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jeudi 16 mars 2023

Jurica Pavicic : La femme du deuxième étage

 

La femme du deuxième étage de Jurica Pavicic, écrivain croate : Bruna se marie avec Frane qui est marin. Les jeunes époux vont habiter au deuxième étage de la maison familiale de Frane, juste au-dessus de l’appartement d’Anka, la belle-mère de Bruna. C’est un très mauvais arrangement car le couple va devoir cohabiter avec cette femme autoritaire, maniaque et revêche, qui humilie sa belle fille et la considère, malgré ses efforts, comme paresseuse et incapable. Sa belle soeur Mirela n’est pas plus chaleureuse envers elle. Quand son mari part en mer, Bruna, désormais sous la coupe d’Anka, n’a que son travail à l’extérieur pour bénéficier d’une relative liberté. Mais lorsque Anka est victime d’une attaque cérébrale et qu’elle reste paralysée, le drame va éclater. Mirela, la fille d’Anka, privilégie sa carrière, le fils s’oppose à ce que sa mère aille dans un institut spécialisé mais repart en mer. C’est donc à Bruna d’assumer, en plus de ses heures de bureau, la lourde charge d’une femme impotente qu’elle n’aime pas et qui le lui rend bien.

Je ne dévoile rien en parlant de drame puisque dès la première page nous savons que Bruna est en prison et qu’elle a commis un meurtre. Le roman alterne d’ailleurs entre des chapitres qui décrivent la vie en prison, d’autres qui sont un retour dans le passé et racontent l’histoire de Bruna et d’autres encore, les années d’après la prison.

Ce qui qui intéresse l’auteur, c’est l’analyse du meurtre. Il cherche à comprendre et à mettre en évidence les ressorts qui ont poussé une femme « normale », qui n’a rien de monstrueux, jeune, amoureuse, pleine d’espoir, à détruire une vie et à être détruite. Il étudie le lent glissement qui va la conduire au meurtre presque malgré elle, prise au piège de la soumission, prisonnière des non-dits, d’une vie vaine et sans espoir, et surtout de l’égoïsme des autres. Chacun est occupé par ses propres soucis, son travail, son désir de réussite. Même la mère de Bruna ne s’est pas préoccupée de savoir si sa fille allait bien.
Tout en se livrant à cette analyse, Jurica Pavici présente une radioscopie de la société croate d’après-guerre où l’économie qui reprend ne l’est que sur des bases factices, ouverte à un tourisme qui détruit toutes les vraies richesses du pays, n’apportant pas la prospérité à ses habitants mais enrichissant les sociétés capitalistes, la maffia et les déjà riches.

Le car pénètre dans les faubourgs (de Split) et Bruna note les changements. Là où était situé autrefois le chantier de déconstruction navale, ce sont maintenant des immeubles de locations et de vacances. A la place de l’usine de chlorure de vinyle, il y a un centre commercial. A la place du port de pêche, elle découvre une marina, et dans la marina, des grappes de yachts coûteux aux vitres teintées et aux lignes agressives. A la place du transbordement, c’est encore une marina. A la place de l’usine de tuyaux en béton, même chose. Là où il y avait auparavant des ateliers et des entrepôts, ce sont désormais des salons d’expositions de concessionnaires automobiles ou des agences de Rent-Car et Ship Management….


Une société où la situation des femmes n’a rien d’enviable, témoin, la vie de Bruna, mais aussi celle de Suzana, l’amie restée fidèle de Bruna, qui a pourtant poursuivi des études de pharmacologie et végète dans un petit emploi sans intérêt. Là encore le bouleversement apporté par la guerre n’est pas source de mieux-être :
« … les Slovènes l’ont jetée dehors, au bout de huit ans, comme des porcs, sans aucun préavis, pendant une vague de restructuration. Elle pense à son nouveau boulot, une petite boîte stupide de commerce à la noix, où le patron n’en sait pas la moitié d’elle question travail. »

Dans l’île où travaille Bruna se dresse une façade d’église baroque « grandiose  et mensongère » restée inachevée. Elle cache derrière elle une église petite et misérable. Cette façade est une métaphore des civilisations et de la vie, mais aussi de la Croatie nous dit Jurica Pavicic: « Elle nous raconte la seule vérité qui vaille : elle nous dit comment finissent les ambitions humaines. Comment les gens, les villages, les peuples échafaudent des plans et des projets immenses, comment ils imaginent des constructions fastueuses, et de tout cela, il ne reste que des façades. »

J’ai apprécié L’eau rouge le premier roman de l’auteur dont l’action déroule en Croatie pendant le guerre et montre la destruction de la Yougoslavie et le début de l’après-guerre. Dans La femme du deuxième étage, c’est la Croatie actuelle que présente l’auteur. Ce n’est pas réjouissant et pourtant c’est un oeuvre où l’on sent, au-delà de la tristesse et de la mélancolie, l'empathie de l’auteur pour ce personnage en souffrance, solitaire et replié sur lui-même. 

J’ai beaucoup aimé ce deuxième livre de Jurica Pavicic, peut-être plus encore que le premier, parce j’ai été sensible à son rapport nostalgique au temps qui passe et nous mène inexorablement à la mort. Je me suis sentie concernée par sensibilité à l’éphémérité des choses et des êtres, encore exacerbée par l’expérience de la guerre qui a détruit un monde existant sans en proposer un meilleur.

Sa définition de la vie : « Cette succession d’anecdotes chaotiques »  et les pensées de Suzana m’ont interrogée et touchée : "Et elle se demandait si sa vie et celle de Bruna, aurait été différente s’il n’y avait pas eu cette fête d’anniversaire Chez Zorana. Si elle n’était pas allée la chercher en voiture….  Si ce matin là ou tel autre elle avait marché sur le trottoir de droite plutôt que sur le trottoir de gauche. Tant de bifurcations, des dizaines et des centaines de bifurcations, tant de noeuds indénombrables, denses et opaques comme dans un jeu vidéo ultra-complexe, qui l’ont conduite au point où elle est maintenant."

Ce questionnement, qui, par-delà l’expérience individuelle, atteint l’universel, est passionnant. Oui, il est vertigineux de contempler tous les chemins qui se sont ouverts ou s’ouvrent devant nous au cours d’une vie et combien notre existence aurait pu être différente si…  mais ce SI nous renvoie à la question primordiale, sommes-nous vraiment libres de nos choix à partir du moment où nous ne connaissons par les tenants et les aboutissants ? Un choix, peut-être, mais faussé à l’origine, et dont on n’est finalement pas vraiment maître.

C’est ce que constate Bruna : « Tout aurait été différent si nous n’étions pas allées là-bas. Suzana avait raison, évidemment. Mais, comme il arrive souvent quand quelqu’un a raison, ni elle, ni Bruna, ne pouvaient rien faire de ce constat. »


Un beau roman prenant et nostalgique  !

 


 

lundi 13 mars 2023

Mikhaïl Lermontov : Смерть поэта : La mort du Poète

La mort du poète : duel de Alexandre Pouchkine et de Georges d'Anthes
 

En 1837, Alexandre Pouchkine le grand poète russe se bat en duel contre un officier français de l’armée du tsar, alsacien, Georges-Charles Heeckeren d’Anthès qui courtise sa femme Natalia Gontcharova. Celle-ci, coquette, suscite la jalousie du poète mais rien ne semble indiquer qu’elle ait eu réellement une liaison avec l’officier. Cependant la rumeur circule, des lettres anonymes sont envoyées à Pouchkine, les affronts, les provocations, les railleries contre le mari trompé se succèdent. Pouchkine provoque d’Anthes en duel. Celui-ci est militaire, il sort de l'école de Saint Cyr. Il est le premier à tirer et ne rate pas sa cible. Il l'atteint au ventre. Pouchkine ne mourra qu'au bout de deux jours dans d’atroces souffrances. 

 

Natalia Gontcharova : belle et frivole


La lettre anonyme abjecte envoyée à Pouchkine


Quand Alexandre Pouckine meurt, Mikhail Lermontov a 23 ans.  Il ne lui reste plus que quatre ans à vivre et l’émotion qu’il éprouve à l’annonce de la mort de Pouchkine est si violente qu’il prend sa plume et écrit dans l’urgence et la fièvre les 56 premiers vers de ce beau poème intitulé La mort d’un poète qu’il adresse au tsar Nicolas 1er en hommage au poète assassiné. Il réclame vengeance auprès du tsar.

Vengeance souverain, vengeance !
Que la supplique monte jusqu’à toi
Soutiens le droit et punis l’assassin
Fais que son châtiment de siècle en siècle
Proclame la justice en l’avenir
Et fasse la frayeur des criminels

 

Alexandre Pouchkine

Tout en rendant compte de la grandeur du poète, il déplore que les commérages malveillants sur son honneur l'ait poussé à la mort. Il accuse l'hypocrisie de ceux qui, responsables de la fin du poète, feignent de s'en émouvoir. Mais il affirme aussi que Pouchkine a été humilié, persécuté "dès ses débuts" et on verra pourquoi.

Le poète est tombé, prisonnier de l’honneur,
Tombé calomnié par l’ignoble rumeur,
Du plomb dans la poitrine, assoiffé de vengeance ;
Sa tête est retombé en un mortel silence.
 Hélas ! sous le poids des offenses,
     L’aède élu s’est affaissé,
     Comme avant, contre l’arrogance
     Des préjugés, il s’est dressé.
     Le chœur des louanges confuses
     Est vain comme sont vains les pleurs
     Et les pitoyables excuses.
     Le sort a voulu ce malheur...
     Or, c’est vous qui, dès ses débuts,
     Persécutiez son pur génie,
     Pour en rire, attisant sans but
     La flamme où couvait l’incendie.
     Il n’endura pas le dernier
     Cruel outrage à sa personne.

     Son flambeau, hélas ! s’éteignait
     Flétrie son illustre couronne...

dans la traduction de Katia Granoff (Editions Gallimard (Poésie), 1993)

ou  dans la traduction de la poétesse Marina Tsvetaïeva

Sous une vile calomnie
Tombé, l’esclave de l’honneur!
Plein de vengeance inassouvie,
Du plomb au sein, la haine au cœur.
Ne put souffrir ce cœur unique
Les viles trames d’ici-bas,
Il se dressa contre la clique.
Seul il vécut – seul il tomba.
Tué! Ni larmes, ni louanges
Ne ressuscitent du tombeau.
Tous vos regrets – plus rien n’y change,
Pour lui le grand débat est clos.
Un noble don vous pourchassâtes –
Unique sous le firmament,
Incendiaires qui soufflâtes
Sans trêve sur le feu dormant.
Tu as vaincu, humaine lie!
Triomphe! Ton succès est beau.
A terre le divin génie,
A terre le divin flambeau!

Par la suite, j'utilise la traduction de Katia Granoff parce que je la préfère.


Georges d'Anthes, l'assassin de Pouckine

Dans le passage suivant, Lermontov réclame la punition du coupable. Il  accuse tous les étrangers venus en Russie pour briguer les honneurs et faire une carrière militaire de mépriser la Russie, et, dans le cas de d'Anthes, de ne pas même avoir conscience qu'il vient de tuer le Génie russe en la personne d’Alexandre Pouchkine. 
       
      Son meurtrier a froidement
     Braqué sur lui l’arme fatale.
     Un coeur vide bat calmement,
     N’a pas tremblé la main brutale.
     Quoi d’étonnant ? Venu d’ailleurs,
     Il trouvait chez nous un refuge
     Pour capter titres et bonheur,
     Comme d’autres nombreux transfuges.
     Il raillait, en les méprisant
     La voix, l’esprit de notre terre ;
     Sa gloire, il ne la prisait guère
     Et dans ce funeste moment,
     Ni lui, ni d’autres ne savaient
     Sur qui sa main s’était levée...

Pour comprendre ceci, il faut savoir que Pouchkine est considéré comme "le père" de la littérature russe. C’est le premier écrivain moderne à écrire en langue russe en employant la langue populaire, vivante, riche,  savoureuse, (beaucoup écrivait en français, la langue à la mode à l’époque ou en russe en imitant les écrivains étrangers), en remettant à l’honneur les coutumes du peuple russe, en donnant la parole aux paysans, aux "nianias", les nourrices des enfants nobles, qui perpétuent les contes, les croyances et les chants traditionnels russes. Tous les grands écrivains russes, en particulier Tolstoï et Dostoeivsky, lui sont redevables. Il redonne sa dignité et sa grandeur non seulement à la langue mais aussi à tout un peuple en révélant sa beauté et sa vitalité alors dédaignées.
 

Les vers de Lermontov sont aussitôt repris par les amis de Pouchkine,  Ivan Tourgueniev, Vassilisi Joukovsky et tant d'autres … et font grand bruit dans la société où ils provoquent une vive émotion. Ils sont aussitôt recopiés par dizaines de milliers d’exemplaires, et circulent de main en main et sur toutes les lèvres. Les milliers de personnes qui se pressent devant la demeure du poète mourant, défilent devant son cercueil et assistent à son enterrement, les connaissent par coeur.

Mikhaïl Lermontov

C’est donc ce poème qui fait connaître Lermontov et le rend célèbre mais c’est la deuxième partie rédigée plus tardivement, dans un moment de rage véhémente, qui va lui attirer de graves ennuis.
Dans la première partie, on l'a vu, Lermontov accusait déjà les hypocrites qui avaient poussé Pouchkine au duel, en faisant circuler le bruit que sa femme Natalia Gontcharova lui était infidèle mais il ne les nommait pas.


Arrachant sa couronne à ce génie altier,
Ils mirent sur son front la couronne fantôme,
Où l’épine acérée est unie au laurier,
Et qui blessait sa tête à des pointes d’acier ;
Et ses derniers instants, ils les empoisonnèrent
De murmures moqueurs, ô railleurs ignorants !
Il mourut assoiffé de vengeance exemplaire
Et cachant le dépit d’un espoir décevant.

Mais dans les vers qu’il ajoute, non seulement il accuse les ennemis de Pouckine mais il les nomme : ce sont les courtisans proches du tsar, sinon le tsar lui-même, la noblesse et ses rejetons dégénérés qui ne sachant pas reconnaître le Génie, le poursuivent de leur haine, de leurs mesquineries, bafouent son honneur, se moquent de lui et lui rendent la vie impossible.  Et il appelle sur eux la vengeance divine puisqu’il semble que l’on ne peut pas l’attendre du pouvoir ! Il va plus loin encore puisqu’il les accuse d’attenter à la liberté.
Or, il faut savoir que Pouchkine, dès les débuts, a été victime de la dictature tsariste. Alexandre 1er le condamne pour des écrits « séditieux » et il évite de justesse la Sibérie. Exilé, il voyage pendant six ans entre le Caucase et la Crimée avant d’obtenir sa grâce en 1826. N’étant pas dans la capitale, il évite ainsi d’être compromis dans l’insurrection de Décembre 1825 menée par ses amis Décembristes dont il se sent proche. Mais il tombe sous la censure directe du tsar Nicolas 1er qui surveille personnellement tous ses écrits et lui donne même des conseils d’écriture ! Il doit justifier tous ses déplacements auprès des autorités.  Il n'a pas le choix, sa docilité ou l'exil en Sibérie ! La société liée au pouvoir tsariste est donc bien telle que la décrit Lermontov ! C’est ce qu'il décrit dans le Bal masqué et aussi dans son chef d’oeuvre Un héros de notre temps.

Ô vous, ô descendants des ancêtres fameux,

Fameux par leur bassesse et par leur infamie,
Vous foulez à vos pieds les restes des familles
Que la chance offensa dans ses joies et ses jeux.
Le trône est entouré de votre cercle avide,
Bourreaux des libertés, du génie, ô perfides,
Vous qui vous abritez à l’ombre de la loi,
Devant vous tout se tait, la justice et le droit ;
Il est un tribunal, ô favoris du vice,
Vous n’échapperez pas à l’ultime justice !

La médisance et l’or, cette fois, seront vains,
Dieu connaît la pensée et les pas des humains,
Et tout votre sang vil ne pourrait effacer
Le sang pur du poète, injustement versé.

 
Traduit du russe par Katia Granoff

J'ai souligné quelques vers ci-dessus pour mettre en relief l'audace (et l'imprudence) de ces déclarations ! On peut imaginer l’effet que firent ces derniers vers sur le Tsar et son entourage immédiat directement visés par le mépris de Lermontov dans un pays où la liberté est fortement réprimée depuis l’insurrection de Décembre 1825, où les privations des libertés sont étouffantes, la censure toujours présente, la répression sévère réduisant la noblesse à l’oisiveté et l’ennui.

 Lermontov et son ami, Sviatloslav Raievski, qui a diffusé largement ces vers, furent jugés. 

Raievski est exilé en Carélie. Officier dans l’armée russe, Lermontov est expédié au Caucase pour la seconde fois. Un duel l’y avait déjà envoyé une première fois. Là, il se battit contre les tchétchènes pendant les combats qui opposent la Russie expansionniste aux peuples caucasiens.
 

Peinture de Mikhail Lermontov * : Piatigorsk

Mais c’est en vain désormais qu’il demande l’autorisation de quitter l’armée, c’est en vain que sa grand-mère qui l’a élevé, riche aristocrate, implore son retour à Saint Petersbourg. Le tsar ne lui pardonna jamais et refusa même de reconnaître les décorations gagnés au combat, de plus le succès de Un héros de notre temps écrit pendant son séjour au Caucase l’irritait profondément. Lorsque Lermontov mourut à Piatigorsk, tué en duel par Nikolai Martynov, en 1841, le tsar exprima sa satisfaction : « A un chien, une mort de chien » déclara-t-il en privé. 

Nikolai Martinez défia Lermontov en duel parce que celui-ci  se moquait  de lui en le caricaturant.  Mais il semble qu'il ait été aussi encouragé par la noblesse proche du tsar qui voulait régler son compte au poète. Lermontov tirait toujours en l'air lors de ses duels. Nikolai Martinov, lui, a tiré pour tuer.  C'est ce que j'ai lu mais je ne sais pas si c'est avéré.

 *Lermontov était un dessinateur, caricaturiste et peintre amateur de talent. Il est bon musicien et joue du piano et du violon. Il a une érudition qui le rend supérieur à tous ceux qu'il fréquente. On imagine sans peine par la valeur de ses premières oeuvres quelle place il aurait eu dans la littérature russe s'il avait vécu.  Mais il a aussi un caractère épouvantable, il a la satire mordante, caricature ceux qu'il n'aime pas et ils sont nombreux ! Ombrageux, il est prompt à chercher querelle et ne transige pas sur ce qui a trait à l'honneur !  Il se sent profondément décalé par rapport à la société et non seulement il n'a pas peur de la mort mais il la recherche. C'est un homme en souffrance. En fait comme Arbenine et Petchorine, les personnages de sa pièce et de son roman, il méprise cette société vide, inactive, arrogante et cruelle, avide de ragots et qui se nourrit de scandales,  mais il ne peut s'en passer !


Peinture de Mikhail Lermontov *: Caucase

 

*Georges d'Anthès fut jugé mais ne fut pas inquiété. Il rentra en France. Plus tard, il soutint le coup d'état de Napoléon III et en bon valet de son maître, il fit une carrière politique florissante et devint sénateur. Encore un de ceux qui ont envoyé Hugo en exil ! Il a tout pour me plaire, cet homme ! Son nom est exécré en Russie !


Georges d'Anthès sénateur





vendredi 10 mars 2023

Mikhail Lermontov : Le bal masqué

Décor pour le Bal masqué :  Alexandre Golovine 1917
 

Mikhaïl Lermontov a écrit Le bal masqué en 1835 mais la pièce a été refusée quatre fois par la censure. Il a donc dû reprendre chaque fois le texte et a rédigé quatre versions différentes, de trois ou quatre actes selon le cas. On ne connaît de nos jours que la version deux et quatre. C'est cette dernière que j'ai lue. C'est peut-être à cause de ces réécritures que j'ai parfois eu l'impression d'incohérence ou de décousu, en particulier au niveau des personnes secondaires qui souvent disparaissent un peu trop rapidement sans que l'on comprenne vraiment quelle était leur fonction. Je propose ici un résumé de la pièce mais simplifié.

 

Décor : la salle du bal masqué Alexandre Golovine 1917

Eugène Arbenine est un noble, riche et depuis peu heureux (autant que peu l'être un russe de cette classe sociale à cette époque). Il vient de se marier et on ne l'a pas vu depuis longtemps dans les salons aristocratiques ou les salles de jeux. 

Dans sa jeunesse brillante et dissipée, il a joué, séduit des femmes qu'il a rejetées, incapable d'éprouver un véritable amour. Il participe comme Petchorine, le héros de notre temps, à ce « mal du siècle », ce « romantisme à la russe », cet ennui qui annihile la volonté, rend incapable d'agir, de ressentir des sentiments vrais. 

Moi j'ai vagabondé, joué, été volage et libertin, j'ai travaillé... J'ai connu l'amitié et les amours perfides. Les honneurs ! Je ne les ai jamais cherchés ! Quant à la gloire je ne l'ai point trouvé... Riche ou sans argent, j'ai souffert de l'ennui toujours et partout ."

Il est le fidèle miroir d'une société riche et raffinée mais oisive et inutile, où  sévissent la médisance et, le conservatisme, une société prisonnière d'un pouvoir autocratique rigide, le tsar Nicolas 1er, qui réprime toute liberté de pensée et toute velléité de révolte. Celle des Décembristes qui voulaient obtenir une constitution date de 1825 et a été sévèrement punie. Mais à présent Arbenine est plus âgé, il a rencontré Nina, l'a épousée et l'aime et cette fois, il est sincère.

La pièce commence dans la salle de jeux où Arbenine qui a renoncé aux jeux de hasard sauve le prince Svezditch de la ruine en disputant et en gagnant une partie pour lui. Le prince lui est donc redevable, ce qui rendra sa trahison encore plus grave.

 

Le costume de Nina : Alexandre Golovine 1917

 

Dans les scènes suivantes les deux hommes se rendent au bal masqué. Le prince est abordé par un masque féminin qui lui accorde ses faveurs mais qui ne veut pas lui donner son nom. Nous apprendrons vite que c'est la baronne, le deuxième personnage féminin de la pièce, amoureuse du prince, mais qui tient à sa réputation et dissimule sa véritable identité. Le prince réclame un gage et la baronne lui donne un bracelet qu'elle a ramassé par terre, perdu par une autre femme masquée. Or, cette dernière n'est autre que Nina. Et comme le prince manque de discrétion, il montre ce bracelet à Arbenine qui reconnaît celui de son épouse. Il ne doute pas que sa femme lui est infidèle. La société est vite au courant de la prétendue disgrâce d'Arbenine qui décide de se venger.

Il empoisonne l'innocente Nina. La scène de l'empoisonnement où la pauvre femme meurt dans la souffrance, est pathétique et les cris répétés de Nina «je veux vivre», son extrême jeunesse, son innocence rappellent celle où Desdémone meurt tuée par Othello.

J'ai la tête en feu. Je ne me sens pas bien. Approche-toi de moi et donne-moi ta main. Tu sens comme brûle ma main. Pourquoi ai-je mangé cette glace au bal ? J'ai dû prendre froid. Tu ne crois pas. Puis quand elle comprend que son mari l'a condamnée :

Tu ne vas pas me faire mourir dans la fleur de l'âge ! C'est impossible. Ne te détourne pas. Cesse de me torturer, sauve-moi, éloigne de moi la peur. Regarde-moi !...

Oh ! La mort est dans tes yeux !

Mais la baronne prise de remords, vient avouer la vérité à Arbenine qui comprend que Nina était innocente et devient fou.

Quant au prince qui est un traître, Arbenine lui a réservé un sort pire que la mort. Il le soufflette et refuse de se battre en duel avec lui, le déshonorant aux yeux de la société et en faisant un paria.

Oui, ton honneur ne te reviendra pas ! La barrière est rompue entre le bien et le mal. Le monde entier avec mépris, se détournera de toi, tu suivras désormais le chemin du réprouvé, tu connaîtras la douceur des larmes de sang et le bonheur de tes proches sera lourd à porter pour ton âme.

La philosophie désenchantée de la pièce est bien celle d'une société où la vie n'est pas considérée comme un bien à défendre et où les jeunes gens meurent très jeunes, tués en duel pour de stupides querelles comme deux des plus grands écrivains de la littérature russe : Pouchkine mort à 39 ans et Lermontov lui-même, mort à 27 ans

 La vie n'est précieuse que si elle est belle ! Or, l'est-elle longtemps ? La vie c'est comme un bal. Tu tournes, joyeusement, tout est clair et limpide... Tu rentres, tu enlèves le déguisement fripé. Tu oublies tout, tu te sens à peine fatigué. Mais il vaut mieux lui dire adieu tant qu'on est jeunes, tant que l'âme en porte pas encore  la chaîne de l'habitude. Vanité inhumaine !



Écrivain et poète  russe (Moscou 1814 – Piatigorsk, Caucase, 1841).

Orphelin de mère, il est élevé dans la propriété de sa grand-mère, qui le tient éloigné de son père. Il entre en 1827 à la Pension noble de Moscou, où il s'enthousiasme avec ses condisciples pour la poésie du jeune Pouchkine, celle des poètes décabristes et les idéaux qui l'inspirent. Il écrit ses premiers poèmes, les Tcherkesses et le Prisonnier du Caucase (vers 1828). Lorsque Nicolas Ier ferme cette institution trop libérale en 1830, il poursuit ses études à l'Université, d'où il est exclu en raison de ses prises de position contre certains professeurs conservateurs. En 1832, il entre dans les hussards de la garde. Il continue cependant d'écrire, travaille au Démon et termine Hadji Abrek (1833). Affecté comme officier à Tsarskoïe Selo, il découvre la vie mondaine, qui lui inspire la pièce Un bal masqué (1835) et un roman inachevé, la Princesse Ligovskaïa (1836). Il réagit à la mort de Pouchkine par des vers violents contre son meurtrier (la Mort du poète, 1837), ce qui lui vaut d'être envoyé au Caucase comme simple soldat. Mais son poème l'introduit à la direction du Contemporain, journal de Pouchkine, où il publie un poème, Borodino (1837). Le Caucase exerce sur son caractère et sur son œuvre une influence énorme. Il revient à Saint-Pétersbourg, termine son Démon (1841), collabore à la revue les Annales de la patrie, où paraissent des récits qui entreront dans Un héros de notre temps (Bella, Taman, le Fataliste, 1939), et fréquente le milieu littéraire et les salons. Il reste cependant un esprit frondeur et, à la suite d'un duel avec le fils de l'ambassadeur de France, il est arrêté et à nouveau exilé, cette fois avec exclusion de la garde et à un endroit dangereux du Caucase, alors que Un héros de notre temps (1839-40) est publié et obtient un grand succès. Il prend part à des combats sanglants, qu'il décrit dans ses poèmes. En 1840 paraît un recueil de ses vers, pour lequel il n'a retenu qu'un petit nombre de poèmes. Un duel, provoqué par une querelle avec son camarade Martynov dans des conditions assez obscures, met fin brutalement à la carrière du plus « pictural » des romantiques (il était un excellent dessinateur amateur). (source Larousse)





lundi 6 mars 2023

Katherena Vermette : Les femmes du North End

 

Le hasard des recherches sur les étagères de la médiathèque Ceccano a voulu que je trouve coup sur coup deux livres consacrés aux amérindiens. L’un de Louise Aldrich Celui qui veille qui se passe dans le Nord Nevada ICI; l’autre d’une écrivaine canadienne Katherena Vermette Les femmes du North End qui se déroule à Winnipeg, la capitale du Manitoba, et dont c’est le premier livre.

North End est un quartier de Winnipeg jadis réservé aux immigrants qui y ont construit de belles maisons avant que s’y installent les autochtones, autrement dit la classe sociale la plus défavorisée de la population canadienne, bien au-dessous des ouvriers, un quartier pauvre où vivent « des familles nombreuses, des gens bien, mais aussi des gangs, des prostituées, des drogués, et toutes ces grands et magnifiques maisons s’affaissent et fatiguent à l’image des vieilles personnes qui vivent encore à l’intérieur ».

Si vous prenez le temps de regarder la carte satellite de Winnipeg, la description des lieux est si précise que vous y retrouvez la fameuse « brèche » dont parle l’écrivaine -le titre anglais est "The break"- avec les pylônes à haute tension :
Les grands pylônes métalliques de la compagnie Hydro ont dû être installés plus tard. Immenses et gris, ils se dressent de chaque côté de ce terrain, soutenant deux câbles lisses et argentés qui s’élèvent au-dessus de la plus haute maison. Ils se succèdent sur deux cents mètres environ entre et encore, filant loin vers le Nord. Et ils vont peut-être même jusqu’au lac. Quand ma Stella et sa famille ont emménagé près d’ci, Mattie, sa petite fille, les a surnommés les « robots », un nom très bien trouvé.

C’est que ce quartier est le sujet du roman, en quelque sorte, puisque les lieux participent au drame qui va se jouer et témoignent du déterminisme social qui est aussi racial. Le racisme quotidien marque les amérindiens d’une manière indélébile et concerne aussi les métis si bien qu’il est très difficile d’y échapper. Même les mariages mixtes sont un échec, car, quelque part et peut-être même inconsciemment, celui des deux qui n’est pas indien se sent supérieur. C’est ce qui se passe pour Tommy, le jeune policier métis.

Comme le titre français le précise, c’est par les femmes d’une même famille que Katherena Vermette aborde le récit. De la Kookom, la grand-mère Flora, à ses filles Cheryl et Lorraine, ses petites-filles Louisa, Paulina, Stella et arrière-petite fille Emily.*

Emily n’a jamais embrassé un garçon. Romantique, elle est amoureuse de Clayton et accepte son invitation pour une fête. Elle y entraîne son amie Ziggy et leur intrusion qui provoque la jalousie d’une autre fille, dans un système de gangs qu’elles connaissent mal, va dégénérer en violence. Les fillettes se retrouvent à l’hôpital, Emily, gravement blessée. Une enquête est ouverte mais entravée par la peur des représailles, les victimes comme les témoins se murent dans le silence.
Le récit explore les conséquences de cette violence tout en décrivant les conditions de vie difficiles de ces femmes, leurs liens entre elles, leurs deuils, leur  colère, leur sentiment de culpabilité, leurs relations perturbantes avec des hommes qui ne supportent pas les contraintes de la paternité et se dérobent, ou qui sont alcooliques et violents. Elles décrivent aussi leur courage et la solidarité qui les unit entre elles, l’importance de la famille. Les traditions, les mentalités des indiens qui sont conservés dans un monde qui cherche à les exclure contribuent à ce lien très fort qui les empêche de sombrer dans le désespoir. L’amour qu’elles se portent permet de vaincre la dureté de leur existence et, parfois, aussi, la rencontre d’un homme différent, aimant, qui paraît être un miracle et que l’on peine à croire sincère.

Un bon roman qui présente de beaux portraits de femmes et qui finit par l’espoir, malgré la noirceur du sujet.
On est connes mais on n’est pas foutues » lâche Paulina en brisant le silence. Et elle ajoute, avant même que sa mère lui pose la question : «  Je vais renoncer à être désespérée. Ou du moins, je vais essayer de garder espoir le plus possible. »
- C’est une très bonne résolution, dit Chéryl.
- On pourrait bien tous s’en inspirer, ajoute Rita. S’en souvenir. »


*Il m’a paru difficile d’entrer dans toutes cette filiation avant de m’apercevoir que l’auteur avait pris la peine de dresser une arbre généalogique qui aide bien ! Ne faites pas comme moi, ne le ratez pas!


 


samedi 4 mars 2023

Jurica Pavicic : L'eau rouge

 

Jurica Pavicic :  L'eau rouge.  Ce 23 Septembre 1889, Silva qui va bientôt avoir dix huit ans disparaît. Rien ne sera plus comme avant pour ses parents Vesna et Jakov, pour son frère jumeau Mate et pour Gorki Šain, le policier chargé de l’enquête. Tous vont mettre leur espoir, leur énergie pour la retrouver. Tous sont hantés par cette disparition et par l’échec de leurs investigations. Ils ne sont pas les seuls à voir leur vie bouleversée. Andrijan, le fils du boulanger, qui est le dernier à avoir rencontré Silva voit aussi sa vie basculer et même si rien n’est retenu contre lui il devient un paria dans le village.
L’enquête détermine des zones sombres dans la vie de Silva, des fréquentations dangereuses liées à la drogue. Enfin un témoignage permet de penser que la jeune fille s’est enfuie emportant son passeport et de l’argent. Mate n’abandonnera pourtant pas sa quête. Ce garçon sans histoires, gentil, sérieux, laisse tomber ses études pour prendre un travail qui, de voyage en voyage, le mènera très loin à la recherche de sa jumelle, dans des pays étrangers, détruisant au passage sa vie de couple.

Mais la Croatie est pris dans les remous de la guerre en 1991 et l’enquête policière s’estompe dans la tourmente : le départ des jeunes gens au combat, la mort, la destruction. L’ancien monde disparaît dans les ravages du conflit.
Le nouveau monde qui renaît des cendres n’est pas mieux que le précédent : à la dictature communiste succèdent les groupes capitalistes maffieux qui achètent des terrains à bas prix, exerçant pression et chantage. Ils créent des constructions hideuses qui gangrènent les côtes afin de recevoir les touristes allemands, hollandais, et bientôt de tous les pays européens. Quelle aubaine ! L’ère est au profit et à la pourriture capitaliste !

Le mérite de Jurica Pavicic a été de mêler étroitement l’intrigue policière - sans jamais l’abandonner puisque nous saurons le fin mot de l’histoire - à l'histoire de quelques hommes et femmes puis à l’Histoire collective. Une fin du monde, un bouleversement à la fois à l'échelle individuelle et à l'échelle de tout un peuple. Pavicic sait mieux que personne (je viens de lire un deuxième roman de lui) parler du temps qui passe, inexorable, irrémédiable, de l’effacement de la mémoire, de la mort qui emporte tout. 

Il en sort un livre fort, empreint de mélancolie et de désenchantement, un livre dont les personnages nous interpellent et qui nous fait découvrir les traumatismes d’un pays sacrifié à la tout puissance de groupes financiers.

L'Eau rouge s'est vu décerner cinq prix  :  en 2018 le prix Ksaver Šandor Gjalski du meilleur roman croate, et en 2019 le prix Fric de la meilleure fiction. Il a obtenu en 2021 le prix Le Point du polar européen et le prix Transfuge du meilleur polar étranger, en 2022 le prix Libra' nous.

Jurica Pavičić est un écrivain, scénariste et journaliste croate, né à Split en 1965. Il collabore depuis 1989 en tant que critique de cinéma à différents journaux. Il est l’auteur de sept romans, de deux recueils de nouvelles, d’essais sur le cinéma, sur la Dalmatie et le monde méditerranéen, de recueils de chroniques de presse...




mercredi 1 mars 2023

Jean-Claude Carrière : La controverse de Valladolid

 


Jean-Claude Carrière a écrit La Controverse de Valladolid en 1992. Le téléfilm avec Jean Louis Trintignant, Jean Pierre Marielle et Jean Carmet fut réalisé la même année.

 

 

La pièce de théâtre mise en scène par Jacques Lasalle a été créée au théâtre de l'Atelier en 1999. C'est cette pièce que j'ai lue pour découvrir le texte.

 


Jacques Weber était Bartolomé de Las Casas

Lambert Wilson : Sépulvéda

Le légat : Bernard Verley

Le supérieur : Jena Philippe Puymartin

Le colon Nicolas Bonnefoy / L'indien l'indienne Fredi Rojas/ Patricia Romero. Le bouffon Hassans dit Sasso. Le serviteur : Jean-Claude Gob. L'enfant indien en alternance Amadas Vias, Fiorella Arza. Jose Luis Lasluisa


La controverse de Valladolid



La Controverse de Valladolid a eu lieu en 1550 et en 1551 devant un collège d'ecclésiastiques à la demande de Charles Quint. Elle s'est faite autour des positions opposées de deux hommes d'église Bartolomé las Casas et Juan Gines Sépulvéda. Mais si leurs opinions sont divergentes comme nous allons le voir, il faut d'abord savoir qu'ils s'accordent, en religieux et en hommes de leur temps, sur deux points fondamentaux au départ :

1) Avec Aristote, ils sont d'accord pour dire qu'il y a des hommes nés pour être esclaves, d'autres pour dominer.

Sépulvéda : Aristote l'a dit très clairement : certains espèces humaines sont faites pour régir et dominer les autres.

2) Que tous les peuples sont nés pour être convertis au christianisme qui est une religion universelle ; c'est ce que veut le Christ.

Sepulvada : N'est-il pas établi, n'est-il pas parfaitement certain que tous les peuples de la terre, sans exception, ont été créés pour être chrétiens un jour ?

Le but de la controverse, après avoir admis que les Indiens ont une âme, est de déterminer si ce sont des esclaves « naturels », c'est à dire selon la théorie d'Aristote, s'ils appartiennent à une race humaine naturellement inférieure, des hommes nés pour obéir, ce qui justifie la guerre de conquête, l'esclavage et la conversion par la force. C'est la théorie de Sépuvélda. Ou si, au contraire, ce sont des hommes qui ne sont pas naturellement esclaves et donc qui doivent être libres et convertis par la douceur. C'est ce que pense Las Casas et c'est pourquoi il refuse le mot « conquête »« Il évoque pour moi des entrailles éparpillées, des terres volées, des militaires triomphants. Je préfère «évangélisation», « civilisation.» Il préconise la conversion par la persuasion et l'exemple du Bien.

Que peuvent-ils penser d'un Dieu que les chrétiens, les chrétiens qui les exterminent, tiennent pour juste et bon ? affirme Las Casas

Sépulvéda répond:

Ces indiens sont des sauvages féroces ! Non seulement il est juste mais il est nécessaire de soumettre leur corps à l'esclavage et leur esprit à la vraie religion !

On ne sait pas si ces deux hommes se sont réellement rencontrés pendant la controverse et ont débattu en public. Ce qui est sûr, c'est qu'ils ont échangé des lettres et se sont opposés dans leurs écrits et que c'est sur les textes de chacun d'entre eux que le débat s'est engagé. Jean-Claude Carrière tranche en les mettant face à face dans son livre car s'il se tient au plus près de la vérité historique, ce qui est important pour lui, c'est la vérité dramatique. La pièce de théâtre retient donc ce face à face.

Bartolome de las Casa

 

Frère Bartolomé las Casas

Bartolome de las Casas (1484_1566) est un dominicain. Il a d'abord exploité une encomienda  avec des esclaves sur l'île d'Hispaniola puis de Cuba où il était aumônier des troupes espagnoles, ce qui l'a enrichi. En 1514, un verset de l'Ecclésiaste lui fait prendre conscience de l'indignité de la colonisation et de l'horreur de l'esclavage des indiens maltraités et convertis de force au christianisme.

Certes Bartolomé las Casas a d'abord profité de la colonisation des terres nouvelles par les Espagnols mais sa conversion est celle d'une homme de cœur, sincère, horrifié, luttant de toutes ses forces pour sauver les peuples autochtones. C'est pourquoi il parle avec émotion, indignation de la cruauté des Espagnols, des atrocités commises « de ce spectacle d'horreur et d'épouvante ». Il dénonce le génocide de cette population soumise aux pires exactions.

J'ai vu des espagnols prendre la graisse d'Indiens vivants pour panser leurs blessures ! Vivants ! Je l'ai vu ! J'ai vu nos soldats leur couper le nez, les oreilles, la langue, les mains, les seins des femmes, oui, les tailler comme on taille un arbre ! Pour s'amuser ! Pour se distraire !

Dès lors, depuis cette conversion, il ne cessera de lutter pour les indigènes et rédige à l'intention de Charles Quint un réquisitoire contre la colonisation des peuples d'Amérique latine  : Très brève relation de la destruction des Indes. Il soulève la grave question de la responsabilité des Espagnols et dénonce leur cupidité et leur cruauté.

Depuis, c'est tout ce qu'ils réclament ! De l'or ! De l'or ! Apportez-nous de l'or ! Au point qu'en certains endroits les habitants des terres nouvelles disaient : Mais qu'est-ce qu'ils font avec tout cet or ? Ils doivent le manger ! Tout est soumis à l'or, tout ! Ainsi les malheureux Indiens sont-ils traités depuis le début comme des animaux privés de raison.

Dès la conquête, sur ordre de Cortez, on les marquait au visage de la lettre G, au fer rouge, pour indiquer qu'ils étaient esclaves de guerre. On les marque aujourd'hui du nom de leur propriétaire.

    Juan Gines de Sepulvada (1490_1573)

Juan Gines Sépulvéda

Juan Gines de Sepulvada (1490_1573) est lui aussi un  homme d'église espagnol. Il devient prêtre en 1537. Il a fait ses études dans les universités de Cordoue et Bologne et s'est spécialisée dans la philologie. Ses oeuvres Histoire de la conquête du Nouveau Monde et Des Justes causes de la guerre font de lui le défenseur de la colonisation et de l'esclavage.

On tressera des couronnes à l'Espagne pour avoir délivré la terre d'une espèce sanguinaire et maudite. Pour en avoir amené certains au vrai Dieu. De leur avoir appris tout ce que nous savons. Et surtout, on reconnaîtra nos efforts pour faire apparaître la vérité !

On notera que Las Casas est un homme d'action, un voyageur, il est le seul qui dans la l'assemblée connaît les Indiens alors que Sépulvéda est un homme d'étude, qui n'est jamais allée aux Amériques. Il est chroniqueur de l'empereur et précepteur de l'Infant, le futur Philippe II d'Espagne. Seul Las Casas connaît le Nouveau Monde, lui seul connaît bien les Indiens. Sépulvéda parle donc des Indiens par ouïe dire et prête foi parfois aux rumeurs les plus fantaisistes, légendes et croyances sans fondement. Il fait preuve de préjugés.  Ainsi, il dénie aux indiens l'intelligence, les connaissances techniques, l'accès à l'art. Or Cortez lui-même en arrivant à Mexico a écrit au Roi qu'il n'a jamais rien vu d'aussi beau et d'aussi grandiose même en Espagne !

Le sauvage n'a pas le sens du beau, nous le savons. Esclave de naissance, l'accès à la beauté lui est par nature interdit.

Las Casas rétorque en montrant que, bien que païens, les indiens ne sont pas des hommes inférieurs mais des êtres intelligents, organisés en état. Ils montrent leur supériorité dans de nombreux domaines et ceci même sur la civilisation espagnole.

Et leur système d'irrigation ? Et leur écriture ? Et leur arithmétique ? Et leur habileté dans le dessin ? Et leur avancée dans la médecine, où ils savaient mieux lutter que nous contre la douleur ! Et leur connaissance du ciel, leur calendrier qu'on dit plus précis que le nôtre !

*

Las Casas a proposé une réforme au roi en commençant par demander la suppression des encomiendas, terres livrées aux colons avec ses habitants qui deviennent esclaves, il pose la question de la reconnaissance de ceux-ci comme hommes libres travaillant pour un salaire. Mais comme ces propositions vont à l'encontre des intérêts des colons et de la couronne d'Espagne, outre que ces nouvelles lois n'ont pas été appliquées la plupart du temps, cette défense des Indiens aboutira à une autre iniquité : l'esclavage des noirs pour travailler dans les colonies espagnoles d'Amérique !





mardi 28 février 2023

Pedro Cesarino : L'Attrapeur d'oiseaux

 

 

Dans le roman L’attrapeur d’oiseaux de Pedro Cesarino, le personnage est comme l’auteur un ethnologue, professeur d’université, qui poursuit une idée fixe. Il s’enfonce une fois encore dans la jungle amazonienne pour parvenir à rapporter la véritable histoire de l’attrapeur d’oiseaux, mythe fondateur des peuples amérindiens, qu’il ne connaît qu’en partie mais que les chamans refusent jusqu’alors de lui livrer en totalité.

Les éléments obscurs qu’il me faut encore résoudre, le lien probable entre  l’attrapeur d’oiseaux et les spéculations sur le surgissement du monde, une articulation fragile et tortueuse indiquant une piste à creuser. Et puis j’ai beaucoup repensé à Antonio Apiboreu et aux anciens de là-haut, les gens qui me manquent vraiment.
Découvrir cette articulation est en quelque sorte une façon de rendre hommage à ces anciens, dont les connaissances m’ont toujours dépassé. C’est la raison pour laquelle mes recherches sur l’attrapeur d’oiseaux sont devenues plus une obsession qu’un devoir… A moins que cette obsession ne soit une méprise, un pas en avant particulièrement hasardeux dont je devrais m’abstenir.

Un pays hors du temps et de la loi

Dès le début, quand l’ethnologue prépare minutieusement son voyage, alors que nous sommes encore dans la ville, nous perdons nos repères dans un pays loin de tout ! Pendant qu’il achète vaccins anti-venimeux, médicaments contre le paludisme, moustiquaires, boîtes de balles, des indiens font griller des larves sur un barbecue, « un mets de choix », une boutique de sorcellerie proposent des perles rouges et noires qui appartiennent à un Exu, esprit du condomblé, religion africo-brésilienne.  On rencontre à nouveau ici des indiens du Putumayo, ceux dont parlait  Vargos Llosa dans le  Le rêve du Celte ICI

« Ils ont sûrement fui les persécutions que les milices infligeaient à leur peuple, les rivières saccagées par le feu et la lame des machettes, les familles déchirées par les viols collectifs et les violences généralisées. » explique l’auteur !

Ainsi, rien n’a changé depuis que Roger Casement a dénoncé le génocide perpétré contre les indiens de Putumayo* au Pérou. Mais c'est vrai aussi pour les Indiens brésiliens ! Ils sont tout aussi en danger comme en témoigne les postes de contrôle du gouvernement fondés pour surveiller les frontières et venir en aide aux indiens. Ils sont chargés de contrôler un zone qui s’étend sur des milliers d’hectares, où la loi n’a plus cours et où les indiens sont victimes de maltraitance, d’assassinats et de viols, de la part d’aventuriers sans scrupules, orpailleurs, narcotrafiquants, patrons d'exploitation minière.

Plus tard, nous faisons connaissance de Sebastiao Baitogogo, le « frère adoptif » du héros, et de sa famille indienne. C’est en pirogue que tous s’enfoncent dans la jungle, s’arrêtant pour chasser le pécari, découvrant, au passage, les modes de vie des peuples parfois hostiles ou amicaux, prisant ensemble le rapé, hébergés dans la maison commune la maloca des villages amis, un voyage long et éprouvant, la remontée d’un fleuve capricieux où les troncs d’arbres, les racines des fromagers, tendent des pièges et rendent la navigation dangereuse. Là, la végétation et la faune réservent des surprises loin de toute civilisation urbaine.

Les nids des caciques cul-jaune accrochés à la cime des grands matamatas dévoilent un autre état. Ces oiseaux tendent d’innombrables bourses dans les branches - des maisons en toile soigneusement tissées à l’aide de leurs longs becs noirs, admirable architecture dont les indiens s’inspirent pour leurs carbets. Les véritables villes sont désormais là, dans ces bourses où les oiseaux s‘entassent, et non dans les villages d’Indiens, qui sont à plusieurs jours de distance les uns des autres.

Mais nous ne sommes pas dans un roman d’aventures et l’ethnologue  n’oublie pas que le but poursuivi est scientifique. Une fois installé dans le village de ses amis et après avoir aménagé au mieux dans son carbet, il poursuit sa quête du récit de l’attrapeur d’oiseaux. C’est Tarotaro le pajé ou chaman qui lui racontera l’histoire :

Tarotaro comment c’est l’histoire de l’attrapeur d’oiseaux ? Vous pouvez me la raconter ? C’est pour le livre.  Vous savez, le livre ?
Non, je ne sais pas. C’est une histoire très malheureuse. C’est pas une histoire pour les humains.


En attendant la forêt est peuplée d’esprits, l’esprit Loutre, l’esprit Opossum, Les esprits des morts, et les mythes sont autant d’explications du Monde et de sa formation.

 Mais peu à peu le village devient hostile, ses amis semblent le fuir, la forêt paraît se refermer sur lui ? Est-ce l’effet de la fièvre liée au paludisme ou… ?


Dérision et auto-dérision


L’Attrapeur d’oiseaux est un roman et il faut se souvenir que le personnage est fictif mais qu’il a certainement beaucoup à voir avec son auteur !

Dans ce cas, Pedro Cesarino pratique l’auto-dérision et l’on ne peut que compatir aux déboires que connaît ce pauvre anthropologue ! Ou rire comme le font les autres membres de la tribu. Rien de glorieux et de reluisant dans ce qu’il lui arrive !

Vous qui rêvez d’aventures, sachez qu’il pourra vous arriver d’avoir des diarrhées et de devenir à ce propos le sujet des railleries de votre « famille indienne » qui vous a pourtant adoptée mais qui n’en rate pas une pour se moquer de vous. Sachez aussi que la fille de votre « frère adoptif », Ina, s’acharnera à percer vos points noirs et vos boutons sur le nez ou dans le dos. Elle n’est pas la seule, tous les enfants du village se donnent le mot ! A ce qu’il semble, c’est une occupation absolument passionnante d’autant plus qu’apparemment il n’y a qu’une peau de blanc pour offrir un tel divertissement !  

Comme on le voit, notre anthropologue est l'anti-héros par excellence, l'anti-Indiana Jones !  De plus, si la femme de votre « frère » vous fait des avances et vient vous rejoindre dans votre hamac (alors que vous ne rêvez que de « ça » ) et bien il vous faudra la repousser vertueusement pour ne pas vous attirer des ennuis, quitte à vous traiter vous-même d’imbécile d’avoir manqué une telle occasion ! Et peut-être même d’être considéré comme anormal par les autochtones ?
C’est ce que demande Baitogogo :  pourquoi ne se marie-t-il pas ? Il pourrait s’installer définitivement ici et faire venir ses soeurs. Impossible ? Les maris ne voudraient pas ? Qu’à cela ne tienne, on pourrait les enlever !
Mais puisqu’il veut repartir en ville, pourrait-il ramener une fusée Discovery comme celle figurant dans la revue National Geographic que l’anthropologue a apportée au village, ce serait mieux et plus rapide que de se déplacer en pirogue !

Ainsi il y a un humour savoureux tout au long du livre fondé sur les différences de mentalités, sur les incompréhensions mutuelles ! L’histoire des missionnaires, en particulier, qui confondent les rites funéraires avec une scène de cannibalisme est hilarante. Critique acerbe des églises chrétiennes, qui, même de nos jours, considèrent leur religion comme supérieure et n’ont que mépris pour les croyances des peuples autochtones. Juste vengeance d’un ethnologue épris de la cosmogonie indienne et du savoir ancestral.  Avec cette scène de comédie, Pedro Cesarino règle ses comptes à l’outrecuidance des blancs !

Bref, tout en décrivant très sérieusement les coutumes de ces peuples qu’il connaît bien, leur mode de vie, leur rapport avec la nature, leur habitat, leur nourriture, leurs croyances et les mythes fondateurs liés au chamanisme, Pedro Cesarino s’amuse et nous amuse en imaginant ce pauvre anthropologue fatigué, toujours au bord du ridicule, et de plus en plus désenchanté, mais n’abandonnant pas son obsession. Il nous amuse mais il nous inquiète aussi ! Car l'anthropologue va finir par la connaître, l'histoire de l’attrapeur d’oiseaux, et tant pis pour lui ! Le mythe pourrait bien devenir réalité ! Mais aussi quelle idée d’être têtu à ce point et de vouloir à tout prix savoir ce qu'il ne faut pas savoir !

Le roman s’achève par un clin d’oeil ironique et une fin ouverte en forme de cauchemar qui semble dire que la curiosité est un vilain défaut mais aussi, peut-être, que le chamanisme n’est pas un amusement et que convoquer les puissances des esprits ne va pas sans danger !

*Le ¨Putumayo : région frontière entre le Pérou, la Colombie et le Brésil.

 

 photo 
 
 
Pedro Cesarino est un anthropologue brésilien, professeur de philosophie, lettres et sciences humaines de Sao Paulo, spécialisés dans les relations entre anthropologie, art et littérature. Il a étudié un peuple de l’Ouest amazonien, les Marubos et a publié un recueil de chants et de récits de mythes de ce peuple en langue originale avec une traduction en portugais. Ses séjours dans les tribus lui ont permis de se familiariser avec le chamanisme. Il a publié une étude sur le chamanisme intitulée Oniska et un recueil de chants et de récits racontant les mythes que l’on retrouve dans son roman L’attrapeur d’oiseaux.


 

Lire l'interview de Pedro Cesarino dans Le Monde des Livres

LC avec Ingammic A_girl ; Doudoumatous; Keisha