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lundi 21 mars 2016

Yôko Ogawa : La Jeune fille à l'ouvrage



J’avais été fascinée par l’écriture de Yoko Ogawa découverte avec Le musée du silence, Amours en marge, Parfum de glace, La piscine… Mais j’ai été tellement déçue par L’hôtel Iris que j’ai cessé de la lire. Ce recueil de nouvelles, paru chez Actes Sud en 2016, mais écrit il y a une vingtaine d'années,  me permet de renouer avec cette grande écrivaine japonaise.

La dentelière de Vermeer

J’ai retrouvé dans ces nouvelles ce qui fait la spécificité de Yoko Ogawa, cette observation fine, minutieuse qui accorde tant d’importance aux détails : dans La jeune fille à l'ouvrage, le narrateur note : sur le tissu, les doigts de la  petite fille jouent comme ceux d’un petit animal; Ils font réellement toutes sortes de choses; Démêlent le fil, caressent, et piquent le tissu, tirent sur l’aiguille.
On dirait un portrait à la Vermeer, un tableau qui fixe et retient tous les détails d’une scène prise sur le vif et figée dans l’instant.
C’est à partir de ce souvenir de la brodeuse et de sa boîte à ouvrage rouge que le thème de la mémoire si cher à Yoko Ogawa ressurgit :  le narrateur voyage entre présent et passé, et, tandis que sa mère agonise dans le service des soins palliatifs de l’hôpital, le jeune homme revoit son enfance. Même retour entre passé et présent dans Aria où le narrateur retrouve sa vieille tante pour son anniversaire et se souvient d’elle quand il était enfant. Travail aussi sur la mémoire dans Transit mais la mémoire historique, celle des camps de concentration où les grands parents de la narratrice ont trouvé la mort. Le retour sur les lieux permet de lever les flous de la transmission du  souvenir et de prendre conscience de la fragilité et des erreurs la mémoire. Et dans l’univers du nettoyage de la maison, c’est par le récurage de sa maison, par l’effacement des salissures accumulées pendant une trentaine d’années que la maîtresse de maison fait table rase de son passé. Comme si la propreté immaculée pouvait venir à bout des souvenirs et donner un nouveau départ dans la vie.
La cruauté de la vie est toujours présente mais ce qui domine toujours dans les nouvelles précitées, c’est la nostalgie et la poésie liées au thème de la mémoire et ce qui me frappe, ce sont ces dénouements qui n’en sont pas. Ici pas de chutes qui surprennent et provoquent un choc. Plutôt un lent délitement, une non-fin, les gens se séparent en se disant au revoir, banalement comme dans Transit, Aria ou Jeune fille à l’ouvrage. Il n’y a rien de plus. Tout se dissout dans la banalité quotidienne.  On ne peut réparer le passé, on ne peut pas agir sur lui.

Très différents sont les autres nouvelles, étranges et bizarres parfois horribles. Ce qui brûle au fond de la forêt nous plonge dans un univers fantastique. Elles présentent toutes un mélange de cruauté et de perversité : dans La crise du troisième mardi une toute jeune fille entraînée dans une chambre d’hôtel par un homme âgé est terrassée par une crise d’asthme. Parfois la chute de la nouvelle est violente, dérangeante, tordue, en particulier dans L’encyclopédie ou Morceaux de cake. J’éprouve une certaine répulsion à la lecture de ces dernières nouvelles, sachant, bien entendu, que c’est ce que veut nous faire éprouver l’auteure et qu’elle excelle aussi dans ce genre morbide, aux détails crûment réalistes.
 L’autopsie de la girafe en est un exemple : Certainement que son cerveau avait été déjà prélevé, et que ses intestins  désinfectés avaient été retirés. Les mains de mon amoureux humides de sang, de fluides corporels et de produits pharmaceutiques devaient les caresser avec précaution. 
 Mais le style même dans les passages les plus réalistes, les plus durs, réservent des moments poétiques comme l'analogie établie entre la girafe et les grues, toutes si belles :
 Autour de chaque grue se dressaient un échafaudage de tubes métalliques et des machines aux  formes complexes posées de ici ou là  qui n’entravaient pas leur fierté ni leur dignité. La peinture jaune étincelait, les bras s’étiraient avec grâce, et les câbles qui s’enroulaient autour paraissaient vigoureux. Les trois crochets immobiles dans l’espace ressemblaient à des offrandes spécialement choisies. 
Tous ces récits témoignent d’un mal-être, de la banalité ou du non-sens de la vie même dans les rapports amoureux. Et lorsque la passion  existe, elle se révèle cruelle et  dévoyée, elle parasite l'autre (L'encyclopédie) ou le sacrifie (Ce qui brûle au fond de la forêt).
Une écrivaine de talent! Une vision pessimiste de la vie!

Lire Le billet de Lewerentz


Merci à Dialogues croisés et à la librairie Dialogues


dimanche 20 mars 2016

Thomas Hardy : Tess d'Uberville



Tess d’Uberville, l’un de plus beaux romans de Thomas Hardy, parut  en 1891. Il raconte l’histoire de la trop jolie Tess d’Uberville qui attire les convoitises des hommes. Placée par son père John Durbeyfield chez les Stoke-d’Uberville, elle est violée par le fils Alec qui l’abandonne quand elle devient gênante. Tess, déshonorée, accouche d’un bébé qui meurt à la naissance. Plus tard, elle cherche du travail chez les Clare, dans une laiterie loin de chez elle, pour fuir le  mépris et le rejet des gens qui connaissent son passé. Là, elle tombe amoureuse du fils Clare, Angel. Il la croit vierge et elle n’ose lui dire la vérité même quand elle est reconnue par un homme de son village qui l’insulte. Les jeunes gens se marient et lorsque Angel lui avoue la liaison qu’il a eue avec une femme plus âgée que lui à Londres, Tess lui pardonne et ose enfin se confier à lui. Angel, horrifié, blessé, la rejette et part au Brésil pour refaire sa vie. Tess est sans travail et sans ressource,  c’est le début de la déchéance pour elle. Ce que je vous laisse découvrir.

 Un darwinisme littéraire

Tess : Nastassja Kinsky
Thomas Hardy a un talent réel quand il s’agit de concocter des histoires cruelles. Jude l’Obscur est pour moi l’exemple le plus glaçant de cette cruauté, pour ne pas dire de cette noirceur. Je n’ai jamais rien lu d’aussi désespérant. Tess d’Uberville n’en est pas loin! Je lis dans une étude de Elizabeth Rallo-Ditche Nature et culture dans Tess d’Urberville que Hardy, applique à ses personnages les thèses darwinistes sur l’évolution et sur la sélection naturelle. Ce sont toujours les plus forts qui l’emportent.
« Beaucoup de critiques ont insisté sur le pessimisme de Darwin et de Hardy, celui-ci fait payer son héros à la fin des récits, le fait souvent mourir, l’intrigue est toujours tragique ou perverse. La Nature a un plan et celui-ci se réalise contre les sentiments et les volontés humaines. »

Dans Tess, l’écrivain prend le parti de la femme victime de la société et dénonce ici son inégalité au point de vue sexuel. Dans cette société puritaine, on pratique une morale à double entrée malgré le rigorisme religieux : les hommes sont volontiers pardonnés d’avoir une vie sexuelle en dehors du mariage, les femmes, elles, sont mises au ban de la société!  Toute la vie de Tess est marquée par La Faute même si elle est innocente. Cela semble être le sens du sous-titre donné au roman : Tess d’Uberville, A Pure Woman Faithfully Presented, Une femme pure, sans détours. 

Il faut payer


 Il n’est donc pas étonnant, dans ce roman divisé en sept époques, que l’une d’entre elles, s’intitule : Il faut payer,  et pas étonnant, bien sûr, que ce soit la femme qui paye et elle seule! Ce thème est récurrent chez Thomas Hardy. Dans Loin de la foule déchaînée, on y voit un jeune fille accouchant et mourant dans un fossé. Cette  dénonciation de l'hypocrisie religieuse et de l'inégalité entre hommes et femmes se double d’une critique sociale. Alec n’épouse pas Tess car il est d’une classe sociale supérieure. Le mépris des bourgeois parvenus comme les Stoke-d’Uberville pour les humbles (car Tess est la soeur littéraire de Jude, Tess l’Obscure) n’est en rien garant de leur moralité. La mère d’Alec dissuade son fils de se marier et chasse Tess. Dans Jude l’obscur, Thomas Hardy est encore plus radical et critique ouvertement le mariage et la religion.

 La nature : un monde rural

Le Dorset David Noton source

L’action de Tess d’Uberville décrit un milieu rural en pleine évolution avec l’apparition des machines agricoles qui vont éloigner l’homme de la nature. Elle se déroule comme d’habitude dans le comté imaginaire, créé par Hardy, nommé le Wessex, l’ancien royaume des Saxons de l’ouest. Il correspond au Dorset et à quelques comtés voisins. La nature y est prépondérante et elle dicte sa loi aux végétaux comme aux les êtres humains. 

"Dans cette grasse vallée de la Froom, aux chauds ferments où suintait la fertilité, en cette saison où on croyait entendre sous le bruissement de la fécondation, le flot impétueux de la sève; il était impossible que le plus simple caprice d’amour ne devînt passion."
Elizabeth Rallo-Ditche écrit 
« .. dans Tess, le sens animiste de la vie prévaut, les objets inanimés semblent avoir deux ou trois sens, sinon cinq, comme les êtres humains. Cet animisme est la vieille croyance du Wessex, bien plus ancienne que le Christianisme et les êtres vivent encore dans cette Nature particulière: il explique la relation entre les êtres de façon très différente. »

Tess comme toutes les femmes est en symbiose avec la Nature qu’elle sent intuitivement, une nature animée, vivante. 

 De tous ces lieurs de gerbes, les plus intéressants appartenaient à l’autre sexe en raison du charme acquis par la femme quand elle devient partie intégrante de la nature et du grand air. Un homme qui travaille aux champs y est une personnalité distincte; une femme s’y confond; elle est, pour ainsi dire, sortie d’elle-même; elle est comme imprégnée de l’essence de ce qui l’entoure: elle s’y est assimilé.

 Quand la jeune femme est en paix, la nature lui permet de sortir d’elle-même, d’élever son âme :
"C’est très facile de la sentir qui s’en va, il suffit de se coucher dans l’herbe la nuit et regarder une grosse étoile brillante; et, en fixant votre attention sur elle, vous vous trouvez bientôt à des centaines de lieues de votre corps, dont vous ne semblez plus avoir besoin du tout." Quand elle a honte, il lui semble que la nature est hostile. Plus tard, en arrivant à Stonehenge, Tess sacrifiée sur l’autel elle s’est allongée semble une païenne, incarnant un culte étroitement lié à la nature. Le style de Hardy donne une dimension poétique à ce récit qui est un mélange entre l’observation réaliste de la vie à la campagne avec la précision des travaux ruraux, des soins apportés aux bêtes, et une poésie animiste qui transcende tout, qui place la nature et l’être humain dans un seul creuset, participant à la même création.
Un très beau roman, un chef d’oeuvre à découvrir absolument si ce n’est déjà fait!




Bravo à ceux qui ont trouvé et merci de votre participation à tous : Aifelle,  Asphodèle, Dasola, Eeguab, Kathel, Keisha, Maggie, Syl

Le roman Tess d'Uberville de Thoma Hardy
Le film Tess d'Uberville de Roman Polansky

samedi 19 mars 2016

Un Livre/un film : Enigme du samedi



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Pour ceux qui ne connaissent pas Un Livre/un film, l'énigme du samedi, je rappelle la règle du jeu.

Wens de En effeuillant le chrysanthème et moi-même, nous vous proposons, le 1er et le 3ème samedi du mois, un jeu sous forme d'énigme qui unit nos deux passions : La littérature et le cinéma! Il s'intitule : Un livre, Un film. Chez Wens vous devez trouver le film et le réalisateur, chez moi le livre et l'auteur.

Consignes  

Vous pouvez donner vos réponses par mail, adresse que vous trouverez dans mon profil : Qui suis-je? et  me laisser un mot dans les commentaires sans révéler la réponse pour m'avertir de votre participation. Le résultat de l'énigme sera donné le Dimanche.

La prochaine énigme aura lieu le premier samedi du mois d'avril , le 2.

Enigme N° 124

Ce roman écrit par un grand écrivain anglais est paru à l’époque victorienne.  Il traite de la condition féminine à travers une héroïne victime de la société de son temps, malheureuse et attachante.

De tous ces lieurs de gerbes, les plus intéressants appartenaient à l’autre sexe en raison du charme acquis par la femme quand elle devient partie intégrante de la nature et du grand air. Un homme qui travaille aux champs y est une personnalité distincte; une femme s’y confond; elle est, pour ainsi dire, sortie d’elle-même; elle est comme imprégnée de l’essence de ce qui l’entoure: elle s’y est assimilé.

Dans cette grasse vallée de la F. aux chauds ferments où suintait la fertilité, en cette saison où on croyait entendre sous le bruissement de la fécondation, le flot impétueux de la sève; il était impossible que le plus simple caprice d’amour ne devînt passion.












jeudi 17 mars 2016

Johan Sebastian Welhaven : La neige tombe, ardente et vive

Gustav Fjaestad peintre suédois

Johan S. Welhaven poète romantique norvégien
Johan S. Welhaven
Le poète Norvégien romantique Johan Sebastian Welhaven (1807-1873) est né à Bergen d'un père norvégien et d'une mère danoise. Pour libérer leur pays de la tutelle du Danemark, les écrivains nationalistes norvégiens se font à cette époque les défenseurs de leur langue et de leur culture. Dans la lutte qui l'oppose au poète Henrik Wergeland, son camarade d'université, Johan S. Welhaven prend le parti de la langue et de la culture danoise.  
Ses poèmes harmonieux, nous dit-on, parlent avec subtilité du sentiment amoureux. Il s'inspire aussi des légendes et des mythes nordiques.  
Il m'a été impossible de trouver des recueils de ses oeuvres en français et, en surfant sur le net, je n'ai découvert que cette poésie The snow’s now falling thick and fast (1838) traduit en anglais par un norvégien dont je vous invite à lire le site ICI
J'ai pu lire aussi un poème en français sur les canards sauvages qui a directement inspiré la pièce de théâtre de Henrik Ibsen dont j'ai parlé hier, La cane sauvage mais je n'ai pas aimé la traduction. Vous avouerez que c'est bien peu pour connaître un poète et c'est assez frustrant! 

Pourtant, j'aime énormément cette poésie sur la neige The snow’s now falling thick and fast où le poète décrit avec vérité et humour un petit garçon en train de s'amuser dans la neige jusqu'à épuisement. On a le sourire aux lèvres à la fin de ce texte plaisant et vivant.

Esbjorn sur les skis  Carl Larsson


The snow’s now falling thick and fast

The snow’s now falling thick and fast,
And the boy runs hither and thither.
A great many miles does he slither
And slide now before the day’s past.

Great blocks of snow in the courtyard he rolls,
And into stout soldiers he makes them;
Much effort and toil does it take him.
The soldiers are given eyes made of coal.

He trundles the snow as if in a trance,  
While the towering  warriors stand gazing;
A breastwork he now works on raising.
The broomstick he gives them serves as a lance.

And now he is done, and his strength is no more;
His hands are both frozen and stinging.
With strong dreams soon to be winging
A restless night the boy has in store.
                                                                     
You hear him exclaim, the tired little one:
‘Tomorrow they all will do battle!’
Then rainclouds the sky shake and rattle,
And his warriors soon are all gone.

Il m'a fallu traduire ce poème pour ceux d'entre vous qui ne lisent pas l'anglais. Je sais, c'est assez outrecuidant de m'improviser traductrice alors que je n'en ai pas les compétences mais.. c'est pour les besoins de la cause.
 
Carl Larsson

La neige tombe, ardente et vive

La neige tombe, ardente et vive,
Le jeune garçon court de ci de là
De l’instant présent au jour finissant
Sur de nombreux miles, il glisse et patine.

Dans la cour, il roule des boules de neige
Et il les façonne en soldats farouches
C’est un gros effort et un dur travail
Il donne aux soldats des yeux de charbon

Et puis comme en transe il pousse la neige
Imposants guerriers au regard figé

A présent érige un rempart fragile
 leur donne un balai qui leur sert de lance. 

Maintenant c’est fait, le voici sans force.
Ses mains sont gelées, cuisantes à la fois.
De rêves violents bien
vite mouillé
 le petit garçon a sa nuit troublée.

Vous l’entendez dire, le petit bonhomme :
« Demain, tous iront au champ de bataille! »
Nuages de pluie au ciel s'entrechoquent.

Ses guerriers bien vite ont tous disparu.


*thick and fast adv : à un rythme infernal
slither and slide : glisser et ramper, onduler :  termes souvent employés pour un serpent. Ici , dans la neige, j'ai pensé à la luge et aux patins = glisser, patiner
A breastwork he now works on raising : il élève un mur défensif construit à la hâte 
*as if in a trance : comme s'il était en transe 
* A restless night the boy has in store : il passe une nuit agitée
*You hear him exclaim, the tired little one : Vous l'entendez s'exclamer, le petit garçon, fatigué 




 

mardi 15 mars 2016

Henrik Ibsen : la cane sauvage


Dans la collection de la Pléïade, Régis Boyer explique que les pièces de Henrik Ibsen sont parfois difficiles à comprendre pour un esprit latin mais beaucoup moins, en général, pour un scandinave. Pourtant il constate que même les norvégiens ont paru désorienté par la pièce d’Ibsen La Cane sauvage et il écrit :
« Cette histoire de cane sauvage désarçonnait au risque de masquer le véritable tragique du sujet. Qu’est-ce que ce bric-à-brac où évoluent une petite fille presque aveugle, une femme qui ne cesse de dire un mot pour un autre, un pleutre grotesque qui est fatigué avant d’avoir entrepris quoi que ce soit, le tout sur un arrière plan de grenier-forêt sauvage où roucoulent des pigeons « culbutants » ou caquètent des poules et dont sort un prétendu lieutenant, en képi, tenant dans la dextre un lapin écorché? C’est pourquoi les représentations ne furent pas aussi nombreuses ni applaudies que pour d’autres pièces. »

Hjalmar et sa fille Hedvig dans le fim La cane sauvage

Et oui, surprenant ce résumé, non? Et pourtant, c’est bien ça!
La petite fille qui devient aveugle c’est Hedvig, quatorze ans, fille de Gina et Hjalmar Ekdal, une délicieuse fillette qui adore et admire son père. Sa mère, la femme qui dit un mot pour l’autre, Gina, de condition modeste, joue à la bourgeoise en employant des mots qu’elle ne connaît pas et qu’elle déforme. Mais si elle a bien des travers, le mensonge et une conscience peu chatouilleuse, Gina est sincère dans son dévouement et son amour envers son mari.
Le pleutre grotesque, paresseux et de faible intelligence, qui se prend pour un génie et fait travailler sa femme et sa fille, c’est Hjalmar. Le lieutenant en képi est le vieil Ekdal, le grand père de Hedvig. Personnage pathétique, sénile, alcoolique, il considère le grenier comme une forêt et un terrain de chasse. Il a été officier, grand chasseur, mais il est déshonoré et ruiné après avoir été grugé par Werle, grand bourgeois, richissime propriétaire d’usines. Enfin, n’oublions pas le fils Werle, Gregers, un imbécile puritain, exalté, qui va mettre le feu au ménage des Ekdal sous prétexte de purification, à la recherche de la vérité absolue qu'il appelle "la créance idéale".

Hedvig Ibsen* de Grandjean (1840)

Voilà les personnages d’Ibsen et, jamais, le dramaturge n’a été aussi noir et aussi pessimiste. On sent en lui un mépris de la nature humaine, une féroce ironie envers ces  personnages qui sont des imbéciles, dangereux pour Gregers, et tout aussi condamnable pour Hjalmar suffisant, égoïste et veule, deux personnages pour qui le spectateur ne peut éprouver que de la répulsion. Enfin, c'est ce que j'ai éprouvé à la première lecture car je comprends que les personnages sont plus complexes et qu'ils portent en eux, l'un la faute de son père, l'autre le déshonneur du sien. Ils ont besoin de se mentir à eux-mêmes pour vivre, Gregers en se croyant investi d'une mission, Hjalmar en pensant être un génial inventeur.
 Le docteur Reilling, leur voisin, affirme d'ailleurs: "Si vous retirez le mensonge de la vie de personnes ordinaires, vous leur retirez en même temps le bonheur ».

Le reste de la compagnie est en grande partie composée d’égoïstes, de débauchés, de jouisseurs sans âme. Mais la tendresse d’Ibsen se réveille quand il parle de la petite  Hedvig, la seule capable d’aimer autrui plus qu’elle-même, la seule qui ne mente pas,  qui ne triche pas avec elle-même. La cane sauvage blessée par les chasseurs qu’elle a recueillie dans le grenier est la représentation symbolique de Hedvig. Un oiseau sauvage qui ne sait pas feindre et qui ne peut être que la victime du monde qui l’entoure.
 
La cane sauvage mise en scène au Théâtre de la Colline en 2014
Le grenier où l'on élève des poules et des lapins, devenu forêt profonde dans le fantasme du grand père mais aussi de toute la famille, est un lieu de rêve, un échappatoire à la vie réelle, mensonge nécessaire au bonheur de la famille, "le mensonge vital". Il peut être aussi interprété par la psychanalyse comme les replis profonds de la conscience, la part obscure de l'être humain, le ça.
On a beaucoup glosé aussi sur la signification érotique du canard et oui! Manque de chance c'est d'une cane qu'il s'agit (voir ci-dessous)
  Une pièce étrange, déroutante, et qui pourtant émeut!

Le titre français retenu traditionnellement est : Le canard sauvage. Dans son analyse de la pièce, Régis Boyer explique que cette traduction est erronée. Ibsen joue en effet, en norvégien, sur l'article indéfini en employant parfois le neutre lorsqu'il s'agit de l'animal, parfois le féminin pour signifier la similitude avec la fillette. Il ne peut donc s'agir que d'une cane.

* Hedvig Ibsen, la soeur de Henrik, donne son nom à la petite Hedvig de La cane sauvage. Elle a huit ans dans le tableau peint par Grandjean.



lundi 14 mars 2016

Corinne Wargnier : C'est ainsi que la vie s'est arrêtée



C’est ainsi que la vie s’est arrêtée de Corinne Wargnier est un roman à l’atmosphère étonnante. Le lecteur a l’impression de pénétrer dans un no man’s land, un endroit entre parenthèses ou vivent ou plutôt végètent des personnages réunis dans la pension de famille de Tessa. Pourquoi sont-ils là? En vacances? et pourquoi dans cette ville dont le nom a un consonance italienne mais qui semble située nulle part, un lieu morne, sans beauté, englué dans l’immobilisme, noyé dans la poussière, accablé par la chaleur. Le lecteur plonge dans un monde qui semble devoir beaucoup à ce sentiment de l’absurdité de la vie que l’on retrouve chez Beckett, Buzzati ou le Camus de L’étranger. Le récit m’a paru aux premiers abords très (trop?) classique et je me suis dit que tout allait dépendre de la manière dont il était traité. Je vous rassure tout de suite, je l’ai aimé, je me suis laissé emporter progressivement par toutes ces tranches de vie, ces personnages de chair et de sang qui se débattent face à la solitude, la peur de vieillir, face au deuil des êtres qu’ils ont aimés,  de leur jeunesse, de leur amour, de leurs espoirs.

Le roman présente deux parties : La première Chez Tessa enferme les voyageurs dans le huis clos de la pension avec juste quelques échappées dans le jardin ou vers la ville mais qui ne sont en rien libératrices. L’attente s’installe : il s’agit d’aller voir la mer mais la sortie est sans cesse différée par la nécessité de réparer le minibus qui doit les y amener.
Peu à peu nous nous intéressons à ces personnages dont certains sont attachants avec leurs tourments, les souffrances, leur passé qui se révèlent à nous  : ainsi Armand Faulkner, vieil acteur vieillissant dont la carrière décline, qui dresse un bilan de sa vie; Lucie, la jolie jeune femme brune en mal d’amour, Alix engagée dans une liaison adultère et son amant Mattias, les Wright, couple bizarre et pathétique, et Tessa, courageuse et secrète.
Les personnages apparaissent selon des points de vue différents, chacun d’entre eux observant l’autre,  étranges dans un univers où le sens se dissout ou le temps est suspendu. La plus étonnante et la plus lucide de ces observations est celle de Gab (Gabryel, le fils de Tessa), simple d’esprit. Le monde représente pour lui une énigme indéchiffrable. Ainsi l’absurdité du comportement humain est soulignée, non sans ironie, par celui qui n’est pas considéré comme «normal » :  « Au début j’étais étonné. Mais maintenant je suis habitué. Et en réfléchissant bien, je me dis que c’est dans l’ordre des choses. Parce que les gens sont bizarres et souvent incompréhensibles. »

Ce n’est pas surprenant, donc, que le roman se termine, dans l'épilogue, par les mots émouvants de Gab  : « C’est ainsi que la vie s’est arrêtée qui donne son titre au roman.

Dans la seconde partie du roman, La route de l’océan, les personnages partent enfin à la découverte de cette mer toute proche -nous dit-on- et pourtant si lointaine. Le lecteur pourrait attendre une libération, un souffle bénéfique, une respiration joyeuse. Mais il n’en est rien! J’ai même eu l’impression au niveau de l’intérêt du roman que l’histoire piétinait. Impression passagère! Au contraire, dans une sorte de crescendo, l’écrivaine nous mène sûrement, au cours de ce voyage dans lequel les tensions s’exacerbent, vers un dénouement inattendu, une fin tragique qui procure un sentiment de tristesse mais qui, curieusement, donne un sens à ces vies.

L’écriture de Corinne Wargnier, précise, élégante, crée une sensation d’accablement liée à tous les sens, la chaleur écrasante, la sueur, l’étouffement, la brûlure du soleil, l’aveuglement de la lumière. J’ai beaucoup aimé cette auteure et sa maîtrise dans la manière de conduire le récit en apparence immobile mais qui va son chemin et finit par nous surprendre et nous secouer, libérant l’émotion qui est en nous.

Je mets ce roman en livre en voyageur. Cela vous permettra de le découvrir ainsi que cette jeune édition Sur le Fil qui vient d’ouvrir ses portes en 2015 près de Toulon.Voir ICI



vendredi 11 mars 2016

Les plumes d'Asphodèle : Le grand Attracteur


Le grand Attracteur

J'ai eu envie d'écrire un poème sur le grand Attracteur, un des mystères du ciel qui me fascine.

"Un énorme superamas de galaxies se cache dans l'hémisphère sud. Il pourrait être l'élément principal du Grand Attracteur, un immense mur de matière qui attire irrésistiblement notre Voie lactée et le groupe de galaxies qui lui est lié.
Toutes les galaxies s'écartent les unes des autre, d'autant plus vite qu'elles sont éloignées. Cette loi de l'expansion de l'Univers qu'Edwin Hubble énonça en 1929 n'est vérifiée qu'en moyenne. L'Univers n'étant pas homogène, les galaxies s'attirent mutuellement, se regroupent en amas, superamas et longs filaments de matière, modifiant leur vitesse relative. Ainsi, loin de s'enfuir, la galaxie d'Andromède, notre plus proche voisine géante, se rapproche de nous. Plus globalement, le Groupe local, un ensemble d'une quarantaine de galaxies dominé par Andromède et la Voie lactée, s'écarte du mouvement général d'expansion à la vitesse de 366 kilomètres par seconde dans la direction de la constellation australe du Centaure. Cette découverte, réalisée en 1994 par l'Israélien Avishai Dekel, indiqua que ce mouvement était dû à l'attraction d'une masse gigantesque équivalente à cent millions de milliards de soleils, soit environ un million de Voie lactée. Elle fut nommée le Grand Attracteur." (source)

Voie Lactée


Naine rouge

Le Grand Attracteur

Grand Attracteur, lumineux géant de l’espace,
Grand dévoreur céleste, avaleur des étoiles,
Vedette des cieux bleus, chanteur des hautes sphères,
Du super continent de notre Voie lactée
Oubliant le talent des Géantes locales,
Chaleur des naines rouges, supernovas de glace,
Tu attires à toi, projecteur de nos peurs,
fragilisant nos vies, prétention mortifère,
Nos galaxies lancées, tourbillonnantes et frêles.
Andromède au long cou, vêtue de fanfreluches,
Nuages Magellan de diamants constellés,
Roses et gros et brillants, fumés par la nuit noire,
Films de nos cancers, débris météorites,
Fortune de ce ciel qui nous verse le rêve
Qui nous verse la peur et provoque nos pleurs,
Nébuleuse du Crabe ou du Cheval fougueux
Grand Attracteur, Titan, image du divin!


Et moi…

Et moi, et moi, et moi, barricadé, aveugle,
six cent millions d’années nous séparant à peine,
Six cent millions d’années, vitesse de lumière,
Minuscule manant, mammifère minable
Homme,
Je me vante parfois dans ma grandeur épique
de dominer le monde en me plaignant de vivre.


Nébuleuse du Crabe

Nébuleuse du cheval

Le grand Attracteur : carte du ciel

"La Voie Lactée est elle-même membre d’un groupe d’une cinquantaine de galaxies que l’on appelle le Groupe Local. Ce groupe est dominé par deux galaxies spirales massives, notre Voie lactée et la galaxie d’Andromède, séparées d’environ 2,5 millions d’années-lumière. La plupart des autres galaxies du Groupe Local se concentrent autour des deux premières, ce qui donne à l’ensemble une structure dipolaire.
Près de la Voie Lactée, on trouve en particulier les Grand et Petit Nuages de Magellan, deux galaxies irrégulières respectivement à 180.000 et 210.000 années-lumière. Du côté d’Andromède, apparaît une troisième spirale, celle du Triangle, à 2,6 millions d’années-lumière de nous. En plus des cinq galaxies précédemment citées, on trouve plus d’une cinquantaine de galaxies moins massives, donc moins faciles à observer, en particulier une grande proportion de galaxies elliptiques naines et quelques irrégulières." (source)
Galaxie d'Andromède

Nuages de Magellan


Ce texte écrit dans le cadre de l'atelier : Les plumes  d'Asphodèle  avec ces mots imposés. Ouf! Ce n'était pas facile aujourd'hui et certains mots ne passaient pas pour le sujet choisi! Mais tant pis!
Vedette, fragiliser, fortune, film, projecteur, fumé, (paparazzi), fanfreluche, réputation, prétention, chanteur, oublier, local, gros, météorite, étoile, talent, chaleur, lumineux, diva,  barricader et moi .


mardi 8 mars 2016

Sigrid Undset : Jenny

Sigrid Unset

Après Henrik Ibsen, je continue la préparation de mon voyage en Norvège, en lisant l’une des plus grandes écrivaines norvégiennes :  Sigrid Undset, prix Nobel de littérature. Je relirai un jour Christine Lavransdatter considéré comme son chez d’oeuvre mais je veux commencer par découvrir d’autres oeuvres d’elle qui me sont inconnues.

Jenny, en partie autobiographique, est un roman qui aborde le thème de l’indépendance de la femme et de sa liberté sexuelle. Jenny Winge est une jeune peintre. D’un milieu modeste, elle a dû aider sa mère veuve à élever ses frère et soeurs, puis elle est partie à Rome, rêve de tout artiste et de tout voyageur cultivé. Elle partage un appartement avec son amie la belle et fragile Fransika, et toutes deux se lient d’amitié avec deux amis norvégiens, peintres comme elles :  Gunnar Heggen et le Lennart Alhin. C’est dans un rue de Rome que Helge Gram, étudiant en archéologie, les rencontre et se joint à eux. Bien vite, il tombe amoureux de Jenny,  et ils vont vivre un amour platonique et heureux, au cours de promenades bucoliques dans la ville enchantée. Ils décident de se marier mais lorsqu’ils retournent à Oslo, l’enchantement se dissipe. Jenny s’aperçoit qu’elle n’est pas amoureuse et refuse de se donner à Helge. Les deux jeunes gens se séparent. Le père de Helge, homme mûr mais encore séduisant va alors aider Jenny déprimée. Désolée de ne pouvoir aimer vraiment, en quête d'amour, elle en fait son amant. Je ne vous en dis pas plus quant aux conséquences de son geste.
L’analyse psychologique des personnages est complexe. Ce sont des êtres tourmentés, pleins de contradictions. Jenny veut être indépendante mais elle a besoin d'un mari, d'un guide, pour s'appuyer sur lui. Elle se donne sans amour à un homme mais elle ne peut se consoler d'avoir trahi son idéal de pureté.  D’apparence forte, indépendante, sûre d’elle, elle va se révéler fragile. Elle brave la société mais ne parvient pas à se libérer de sa morale et de ses lois sévères. Tous sont marqués plus ou moins par la religion et par la morale sociale, et s'ils les refusent, ils en subissent le joug, les femmes plus que les hommes.
j’ai beaucoup aimé la première partie à Rome où l’on a le temps de s’attacher aux personnages dans un décor plein de charme et la troisième partie qui montre l’errance physique et morale de Jenny et le retour à Rome. La seconde partie à Oslo m’a paru beaucoup plus théorique et donc moins intéressante. Sigrid Undset y expose ses idées sur la femme à travers plusieurs personnages, Gunnar Heggen, prenant ici une grande importance. On y découvre pourtant des portraits et des analyses psychologiques très fortes, celles d’une grande écrivaine qui pénètre dans les méandres des consciences humaines pour en révéler les profondeurs : ainsi le couple Gram, les parents de Helge, lié par la haine, avec la noirceur corrosive de l’épouse jalouse, le mépris féroce de l’époux prisonnier d’un lien qu’il ne supporte plus.
Paru en Norvège en 1911, ce roman a fait scandale mais au-delà des controverses qu’il a fait naître, il a le mérite de poser des questions jamais abordées avant Ingrid Undset et de le faire avec franchise.  Une femme peut-elle prétendre à la liberté sexuelle sans être mise au ban de la société, peut-elle élever son enfant seule? Doit-elle si elle se marie, abandonner son travail, son art si elle est peintre, et se soumettre à la volonté de son mari? Une femme est-elle destinée à être mère, épouse et rien d’autre? Il n'est pas sûr que Sigrid Unset réponde entièrement par l'affirmative si l'on en juge par le dénouement pessimiste de son roman que les féministes de l'époque n'ont pas manqué de lui reprocher!
Mais on comprend combien ces questions remettaient en cause les fondements de la société en Norvège à cette époque, pourquoi en France, en 1929, il méritait encore « un avertissement aux lecteurs », et  l’intérêt qu’il peut avoir de nos jours dans de nombreuses sociétés.


dimanche 6 mars 2016

Irène Némirovsky : Suite française



Une suite française qui devait compter cinq romans


Irène Némirovsky écrit Suite française entre 1940 et 1942, peu avant d’être arrêtée par la gendarmerie française et envoyée à Auschwitz où elle mourra. Préservé par ses filles, le manuscrit sera publié en 2004. C’est donc presque sur le vif que l’écrivaine décrit sa vision de l’exode en Juin 1940 au moment de l’entrée des allemands dans Paris qui pousse une partie de la population sur les routes et l’occupation allemande dans un petit village français du Morvan.
Suite française devait être composée de cinq volets d’où ce titre, mais elle n’a eu le temps d’en écrire que deux : Tempête en Juin qui raconte les épreuves subies par plusieurs familles françaises pendant l’exode, et, Dolce qui décrit le village sous l’occupation en prenant pour personnages principaux, Madame Angelliers, une riche propriétaire terrienne dont le fils est prisonnier de guerre, sa belle-fille Lucile et l’officier allemand Bruno Von Falk qui va loger chez elles.

Une société française passée au vitriol

Cahier de Suite française sauvé par les filles d'Irène Némirovsky
La société française est passée au vitriol et surtout les grands bourgeois comme la famille Pericand dont la mère qui doit partir seule, en l’absence de son mari, est une représentante. Dans une scène qui frise la farce, on voit Madame Péricand sauver - dans l’ordre- des flammes de la maison bombardée, ses trois enfants, ses bijoux, son or, la nourrice… et oublier le grand-père qu’elle avait pourtant l’habitude de cajoler… pour son héritage ! Et que dire du riche collectionneur Charles Langelet qui n’aime au monde qu’une chose, ses porcelaines précieuses, et qui vole l’essence d’un jeune couple qui lui avait fait confiance, ou encore du grand écrivain Gabriel Corte, imbu de lui-même, attaché à ses privilèges, à son confort, sorte d’enfant gâté, odieux, et qui fait preuve tout au cours du voyage non seulement d’un égoïsme forcené mais de lâcheté. On pourrait dire la même chose de Mr Corbin le directeur de la banque qui abandonne ses employés, les Michaud qu’il devait amener à Tours pour prendre sa maîtresse dans sa voiture.
L’égoïsme, l’intérêt, l’avarice, l’hypocrisie, la lâcheté sont les traits de cette société où les habitants et commerçants vendent l’eau et les oeufs à prix d’or et ferment leur porte aux malheureux jetés sur les routes.
Finalement les seuls qui paraissent sympathiques et altruistes sont Mr et Mrs Michaud, employés de banque sans fortune, craignant pour la vie de leur fils Jean-Marie, prêts à aider ceux qui sont en difficulté.
Dans les notes manuscrites du cahier d’Irène Némirovky, elle écrit à propos des Michaud : « ceux qui trinquent toujours et les seuls qui soient nobles vraiment »  et à propos des français  de la haute bourgeoisie : « Tout ce qui se fait en France dans une certaine classe sociale depuis quelques année n’a qu’un mobile : La peur. Elle a causé la guerre, la défaite et la paix actuelle. Le français de cette caste n’a de haine envers personne; il n’éprouve ni jalousie, ni ambition déçue, ni désir réel de vengeance. Il a la trouille. » « Les autres français possédant moins ont moins peur ».
Ils ont peut-être moins peur, ce qui les rend sympathiques, mais les jeunes filles couchent avec le beaux soldats ennemis et les parents n’empêchent pas les enfants de jouer avec eux!
Les jeunes gens échappent aussi pour certains à la dent dure de Nemirovsky : Madeleine, la fermière, Lucile prisonnière de son triste mariage, Hubert Pericand, seize ans, qui s’enfuit pour aller combattre avec le soldats français ou son frère Philippe, le curé, qui est vraiment sincère dans sa foi.

La critique du catholicisme

Kristine Scott-Thomas : Mrs Angelliers Suite française

Cette semaine, je m’étonnais dans Les chiens et les loups de la manière dont Irène Némorovsky jugeait la société juive et des propos qu’elle tenait sur les juifs des milieux financiers. Finalement Dans Suite française, l’on s’aperçoit qu’elle ne ménage pas plus la haute bourgeoisie catholique. On sait qu’elle-même s’est convertie au catholicisme en 1938. Elle souligne l’étroitesse d’esprit, le manque de générosité, et surtout l’hypocrisie d’une classe attachée à l’argent mais qui va à l’église régulièrement. La plupart de ces catholiques de bonne famille sont des Tartuffes. Avec des accents satiriques qui donnent lieu à de véritables scènes de comédie, elle montre Madame Péricand, catholique à la bonté ostentatoire, persuadée que Dieu la récompensera, distribuer des provisions à ses compagnons de voyage puis cesser brutalement en invectivant ses enfants qui partagent leurs bonbons, quand elle s’aperçoit que, devant la pénurie, son  argent ne servira à rien!
« La charité chrétienne, la mansuétude, des siècles de civilisation tombaient d’elle comme de vains ornements révélant son âme aride et nue. »Ou encore Mrs Angelliers si pieuse et si près de ses sous, qui déplore que son fils ait une maîtresse non pour la morale mais parce qu’elle coûte cher à entretenir! Ou bien qui est prête à risquer sa vie, dans sa haine des allemands, pour sauver Bonnet, mais qui regarde la bouteille de vin offerte par Lucile  : « Du vin ordinaire? Oui, à la bonne heure! « Elle veut bien être fusillée, pensa Lucile, pour avoir caché chez elle l’homme qui a tué un allemand, mais elle ne lui sacrifierait pas une bouteille de vieux bourgogne ».
La  vicomtesse de Montmort, elle, si humble et pleine de componction, si persuadée de la supériorité de son nom et de son élévation morale, pousse son mari à dénoncer Bonnet, la collaboration avec l’ennemi ne la dérangeant pas outre mesure; elle se détourne avec mépris de l’institutrice laïque : « Ses élèves affirmaient même qu’elle n’avait pas été baptisée, ce qui semblait moins scandaleux  qu’invraisemblable, comme si on eût dit d’une créature humaine qu’elle était née avec une queue de poisson. La conduite de cette personne étant irréprochable, la vicomtesse la haïssait d’autant plus… »

Le livre/Le film

Film de Saul Dibb : Suite française

On notera que dans le film de Saul Dibb, Lucile devient le personnage principal dès la première partie puisque, parisienne, elle s’enfuit de Paris pour le village de son mari, Bussy. Mais ce qui diffère le plus, c’est le dénouement complètement et profondément ridicule. J’imagine la réaction d’Irène Nemirovsky si elle avait pu voir ça! D’abord Lucile ne trouve rien de mieux que d’amener Benoît à Paris au moment même où les allemands cantonnés dans le village s’en vont, alors que dans le livre, elle demande des bons d’essence à Von Falk, mais a l’intelligence d’attendre qu’ils soient partis! Ce qui évite la rocambolesque scène finale dans laquelle Benoit tue un officier allemand (le deuxième!) qui les a arrêtés, lui et Lucile, Bruno Von Falk les laissant partir magnanimement! D’autre part, le film édulcore le style et la dureté de l’écrivaine dénonçant les travers de la société française, bref! ce qui fait la valeur du roman!

Résultat de l'énigme n° 123

Le roman : Suite française de Irène Némirovsky
le film : Suite française de Saul Dibb

Vous avouez tous que je vous ai mâché le travail en choisissant pour cette énigme un titre d' Irène Nemirovky déjà  à l'honneur dans le blogoclub cette semaine.
Bravo donc à : Aifelle, Dasola, Eeguab, Keisha, Maggie




samedi 5 mars 2016

Un livre/un film : Enigme du samedi


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Pour ceux qui ne connaissent pas Un Livre/un film, l'énigme du samedi, je rappelle la règle du jeu.

Wens de En effeuillant le chrysanthème et moi-même, nous vous proposons, le 1er et le 3ème samedi du mois, un jeu sous forme d'énigme qui unit nos deux passions : La littérature et le cinéma! Il s'intitule : Un livre, Un film. Chez Wens vous devez trouver le film et le réalisateur, chez moi le livre et l'auteur.

Consignes  

Vous pouvez donner vos réponses par mail, adresse que vous trouverez dans mon profil : Qui suis-je? et  me laisser un mot dans les commentaires sans révéler la réponse pour m'avertir de votre participation. Le résultat de l'énigme sera donné le Dimanche.

La prochaine énigme aura lieu le troisième samedi du mois de Mars , le 19 Mars

Enigme N° 123
Ce roman a été écrit pendant la deuxième guerre mondiale au moment où les allemands envahissent Paris et où les français partent sur les routes.  L'écrivaine y décrit d'une manière satirique et souvent acerbe la réaction de la population face à l'occupation.
La vieille madame A. et l'Allemand, lorsqu'ils se trouvaient face à face, faisaient tous deux un mouvement instinctif de retrait qui pouvait passer de la part de l'officier pour une affectation de courtoisie, le désir de ne pas importuner de sa présence la maîtresse de maison et ressemblait plutôt à l'écart d'un cheval de sang lorsqu'il voit une vipère à ses pieds, tandis que Madame A. ne se donnait même pas la peine de réprimer le frisson qui la secouait et demeurait raidie dans l'attitude d'effroi que peut causer une bête dangereuse et immonde. Mais cela ne durait qu'un instant : la bonne éducation est faite justement pour corriger les réflexes de la nature humaine.



jeudi 3 mars 2016

Marc Pautrel : Une jeunesse de Blaise Pascal



Comme le titre l’indique dans Une jeunesse de Blaise Pascal, Marc Pautrel prend le parti de choisir la période de la vie de Blaise comprise entre l’âge de douze et trente-et-un ans, années consacrées aux mathématiques, riches de traités et de découvertes scientifiques, années pendant lesquelles Dieu tient peu de place dans l’existence du jeune homme. Vous ne rencontrerez donc pas ici le philosophe, le métaphysicien, le janséniste tourmenté par la foi, le Pascal au verbe inspiré, visionnaire, le Pascal des Pensées.

Pascal a perdu sa mère a trois ans et son père Etienne Pascal, savant mathématicien, décide de l’éduquer lui-même. Le jeune Pascal doté d’une intelligence vive et précoce fait preuve d’un don exceptionnel en mathématiques si bien que le père décide de ne pas les lui enseigner avant qu’il ait appris le latin et le grec, c’est à dire jusqu’à seize ans. Marc Pautrel décrit comment ce manque développe chez Pascal une soif de connaître qui l’amène à découvrir par lui-même ce qu’on lui cache et à retrouver tout seul la 32ème proposition des Eléments d’Euclide. Etienne Pascal, bouleversé par l’intelligence de son fils, lève l’interdiction et l’emmène avec lui à des réunions de mathématiciens- il a treize ans- où il rencontrera les plus grands esprits de l’époque : Gassendi, Fermat, Roberval, Mersenne. Le jeune prodige est capable d’argumenter avec les savants et même de les dépasser.

La pascaline



Le triangle de Pascal

Suit une période d'études et de découvertes intenses. Il va créer la machine à calculer (la Pascaline), poursuivre les expériences de Toricelli et prouver l’existence de la pression atmosphérique, inventer la théorie des probabilités... Ce sont des années bouillonnantes d’idées et exaltantes malgré la faible santé de Blaise, des années où il peut se croire l’égal de Dieu.

.. Il découvre toujours les secrets, les ressorts cachés du monde, et Dieu est dans le Monde, ou s’il n’y est pas, alors c’est qu’il n’est pas, et Pascal le saura, c’est sa raison d’être, éclairer la surface des choses à nouveau chaque jour, exactement comme le soleil : il ne modifie rien, il donne seulement à voir, mais d’une lumière insoutenable.

Mais en 1654, il échappe à la mort. Après un accident de carrosse, il reste dans le coma pendant deux semaines. A son réveil il a une révélation qui va lui faire rencontrer Dieu. Un total bouleversement dans son existence.

Marc Pautrel dit avoir été très fidèle en ce qui concerne les faits mais avoir dû imaginer le reste, ce qui lui a laissé une grande liberté de création. C’est pourquoi il nous parle d’une jeunesse de Pascal; elle aurait pu être différente, une parmi d’autres. Le texte est intéressant car il explore un tournant décisif de la vie de Pascal, du mathématicien au visionnaire, du matérialisme à la foi, comme s’il avait été impossible au jeune homme de concilier la rationalité et Dieu. Peut-être parce que les mathématiques le faisaient douter du mystère du monde et puis l’Eglise, toute puissante, ne déclarait-elle pas hérétique celui qui prétendait expliquer la Création.

Que dire du livre? Il est très rapide, très court. J'aurais aimé plus d'explications, en particulier sur les découvertes scientifiques de Pascal, plus de développement, mais ce n'était pas le propos de l'auteur.  Il m’a manqué un peu de corps, de chair…  Mais vous me connaissez, je suis boulimique quand il s’agit de lecture!
Cela n'enlève pas les qualités de cette biographie. Elle est bien écrite, le style est peaufiné et même ciselé. Un texte concis, sans fioritures, classique dans le sens du XVII ème siècle, plus proche du Pascal mathématicien que du Pascal visionnaire.

«Il regarde la grande roue tourner et donner un sens à l’eau, il a la bizarre sensation qu’il est lui-même devenu à la fois la roue et l’eau, comme le fruit d’une inéluctable union, il est en même temps l’artisan et l’outil. Parce que ses questions sont immenses et que toujours il voudra découvrir le lieu où vont se cacher les morts, ses découvertes elles aussi sont devenues immenses.» 






                                    Merci à Dialogues croisés et aux éditions Gallimard