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mercredi 11 mars 2020

Andrus Kivirâhk : Le papillon



J’ai lu L’homme qui savait la langue des serpents d’Andrus Kivirähk  et ce roman m’a laissé un souvenir marquant lié à son étrangeté mais aussi au récit de la violence infligée à la terre d’Estonie par ses nombreux envahisseurs pendant des siècles. Aussi est-ce avec plaisir que je retrouve pour le challenge initié par Eva, Patrice et Goran, Le mois de l'Europe de l'Est, un premier roman du même auteur : Le Papillon toutes deux parus dans la belle édition Le Tripode.

le théâtre de l'Estonia au début du XX siècle

Le récit d'Andrus Kivirähk  a des bases historiques et s’étend du début du XX siècle en passant par la première guerre jusqu’à la deuxième guerre mondiale. Pendant cette période, le pays sous domination russe puis occupé par les allemands, dévasté par les guerres, ne connut sa première indépendance qu’en 1919  et la perdit dès 1940.  Puis il obtint à nouveau son indépendance des Soviétiques en 1991.

Paul Pinna fondateur, directeur et comédien de l'Estonia

Andrus Kivirähk avait entrepris une étude historique du théâtre d’Estonia à Tallinn, théâtre  qui a joué un rôle important dans le réveil national des estoniens et pour soutenir le moral des habitants pendant ces périodes douloureuses. Et c’est en travaillant sur des personnages bien réels, fondateurs et comédiens du Théâtre Estonia à Tallin, Paul Pinna et sa femme Netty, Théodore Altermann, Aleksander Harald Trilljärv, pour ne citer qu’eux, que l’écrivain les a vus échapper à son pouvoir et se transformer en personnages de roman, devenus les protagonistes de bien étranges aventures !

Theodore Alterman , comédien, auteur, traducteur
Netty Pinna, comédienne
 Le personnage narrateur, August Michelson, est mort depuis longtemps quand il nous raconte son histoire et nous fait revivre les années qu’il a passées, lui simple ouvrier devenu comédien, dans la troupe de théâtre Estonia. De même que notre narrateur trépassé, sa bien-aimée Erika Tetzky est, elle aussi, comédienne à l’Estonia.
Emporté par ses impétueux personnages, Kivirähk écrit un roman fantastique, peuplé d’êtres étranges, femme-papillon comme Erika, femme-fée comme Augusta, femmes-oiseaux, fantômes d’anciens acteurs trop attachés au théâtre pour vider les lieux, transformation de l’un d’entre eux en loup garou. (mais vous n’êtes pas obligé de le croire, le narrateur nous ayant avoué qu’il aimait mentir )et présence d’un inquiétant chien gris aux yeux jaunes, personnification de la mort.

Erika Tetzky
Erika Tetzky et August Michelson sur scène

Car la mort règne pendant ces deux guerres où le théâtre est transformé en hôpital même si les acteurs continuent de jouer. Le chien gris a beaucoup de travail, il ne ne s’arrête jamais et il jette aussi son dévolu sur les comédiens, en particulier sur la fragile et charmante Erika qui va s’éteindre toute jeune, elle qui, papillon vif et gai, personnifie l’âme de l’Estonia.  Mais il faut comprendre, aussi, pourquoi le chien s’acharne contre eux! Il en veut particulièrement à la troupe qui nargue la mort chaque soir pour faire vivre des personnages qui n’existent même pas mais qui ne peuvent jamais mourir.
Et le roman devient un magnifique hommage au théâtre et aux acteurs, à ceux qui font oublier l’espace d’une représentation, les soucis et les peurs, à ceux qui vivent leur métier comme un sacerdoce, transmettant  leur force et leur énergie au public à travers des textes qui, pour n’être que "mensonges", n’en sont pas moins essentiels, nous révèlent à nous-mêmes et nous donnent le courage de vivre. C’est ce qu’ont fait tous les acteurs du théâtre de l’Estonia.

"Un de ces jours-là, je me trouvais nez à nez avec le chien  gris (...)
- S’il n’y avait que cela, poursuivit le chien. Vous trompez le monde ! Les gens viennent vous regarder et ils découvrent que le monde n’est pas du tout comme ils l’avaient imaginé, que l’amour peut-être plus fort que la mort, -ridicule !- que les méchants sont toujours punis, et je ne sais quoi d’autre ! De quel droit vous payez-vous ainsi la tête de ces malheureux ? Ils ont leur vie toute tracée, ils naissent, travaillent, font des enfants, meurent, sans autre issue à espérer, pas comme Othello, ce type qui n’existe même pas et qui se fiche un coup de poignard soir après soir, comme si mourir était aussi banal que boire une tasse de café et pouvait se répéter à loisir, pour peu que l’envie vous en prenne. Eux, votre public, ils ne peuvent se permettre une chose pareille. Ils perdent à tous les coups, parce que personne ne m’échappe. Ils n’ont aucune chance. Pourquoi les tromper ?
- Nous leur donnons l’espoir, répondis-je.
- C’est exactement pour ça que je vous hais, rétorqua le chien en retroussant les babines."

 Bel hommage au mensonge donc car il est frère de l’imagination, cette imagination qui transforme tout, qui permet à la création littéraire ou artistique de prendre son essor, qui permet à chacun de sortir de lui-même pour être autre, pour vivre une autre vie et qui en conséquence est aussi indissociable du théâtre.
Andrus Kivirähk a beaucoup de respect pour ses personnages qu’il ne présente certes pas comme des saints, qui ont leurs défauts et qui, surtout pour les hommes, lèvent le coude un peu trop facilement, font des blagues de mauvais goût, énormes, et sont coureurs de jupons; et cela donne des récits pleins de saveur, d’humour et parfois de truculence.
Mais il sait nous montrer qu’ils ne sont pas que cela, et leur belle humanité apparaît d’abord dans leur conception du rôle du théâtre par rapport au public, puis dans leurs relations entre eux, amitié, amour, respect, solidarité et délicatesse d’esprit quand le faut, malgré la bonne dose d'autodérision qu'ils portent en eux. On sent toute la tendresse de l’auteur pour ces personnages qui sont en fait des êtres humains ayant réellement existé avec leur lot de tristesse, de chagrins, de maladies et de deuils mais qui ont fait jusqu’au bout leur travail d’amuseurs publics apportant la joie.
C’est ainsi que nous oscillons tout au cours du roman entre rire et nostalgie. On peut ajouter qu’Andrus Kiviräkh est un homme qui sait mentir et possède une imagination sans limite. Il nous le prouve ici dans ce premier roman,  comme il le confirmera plus tard avec L’homme qui savait la langue des serpents!

Le théâtre de l'Estonia à Tallinn de nos jours


L’Auteur

Andrus Kivirähk est un écrivain estonien né en 1970 à Tallinn. Véritable phénomène littéraire dans son pays, romancier, journaliste et essayiste, il est l'auteur d'une oeuvre déjà importante qui suscite l'enthousiasme tant de la critique que d'un très large public, qui raffole de ses histoires. Andrus Kivirähk écrit des romans et des nouvelles, des pièces de théâtres, des textes et des scénarios de films d'animation pour enfants.
Le Papillon est le premier roman de l'auteur du désormais livre culte L'Homme qui savait la langue des serpents et de Les groseilles de Novembre.





10 commentaires:

  1. J'ai le souvenir d'un roman mélancolique, d'une sorte de farce macabre, très émouvante.

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  2. J'aime beaucoup l'homme qui savait la langue des serpents mais je n'ai pas fini l'écoute mais effectivement ça donne envie d'en savoir plus sur les autres romans de l'auteur :-)

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  3. je n'ai pas oublié ma (seule) lecture de cet auteur!

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  4. Formidable billet ! Merci, Claudialucia. J'aime beaucoup le sujet et c'est avec ce titre que j'aborderai l'univers de cet écrivain, je le note tout de suite dans ma (longue) liste.

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  5. Comme toi, j'ai été marquée par ma lecture de "L'homme qui savait la langue des serpents", que j'avais trouvé si inventif, à la fois drôle, épique, et profond... Je note donc ce titre et merci pour les photos qui illustrent ton billet, j'aime beaucoup.

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  6. Merci beaucoup pour cette superbe critique... (Goran : https://deslivresetdesfilms.com)

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  7. Il me tente celui-là! Jolie couverture, voyage à Talinn....

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  8. J'avais hésité à lire "L'homme qui savait la langue des serpents". Le fonds historique me tente bien (quelle histoire en effet que celle des pays baltes), mais j'ai peur du côté fantastique.

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  9. Auteur inconnu pour moi donc je note pour une prochaine fois :)

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  10. Une belle imagination, en effet et un roman que j'ai trouvé plaisant à lire.

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