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mercredi 15 août 2012

William Shakespeare : Le conte d'hiver


Perdita de Anthony Frederick Augustus Sandys


J'ai vu Le Conte d'Hiver au festival d'Avignon il y a déjà quelques années et cette tragi-comédie ne m'avait pas marquée.  J'en avais conclu que Le conte d'hiver était une oeuvre secondaire du grand dramaturge et que l'on ne pouvait pas en tirer autre chose.

Aujourd'hui je l'ai lue et s'il est très possible que Le conte d'hiver ne soit pas une oeuvre majeure, j'en ai pourtant aimé les qualités et je me suis aperçue qu'elle était beaucoup plus complexe que ce que le spectacle du festival m'en avait donné à voir.

Le sujet :
Le roi de Sicile, Léonte, reçoit avec une hospitalité fastueuse son ami d'enfance, Polixène, roi de Bohème. Mais comme celui-ci ne veut pas différer son départ, Léonte demande à son épouse, la reine Hermione, de le convaincre de rester. Celle-ci obtient que Polixène prolonge son séjour. Léonte en conçoit alors une jalousie féroce et soupçonne Hermione de le tromper avec son meilleur ami. Il demande à Camillo, un gentilhomme de sa cour, d'empoisonner Polixène. Ce dernier refuse et sauve la vie du roi de Bohême en s'enfuyant avec lui.
Hermione, accusée d'adultère, est jetée en prison et son bébé, une petite fille, naît pendant son emprisonnement. Le jeune fils d'Hermione et de Léonte, le prince Mamillius, tombe malade à cette tragique nouvelle. Une dame de la cour, Paulina, femme du seigneur Antigone, prend la défense de la reine et essaie de faire reconnaître la fillette par Léonte. Ce dernier considère l'enfant comme une bâtarde et ordonne à Antigone d'abandonner le bébé dans un endroit désolé où elle sera dévorée par les bêtes féroces. Antigone part et dépose la fillette dans un pays qui n'est autre que la Bohême où un berger et son fils, Clown, la recueillent. Ils la nomment Perdita.
Pendant ce temps, en Sicile commence le procès d'Hermione. Le roi a fait appel au jugement d'Apollon. L'oracle proclame l'innocence de la reine et de Polixène et déclare que "le roi vivra sans héritier, si ce qui est perdu n'est pas retrouvé". Léonte refuse de croire à l'oracle et le châtiment ne se fait pas attendre. Le fils de Léonte, Mamillius, meurt bientôt suivi par Hermione. Le roi comprend son erreur et se repent. Il vivra désormais dans le chagrin et le regret et, comme l'avait prévu l'oracle, le royaume reste sans héritier.
En Bohême, Perdita, devenue une jolie jeune fille est courtisée par le prince Florizel, fils de Polixène. Le jeune homme jure qu'il épousera la bergère malgré l'opposition de son père. Grâce aux conseils de Camillo qui a sauvé Polixène jadis, il fuit avec elle en Sicile pour trouver l'appui de Léonte. Bientôt tout se résout. Perdita est reconnue comme la fille perdue du roi. Paulina présente  alors à Léonte une statue d'Hermione qui paraît vivante et pour cause! La reine n'était pas morte mais vivait cachée de son époux. Ce qui avait commencé en tragédie se termine donc en comédie.

Les reproches faits à cette pièce sont nombreux :

Et tout d'abord, l'invraisemblance psychologique : la jalousie de Léonte n'est pas crédible car trop soudaine, elle est infondée et son revirement trop brusque. Léonte paraît non seulement jaloux mais borné et stupide. Or, on sait très bien que Shakespeare avec Othello est un maître dans l'analyse de la jalousie, de ses ressorts, dans la description du doute, des tourments que ressent le jaloux. Othello a besoin de preuves, fournies par Iago, pour croire à la trahison de sa bien-aimée et du temps pour que le soupçon se transforme en certitude et la jalousie en haine destructrice. Si l'écrivain n'a pas voulu s'appesantir sur cet aspect,  c'est que l'histoire qu'il veut raconter n'est pas là! Mais il faut remarquer, cependant, que les plaintes de Léonte et l'expression de sa jalousie ont des accents tragiques qui sonnent justes.

Ensuite, les invraisemblances de l'histoire, elle-même. Elles sont légion. C'est un songe nocturne qui mène Antigone précisément sur le rivage de Bohème (pays qui entre parenthèse n'a pas de mer donc pas de rivage!) où Perdita est abandonnée et recueillie. La rencontre et l'amour de Perdita avec Florizel, la reconnaissance de la jeune fille par son père, la "résurrection" de la mère ne peuvent pas être pris au sérieux. C'est pourquoi il faut se souvenir, pour accepter d'entrer dans la pièce, de son titre : Le conte d'hiver, conte de bonnes femmes raconté aux enfants et dont il ne faut pas remettre en cause le bien-fondé; conte oral qui se transmettait pendant les soirées d'hiver dans les campagnes, au coin du feu, et qui expose des faits merveilleux sans rationalité. Le réalisme n'a plus cours. Certes, Shakespeare place le récit en Sicile et en Bohême mais il s'agit de lieux fantaisistes et intemporels. Certes, la psychologie des personnages qui peuvent passer de l'amour à la haine en une seconde n'est pas crédible mais l'intérêt est ailleurs, dans l'interprétation symbolique de l'histoire qui peut se lire au niveau du mythe. Ce  n'est pas pour rien que la Grèce est invoquée par l'intermédiaire du Dieu Apollon et de certains noms comme Hermione ou Polixène.

Le mythe : 

Les rapports de l'homme et des dieux : l'Hybris, l'orgueil, la démesure de l'homme qui se croit l'égal des Dieux et les défie est toujours puni. Il devra en subir les conséquences. C'est le cas de Léonte qui fait fi de l'oracle d'Apollon et se voit privé du fils qu'il aimait tant, de sa femme et de sa fille.

D'autre part l'histoire de Perdita peut faire penser à celle d'Oedipe car elle est aussi abandonnée comme Oedipe l'a été et recueillie par un berger mais le sens de la comédie et le dénouement heureux ne permettent pas de retenir cette interprétation. Par contre, il y a dans  Perdita le mythe de Proserpine enlevée à sa mère Demeter et qui explique les changements de saisons. Ceci est d'autant plus probant que Perdita nous apparaît, pendant la fête de la tondaison, déguisée en Flore, déesse du printemps, distribuant des fleurs aux passants. Elle incarne la renaissance de la nature, le retour de la vie après la mort.
Acte IV scène 4 :
Florizel à Perdita : Cette parure inaccoutumée donne à tous vos attraits une vie nouvelle. Vous n'êtes plus une bergère, mais Flore, celle des prémisses d'avril. Et votre fête est l'assemblée de tous les petits dieux dont vous êtes la souveraine.
Perdita fait elle-même allusion à cette ressemblance :
Perdita :  O Proserpine, que n'ai-je encore les fleurs que, dans ton effroi, du char de Pluton tu laissas tomber!


De plus, la mère, Hermione, revient elle aussi à la vie, comme Démeter qui cesse de pleurer en retrouvant sa fille permettant au printemps et à l'été de succéder à la désolation de l'automne et de l'hiver.

Acte V scène 3 : Paulina à propos de la statue d'Hermione
Musique, éveille-là Jouez! C'est l'heure, descendez. cessez d'être pierre, approchez… Léguez votre torpeur à la mort; de la mort la précieuse vie vous délivre! Elle bouge, vous le voyez.


Ainsi si l'on donne cette interprétation à la pièce, celle-ci cesse de nous paraître invraisemblable pour prendre un sens plus profond, pour être une exploration des mythes qui sont le fondement de notre société. Tout Le conte célèbre d'ailleurs cette renaissance de la  vie après la mort, mais aussi celui du passage de l'innocence de l'enfance au péché, du bien au mal et en cela elle a aussi une coloration très chrétienne. Léonte devra expier ses actes pendant seize années.

Acte I scène 2 : Polixène évoque son amitié avec Léonte
Nous nous rendions innocence pour innocence. Nous ignorions la doctrine du mal et ne rêvions pas que quelqu'un pût la connaître. Eussions-nous continué ainsi dans cette vie, nos débiles esprits ne se fussent-ils pas gonflés d'un sang plus ardent, Nous aurions pu répondre hardiment au Ciel que nous n'étions pas coupables;- exempts même de cette faute qui noircit notre hérédité.


La statue qui revient à la vie introduit aussi le mythe de Galatée, l'art est aussi vrai que la vie. Il est  d'ailleurs un des thèmes importants de la pièce.
Acte V scène 3
Polixène  devant la statue : C'est magistral. je crois voir la chaleur de la vie sur ses lèvres.
Léonte : Dans son oeil immobile, un mouvement comme si l'art se moquait de nous.

Il y a dans l'acte IV scène 4, une longue discussion sur l'art. Perdita refuse les fleurs créées par l'homme, le fard qui pare les femmes, tous les artifices qu'elle oppose à la Nature mais  Polixène  lui répond : " c'est bien là un art, et qui va corriger ou modifier plutôt la nature; mais l'art est lui-même nature"

Le mélange des genres

La pièce commence donc comme une tragédie. La jalousie de Léonte est un sentiment dévorant, terrible, qui le hante et qui aboutit à la destruction de tous ceux qu'il aime : Polixène n'échappe à la mort qu'en fuyant, Hermione est condamnée d'avance, le petit prince meurt, Antigone et l'équipage qui abandonnent Perdita sont anéantis, l'un par une bête sauvage, l'autre par une tempête. Les actes I, II et le début de l'Acte III  jusqu'à la scène 3 où Perdita est abandonnée et trouvée par le berger sont marqués par la tragédie et la mort.  A partir de ce moment, la pièce incline vers la comédie, le ton se fait soit franchement comique avec les personnages du Clown (c'est le nom du fils du berger) et d'un fieffé coquin, habile parleur et agile voleur nommé Autolycus  mais aussi, champêtre, poétique avec les personnages des amoureux. La déclaration d'amour de Florizel à Perdita est très belle, marquée par des images impétueuses, celle de Perdita, ardente, ne l'est pas moins.

acte IV scène 4 :
Florizel  à Perdita : Quand vous dansez,
Je voudrais que vous fussiez une vague de haute mer
Pour à jamais ne faire que danser : un mouvement
Toujours repris, sans autre fin
Que soi-même….

When you dance, I wish you
A wave oath' sea; that you might ever do
Nothing but that; love still, still so;
And one another function...


L'amour triomphe de la mort, il est plus fort que le mal. L'amour de Perdita et Florizel est sain et joyeux, il ne nie pas les réalités physiques de l'amour, il est passionné. A travers cette pièce s'exprime donc l'humanisme de Shakespeare. L'idée médiévale du péché qui est présente dans la pièce est vaincue par la philosophie antique dont le dramaturge est nourri, en homme du XVI siècle, qui redonne au corps et au plaisir une place importante.


Acte IV scène 4 
Perdita : .... Les audacieuses 
Primeroles, la couronne de l'empereur, tous les iris
Et dans leur nombre la fleur de lys. Oh!, que ceux-là 
Me manquent, pour vous en faire des guirlandes,
Et mon très doux ami,
Pour l'en joncher sur tout, sur tout le corps.

Florizel
Eh, comme un mort?

Perdita
Non, comme un pré, pour les jeux de l'amour
Et son repos. Un Mort? Oui, pour l'ensevelir
Bien vivant toujours dans mes bras....

Le conte d'hiver est donc une pièce de la maturité de Shakespeare, étrange, imprévue, fantaisiste, surprenante et riche! Il serait  dommage que l'on veuille la jouer de bout en bout comme une farce en faisant de Léonte un fantoche ridicule et gâteux et en traitant le Merveilleux parodiquement ce qui détruit la poésie.


Présentation de l'encyclopédie Universalis

Le Conte d'hiver, qui compte parmi les quatre dernières pièces de William Shakespeare (1564-1616), appartient au genre hybride des « romances », ou tragi-comédies romanesques, au même titre que La Tempête. Joué en 1611, il est publié pour la première fois en 1623 dans les œuvres complètes (posthumes) de Shakespeare. Son titre évoque les histoires merveilleuses qu'on racontait durant les veillées d'hiver. L'intrigue s'inspire de celle d'un roman de Robert Greene, Pandosto. The Triumph of Time (1588). À son habitude, le dramaturge modifie considérablement ses sources, et fait d'une histoire de jalousie une tragédie complexe qui offre une réflexion subtile sur les rapports entre l'art et la nature, et en particulier sur l'essence de l'illusion théâtrale.


 Challenge de Maggie et Claudialucia

4 commentaires:

  1. merci pour ce billet fort instructif. J'essayerai de la lire...

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  2. le challenge Shakespeare continue?

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  3. @ Maggie : Une pièce vraiment très intéressante!

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  4. @ miriam : Mais oui, il a été prolongé encore un an! Et d'ailleurs j'ai bien envie de ne pas l'arrêter si Maggie est d'accord.

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