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vendredi 14 février 2020

Daniel Mendelsohn : Les disparus


Dans Les Disparus, Daniel Mendelsohn explique que sa curiosité sur le sort de son grand-oncle Shmiel, son épouse, Rachel, et leurs  quatre « superbes » filles, restés en Pologne pendant la guerre, commence dès l’enfance. Tout jeune, en effet, Daniel  - qui ressemble à Shmiel, à en faire pleurer ceux qui l’ont connu -  pose des questions à son grand-père Abraham puis aux autres membres de la famille. Il sait que ce frère d’Abraham n’a pas voulu émigrer et est resté en Pologne dans la ville de ses ancêtres, nommée Bolechow, autrichienne à l’époque, devenue ukrainienne par la suite sous le nom de Bolekhiv. Il a lu les lettres désespérées, restées sans réponse, que le grand-oncle a écrit à sa famille américaine pour le faire sortir de Pologne, sa famille et lui ; il sait que tous ont été tués par les nazis. Longtemps après la mort de son grand père, et alors que beaucoup de ceux qui ont été des témoins visuels ont disparu, Daniel Mendelsohn reprend son enquête et part d’abord à Buchalow, puis dans les pays où restent des survivants, Israel, Australie, Suède, Danemark, Etats-Unis. Une véritable épopée qui l’amènera à retrouver le souvenir des disparus, à cerner leur personnalité, à savoir comment ils ont vécu et comment ils sont morts.
Ce qui est passionnant dans cette démarche et très émouvant, c’est la découverte, au fur et à mesure des voyages et des rencontres, de petites parcelles de vie qui finissent par prendre corps, former une image, raconter une histoire, comme un puzzle qui se construirait devant nous. Nous partageons l’émotion de l’écrivain lorsqu’il découvre, en Ukraine, pour la première fois, quelqu’un qui a connu réellement l’oncle Shmiel. Sa déception, son découragement, parfois, quand il semble ne pas pouvoir aller au-delà, puis son émotion mêlée de douleur quand le dernier lambeau, arraché à l’histoire de ce passé violent et douloureux, le conduit là où sont morts Shmiel et sa fille Fridka .

C’est aussi la démarche de Xavier Cercas quand il enquête sur son oncle, mort au cours d’une autre tragédie, celle de la guerre civile espagnole, forme de récit qui me touche toujours beaucoup car l’enquêteur, historien et narrateur, est aussi personnage du récit. Dans Les disparus, nous sommes dans l'intimité de l'écrivain, partageons jusqu’à ses pensées intérieures. A la recherche de sa famille perdue, il retrouve aussi l’amitié et la complicité de son frère Matt dont il s’était éloigné. Ce dernier réalise les photographies de leur voyage commun.

Les Disparus, au-delà, bien sûr, de la recherche de la famille perdue, les six parmi six millions, fait revivre l’holocauste et nous fait entrer dans l’horreur de ce qu’ont été ces exterminations massives pas seulement dans les camps mais dans les villages où la population juive conduite devant des fosses communes était massacrée après avoir été torturée. Le livre Les Bienveillantes de J. Littell m’avait déjà prise aux tripes avec la description de cette folie meurtrière si bien que je n’avais pu aller jusqu’au bout. Celui de Daniel Mendelsohn, lui aussi, fait douter de la nature humaine. L’écrivain s’interroge sur la culpabilité des uns et des autres. Mais si les ukrainiens sont, de l’aveu même des derniers survivants, « les pires », il faut bien reconnaître que les juifs qui ont été sauvés, l’ont été grâce à des ukrainiens qui ont risqué leur vie pour eux. Parmi les juifs aussi, il y avait ceux qui entraient dans la police créée par les nazis pour dénoncer et arrêter leurs voisins. L’homme est décidément capable du pire et du meilleur! Daniel Mendelsohn se refuse de juger. A partir du moment où l'on n'a jamais connu quelque chose d'aussi horrible, comment peut-on savoir ce que l'on aurait fait !

Daniel Mendelsohn
Dans son livre Une Odyssée qui a été écrit après Les disparus mais que j’ai lu en premier, le commentaire de l’oeuvre d’Homère et l’étude de la langue grecque servent de contrepoint à l’histoire du père et du fils, Jay et Daniel. Ici, le linguiste Mendelsohn s’empare de la Torah. Les grands moments du récit biblique rythment alors le récit de la quête des disparus et se développent en parallèle avec une évidente correspondance : Caïen et Abel, le conflit entre frères et soeurs expliquent les dissensions à l’intérieur de sa famille, ce qui le renvoie à lui-même face à ses frères ; le déluge, l’annihilation totale des hommes voulue par Dieu, est semblable à celle voulue par Hitler car elle n’épargne même pas les innocents, les enfants. Dieu serait-il cruel ? Le récit de la Terre Promise est un rappel de l’immigration et des compromissions, des sacrifices qu’elle engendre. Le choix entre le Mal et le Bien, est le conflit qui agite Abraham qui doit sacrifier un innocent, son fils Isaac …

Ce livre est donc un récit complexe, une enquête à la recherche du passé, menée de main de maître par un écrivain qui sait donner forme au chaos.  C’est un récit cruel qui nous touche, nous révolte. Mais Daniel Mendelsohn éprouve envers les personnes qu’il rencontre des sentiments de respect, de tendresse qu'il nous transmet et qui laissent passer un sentiment d’humanité réconfortant. On en a besoin après la lecture de ce livre à la fois terrible et riche !


Voir myriam 
Dasola  
Kathel

mercredi 12 février 2020

Craig McDonald : Rhapsodie en noir



Un polar-thriller avec une pointe d’originalité, c’est la définition que je donnerais de Rhapsodie en noir de Craig McDonald dont le titre s'inspire de l'histoire du Dahlia noir d'Ellroy, d'après un fait divers concernant le meurtre d'une femme qui ne fut jamais élucidé.

Nous sommes à Key West à la pointe extrême de l'archipel de Floride où l’on attend, d’un moment à l’autre, un violent ouragan. C’est là que vit Harry, un auteur de polars qui vient de faire  la connaissance de Rachel, un jolie touriste. Il ne sait pas encore qu’il deviendra amoureux de la jeune femme qui se révèle intelligente et cultivée, au point de vouloir vivre avec elle. Mais un horrible assassinat vient d’avoir lieu qui sera suivi par beaucoup d’autres et Harry, féru d’art contemporain tout comme Rachel, s’aperçoit que l’assassin réalise une mise en scène qui renvoie chaque fois à un tableau d’art contemporain surréaliste. L'un des points forts du roman est d'entendre tous ces intellectuels discuter surréalisme, même si  Graig McDonald fait jouer aux surréalistes un bien mauvais rôle !
Marx Ernst : Anatomie de jeune mariée
Le récit se déroule sur plusieurs périodes  : 1935, 1937, 1947, 1959 et nous promène de Key West à Barcelone, pendant la guerre civile, à Cuba au temps de Castro, à Hollywood au temps de la chasse aux sorcières.

Un déplacement dans le temps et l’espace qui n’est pas sans intérêt car il nous fait voyager en bonne compagnie avec Hemingway qui se révèle être un ami de Harry, toute proportion gardée entre notre héros, humble auteur de romans policiers, et le Grand Ecrivain de Grande littérature comme le lui rappelle sans cesse Hemingway lui-même ! et puis Don Passos, Rita Hayworth, Man Ray, John Huston … et j’en passe. Et d’ailleurs, c’est ce j’ai préféré dans le roman, ce qui en fait son originalité, surtout quand nous approchons de près Ernest Hemingway, « Papa » comme il se fait appeler, dont Graig dresse un portrait savoureux, haut en couleurs, et juste, du moins pour ce que je connais du personnage. Hemingway, alcoolique et tourmenté, fêtard et généreux, imbu de lui-même et coléreux, écrivain brillant, doué, beau parleur, infatigable, homme à femmes se débarrassant avec assez de facilité de ses épouses successives, toujours à la recherche de sensations fortes, sur son bateau pendant un ouragan, à Barcelone assiégée par les franquistes pendant la guerre civile. Nous retrouvons aussi Orson Welles pendant le tournage de « La dame de Shangaï » et Craig McDonald dresse de la société hollywoodienne un portrait au vitriol, tout comme il n'épargne pas les protagonistes de la guerre d'Espagne.


Hans Bellmer
Quant aux personnages principaux, Harry et Rachel, ils nous ménagent beaucoup de surprises au cours du roman!  Mais l’histoire elle-même m'est apparue tirée par les cheveux, surtout du point de vue de la psychologie des personnages à laquelle on ne peut croire, à mon avis. Et c'est bien dommage !
C'était le deuxième roman de Craig McDonald, paru pour la traduction française en 2010.



dimanche 9 février 2020

La citation du dimanche : Les femmes écrivains sont-elles dangereuses ?

Livre de la cité des dames de Christiane Pisan
Incroyable comme la notion de danger est souvent liée aux femmes qui écrivent avec son corollaire : la peur !   Danger et peur ! Mais il faut noter que soit elles sont dangereuses pour elles-mêmes, soit pour les autres. Soit on a peur pour elles, soit ont a peur d'elles ! Il est vrai que dans ce dernier cas, les hommes écrivains pourraient l'être tout autant !

 Les femmes qui écrivent vivent dangereusement Laure Adler

 

Les femmes qui écrivent vivent-elles dangereusement ? Certaines d'entre elles - pour qui l'écriture nécessite solitude, rupture du lien social, repli dans un cercle familial choisi, souffrances intérieures exacerbées, corps négligé, mais cerveau en ébullition - manquent de pitié pour elles-mêmes, meurent jeunes, en pleine lucidité, faisant face aux terreurs suprêmes.
Les soeurs Bronté, Jane Austen reconstruisent le réel par leur imaginaire. D'où la nécessité de leur solitude.  

Sur Jane Austen

Voici le jugement que porte sur Jane Austen, l'une de ses connaissances. C'est une amie d'une certaine Mrs Mitford qui connaissait Jane et ne l'appréciait pas.

Ensuite vient l'amie anonyme de Mrs Mitford qui lui rend visite et selon qui "elle  (Jane) s'est pétrifiée dans le bonheur du  célibat pour devenir le plus bel exemple de raideur perpendiculaire, méticuleuse et taciturne qui ait jamais existé; jusqu'à ce que "Orgueil et préjugés" ait montré quel diamant précieux était caché dans ce fourreau inflexible, on ne la remarquait pas plus en société qu'on ne remarque un tisonnier ou un pare-feu... Il en va tout autrement maintenant, poursuit la bonne dame, c'est toujours un tisonnier, mais un tisonnier dont a peur... Un bel esprit, un dessinateur de caractères qui ne parle pas est bien terrifiant en vérité!"

 Olga Tokarczuk


L'écrivaine polonaise, prix Nobel de littérature, Olga Tokarczuk, dans son livre Sur les ossements des morts prête les pensées suivantes à la narratrive, Janina, personnage principal de son roman qui a pour voisine une femme écrivain :

Si je la connaissais moins bien, j'aurais peut-être lu ses livres. Mais puisque je la connais, j'ai trop peur de cette lecture. Peur de m'y reconnaître, présentée d'une façon que je ne pourrais certainement pas comprendre. Ou d'y retrouver mes endroits préférés qui, pour elle, n'ont pas du tout la même signification que pour moi. D'une certaine façon, les gens comme elle, ceux qui manient la plume, j'entends, peuvent être dangereux. On les suspecte tout de suite de mentir, de ne pas être eux-mêmes, de n''être qu'un oeil qui ne cesse d'observer, transformant en phrases tout ce qu'il voit; tant et si bien qu'un écrivain dépouille la réalité de ce qu'elle contient de plus important : l'indicible.

Et puis il y a cette affirmation de Marguerite Duras : 




 Tout le monde sait écrire à condition de savoir aller jusqu’au plus profond de notre puits noir. »

vendredi 7 février 2020

Challenge Jack London : Mars 2020 à Mars 2021


 Challenge Jack London pour ceux qui veulent approfondir son oeuvre

Jack London, c'est, bien sûr, l'auteur de mon enfance. J'ai lu et relu tous ses livres sur les animaux Michaël chien de cirque, Jerry dans l'île  et en particulier ceux qui se déroulent dans le Grand Silence blanc : L'appel de la forêt, Croc Blanc. Ils m'ont fait largement rêver et voyager ! C'est certainement à Jack London, donc, (et à James Oliver Curwood) que je dois mon amour des pays nordiques et des paysages de neige (mais pas du froid, non, non non !).


 Jack London est un auteur prolixe et je me rends compte que la plupart du temps, l'on ne connait pas entièrement son oeuvre. Donc, pourquoi ne pas partir à l'aventure tous ensemble au cours d'un challenge qui permettrait d'explorer non seulement les pays de neige et de grand froid mais aussi les romans autobiographiques, la mer, les îles exotiques, les luttes sociales du XIX siècle et début du XX ième.


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Je vous invite donc à lire à votre gré, en toute liberté et en prenant votre temps, des romans, des nouvelles et des essais de Jack London. On peut aussi lire les BD, voir les films qui sont des adaptations de ses oeuvres, et s'intéresser à sa biographie.
  

Pour s'inscrire à ce challenge qui durera un an, il suffit d'avoir envie de lire au moins UN livre de l'écrivain et pour les passionnés autant que vous le désirez.
Il n'y a pas de date impérative, vous pouvez  commencer le challenge dès maintenant si vous le souhaitez.  La seule contrainte est de venir mettre un lien dans mon blog pour que je puisse noter les oeuvres lues. (Pour trouver la page ou déposer les liens, cliquez sur  la vignette du challenge Jack London dans la colonne de droite de mon blog).

 Les éditions Laffont ont regroupé les oeuvres de Jack London par thèmes. Je publie ici les premières de couverture de ces livres qui permettent de se rappeler les titres parce que je trouve cette classification pratique et intelligente mais je ne vous invite en aucune manière à les lire dans cette édition. Chacun fait ce qu'il veut, sachant que si vous avez une liseuse vous pouvez charger ses oeuvres complètes gratuitement.





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Pour participer à ce challenge, vous pouvez choisir votre préféré parmi  trois logos :








Les participants au challenge (Liste en cours)  

 

 

 

 

 










Electra La plume d'Electra








Ingammic Book'ing







Kathel : Lettres express

Contruire un feu London/Chabouté

La peste écarlate







Lilly et ses livres :

La peste écarlate






Maggie Mille et un classiques






Marylin Lire et merveilles








Miriam Carnet de voyages et notes de lectures

Une fille des neiges







Nathalie : chez Mark et Marcel






 Patrice Et si on bouquinait un peu ?









Ta d Loi du ciné Blog de Dasola











Tania Textes et prétextes


mardi 4 février 2020

Yasunari Kawabata : Kyoto (2)

Kitagawa Utamaro
 
Dans Kyoto, roman publié en 1962, Yasunari Kawabata, écrivain japonais, prix Nobel de littérature, raconte l’histoire de Chieko, fille adoptive d’un grossiste en tissus, Sata Takichiro, et de son épouse Shige. Nous apprenons bien vite qu’elle est une enfant trouvée et, plus tard, qu’elle a une soeur jumelle. La rencontre fortuite des deux soeurs a lieu au cours de la fête de Gion et leur étroite ressemblance ne peut laisser place à aucun doute quant à leur gémellité. Mais alors que Naeko a été élevée dans un  milieu modeste, sur les hauteurs, et travaille à l’entretien des cryptomères, ces beaux arbres qui servent à la construction des  temples et des maisons, Chieko a fait des études et est devenue une jeune fille raffinée, capable d’apprécier la beauté sous toutes ses formes. Le tisserand Hideo qui est amoureux de Chieko se sent attiré par Naeko, sans trop savoir de laquelle il est réellement amoureux.  Mais ce n’est pas tant le thème du double, de la gémellité ni celui de l’éducation sociale que cherche à explorer Kawabata. Ce qui l’intéresse, c’est de montrer à travers les yeux attentifs et cultivés de Chieko la beauté de ce qui l’entoure. 


Hasegawa Kyuzo / Sakura Zu 1592
 
« A l'endroit où l'arbre penche fortement, un peu en dessous, on devine deux petites cavités dans le tronc ; dans chacune des cavités, ont poussé des violettes. Et, à chaque printemps, apparaissent des fleurs. D'aussi loin que Chieko se souvienne, il y a toujours eu ces deux souches de violettes sur l'arbre.
Trente centimètres environ séparent les violettes du haut de celles du bas. La jeune fille qu'était Chieko en venait à se demander :
« Arrive-t-il que les violettes du haut et celles du bas se rencontrent ? Se connaissent-elles ? Que signifie pour les fleurs "se rencontrer", "se connaître" "  ?
Des fleurs, il y en avait à chaque printemps, trois, cinq, au plus, c'était à peu près le compte. Pas davantage, et pourtant, dans les petites cavités au haut de l'arbre, à chaque printemps, surgissaient des boutons et s'épanouissaient les fleurs. Cjieko les contemplait de la galerie, ou, au pied de l'arbre, levant la tête ; s'il lui arrivait d’être frappée par la « vie » de ces violettes sur le tronc,  parfois leur « solitude » l’envahissait."

Cependant au-delà de cette beauté, Kawabata montre la progression constante de la modernité qui vient peu à peu saper les bases de la civilisation japonaise ancestrale. Ainsi Sata Takichiro, le père de la jeune fille, refuse d'utiliser des métiers mécaniques pour tisser des tissus à la mode, bon marché et aux couleurs vives.  Pour lui, le kimono représente un art de vivre épuré, lié à la spiritualité. La vulgarité des objets et des goûts nouveaux, l’industrialisation, les rapports uniquement mercantiles entre le vendeur et l'acheteur, le choquent comme le rendent triste la disparition des coutumes, l’atténuation du sentiment religieux et social, la réorganisation économique induites par l’occupation américaine du Japon après la guerre de 1945.
 

Temple de Kyoto
 
La description de Kyoto est si précise avec les noms des différents quartiers de la ville, des itinéraires pour s’y rendre, les diverses fêtes religieuses, les précisions sur la fabrication des tissus, que d’aucuns ont pu dire qu’il s’agissait d’un guide touristique !
Il n’en est rien, évidemment. L’intention de l’auteur est tout autre. Même s’il s’attache à la description précise des lieux, Yasunari Kawabata écrit Kyoto pour célébrer la beauté de la ville et de la nature et pour en  en montrer la fragilité. Il pratique ce que les japonais ont appelé le mono no aware qui est une sensibilité à la mort des choses et une empathie pour leur vie détruite. Les fleurs vivent mais leurs pétales tombent. Le temps de la floraison est si court. Et au-delà, les êtres humains ne sont-ils pas comme les fleurs, si belles, si vivantes, mais avec un vie si brève. 
 

Shimura Tatsumi
 
Yasunari Kawabata montre, à travers les changements qui ont lieu à l’époque de l’écriture  du livre, que la ville ancienne est en train de disparaître par pans entiers. Il porte sur cet effacement, ce que l’on appelle le regard ultime, le matsugo no me, ce regard que l’on attache à une chose ou un être que l'on voit pour la dernière fois, et qui, est une annulation de cette chose ou cet être. Et il y a, bien sûr, un sentiment poignant de nostalgie qui résulte de ce constat. Au moment même où l’on est pénétré par le sentiment de la beauté que font naître les évocations poétiques de Kawabata, on éprouve le regret de savoir que ce n’est plus. C’est donc bien intentionnellement que l’écrivain a nommé son oeuvre Koto en japonais, l’ancienne capitale, et non Kyoto, le titre moderne choisi pour la traduction française.
Le style de Kawabata repose donc sur le recueillement, le silence, la contemplation qui élève l’âme. On peut dire que ni l’intrigue, ni les personnages ne sont primordiaux dans ce roman. J’ai dû étudier ce livre à l’université quand j’étais étudiante et je me souviens qu’il m’avait peu enthousiasmée. Il en est tout autrement aujourd’hui. J’ai été subjuguée par la magnificence des descriptions de Kawabata, touchée par la disparition de cette beauté précieuse, sensible à la fragilité des choses. Et puis finalement, j’ai aussi trouvé les personnages attachants, j’ai aimé faire la rencontre de Chieko si fine et délicate et de Naeko, humble mais pleine de dignité, et j’ai partagé leurs pensées intimes avec beaucoup de bonheur. Un très beau livre !
 



 
"De l'autre côté du pont il y a un cerisier que j'aime."
Ses doubles fleurs pourpres étaient d'une extrême beauté. C'était un arbre célèbre. Les branches retombaient à la manière du saule pleureur, puis se déployaient largement. Lorsqu'ils furent sous l'arbre, une brise imperceptible dispersa des pétales aux pieds de Chieko, sur ses épaules.
Déjà, à l'ombre de l'arbre, les fleurs étaient tombées, éparses sur le sol. D'autres dérivaient à la surface de l'étang. Mais quelques-unes seulement, sept ou huit, peut-être...


dimanche 2 février 2020

La citation du dimanche : Yasunari Kawabata : Kyoto (1)

Peinture de Rin Nadeshico ICI

Je présenterai bientôt mon commentaire sur la lecture du roman de Yasunari Kawabata : Kyoto. En attendant, voici un passage intéressant qui nous amène à réfléchir sur la condition humaine.

Il y a de nombreux amateurs de grillons au japon.  Chieko, une jeune fille japonaise, élève des grillons dans un vase. 
 
 
Vase de  Tamba

 
« Dans un vase, c’est cruel, non ? » avait-elle dit, mais son amie lui répondit que c’était encore préférable, plutôt que de les élever en cage et qu’ils meurent. (…)
A présent les grillons de Chieko se sont multipliés, si bien qu’il fallu deux vases de Tamba. Chaque année ramène, aux environs du premier juillet, l’éclosion des oeufs, puis, vers la mi-août, ils commencent à chanter.
Et c’est ainsi que dans l’étroitesse d’un vase, dans son obscurité, ils vivent, chantent, pondent et fixent leurs oeufs, meurent. Puisqu’ils perpétuent l’espèce, oui, c’est préférable à les élever en cage et qu’ils ne vivent que l’espace d’un été, mais il reste que c’est une vie au fond d’un vase : pour eux, le vase est l’univers.
« L’univers dans un vase » c’est une ancienne légende chinoise, que Chieko connaissait. Le vase renferme un palais d’or et des tours de perles, des nectars exquis et les mets rares des monts et des mers; le vase clos était un « autre monde » coupé de la réalité qui est nôtre, un lieu enchanté. C’est une des nombreuses légendes des ermites magiciens.
Si les grillons sont dans un vase, ce n’est évidemment pas qu’ils veulent fuir le monde. Savent-ils même qu’ils sont dans un vase… ? Et ainsi passe leur vie.

Et qu'en est- il de l'homme ? semble nous dire Kawabata.

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Rin Nadeshico : Cheiko ?
 
 
Voilà comment je m'imagine la jeune et jolie Cheiko, le personnage principal de Kyoto de Kawabata, à partir de ce dessin de Rin Nedishco, peintre contemporaine.

Le père adoptif de Cheiko, vendeur en gros d'étoffes et de kimonos fabriqués à la main, dessine lui-même le motif des tissus destinés à sa fille, refusant de sacrifier à la modernité, aux couleurs trop criardes à son goût et sans raffinement.

Aussi la jeune fille devait-elle être plutôt semblable aux "peintures de belles personnes ", les "bijin-ga de l'époque Edo " (1603_1870), style de peinture qui a perduré jusqu'au début du XX siècle et dont Rin Nedshico s'inspire.


Bijin-ga de Kitagawa Utamaro (1800)
Bijin-ga de Utagawa Yoshitsuru
Grande Bijin en promenade de Sugimura Jihei
Bijin à l'horloge de Sukenobu (XVIII siècle)
Bijin avec ombrelle de Toyohara Chikanobu (1890)