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mercredi 22 avril 2020

Honoré de Balzac : Pierrette

Guido Reni : portrait de Beatrix Cenci
Pierrette, roman qu'il place dans Scènes de la vie de province, fait partie de la série que Honoré de Balzac consacre aux Célibataires, êtres inutiles, vides, sans valeur, qu’il écrase de son mépris. Nous avions commenté précédemment Le Curé de Tours au cours des lectures communes balzaciennes initiées par Maggie.

« Aussi était-ce une fille, et une vieille fille. Quand elle eut déployé ses persiennes par un geste de chauve-souris, elle regarda dans toutes les directions (…) Y a-t-il rien de plus horrible que la matinale apparition d’une vieille fille laide à sa fenêtre ? De tous les spectacles grotesques qui font la joie des voyageurs quand il traversent les petites villes, n’est-ce pas le plus déplaisant ? Il est trop triste et éprouvant pour qu’on en rie? »

Le récit 
Pierrette
Nous sommes à Provins. Les célibataires sont un couple de vieillards, frère et soeur, les Rogron, secs et durs de coeur et avares, qui se sont enrichis et affichent dans leur maison tout le mauvais goût de parvenus. Ils accueillent chez eux une jeune cousine Pierrette, une petite bretonne,  que leur confie sa grand-mère, une parente désargentée. Ils n’auront de cesse de tourmenter la jeune fille qui tombe malade à force de tortures physiques et morales. Sa personne devient alors l’enjeu d’une lutte sournoise et acharnée entre les deux factions qui se disputent le pouvoir dans la ville. Son aïeule bien-aimée et Jacques Brigaud, son amoureux, venus à son secours, pourront-ils la sauver ?

Une critique sociale virulente
Sylvie Rogron frappe Pierrette
Comme dans Le curé de Tours, Balzac peint avec Pierrette une scène de la vie de province particulièrement cruelle et pessimiste. Toutes les classes sociales y sont représentées mais aucune n’est épargnée sauf les humbles, ouvriers, menuisiers comme Brigaud et son patron, la servante des Rogron, et Pierrette et sa grand-mère.  Toutes les autres sacrifient l’innocence à leur intérêt personnel, à leur ambition sociale et politique surtout en cette période pré-électorale où tous les coups sont permis.

Les Rogron représentent la petite bourgeoisie commerçante arriviste qui veut être reçue dans le monde et pense y parvenir grâce à son argent. Pour cela, ils n’hésitent pas à spolier leur famille, à chercher des appuis dans des mariages d’intérêt, à jouer sur les dissensions politiques.
Mais leur vulgarité et leur sottise leur ferment la porte de la haute bourgeoisie légitimiste, les Julliard, les Guépin, les Guénée, les trois grandes familles de Provins et leurs alliés. Les Rogron se tourneront alors vers la bourgeoise libérale représentée par le colonel Gouraud, le médecin Neraud,  et surtout l’avocat Vinet, adversaires politiques de ceux qui les ont rejetés
Si les grands bourgeois prennent le parti de Pierrette, c’est surtout pour s’opposer à leurs adversaires politiques pour emporter les élections. Quant aux libéraux, ils soutiennent les Rogron alors même qu’ils les savent coupables de sévices envers Pierrette pour les mêmes raisons.
Mais ce sont toute de même les libéraux qui détiennent la palme de l’hypocrisie et de la bassesse  ! 
Il charge ainsi l’avocat Vinet :  

« Accoutumé à tout concevoir par son désir de parvenir, il pouvait devenir un homme politique. Un homme qui ne recule devant rien, pourvu que tout soit légal, est bien fort : la force de Vinet venait de là. Ce futur athlète des débats parlementaires, un de ceux qui devait proclamer la royauté de la maison d’Orléans, eut une horrible influence sur le sort de Pierrette. »

Le colonel Gouraud, lui aussi, est un opportuniste, prêt à épouser la riche Sylvie Rogron malgré sa laideur, ou mieux encore - en vieux filou dépravé-  la petite Pierrette si elle est héritière !
Cependant, personne ou presque ne sort indemne de la peinture au vitriol faite par Balzac. Chacun fait sienne les maximes de Vinet :

« Nous serons de l’opposition si elle triomphe, mais si les Bourbons perdent, ah! Comme nous nous inclinerons tout doucement vers le centre ! »
Et les femmes ne sont pas les dernières. Dans les deux partis, deux grandes dames mènent le jeu. Elle sont égales par la beauté, le bon goût, l’éducation et l’intelligence mais non par la fortune : Madame Tiphaine et Batilde de Chargeboeuf, la dernière sans dot, qui épousera le vieux Rogron. Mais elles portent bien chacune les ambitions, les intrigues, les compromissions et les hypocrisies de leur rang. Ce sont elles qui font ou défont la carrière politique des hommes.
Batilde de Chargeboeuf «  ne se mariait pas pour être mère mais pour avoir un mari, elle se mariait pour être libre,(..) pour s’appeler madame et pouvoir agir comme agissent les hommes. Rogron était un nom pour elle, elle comptait faire quelque chose de cet imbécile, un Député votant dont elle serait l’âme.»
Le roman est une démonstration de la faiblesse des humbles lorsqu’ils deviennent le jouet des puissants. Pierrette en fait les frais et c’est encore Vinet qui résume la philosophie de ces gens-là quelque soit le parti où il se range  :

« Votre misère comme la mienne vous aura donné sans doute la mesure de ce que valent les hommes : il faut se servir d’eux comme on se sert des chevaux de poste. Un homme ou un femme nous amène de telle à telle étape. »

                                               Entre le conte et le réel : Des archétypes

Kay, Gerda dans le conte d'Andersen : La reine des neiges
Le roman a une particularité qui lui donne un dimension plus profonde. Il présente deux facettes, la réalité, d’une part, qui puise dans tous les aspects le plus sombres de l’être humain et de la société et de l’autre, le conte de fées. Ce dernier peut présenter des noirceurs mais il met à part les personnages en leur conférant un autre statut, en en faisant des archétypes.
Pierrette s’apparente à la petite fille des contes, elle affronte tous les êtres maléfiques qui dressent des pièges sur son chemin. La grand-mère n’est-elle pas celle du Petit Chaperon rouge ou de La petite fille aux allumettes? Les deux enfants pourraient être Gerda et Kay de La Reine des neiges, Hans et Gretel. Balzac en est conscient qui compare lui-même leur histoire d’amour à celle de Paul et Virginie.  

La sorcière du conte : Sylvie Rogron
 Balzac joue ainsi sur les deux tableaux entre réel et l’irréel : il dresse des portraits de méchants totalement effrayants et aboutis comme Melle Rogron, image de la sorcière et de la marâtre du conte traditionnel; et il hisse le portrait de Vinet, l’ogre, au niveau de l’archétype en faisant de lui un homme politique amoral et cynique, pour qui le pouvoir justifie tout et qui piétine ses semblables sans remords.

Le curé de Tours raconte aussi la même histoire et nous laisse sur un sentiment de tristesse et d’amertume  quant à la nature humaine mais avec Pierrette, Balzac frappe encore plus fort. Le curé Biroteau est un personnage réaliste avec des appétits et des faiblesses d’homme, gourmandise, jalousie, envie, ambition, le personnage de Pierrette est celui d’une enfant totalement innocente, douce et sans défense, une Cosette livrée aux Thénardier.  C’est pourquoi son sort nous touche plus profondément encore que celui de Biroteau. D’autre part, Honoré de Balzac est encore plus virulent dans la satire sociale. Il décrit la société comme une machine à broyer les plus faibles, d’où le sentiment de révolte, d’indignation qu’il fait naître en nous. Il englobe dans le même mépris tous les acteurs de la vie sociale et politique de son époque en France mais il étend, en conclusion, cette peinture sans illusion de la nature humaine à l'universel en terminant son récit par une allusion à Béatrix Cenci sacrifiée, elle aussi, à l'ambition d'un pape.

Lecture commune initiée par Maggie ICI

7 commentaires:

  1. Je croyais avoir Pierrette sous la main (si j'ose dire) mais je confondais avec une autre héroïne de Balzac,alors tant pis

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  2. Tu as tout à fait raison pour l'aspect de contes de Pierrette, je n'en ai pas parlé dans mon billet :-(. Oui, ca fait aussi penser au curé de Tours avec tous ces célibataires atroces :-(

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  3. Oui, les enfants incarnent une sorte d'innocence (pas un hasard s'ils viennent de Bretagne je pense) dans un méchant monde. Le roman est très dur, mais je me souviens de belles trouvailles d'écriture.

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  4. Merci pour ce billet très complet, que je découvre après celui de Maggie. La philosophie de Vinet est proche de celle de Vautrin dans "Le père Goriot". Ce qui est fort troublant chez Balzac, c'est qu'il rende si bien cette société des ambitieux qu'il critique tout en ayant lui-même cherché la réussite sociale et même politique (sans succès).

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  5. la critique de la société est bien au vitriol et le conte bien triste.

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  6. https://netsdevoyages.car.blog/2020/04/22/pierrette-balzac/ voici le lien pour la lecture commune. je fais pareil de mon côté

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  7. Quel beau billet (comme d'habitude...) ! Il faudrait que je lise "Paul et Virginie" et "La Reine des neiges", je ne les connais pas.

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