J'ai lu Les travailleurs de la mer quand j'avais une vingtaine d'années, je l'avais beaucoup aimé et jamais relu depuis! Il était temps que je répare cette lacune!
En fait la seule chose dont je me souvenais, c'est de la lutte de Gilliatt contre la pieuvre géante. Et voilà qu'en parvenant de nouveau à ce passage extraordinaire du roman où le jeune homme est agrippé par des tentacules démesurées, je me suis sentie dans le même état qu'à ma première lecture, happée tout comme l'est Gilliat par le monstre marin, fascinée, haletante, étreinte d'une folle angoisse, obligée de continuer tandis que Victor Hugo nous distille tous les détails de la monstrueuse anatomie de la pieuvre, condamnée à tout subir, jusqu'au bout, jusqu'à l'issue qui forcément doit être fatale pour l'un ou pour l'autre car il s'agit d'un combat à mort! Il n'y a que Victor Hugo pour réussir une telle prouesse, Victor Hugo et son souffle puissant, Victor Hugo et sa richesse lexicale hors du commun, Victor Hugo et son art de la personnification, des antithèses, des métaphores, son art du grandissement épique. J'avais déjà éprouvé ce sentiment dans Quatre-vingt-treize avec la description du combat de l'homme contre le canon détaché, mais ici, c'est multiplié par mille!
Octopus dessin de Victor Hugo |
La pieuvre est la métaphore du Mal, pire que celui incarné par l'océan, l'ouragan, les trombes, pire que celui représenté par l'homme, le diabolique capitaine de la Durande, le sieur Clubin… Un mal irrémédiable, terrassant, absolu :
Une morsure est redoutable; moins qu'une succion. La griffe n'est rien près de la ventouse. La griffe, c'est la bête qui entre dans votre chair; la ventouse, c'est vous-même qui entrez dans la bête. Vos muscles s'enflent, vos fibres se tordent, votre peau éclate sous une pesée immonde, votre sang jaillit et se mêle affreusement à la lymphe du mollusque. (…) la bête se substitue à vous par mille bouches infâmes.
Métaphore qui aboutit à cette loi scientifique que Hugo, dans une vision surréaliste, transforme en une méditation métaphysique
Tous les êtres rentrent les uns dans les autres. Pourriture, c'est nourriture. Nettoyage effrayant du globe. L'homme, carnassier, est , lui aussi, un enterreur. Notre vie est faite de mort. Telle est la loi terrifiante. Nous sommes sépulcres.
Dans notre monde crépusculaire, cette fatalité de l'ordre produit des monstres.(..)
Vivons, soit.`
Mais tâchons que la mort nous soit un progrès.Aspirons à des mondes moins ténébreux.
Dessin de Gustave Doré |
Dans sa préface Victor Hugo précise qu'une triple anankè pèse sur l'homme, Anankè, c'est à dire la personnification de la destinée, de la fatalité :
... l'anankè des dogmes, l'anankè des lois, l'anankè des choses. Dans Notre-Dame-de Paris, l'auteur a dénoncé le premier; dans les Misérables, il a signalé le second; dans ce livre, il indique le troisième.
A ces trois fatalités qui enveloppent l'homme se mêle la fatalité intérieure, l'anankè suprême, le coeur humain.
Les travailleurs de la mer, c'est bien cela : la fatalité suprême - le coeur humain- celle pousse Gilliatt, un pauvre pêcheur étranger au pays, honni, rejeté par tous, à aimer d'un amour sans bornes la jolie et malicieuse Déruchette. Déruchette, un des plus beaux partis de l'île, courtisée par tous, la nièce adorée et choyée du riche armateur Mess Lethierry. Celui-ci, excellent marin, est le premier à avoir introduit le bateau à vapeur à Guernesey, initiative hardie, mal vue par les insulaires, mais qui fait sa fortune. Aussi quand son bateau bien aimé, la Durande, s'échoue sur l'un des plus dangereux écueils au large de l'île, le vieil homme est non seulement ruiné mais anéanti. Alors Déruchette promet sa main à celui qui sera assez courageux et habile pour récupérer le moteur du bateau resté intact, accroché au rocher. Il n'en faut pas plus à Gilliatt pour partir affronter l'horreur, l'anankè des choses, la lutte contre les éléments déchaînés, un bras de fer avec l'Océan tout puissant. Car Les travailleurs de la mer, c'est avant tout une histoire d'amour sublime, celle d'un homme qui s'expose à la mort, qui brave mille dangers, qui subit les tourments de la faim, du froid, de la solitude, de la peur sacrée de la nuit, cette pression de l'ombre qui conduit au bord de la folie, l'alternance d'espoir et de désespoir, pour être digne d'être aimé.
L'écueil des deux Douvres |
Il voit l'obscurité et sent l'infirmité. Le ciel noir, c'est l'homme aveugle. L'homme face à face avec la nuit, s'abat, s'agenouille, se prosterne, se couche à plat ventre, rampe vers le trou, ou se cherche des ailes. Presque toujours il veut fuir cette présence informe de l'Inconnu.
L'effroi sacré est propre à l'homme; la bête ignore cette crainte. L'intelligence trouve dans cette terreur auguste son éclipse et sa preuve.
Et le génie de Victor Hugo c'est d'avoir choisi pour incarner ce héros épique, capable de braver l'océan, les vagues, les léviathans, un homme doué d'une grande intelligence et capable de créer, de façonner les objets, de dominer les lois de la physique.. un homme simple, un travailleur de la mer, issu du peuple, occupant la plus basse position dans l'échelle sociale. Génial, Non?
Les travailleurs de la mer c'est aussi un personnage à part entière l'île de Guernesey, la beauté âpre de ces lieux, la mentalités de ses habitants, leurs croyances, leurs superstitions, leur combat au quotidien dans la lutte pour arracher leur subsistance à l'océan. C'est l'alliance de la terre et de la mer.
Un roman qui embrasse tous les genres, roman d'aventure, roman d'amour, roman de la mer, roman philosophique, métaphysique. Hugolien ... en quelque sorte!
LC avec Aalis; Myriam; Nathalie
Tu en parles bien mieux que moi !
RépondreSupprimerEn ce qui concerne la pieuvre, bizarrement je me souvenais d'un passage bien plus long. Mais là j'ai trouvé que c'était assez court : Hugo fait un chapitre de présentation de l'animal et un autre de lutte. Ce passage est de toute façon superbe et dit tout de l'affrontement entre un monstre millénaire et l'homme simple armé de son ingéniosité.
Beaucoup aimé cette relecture, pour son atmosphère magique, mais j'ai trouvé qu'Hugo en faisait beaucoup (même pour du Hugo), alors que les scènes de dialogue à la fin sont si simples et si bien réussies.
Moi aussi j'ai beaucoup apprécié cette relecture même si les restrictions que tu présentes ici et dans ton billet sont très justes. Mais je n'ai eu envie d'écrire que sur ce que j'ai aimé.
SupprimerBon c'est décidé, après avoir lu ce brillant billet, je ne peux que mettre "Les Travailleurs de la mer" sur ma liste.
RépondreSupprimerOui Les travailleurs ou L'homme qui rit, mon préféré, mais il faut avoir envie de faire une lecture de longue haleine!
SupprimerJ'ai beaucoup beaucoup aime "l'homme qui rit" que j'ai relu il n'y a pas si longtemps...
SupprimerMoi aussi je l'ai relu il y a peu pour une LC. L'homme qui rit c'est un réquisitoire brillant et implacable de Hugo contre la féodalité et les privilèges des Grands; et aussi un amour du peuple, des petits!Il y a des moments splendides!
SupprimerTrès beau billet ! Je n'ai pas du tout parlé de la pieuvre, étonnamment ce passage ne m'a pas beaucoup marquée. J'ai été beaucoup plus impressionnée par la lutte de Gilliatt contre l'écueil et la tempête, cette barricade qu'il construit et consolide lui-même, quelle prouesse ! Quel personnage !
RépondreSupprimerEn revanche, ça n'a pas été une lecture facile, je rejoins Nathalie lorsqu'elle évoque les longs développements qui interrompent le récit.
En tout cas, magnifique lecture, merci Claudia pour cette lecture commune !
C'est étonnant, en effet, de ne pas avoir été anéantie par la pieuvre! Mais je suis d'accord avec toi pour dire que la lutte contre la tempête avec la barricade qu'il construit est un autre morceau de bravoure extrêmement réussi.
Supprimeroup j'ai fait une fausse manoeuvre ?
RépondreSupprimerje disais donc que j'ai fait une liste à part marquée Claudialucia pour tous les livres que tu me donnes envie de relire ou de lire comme celui là
Tant mieux, je considère que c'est un compliment ! mais je peux te le retourner!
SupprimerJe ne l'ai jamais lu, le passage de la pieuvre me donne envie d'aller voir de plus près.
RépondreSupprimerVa voir de plus près mais attends -toi à de la démesure!
SupprimerOui, une oeuvre tentaculaire - elle-même - mais que j'avais trouvé dans certains passages pénibles ( trop techniques). Mais le héros est attachant et le style sublime ! Je suis hugolâtre !
RépondreSupprimerC'est vrai qu'il y a des pages et des pages de détails techniques mais qui ne m'ont pas rebutée obligatoirement. Non, ce que je reprocherai (comme le fait Nathalie), mais encore pas tout le temps, ce sont les ruptures de la ligne narrative au profit de ces détails. Parfois cela affaiblit le récit , d'autrefois, au contraire, cela le renforce comme dans les passages de la pieuvre et la tempête.
SupprimerTu en parles très bien mais je ne note pas : j'ai encore en mémoire le trèèèèèès looooonnnng début de "L'Homme qui rit" qui commence justement par une tempête en pleine mer que je n'ai jamais réussi à dépasser. J'ai donc décidé de laisser de côté (pour toujours ? peut-être pas !) les Hugo en rapport avec la mer ou les tempêtes lol.
RépondreSupprimerSinon, j'ai moyennement apprécié "93" mais beaucoup "Notre Dame ..." et "Les Misérables".
Cette tempête de l'homme qui rit , j'en garde un très bon souvenir; c'est tellement angoissant, prenant, et c'est écrit avec une telle maestria et la suite, la marche de Gwinplaine dans la neige, sa rencontre avec le pendu au pied du gibet, sa découverte de la morte tenant dans ses bras la petite fille encore vivante, l'arrivée à la roulotte d'Ursus, le loup ... passionnant! et les prises de position de Hugo contre l'aristocratie et les privilèges, c'est d'une classe!! Dans mon blog, je ne pouvais plus m'arrêter de citer des passages.
SupprimerMais peut-être es-tu réfractaire définitivement ( car aimer Hugo c'est aimer le meilleur et le pire, il a tant d'outrance, de démesure mais aussi tant de génie!). Peut-être aussi y aura-t-il un moment où tu l'aimeras comme Aaliz (va voir son billet) qui a été longtemps fâchée avec Hugo et qui maintenant est pleine d'admiration.
Bien sûr Les misérables, reste son chef d'oeuvre le plus accessible mais je l'ai tellement lu, fait lire à mes élèves que je n'ai pas envie de m'y remettre. Par contre je relirai bien Notre-Dame de Paris car il y a bien longtemps que je l'ai découvert.
Je le propose en LC mais pour dans quelques mois!
Tu mets tellement d'enthousiasme à le défendre que finalement, je me dis que j'aurai dû être plus persévérante ! Depuis, j'ai vu une adaptation en film qui était globalement très mauvaise mais l'histoire me semble effectivement passionnante.
SupprimerNotre Dame de Paris, je l'ai lu plusieurs fois (au collège puis à la fac) et j'ai aimé chacune de ces lectures ...
Donc pas de Notre-Dame de Paris pour toi.
SupprimerJe ne l'ai pas lu... Ma dernière tentative avec les V. Hugo moins connus que Notre-Dame de Paris ou Les misérables (que j'ai lus et relus) a été pour L'homme qui rit, et je n'avais pas été emballée, je l'avais trouvé trop long et lent... ça doit venir de moi... Mais je tenterai bien Les travailleurs de la mer après ce billet !
RépondreSupprimerDans Les travailleurs aussi il y a beaucoup de longueurs et aussi des digressions qui coupent le récit... alors je ne sais si cela te plairait?
Supprimerj'en garde un souvenir très fort. Je dois le relire tout les 2 ou 3 ans... Je crois que c'est un de mes premiers souvenirs de littérature qui m’ait marqué. J'aimais autant Gilliat que les dizaines de pages consacrés à la description de la faune marine...
RépondreSupprimerC'est vrai que même les pages descriptives, je ne m'en lasse pas. C'est le style qui tient en haleine.
RépondreSupprimerBonjour,
RépondreSupprimerJ'ai fort apprécié vos commentaires sur ce livre que j'ai lu il y a une dizaine d'années. J'aimerais relire un passage bouleversant, mais je viens de m'apercevoir que je n'avais plus ce livre, prêté, c'est pas donné, pourtant il ne m'est pas revenu.
Ce passage se situe vers la fin, lorsqu'il décrit la lutte de l'homme contre les trombes orageuses qui s'abattent sur les hommes d'équipage et où il explique les trois manières d'affronter les éléments déchaînés : par la prière, par la lutte ou par la fuite. Si vous pouviez m'aider à trouver à relire ce passage sur le net, cela m'aiderait beaucoup à m'assurer que mon souvenir est bon, afin que je puisse offrir ce livre à un ami dont je viens d'apprendre qu'il est en train de lutter contre d'autres trombes, celles de la maladie ...
Merci par avance
Amicalement
Le passage le plus important du livre y est enfouit au cœur de l'ouvrage, je n'avais pas pris de note à l'époque, erreur, peut être volontaire, il va falloir relire le livre en entier car ce passage est introuvable sur internet, même avec une recherche poussée sur Google. Il parle de la plus belle des manières, des gens riches et intelligents, qui utilisent toutes leurs capacités intellectuelles au service du mal. Lorsque vous tombez sur ce passage, seul, un 24 décembre, avec tout le poid du vécu, du déjà vu, sur les épaules, vous avez beau ne croire en rien, ne rien attendre le jour de Noël, si ce n'est le calme et la solitude, ce fut un cadeau extraordinaire et inattendu. A côté de ce que j'ai lu ce soir là, la description des Tenardiers dans les misérables est sympathique, comparée à la férocitité de ces mots cachés qui s'enchainent au fond de ce livre, comme au fond de l'abysse pour détruire psychologiquement ce genre de pourritures qui tomberait par hasard sur ce passage. Merci Victor, tu es le meilleur. Beaucoup de personnes doivent lire ce roman, jusqu'à ce passage, après, ils ferment le livre, et n'oseront plus jamais ouvrir un livre de Victor Hugo.
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