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jeudi 23 avril 2020

Jack London : le peuple de l'abîme


C’est dans l’été 1902 que Jack London décide de descendre dans les bas-fonds de Londres pour en rapporter un témoignage de la misère sociale qui règne dans la capitale anglaise. Dans la préface, il nous dit qu’on  lui a parfois reproché d’avoir noirci le tableau mais qu’il n’en est rien, bien au contraire. La préoccupation de Jack London, témoigner pour les pauvres, correspond  à son engagement social et politique. Cependant, il le précise, ce sont les individus qui l’intéressent, non les idées d’un parti. Les partis se désagrègent, cessent d’exister, la misère non.
Je me suis demandée pourquoi il avait choisi l’Angleterre et non les USA pour cette enquête dans l’abîme, la situation des ouvriers chez lui n'était pas toute rose et il la dénonce souvent! Il semble, - c’est ce qu’il dit, et on peut le croire puisqu’il l’a vécu-, que le dénuement en Angleterre est encore plus terrible que dans son pays, la législation anglaise concernant les sans-logis venant encore aggraver les conditions de vie des misérables en les privant de toute possibilité de s'en sortir.
Jack London en revêtant de vieux vêtements va se faire passer pour un marin américain sans ressources et vivre par l’intérieur, tout en nous le faisant partager,  la vie de ces pauvres gens. 

Une rue du quartier de Whitechapel en 1902
Le premier chapitre s’intitule La descente et rejoint le titre général de l’essai : le peuple de l’abîme qui désigne l’East End de Londres. C'est là que s’entassent des milliers de malheureux dans la promiscuité la plus totale, à plusieurs familles par chambre, dans un total manque d’hygiène et une saleté sordide. Et plus Jack London s’enfonce au coeur de l’abîme, plus il découvre, comme Dante, les différents cercles de l’Enfer, le chômage, la faim, la privation, la maladie, l’ivrognerie, la prostitution, la violence, le crime, bref!  la déchéance et surtout, plus que tout, la fin de l’espérance ! Ces pauvres gens sont nés dans la misère et leur vieillesse, en les privant de leurs forces, leur enlève la possibilité de travailler, leur ôte tout espoir de survie.

« Mais la région où s’engageait ma voiture n’était qu’une misère sans fin. Les rues grouillaient d’une race de gens complètement nouvelle et différente, de petite taille, d’aspect miteux, la plupart ivres de bière. Nous roulions devant des milliers de maisons de briques, d’une saleté repoussante, et à chaque rue transversale apparaissaient de longues perspectives de murs de misère. L’air était alourdi de mots obscènes et d’altercations.  Devant un marché, des vieillards des deux sexes, tout chancelants, fouillaient dans les ordures abandonnées dans la boue pour y trouver quelques pommes de terre moisies, des haricots et d’autres légumes, tandis que des enfants agglutinés comme des mouches autour d’un tas de fruits pourris, plongeaient leurs bras jusqu’aux épaules dans cette putréfaction liquide… »

Les autres chapitres alternent entre le récit de ses expériences vécues et des études plus synthétiques qui présentent les réflexions de sociologues, les statistiques établis sur la vie et la mort dans l’East End, sur la législation qui les dirige.
« Un quart des londoniens meurt dans des asiles publics, tandis que 939 habitants sur mille, dans le Royaume-Uni, meurt dans la misère. 8 000 000 d’individus se battent pour ne pas mourir de faim, et à ce chiffre, il faut ajouter 2 000 000 de pauvres bougres qui vivent sans confort, dans le sens le plus élémentaire et le plus strict du mot. »
Les textes généraux sont utiles car ils nous font prendre conscience de l’importance de ce phénomène à partir de chiffres d'abord. Ils soulignent ainsi cruellement  la férocité d'un capitalisme qui exploite et broie les individus et d’un gouvernement qui ne cherche pas à régler le problème mais à le masquer en le brimant et le contenant. 
En même temps, Jack London nous amène à découvrir l’absurdité ubuesque des lois anglaises qui interdisent aux  sans-abris de dormir dans les rues la nuit. La police les traque en les réveillant sans répit. S’ensuivent des nuits sans sommeil, par tous les temps et sans rien dans le ventre. Abrutis de fatigue, affaiblis par la faim, par le sommeil, les gens finissent par dormir le jour dès que les parcs sont ouverts, n’ayant plus la force de travailler. La seule solution est donc de chercher un asile de nuit pour y dormir. Mais si l’on veut avoir une possibilité d’y obtenir une place, il faut faire la queue dès le début de l’après midi. Il est donc impossible de chercher un emploi et ceci d’autant plus que les misérables, en échange des nuits d'asile et d’une nourriture mauvaise et insuffisante, doivent accomplir des journées de corvées. Ceux qui n’ont pas de toit peuvent donc difficilement accéder au travail. 
Mais ceux qui ont la « chance » de travailler ne sont pas beaucoup mieux lotis  : un salaire de misère, des horaires surchargés, une pollution au travail intense, hydrocarbones, suie, acide sulfurique, et aucune protection. Les maladies et accidents entraînant des incapacités de travail sont légion et les invalides ne peuvent espérer aucun secours.

« On est donc amené à conclure que l’Abîme n’est qu’une vaste machine à détruire les hommes.. » 

Enfant dans l' East End
Ce que j’ai préféré dans cet essai, c’est de pouvoir partager avec l’écrivain la vie de ces gens. Pouvoir mettre des visages, des histoires sur eux pour qu’ils ne soient pas seulement des chiffres mais des êtres vivants. Certaines scène sont très fortes, marquantes, comme celles où Jack London passe la nuit dans un de ces asiles, les vêtments grouillant de vermines, ou celle où il bénéficie de "la charité" de l'armée du Salut ! 
Avec ses talents de conteur, son sens du détail qui touche, Jack London dresse les portraits pleins d’humanité de ces misérables dont certains ressemblent fort à Jude L’Obscur, le personnage de Thomas Hardy. Sans pathos mais avec amour, il leur redonne ainsi la dignité qu’on leur a arrachée. Certes, London sait qu’il a devant lui l’illustration de la théorie darwiniste de la survie de l’espèce par la loi du plus fort. Mais il se révolte car dans un pays prospère cela n’a plus aucune raison d’être et il exprime son empathie pour les malheureux.

« Je ne voudrais pas être présent lorsque tous ces gueux crieront d’une seule voix à la face du monde leur profond dégoût. Mais je me demande parfois si Dieu les entendra. »

On retiendra donc en conclusion cette phase qui reflète son indignation  :  « Mais la plupart des gouvernements politiques qui gèrent si mal les destinées de ce pays sont -et, là aussi, c’est mon opinion-  destinés à la décharge publique. »

Lecture commune pour le challenge Jack London : 

Lilly
Miriam
Nathalie


Lectures communes Jack London, je vous propose  :

Pour le 8 mai : Le vagabond des étoiles

Pour le 25 Mai : L'amour de la vie

ou si vous préférez un autre au choix



mercredi 22 avril 2020

Honoré de Balzac : Pierrette

Guido Reni : portrait de Beatrix Cenci
Pierrette, roman qu'il place dans Scènes de la vie de province, fait partie de la série que Honoré de Balzac consacre aux Célibataires, êtres inutiles, vides, sans valeur, qu’il écrase de son mépris. Nous avions commenté précédemment Le Curé de Tours au cours des lectures communes balzaciennes initiées par Maggie.

« Aussi était-ce une fille, et une vieille fille. Quand elle eut déployé ses persiennes par un geste de chauve-souris, elle regarda dans toutes les directions (…) Y a-t-il rien de plus horrible que la matinale apparition d’une vieille fille laide à sa fenêtre ? De tous les spectacles grotesques qui font la joie des voyageurs quand il traversent les petites villes, n’est-ce pas le plus déplaisant ? Il est trop triste et éprouvant pour qu’on en rie? »

Le récit 
Pierrette
Nous sommes à Provins. Les célibataires sont un couple de vieillards, frère et soeur, les Rogron, secs et durs de coeur et avares, qui se sont enrichis et affichent dans leur maison tout le mauvais goût de parvenus. Ils accueillent chez eux une jeune cousine Pierrette, une petite bretonne,  que leur confie sa grand-mère, une parente désargentée. Ils n’auront de cesse de tourmenter la jeune fille qui tombe malade à force de tortures physiques et morales. Sa personne devient alors l’enjeu d’une lutte sournoise et acharnée entre les deux factions qui se disputent le pouvoir dans la ville. Son aïeule bien-aimée et Jacques Brigaud, son amoureux, venus à son secours, pourront-ils la sauver ?

Une critique sociale virulente
Sylvie Rogron frappe Pierrette
Comme dans Le curé de Tours, Balzac peint avec Pierrette une scène de la vie de province particulièrement cruelle et pessimiste. Toutes les classes sociales y sont représentées mais aucune n’est épargnée sauf les humbles, ouvriers, menuisiers comme Brigaud et son patron, la servante des Rogron, et Pierrette et sa grand-mère.  Toutes les autres sacrifient l’innocence à leur intérêt personnel, à leur ambition sociale et politique surtout en cette période pré-électorale où tous les coups sont permis.

Les Rogron représentent la petite bourgeoisie commerçante arriviste qui veut être reçue dans le monde et pense y parvenir grâce à son argent. Pour cela, ils n’hésitent pas à spolier leur famille, à chercher des appuis dans des mariages d’intérêt, à jouer sur les dissensions politiques.
Mais leur vulgarité et leur sottise leur ferment la porte de la haute bourgeoisie légitimiste, les Julliard, les Guépin, les Guénée, les trois grandes familles de Provins et leurs alliés. Les Rogron se tourneront alors vers la bourgeoise libérale représentée par le colonel Gouraud, le médecin Neraud,  et surtout l’avocat Vinet, adversaires politiques de ceux qui les ont rejetés
Si les grands bourgeois prennent le parti de Pierrette, c’est surtout pour s’opposer à leurs adversaires politiques pour emporter les élections. Quant aux libéraux, ils soutiennent les Rogron alors même qu’ils les savent coupables de sévices envers Pierrette pour les mêmes raisons.
Mais ce sont toute de même les libéraux qui détiennent la palme de l’hypocrisie et de la bassesse  ! 
Il charge ainsi l’avocat Vinet :  

« Accoutumé à tout concevoir par son désir de parvenir, il pouvait devenir un homme politique. Un homme qui ne recule devant rien, pourvu que tout soit légal, est bien fort : la force de Vinet venait de là. Ce futur athlète des débats parlementaires, un de ceux qui devait proclamer la royauté de la maison d’Orléans, eut une horrible influence sur le sort de Pierrette. »

Le colonel Gouraud, lui aussi, est un opportuniste, prêt à épouser la riche Sylvie Rogron malgré sa laideur, ou mieux encore - en vieux filou dépravé-  la petite Pierrette si elle est héritière !
Cependant, personne ou presque ne sort indemne de la peinture au vitriol faite par Balzac. Chacun fait sienne les maximes de Vinet :

« Nous serons de l’opposition si elle triomphe, mais si les Bourbons perdent, ah! Comme nous nous inclinerons tout doucement vers le centre ! »
Et les femmes ne sont pas les dernières. Dans les deux partis, deux grandes dames mènent le jeu. Elle sont égales par la beauté, le bon goût, l’éducation et l’intelligence mais non par la fortune : Madame Tiphaine et Batilde de Chargeboeuf, la dernière sans dot, qui épousera le vieux Rogron. Mais elles portent bien chacune les ambitions, les intrigues, les compromissions et les hypocrisies de leur rang. Ce sont elles qui font ou défont la carrière politique des hommes.
Batilde de Chargeboeuf «  ne se mariait pas pour être mère mais pour avoir un mari, elle se mariait pour être libre,(..) pour s’appeler madame et pouvoir agir comme agissent les hommes. Rogron était un nom pour elle, elle comptait faire quelque chose de cet imbécile, un Député votant dont elle serait l’âme.»
Le roman est une démonstration de la faiblesse des humbles lorsqu’ils deviennent le jouet des puissants. Pierrette en fait les frais et c’est encore Vinet qui résume la philosophie de ces gens-là quelque soit le parti où il se range  :

« Votre misère comme la mienne vous aura donné sans doute la mesure de ce que valent les hommes : il faut se servir d’eux comme on se sert des chevaux de poste. Un homme ou un femme nous amène de telle à telle étape. »

                                               Entre le conte et le réel : Des archétypes

Kay, Gerda dans le conte d'Andersen : La reine des neiges
Le roman a une particularité qui lui donne un dimension plus profonde. Il présente deux facettes, la réalité, d’une part, qui puise dans tous les aspects le plus sombres de l’être humain et de la société et de l’autre, le conte de fées. Ce dernier peut présenter des noirceurs mais il met à part les personnages en leur conférant un autre statut, en en faisant des archétypes.
Pierrette s’apparente à la petite fille des contes, elle affronte tous les êtres maléfiques qui dressent des pièges sur son chemin. La grand-mère n’est-elle pas celle du Petit Chaperon rouge ou de La petite fille aux allumettes? Les deux enfants pourraient être Gerda et Kay de La Reine des neiges, Hans et Gretel. Balzac en est conscient qui compare lui-même leur histoire d’amour à celle de Paul et Virginie.  

La sorcière du conte : Sylvie Rogron
 Balzac joue ainsi sur les deux tableaux entre réel et l’irréel : il dresse des portraits de méchants totalement effrayants et aboutis comme Melle Rogron, image de la sorcière et de la marâtre du conte traditionnel; et il hisse le portrait de Vinet, l’ogre, au niveau de l’archétype en faisant de lui un homme politique amoral et cynique, pour qui le pouvoir justifie tout et qui piétine ses semblables sans remords.

Le curé de Tours raconte aussi la même histoire et nous laisse sur un sentiment de tristesse et d’amertume  quant à la nature humaine mais avec Pierrette, Balzac frappe encore plus fort. Le curé Biroteau est un personnage réaliste avec des appétits et des faiblesses d’homme, gourmandise, jalousie, envie, ambition, le personnage de Pierrette est celui d’une enfant totalement innocente, douce et sans défense, une Cosette livrée aux Thénardier.  C’est pourquoi son sort nous touche plus profondément encore que celui de Biroteau. D’autre part, Honoré de Balzac est encore plus virulent dans la satire sociale. Il décrit la société comme une machine à broyer les plus faibles, d’où le sentiment de révolte, d’indignation qu’il fait naître en nous. Il englobe dans le même mépris tous les acteurs de la vie sociale et politique de son époque en France mais il étend, en conclusion, cette peinture sans illusion de la nature humaine à l'universel en terminant son récit par une allusion à Béatrix Cenci sacrifiée, elle aussi, à l'ambition d'un pape.

Lecture commune initiée par Maggie ICI

dimanche 12 avril 2020

Le pont d'Avignon est-il encore là ?


 Pont d'Avignon, soleil couchant. Photo d'un temps très ancien où l'on pouvait encore se promener en liberté ! Je ne l'ai pas vu, ce pont, depuis un mois. Vous croyez qu'il existe encore ?

Ce petit mot pour vous dire que je confine mon blog pour quelques jours ! Non, il n'a pas le coronavirus mais sa patronne à une petite baisse d'énergie!

Mais je serai présente pour les 22, 23, 30 Avril pour les Lectures Communes :

Le 22 Avril avec Maggie : Pierrette


23 Avril pour le challenge Jack London  : le peuple de l'abîme  


30 avril avec Ingammic  : Le lambeau de Philippe Lanson

Je suis là aussi pour ajouter vos liens vers vos lectures Jack London dans le bilan du challenge. Donc, continuez à me les envoyer.

Demande d'aide pour Blogger

D'autre part, j'ai besoin de votre aide car je n'arrive plus à répondre à vos commentaires dans mon blog. Mes réponses disparaissent quand je les envoie. Aucune explication de la part de blogspot ! Auriez-vous la réponse ? Merci
... et à bientôt !




mercredi 1 avril 2020

challenge Jack London : premier bilan


Le challenge Jack London

Voici le premier bilan du challenge Jack London avec les participations de certaines d'entre vous. Merci  à toutes !


Je rappelle en quoi consiste ce challenge  :  Il s'agit de découvrir et de commenter des romans, des nouvelles et des essais de Jack London. On peut aussi lire des BD, voir des films qui sont des adaptations de ses oeuvres, et s'intéresser à sa biographie.
 
On peut s'inscrire à tout moment à ce challenge qui durera un an, il suffit d'avoir envie de lire au moins UN livre de l'écrivain et pour les passionnés autant que vous le désirez. Je propose des Lectures Communes chaque mois que vous êtes libre de rejoindre ou pas car vous pouvoir choisir les oeuvres que vous préférez et les dates de publication.

  La seule contrainte est de venir mettre un lien dans mon blog pour que je puisse noter les oeuvres lues et venir vous lire. (Pour trouver la page ou déposer les liens, cliquez sur la vignette du challenge Jack London dans la colonne de droite de mon blog).

 Logos au choix à utiliser






Les lectures communes

Quelques LC

  Le 22 Avril avec Maggie : Pierrette

23 Avril pour le challenge Jack London  : le peuple de l'abîme  

30 avril avec Ingammic  : Le lambeau de Philippe Lanson

 

Les participants au challenge


Aifelle   Le goût des livres   

 

  

 

 

 

   

Claudialucia : Ma librairie









Electra La plume d'Electra









Ingammic Book'ing





Kathel : Lettres express




Contruire un feu London/Chabouté

La peste écarlate



Lilly et ses livres :

La peste écarlate

Le vagabond des étoiles

Le peuple d'en bas ou le peuple de l'abîme

Le vagabond des rails




Maggie Mille et un classiques







Marylin Lire et merveilles

Le vagabond des étoiles

Adaptation BD Riff Reb  du Vagabond des étoiles





Miriam Carnet de voyages et notes de lectures

Une fille des neiges 

La peste écarlate

Martin Eden 

Le peuple de l'abîme

Le vagabond des étoiles

Le vagabond du rail

Construire un feu




Nathalie : chez Mark et Marcel

Le peuple de l'abîme



L'appel de la forêt




 Patrice Et si on bouquinait un peu ?







Praline : blog Pralineries

 La peste écarlate








Ta d Loi du ciné Blog de Dasola









Tania Textes et prétextes


lundi 30 mars 2020

Jack London : La peste écarlate


Dans La Peste écarlate, paru en 1912, Jack London,  imagine qu'une épidémie appelée la peste écarlate parce qu’elle colore en rouge le malade détruit l'espèce humaine en 2013. Parmi les rares survivants, un grand père raconte, soixante ans après, l'histoire de la terre à ses petits-enfants redevenus des êtres sauvages avant que celle-ci ne soit détruite par le fléau. Il explique comment le virus s’est attaqué à l’espèce humaine en n’épargnant personne à part quelques individus comme lui.

Evidemment, le texte est d’actualité ! C’est pourquoi il est intéressant de le lire en ce moment où nous sommes tous confinés, attaqués par un organisme vivant que nous ne pouvons même pas déceler. La particularité de la peste écarlate et qui diffère de notre situation c’est qu’elle tue avec rapidité et qu’il n’y a rien à faire contre elle, c’est pourquoi elle vient à bout (ou presque) de l’espèce humaine.

La pandémie et le comportement des humains


La description des réactions de la population pendant l’épidémie est plus vraie que nature et certaines réactions rappellent celles d’aujourd’hui, toutes proportions gardées, car nous restons dans une société régulée par des lois et protégée. Nous recevons des soins et pouvons en réchapper. Eux, non ! Mais Jack London connaît bien la nature humaine ! La panique s’empare des individus, tous fuient. Les riches partent en avion dans leur maison de campagne, la maladie les rattrape là-bas ou plutôt les accompagne.  Certains, dont notre narrateur, essaient de se confiner pour éviter le virus mais celui-ci pénètre dans les lieux obligeant à fuir encore. D’autres pillent les magasins, attaquent ceux qui ont encore à manger. Les gens sont sans pitié envers ceux qui ont contracté la maladie. Il y a pourtant des cas d’abnégation, de dévouement et d’amour comme ce mari qui reste près de son épouse mourante, se condamnant à une mort certaine.

 

Un monde injuste et inégalitaire

 

Les idées sociales de London ne sont pas abandonnées dans ce roman et c’est ainsi qu’il montre la déchéance de la femme d’un grand magnat de l’industrie, Van Warden, tombée entre les mains d’une brute, son chauffeur, après la mort de son mari. Elle est contrainte aux plus durs travaux, méprisée et battue, triste retour des choses, l’esclave d’hier devenant le tyran d’aujourd’hui. La situation sociale est inversée mais l’égalité n’est pas à l’ordre du jour dans une société ou le plus fort domine alors que jadis c’était le plus riche qui imposait sa loi.

 

La croyance aux bienfaits du progrès

 

Le monde dans lequel vit l’humanité en 2073 est bien triste. En bon socialiste, Jack London croit au progrès et à ses bienfaits.  Il n'adhère pas à l'image du bon sauvage de Rousseau et au retour idyllique à la nature, et ceci d’autant plus, qu’il a souffert de la pauvreté, de la faim et de toutes sortes de privations dans son enfance. Le monde d’après la pandémie est dangereux, frustre, rude. Les bêtes sauvages sont devenus un danger pour l’homme, ours, loups. On y a faim, se nourrir est une préoccupation constante, et l’on doit chasser pour survivre. On est à la merci de la famine. La culture et l’art sont perdus. Les rescapés, trop occupés à assurer leur survie, n’ont pas su transmettre la lecture et l’écriture à leurs descendants. Les êtres humains n’en sont pas meilleurs, au contraire. Le vieillard, narrateur de l’histoire, a perdu toute dignité. Il pleure après un peu de nourriture. Ses petits-enfants, à l’exception d’Edwin, beaucoup plus gentil que les autres, le méprisent et le raillent. On dirait qu’ils ignorent ce qu’est l’empathie. Ils ne cherchent pas à s’instruire auprès de leur grand père et se moquent de ses récits d’autrefois.

 

Pessimisme ?

 

On  pourrait dire que le roman de Jack London est pessimiste. Pourtant le roman se termine par une note optimiste : le vieillard a caché dans une grotte des documents qui permettront à l’espèce humaine de progresser plus rapidement lorsque le moment sera venu. Ainsi, il laisse une chance à l'humanité de reconquérir sa place privilégiée dans l'univers en espérant qu'il saura, cette fois, ne pas en abuser. (Mais cela, c'est moi qui l'ajoute!)

Un livre intéressant que je ne regrette pas d’avoir lu maintenant, en relation avec notre situation, car il permet une réflexion sur le présent!

Voir kathel : La peste écarlate

Voir Lilly : La peste écarlate




samedi 28 mars 2020

Ivan Tourgueniev : Terres vierges


Dans Terres Vierges paru en 1876, Tourguéniev explore la même période historique que Père et fils ou que Une nihiliste de Sophie Kavaleskaïa, celle de ces jeunes gens idéalistes qui « vont au peuple », cherchant à lui faire comprendre qu’il doit secouer le joug et prendre en main son avenir. Les serfs, en effet, ont beau être libérés depuis 1861, ils n’ont jamais pu récupérer les terres qui leur étaient promises et sont exploités par des profiteurs qui ont fait main basse sur les propriétés rachetées à la noblesse terrienne ruinée. D’autre part, le tsar libéral, Alexandre II, effrayé par les conséquences de l’abolition du servage qu’il a lui-même voulu, a fait machine arrière, revenant à des pratiques conservatrices et totalitaires qui éveillent une grande soif de liberté parmi la jeunesse.

Nous sommes en 1868. Alexis Nejdanof est le personnage principal de Terres vierges. Fils d’un prince et d’une gouvernante, Alexis a pu suivre des études grâce à son père naturel. Mais son appartenance au peuple et à la noblesse en fait un déclassé qui, bien qu’animé par des idées progressistes, ne parvient pas à agir, toujours tiraillé entre ses origines, mal à l’aise avec le peuple et en affinité avec le luxe d’une classe sociale qui ne le considérera jamais comme un égal. Il vit très modestement à Saint Petersbourg et conspire avec d’autres nihilistes, comme Machourina, et Ostrodoumof, tous deux humbles travailleurs et Pakline, fils disgracié d’un notable bourgeois, gagnés à la cause du peuple.

Alexis Nejdanof est engagé à la campagne, par le prince Sipiaguine, grand noble aux idées libérales, pour être le précepteur de son fils. En nous transportant dans cette maison campagnarde, après les quartiers populaires de Saint Petersbourg, Tourguéniev à l’occasion de nous présenter une grande tranche de la société de l’époque, de la grande noblesse terrienne libérale ou réactionnaire, aux jeunes nihilistes instruits mais venant de milieux très divers, aux ouvriers et aux paysans. Toute la société russe nous apparaît fidèlement peinte, et c’est là un des grands mérites du roman.

 L’épouse du prince, Valentine Sipiaguine, cherche d’abord à le charmer. C’est un belle femme coquette, raffinée, une noble qui professe des idées libérales, qui paraît très ouverte mais à condition que rien ne vienne mettre un frein à son autorité. Elle devient son ennemie quand elle le voit attiré par Marianne, nièce du prince, qui ne rêve qu’à servir « la cause du peuple ».
Il fait aussi connaissance du frère de Mme Sipiaguine, Serge Mikhaïlovitch Markelof, amoureux éconduit de Marianne, nihiliste actif et peut-être un peu trop fougueux et irréfléchi. A l’inverse il est obligé de cohabiter avec un ami de la famille, Simeon Kallomeïtsef, que Tourgueniev se plaît à caricaturer comme l’exemple typique du noble Petersbourgeois, guindé, « douceâtre », réactionnaire et rétrograde.

Alexis et Marianne décident de s’enfuir et vont se cacher chez Solomine, régisseur d’une fabrique, qui est aussi des leurs. Ils sont nombreux autour de Solomine qui semble être la tête pensante de leur groupe et ils se répandent parmi le peuple pour chercher à le convaincre. Ils échoueront lamentablement, dénoncés à la police par les paysans eux-mêmes.

SI Tourgueniev est libéral et partage l’idéal des nihilistes, il cherche aussi à nous montrer les faiblesses de leur organisation et les raisons de leur échec. Leur grande conspiration se passe surtout en palabres et vaines discussions et leur seule action consiste à être au plus près du peuple et aller lui parler.

  Alexis Nedjanov « …s’étonna surtout que l’on eût ainsi tout décidé sans aucune hésitation, sans tenir compte des circonstances, sans même se demander au juste ce que le peuple désire »

Le personnage d’Alexis Nedjanov manque tellement d’audace pour un révolutionnaire, est si hésitant, timoré qu’il agace le lecteur et aussi ses propres amis. Ce n’est pas pour rien que Pakline l’appelle le « Hamlet russe ». Incapable de prendre une décision, ses convictions politiques paraissent faibles, ondoyantes et même son amour pour Madeleine est tiède. On se demande s’il l’aime vraiment. C’est un être constamment tourmenté, insatisfait, mécontent de lui-même. ll ne parviendra jamais à comprendre le peuple et réciproquement.

« C’était un citadin ayant passé la plus grande partie de sa vie à Petersbourg, de sorte qu’entre lui et les paysans existait un abîme, que tous ses efforts ne parvenaient pas à lui faire franchir ».

Madeleine est par contraste, une personne réfléchie et décidée. En quittant sa famille, elle se met en accord avec ses idées, elle abandonne le luxe, les beaux vêtements et l’oisiveté propre aux riches. Elle a beaucoup de volonté et son amitié avec Tatiana, une femme du peuple à la langue bien pendue est un bon moment du récit.

Mais les autres sont surtout des idéalistes qui croient que se mêler au peuple consiste à s’habiller comme eux et à leur parler; or les paysans ne comprennent rien à ce qu’ils disent et se méfient de ces messieurs qui cherchent peut-être à les prendre au piège. Les nihilistes sont donc désorganisés, ils n’ont pas de plan précis, leur but est flou et ne correspond pas à une réalité et surtout ils ne  comprennent rien au peuple, en particulier aux paysans.
Solomine qui a plus de recul et de maturité constate « que la révolution doit se faire pas à pas » et que le peuple comme « une terre vierge doit être labourée en profondeur » C’est la leçon que Tourgueniev invite à tirer de ce récit. 



jeudi 26 mars 2020

Sophie Kovaleskaïa : une nihiliste


Sophie Kovaleskaïa dans ce roman La Nihiliste raconte l’histoire de Vera, princesse Barontsova. Elevée à la campagne, son enfance est perturbée par l’abolition du servage décidé par le tsar Alexandre II. Les parents, grands propriétaires de la noblesse terrienne, sont obligés de réduire leur train de vie et l’éducation de la fillette est négligée jusqu’au jour où leur voisin Vassilitsev, un homme d’âge mûr, assigné à la campagne à cause de ses idée libertaires, propose de devenir son professeur. L’enfant grandit sous la houlette de son maître et est peu à peu gagnée par ses idées libertaires. Jeune fille, elle tombe amoureuse de Vassilisetv, mais il est exilé, loin d’elle, ayant attiré les foudres du pouvoir pour son comportement envers les paysans qu'il essaie d'instruire et de sortir de leur obéissance passive. Lorsqu’il meurt en exil, Vera Barontsova est malade de chagrin. Elle veut pourtant continuer son oeuvre. A la mort de son père, ruiné, Vera part à Saint Pétersbourg pour essayer de rejoindre les nihilistes mais ce n’est que lorsque s’ouvrira le procès de plusieurs d’entre eux, qu’elle pourra les approcher et saura comment se dévouer. Ce qui fera dire d’elle :  «  C’est une folle » ou«  C’est une sainte ! »

Le récit est raconté par une narratrice qui a bien des points communs avec Sophie Kovaleskaïa. Elle rencontre Vera à Saint Pétersbourg lorsque la jeune fille cherche à tout prix à joindre les groupes révolutionnaires pour servir la « cause » et nous raconte sa vie.
 Vera est un personnage fictionnel mais qui a eu bien des modèles pris sur le vif. Son histoire est aussi, en partie, celle de Sophie Kovaleskaïa et de bien d’autres jeunes filles comme Vera Gontcharova, la nièce de Pouchkine. Le roman présente cette  période de la Russie des années 1870/1880 à partir de l’abolition du servage en 1861, période pendant laquelle les jeunes gens instruits, souvent appartenant à la noblesse, deviennent des  « nihilistes » selon l’appellation donnée par Tourgueniev, terme qui a un sens très précis dans cette Russie de la fin du XIX siècle. Le Nihilisme, c'est la "négation, dit Stepniak, au nom de la liberté individuelle, de toutes les obligations imposées à l'individu. Le nihilime fut une réaction puissante et passionnée, non pas contre le despotisme politique, mais contre le despotisme moral, qui pèse sur la vie privée intime de l'individu"

Dans Père et fils que j’ai commenté dans mon blog ici  ou dans Terres vierges dont je dois encore rédiger le billet, on voit ces jeunes gens gagnés par ces idées libertaires. Ils refusent l’autorité de l’état, du père et de la religion mais ils ne sont pas violents. Ils exaltent la science, la médecine, le positivisme, luttent contre la superstition, et se tournent vers le peuple qu’ils veulent éduquer et libérer de sa mentalité primitive. Les jeunes filles ne rêvent plus de mariage mais d’études universitaires, qui leur sont, le plus souvent, refusées.

Le roman m’a intéressée d’un point de vue historique mais j’ai trouvé la première partie qui raconte  la vie de la fillette plus vivante, plus animée. Les personnages sont plus captivants que dans la seconde partie à Saint Petersbourg où tout est traité si rapidement que le personnage de Vera en est un peu sacrifié. Comme, elle ne parvient pas prendre contact avec les nihilistes, on ne la voit jamais dans l'action. De ce fait,  sa manière de leur venir en aide paraît un peu surprenante et pas tout à fait convaincante.


Sophie Kovalevskaïa (1850-1891). fille de général, féministe, communiste, nihiliste et mathématicienne de génie (elle sera la première femme docteur d'université dans cette discipline), admirée par Dostoïevski, George Eliot et Darwin, doit une bonne part de sa réputation à ce petit roman largement autobiographique paru après sa mort, aussitôt traduit en plusieurs langues, bientôt interdit par quelques censeurs grincheux

Voir le portrait de Sophie Kovaleskaïa , mathématicienne ICI  :

"Les équations aux dérivées partielles étaient le domaine de Sophia. Le mathématicien Cauchy avait travaillé sur ce sujet, puis Sophia en généralisa la portée pour aboutir à un théorème fondamental propre à une certaine classe d’équations aux dérivées partielles. Le théorème de « Cauchy-Kovalevskaïa » établit, sous certaines conditions, l’existence et l’unicité de solutions à une équation aux dérivées partielles assez générale."



mercredi 25 mars 2020

Paul Vinicius : la chevelure blanche de l'avalanche (3)


J'ai déjà écrit deux billets sur le poète roumain Paul Vinicius et son recueil : La chevelure blanche de l'avalanche paru chez Jacques André éditeur.
Mais j'ai envie de faire connaître ce poète à ceux qui suivent comme moi Goran, Eva et Patrice dans le défi du mois de Mars sur La littérature des pays de l'Est.
Voici donc quelques poèmes nouveaux à découvrir :

La chevelure par Henri-Edmond Cross
Sur le fil

les plus beaux cheveux
que j’ai  jamais vus
n’avaient même pas
 de visage


mais moi non plus
je n’avais pas de mains
pour pouvoir
 les caresser

Paul Cézanne : le fumeur
  je n’ai plus de montre ni coeur

maintenant plus rien
ne me fait mal

le vin rouge
et ce matin le dimanche
renversés sur la table

la dernière cigarette

et peut-être l’idée
qu’un jour enfin
je serai assez léger
pour pouvoir tenir dans un oiseau.

Man Ray : larmes de verre
Fenêtre vers l’automne

Je rêve de ce poème
qui ne ressemble à rien
et se tait

qui reste immobile
même quand le vent arrache des arbres
et plie les bâtiments

comme un nuage bleu
toujours éveillé
que traversent des poissons aux grands yeux
et aux ailes translucides

je rêve de ce poème
 pas encore écrit
mais souvent aperçu

comme un oeil
larme 
dans la paume


Voir Paul Vinicius 1 ICI

 Voir Paul Vinicius 2 ICI

Paul Vinicius

Poète, dramaturge, journaliste et essayiste, Paul Vinicius est diplômé de l’École Polytechnique de Bucarest et docteur ès lettres. Cette double performance universitaire est la partie visible de son parcours surprenant ; il a exercé de nombreux métiers, jobs, sports, avant de se dévouer à l’écriture. Champion de boxe junior et karatéka ceinture noire, il a travaillé comme manutentionnaire, maître-nageur sur la côte de la Mer Noire, détective privé, pigiste, correcteur, rédacteur pour plusieurs journaux de la presse nationale et, dernièrement, pour la maison d’édition du Musée de la Littérature roumaine.
Après avoir été interdit de publication en 1987 par la censure communiste, il renonce à sa carrière d’ingénieur et sa biographie suit les soubresauts de la démocratie survenue fin décembre 1989, à la recherche d’un nouveau départ, d’une nouvelle ivresse.
Ses poèmes ont été régulièrement publiés à partir de 1982 par les revues littéraires. Beaucoup ont été traduits et publiés dans des anthologies. Il est lauréat de plusieurs prix nationaux et internationaux de poésie. Dernier en date : le Prix du Public au Salon du Livre des Balkans en 2017.



lundi 23 mars 2020

Jack London : Une fille des neiges


Dans Une fille des neiges de Jack London, Frona Welse, après avoir terminé ses études, vient rejoindre son père Jacob Welse, un riche et puissant négociant, dans le Konklide. Frona se souvient de son enfance libre avec ses jeunes amis indiens et c'est avec bonheur qu'elle revoit ce pays qu'elle aime tant. Nous sommes à l’époque de la ruée vers l’or et ce sont des milliers d'aventuriers qui partent avec le désir de faire fortune dans ces régions sauvages où la nature est souvent aussi violente que belle. Frona, au cours de nombreuses aventures, va rencontrer l’amour. Qui choisira-t-elle entre Vance Corliss, un homme courageux, honnête et intelligent mais conventionnel, marqué par une éducation puritaine et étroite et Gregory Saint-Vincent, séduisant aventurier qui raconte ses exploits avec tant de verve et a tant de succès auprès des dames ?


Paysage du Yukon canada
Ce premier roman de Jack London, paru en 1902, Une fille des neiges a des qualités certaines même s’il n’arrive pas, à mon avis, à la hauteur de ses oeuvres majeures.

Ainsi, il présente certaines lourdeurs qui me paraissent être celles d’un écrivain qui n’est pas encore au faîte de son talent malgré les nouvelles qu’il a déjà écrites. Par exemple, est gênante cette insistance à s’en référer à la sélection naturelle et à la survie du plus fort, théorie qu’il doit à Darwin et qu’il assène de manière répétitive, pour glorifier la suprématie de la « race », c’est le terme qu’il emploie, anglo-saxonne. Cette admiration de l'homme fort est déplaisante et à la limite de l'acceptable..
Et puis, ce qui me paraît pas encore assez abouti, c’est la psychologie des personnages dont le portrait physique et moral nous est présenté tout à tour dans les grandes lignes mais demanderait tout au cours du roman plus d’approfondissement et de nuances. Heureusement, le personnage principal, Frona, est bien campé même si le portrait qu’en fait London est parfois un peu démonstratif, l’écrivain s’efforçant de décrire le type de la jeune fille parfaite. C'est d'ailleurs ce que l'on peut souvent reprocher à Jack London, ce manque de doigté lorsqu'il veut faire passer ses idées, alors qu'il suffirait de nous les montrer par les actes de ses personnages.

Mais il faut reconnaître que ce que j’aime dans Jack London, ce sont justement ces héroïnes qui ne sont pas de mièvres et faibles femmes, destinées à faire des enfants et à servir de serpillère à leur mari. Ce qui me fait plaisir, c’est la pensée que, lorsque je le lisais quand j’étais enfant, j’échappais, sans le savoir, grâce à lui, à la construction du genre, à l’image traditionnelle que, dans les années 50/60, on voulait encore inculquer aux filles. La femme idéale pour London, c’est Frona Welse, instruite, intelligente, courageuse, aimant l’aventure, l’effort, la nature sauvage, la lutte contre les éléments. Frona n’a pas froid aux yeux et est toujours prête à affronter les dangers. Ce qui ne l’empêche pas d’être belle et féminine et pas besoin pour cela de robe de bal. Elle fait de la boxe, de la nage, de l’escrime et de la gymnastique. Elle est, paradoxalement peut-être, aux antipodes de la jeune fille aimée et admirée de Martin Eden, alias London, avant qu’il ne s’aperçoive de sa superficialité. Ce qui me plaît aussi, c’est la manière dont Frona fait fi des conventions et scandalise la société puritaine pour devenir l’amie d’une de ces femmes qui, dans cet univers masculin, fréquente les bars et cherche fortune comme les hommes, pas prostituée, mais aventurière, libre de moeurs et sans scrupules. Elle a du coeur et de la sensibilité. J’aime cette ouverture d’esprit manifestée par Jack London, très en avance sur son temps en ce qui concerne le statut de la femme..
Konklide à l'époque de la ruée vers l'or

La description de la ruée vers l’or est aussi d’un grand intérêt dans ce roman qui fait revivre l’arrivée des chercheurs d’or dans un camp, la foule active et animée, les départs pour les pistes  envahies pas des dizaines de milliers d’hommes, tout cela donnant lieu à des scènes vivantes, croquées sur le vif et qui bénéficient du vécu de l’écrivain, qui a lui aussi vécu la fièvre de l'or. Description magistrale des paysages du Klonklide, montagnes  enneigées, fleuves en crue ou pris dans les glaces, jusqu’à cette scène grandiose de la débâcle au printemps, spectacle  à couper le souffle où la force de la nature est magnifiée. L’épisode du crime et du procès expéditif est aussi une scène de genre et permet à Jack London de développer ses idées sur la justice et la peine de mort.    


A présent, la glace bondissait dans une course folle. Un énorme glaçon buta contre la rive et ébranla le sol sous leurs pieds. Un deuxième suivit et les fit reculer; il se souleva d'un bond formidable et entraîna après lui une tonne de terre dans le fleuve. Un troisième roula jusqu'au rivage et déracina trois arbres qu'il emporta dans son élan.
Le jour s'était levé et, d'une rive à l'autre, le Yukon resplendissait. Sous la pression du courant, la glace descendait à une vitesse vertigineuse, démolissant les rives et ébranlant l'île dans ses fondations.

 
J’ai aimé ce récit mouvementé et ces descriptions d’une époque fiévreuse, dans ce cadre grandiose. Mais je suis un peu restée sur ma faim, donc, en ce qui concerne les personnages et l'aspect trop démonstratif des idées philosophiques et sociales de l’écrivain dont certaines sont tout à l'honneur de London, sur la femme et la peine de mort par exemple, mais d'autres plutôt gênantes ! Dans l’ensemble, j’aurais voulu un plus ample développement de ce livre agréable et intéressant, qui manque cependant d'envergure pour devenir un grand roman d’aventures.

"Cela vient sans doute de ce que nos vies suivent des voies différentes, observa l'inconnue. Le paysage importe peu; chacun de nous le considère sous un angle différent. Si nous n'existions pas, le paysage demeurerait toujours là, mais dépourvu de toute interprétation humaine. "