la petite ville et touche particulièrement la famille Slade, dont le patriarche, Winslow Slade, ancien président de l’université de Princeton, est un membre éminent et respecté de la société du New Jersey. C’est pourtant ses petit-enfants, Annabelle, Josiah, Todd et Oriana qui vont être les principales victimes des forces maléfiques. Mais si ces créatures innocentes payaient pour le crime de leur aïeul?

Interpénétration de la fiction et du réel

Grover Cleveland  président des Etats-Unis pendant deux mandats personnage de Les maudits de Joyce Carole Oates
Grover Cleveland  président des Etats-Unis 1885 à 1889 et de 1893 à 1897(source)
Une des forces de ce livre est dans l’interpénétration étroite de la fiction et du réel qui fait que je me suis  perdue dans ce dédale inextricable. Je ne savais plus si je me retrouvais dans la Grande Histoire ou dans la petite! Les présidents des Etats-Unis comme Grover Cleveland et Woodrow Wilson participent à la fiction du roman et rencontrent des personnages dont on ne sait plus s'ils ont réellement existé ou s'ils sont imaginaires! Les écrivains célèbres  comme Jack London, Upton Sinclair, Mark Twain sont évidemment connus. Mais qu’en est-il des grandes familles princetoniennes, Slade, (complètement fictive), Van Dyck, Burr, Fitz Randolph?

Un roman métaphorique

Université de Princeton campus source
Mais ce mixage entre le réel et l’imaginaire à bien d’autres fonctions que de nous étourdir et nous faire perdre la tête! Il nous ramène chaque fois à la métaphore dont parle Oates. Si les créatures diaboliques vivent dans le marais, se repaissant du sang de leurs victimes, vampirisant les femmes, tuant les enfants, le monde Princetonien réel n’apparaît pas meilleur et se nourrit lui aussi du sang des humbles comme le prouvent la naissance de Ku Klux Klan, le viol et le meurtre d’une fillette, le lynchage, dans le roman, d’un jeune couple noir qui ne soulève que peu d’émotion dans la ville. Les horreurs dénoncées par l’écrivain socialiste Upton Sinclair dans La Jungle sur les abattoirs de Chicago, la souffrance et l’exploitation des employés misérables, ignominieusement traités, sous-payés, vampirisés par le capitalisme (on en est toujours au même point actuellement d’ailleurs!!) sont autant d’atrocités, reflets du monde diabolique. Toutes ces grandes familles sont pleines de morgue et de suffisance envers leurs inférieurs, Oates parle de « snobisme »;  on comprend leur position par rapport aux noirs!  Le président Woodrow Wilson, lui-même, qui fut le premier à faire entrer un juif à l’université n’était raciste « que »… pour les noirs! Il justifiait le Ku klux Klan et il était, d’autre part, misogyne au point de ne pas envisager que les femmes puissent voter, encore moins qu’elles puissent entrer à l’université.
Ainsi "le gothique " de Joyce Carol Oates n’est pas gratuit et permet la satire d’une société qui n’a rien à envier à ceux qui règnent dans le marais. D'ailleurs,  l'écrivaine ne nous laisse jamais croire entièrement au fantastique. Lorsqu'un fait paraît inexplicable, elle lui substitue une explication réaliste comme pour les lys trouvés à l'endroit de l'apparition de la fillette du président Cleveland. De même l'apparition des serpents de pierre vivants qui sème la panique dans le pensionnat n'est-il pas le fait d'une hystérie collective? Nous sommes toujours ramenés au doute par une écrivaine qui joue au chat et à la souris avec ses lecteurs. 

Une ironie féroce

Woodrow Wilson, président des Etats-Unis de 1913 à 1921 dans le roman de Joyce Carol Oates Les maudits
Le très puritain Woodrow Wilson
C’est avec férocité (comme toujours) que Oates dénonce  et tourne en ridicule le puritanisme des moeurs, de la pensée et du verbe de cette vertueuse société. Ainsi le mot « indicible » souvent répétée ne désigne jamais le lynchage, l’exploitation des ouvriers, les souffrances des pauvres, mais tout ce qui a trait à la sexualité, et en particulier à l’homosexualité. Et c’est « indicible », en particulier, devant les « dames » qui ne doivent pas perdre leur pureté! Elles s’empressent donc de l’apprendre de manière indirecte, par les ragots des domestiques ou autres bavardages féminins. Quant à leur maris, si guindés, si comme il faut, si écoeurés par les « mystères » féminins, s’ils ne prononcent pas le mot adultère, ils le pratiquent! Les lettres authentiques de Woodrow Wilson l’attestent!
Oates se fait donc un plaisir de croquer l’hypocrisie collective. La censure de la religion n’a d’égale que sa transgression, la vertu a pour revers le vice.
Hypocrisie aussi chez les penseurs, les écrivains qui devraient être des esprits libres mais qui abandonnent leurs idéaux dès qu’ils font fortune et fréquentent le beau monde. Tout au long du roman on retrouve cet art du portrait que Oates transforme en arme redoutable et porte à un niveau maximal!

L’intérêt du roman

Upton Sainclair dans le roman de Joyce Carol Oates Les maudits
Upton Sainclair (source)
Les maudits n’est pas un roman facile; si vous voulez le lire seulement pour vivre des aventures sulfureuses, légères, et pour vous faire peur, mieux vaut le laisser de côté. Et quand j’ai parlé de dédale, précédemment, ce n’était pas qu’une image! Il faut parvenir à s’y retrouver. La multiplicité des points de vue fait la richesse du roman mais déroute parfois. C’est à cause de cela que j’ai préféré certains passages à d’autres car le style diffère chaque fois et l’on peut s’intéresser plus à l’un des personnages qu’à l’autre. J’ai beaucoup aimé, par exemple le journal secret et codé d’Adélaïde Burr.  Il nous fait pénétrer dans l’intimité d’une « dame » de la riche société princetonienne en ce début du XX siècle. La maladie et la fragilité de cette jeune femme toujours alitée peut gagner la sympathie du lecteur mais en même temps, nous nous rendons compte des préjugés sociaux, raciaux d’Adélaïde, de l’égoïsme, de la mesquinerie de ces femmes privilégiées, des conflits d’intérêt, des jalousies. A travers ce journal apparaît aussi le manque de liberté de la femme qui est élevée autant qu’il est possible dans l’ignorance de la sexualité, tenue par les hommes à l’écart de la politique et de l’instruction.
Les rencontres avec les écrivains m’ont passionnée :  Joyce Carol Oates dresse un portrait à charge, haut en couleur de Jack London qui n’affiche plus qu’un socialisme de surface pour ne pas dire de pacotille lors du meeting organisé par le naïf, sincère et pur Upton Sainclair! Un grand moment du roman assez étourdissant! Mais le portrait de Mark Twain ne manque pas de pittoresque lui  aussi!
Enfin les lettres de Woodrow Wilson sont, contre toute attente, (après tout, il n’est pas écrivain) très intéressantes. Il a, malgré un certain aspect désuet et conventionnel, un beau brin de plume!

Les maudits est le cinquième roman gothique de Joyce Carol Oates après Bellefleur ICI, A bloodsmoore romance, Mysteries of Winterthurn ICI, My heart laid blair.

Mais pourquoi Joyce Carol Oates n'a-t-elle pas encore obtenu le prix Nobel de littérature? On se le demande?

40 commentaires:

  1. Quand tu parles de ce roman, j'ai un peu honte de ne plus accrocher à JCO! Pour le Nobel, il parait qu'on lui reproche de trop écrire, mais bon, ça, je n'en sais rien en fait.

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    1. c'est vrai qu'elle écrit beaucoup mais ce n'est pas une raison pour lui refuser le prix Noble. Même quand ses romans ou nouvelles sont moins réussis, ils sont d'un bon niveau et ils ne peuvent effacer ses chefs d'oeuvre. Moi, je crois surtout qu'elle dérange la bonne bourgeoisie qui fait partie du jury! Elle est trop critique envers le capitalisme et dénonce l'hypocrisie bourgeoise!

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  2. Jusqu'ici, je n'ai jamais eu envie de lire les romans gothiques de JC Oates (et il y en a tellement d'autres !) mais je crois que tu vas me faire changer d'avis.

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    1. Je crois que l'on emploie le terme de "gothique" faute de mieux! Il ne se faut pas se laisser rebuter par cette terminologie. Les Maudits comme Bellefleur sont inclassables et sont des oeuvres hors du commun.

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  3. JE LE VEUX !!!! Oups, pardon, cela m'a échappé.
    En dehors du fait que j'aimerai lire tout ce qu'elle écrit, je trouve ton billet incroyablement tentateur et sans aucun spoiler (il me semble) ce qui est fort agréable.
    Je suis entièrement d'accord avec toi, concernant le Nobel. Cela fait plusieurs années qu'elle est pressentie mais jamais choisie... Dommage.
    Si tu as aimé ce qu'elle dit sur Mark Twain, je te conseille de lire "Folles nuits" où elle parle également de cet auteur (mais peut-être Est-ce déjà fait ?)

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    1. Oui, c'est un livre qu'il faut avoir lu! Je suivrai ton conseil pour Folles nuits.

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    2. Ce sont des nouvelles dans lesquelles JCO invente les dernières heures d'auteurs américains : Mark Twain, Henry James, Emily Dickinson (entre autres). Certaines nouvelles sont passionnantes !

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  4. j'aime bien cette auteure également, je ne connais pas celui là et tu donnes très envie!

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    1. Si tu aimes l'auteure, tu aimeras certainement celui-là!

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  5. Pas pour moi du tout celui-là !

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  6. Il me tente décidément ! J'en ai lu récemment ( Je vous emmène et fille noire -fille blanche) et décidément, j'aime beaucoup cet auteur. son écriture est reconnaissable... Merci pour les liens, je note aussi le mystère de Winterthurne !

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    1. Pas encore lu Fille noire fille blanche! Et oui, l'on ne peut lire entièrement JC Oates si on veut avoir le temps de lire autre chose!! Pas mal les mystères de Winterthurne!

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  7. Claudia, j'aimerais vraiment être capable d'écrire des billets comme les tiens ! Parfait comme toujours et très tentateur ! Je le note même si ma première expérience d'Oates reste mitigée.

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    1. Ravie de te tenter surtout quand il s'agit d'un écrivain de cette trempe!Je serais curieuse de savoir à quel livre de Oates, tu n'as pas accroché?

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    2. "Hantises", un recueil de nouvelles.

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    3. Peut-être devrais-tu continuer avec ses romans? Chutes ou Nous étions les Mulvaney, mes préférés! Bellefleur, dans le genre "gothique" est absolument époustouflant malgré quelques longueurs.

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    4. Oui, tu as raison, il faut que j'essaie un de ses romans. Un pas trop long quand même ;-)

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  8. Je viens de lire une nouvelle dans la même veine. C'est vrai que le fantastique n'est chez elle qu'un prétexte narratif afin de faire ressortir la noirceur des âmes et la violence du mal, son implacabilité. Elle est passionnante, comme toujours. J'ai "Bellefleur" d'ailleurs dans ma pile.

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  9. Effectivement c'est un "gothique" très particulier ou le fantastique a une autre fonction et d'ailleurs se dérobe toujours à lui-même!

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  10. Tu parles merveilleusement d'un écrivain que j'adore ! Je suis archi fan, elle est extraordinaire... je ne sais pas si tu as lu ses nouvelles, mais certaines sont de haut vol. Bref impossible pour moi de faire l'impasse sur un JCO ( j'en ai plein en attente, car elle écrit beaucoup)

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    1. Moi aussi je l'aime beaucoup. J'ai lu surtout ses romans , il faudra que j'essaie les nouvelles. je suis comme toi, j'en ai beaucoup en attente! Je fais déjà le challenge de Oates de George. Ce qui me donne une idée, on pourrait faire une LC d'un de ses livres ?

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    2. Volontiers ! J'ai en attente le roman "Hudson river", le recueil "Hantises", "premier amour","La légende de Bloodsmoor"... et toi?

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    3. Je n'ai lu aucun des romans que tu cites; cela tombe bien! Et pourquoi pas la légende de Bloodsmor pour rester dans le gothique? je l'ai vu à la bibliothèque. Mais pas avant la fin Juin car je lis pour la suède en ce moment et j'ai aussi le blogoclub et dialogues croisés...
      mais je reste ouverte aux autres lectures!

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    4. Ok pour "La légende..." mais je propose fin juillet car j'ai pas mal de lectures communes avant et je ne peux lire qu'un livre à la fois ( c'est un handicap... mais je ne peux pas faire autrement ;))
      Le 30 juillet m'irait bien...

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    5. Il va falloir que je m'organise parce que le mois de Juillet (je suis d'Avignon) est entièrement consacré au théâtre et au festival; il faudra que je le lise avant.. Bon, d'accord pour le 30 Juillet.

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  11. Le genre gothique m'attire moins que les analyses psychologiques de JCO, une romancière remarquable.

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    1. Je crois que les deux genres m'attirent l'un et l'autre autant! JCO a de la force, de l' originalité, du caractère et une vision critique de la société dans les deux et d'ailleurs elle parle toujours de la réalité, de ce qui l'entoure même dans le gothique!

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  12. J'avoue que j'ai essayé de le lire, mais j'ai abandonné ... et en lisant ton très beau billet, je me dis qu'il faut que j'essaye une nouvelle fois !

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    1. Oui! Mais essaie de lire un autre de ses livres si celui-ci ne te convient pas! C'est dommage de passer à côté d'une telle écrivaine.

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  13. J'avoue ne pas bien connaître cette auteure. J'ai quelques uns de ses romans dans ma PAL, et je crois que même si ton billet donne envie d'en savoir un peu plus, je ne commencerai pas ma découverte par celui-ci.

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    1. Oui, effectivement, pour commencer il vaut peut-être mieux ne pas choisir un de ses romans gothiques.

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  14. Bonjour claudialucia, après avoir lu trois romans non gothiques de JCO, pourquoi pas celui-ci? Ce que tu écris me tente bien. A part ça, je suis toujours épatée par la capacité d'écriture de cet écrivain, elle n'arrête pas. Et c'est souvent des "pavés". Bon dimanche.

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    1. C'est vrai, elle n'arrête pas, l'écriture doit être pour elle quelque chose de vital. Elle me rappelle Goerge Sand pour la prolixité!

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  15. Elle fait partie des auteurs que je pronostique chaque année pour le Nobel, avec le poète Adonis, mais je perds à chaque fois..
    Sinon, je suis très en retard de mes lectures de JCO, c'est vrai qu'elle publie à un rythme effréné !
    Celui est dans ma liste évidemment, d'autant que j'aime quand elle s'attaque à ce style ! D'ailleurs je suis admirative de sa capacité à sauter 'un genre à l'autre !

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    1. Tout comme moi! pour le prix Nobel, je la vois bien! Je la comparais à George Sand pour la prolixité mais aussi pour la diversité des genres qu'elle aborde.

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  16. Je l'ai abandonné mais il reste là, sur mes étagères. CJO n'est pas toujours facile à lire mais ce sont souvent les romans difficiles qui me plaisent.

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  17. Non ce n'est pas toujours facile surtout parce que c'est le genre de livre qui ne fait pas obligatoirement "plaisir", elle montre un univers assez noir et dur.. mais ce que j'aime, voir la société et ses travers, ses horreurs parfois, à travers le prisme d'une grande écrivaine.
    Les maudits a des longueurs, on peut se lasser; cherche un autre roman de Oates, il y en a tant!

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  18. Ah ! tout ce qui me reste à lire de cette écrivaine !!! J'ai beau les acheter par deux, je ne tiens pas la distance pour découvrir son œuvre... J'adore ses romans "gothiques" alors tu penses que celui-ci me tente beaucoup. Bon we à toi !

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