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dimanche 7 mai 2017

Gunvor Hofmo : Tout de la nuit est sans nom (2)

Gunvor Hofmo en 1949

J’ai publié dans mon blog deux poésies de Gunvor Hofmo ICI.
 Voici maintenant une présentation du recueil : Tout de la nuit est sans nom, préface de Ole Karlsen, édition bilingue, traduit du norvégien par Pierre Grouix et Grete Kleppen, aux éditions Rafael de Surtis, 2009 collection Pour une Rivière de vitrail.
Ce recueil est une anthologie de plusieurs autres de Gunvor Hofmo :   je veux revenir habiter chez les hommes (1946) ou D’une autre réalité (1948)  Invité sur la terre (1971)  Il est tard (1978) et  sans doute de bien d’autres… Il est très difficile pour qui n’a pas lu l’intégralité de son oeuvre (et pour cause ! non traduite en français) de savoir à quel recueil appartient chaque poème et à quelle date chacun a été écrit. C’est le reproche que je ferai à cette édition, car ces précisions et la chronologie des oeuvres permettraient mieux encore de saisir le sens d’une poésie si liée au vécu de l’auteure tant par le traumatisme de la guerre que par son enfoncement dans le mutisme pendant seize ans, puis sa résurrection.

Ruth Maïer, l'amie de Gunvor Hofmo

Nous savons, en effet, grâce à la notice biographique de la préface de Ole Karseln que la vie de Gunvor Hofmo, norvégienne née à Oslo en 1921 a été marquée définitivement pendant la deuxième guerre mondiale par l’arrestation de Ruth Maïer, une réfugiée juive autrichienne dont elle est amoureuse. Celle-ci fut déportée le 26 novembre 1942 avec tous les juifs norvégiens et envoyée à Auschwitz où elle est tuée dès son arrivée.

J’ai veillé

Edvard Munch : Angoisse

Ami, j’ai veillé –
traversé de maléfiques montagnes.
Sommeil – qu’est-ce,
est-ce une danse de trolls,
des cœurs arrachés d’eux-mêmes
qui sombrèrent dans les marécages de l’angoisse.

Ami, j’ai toujours veillé
même quand j’ai dormi.
Toujours, même dans le rêve,
l’ouverture fut ma loi.
J’ai bu des myriades de visions,
sans défense – voyant tout.

J’ai vu ma mère dans la pièce,
pauvre, simple, lasse.
Et derrière, derrière elle
les respirations éternelles
des mères qui soufflèrent sur moi
à travers l’odeur de la nuit.

J’ai vu mon père dans la pièce,
sage, mais aussi dur.
Et derrière lui
une houle
d’hommes aux armes dressées,
des assassins, eux-mêmes couverts de blessures.

J’ai vu ma sœur
autour de moi, et mon frère prodigue.
(Et derrière eux tous les Étrangers –)
Ma solitude au-delà des mots
trouva son reflet en eux.

J’ai vu mon amie,
l’unique, je l’ai vue
partir pour la mort.
Et depuis, les arbres sont en deuil,
et depuis, la Mort a tiré
mon corps, mon âme, ma voix
dans l’océan du désespoir !

A la fin de l’été 1947, Gunvor Hofmo, voyage  à travers l’Allemagne détruite, en direction de Paris, où elle restera jusqu’au début de l’année 1948.

Je veux rentrer


Emil Nolde : ciel étoilé


Je veux lever les yeux vers les étoiles
sur une mer brillante dans la nuit
qui chante, chante :
belle est la nuit
beau est le jour,
aucun d’eux ne périra !

Je veux revenir habiter parmi les hommes-
tel un aveugle
transpercé dans l’obscurité
par l’éclat interstellaire du deuil.

Mais si dans la première strophe  le souhait du retour à la vie, s’exprime dans des mots qui portent la lumière et la joie pour illuminer et révéler la beauté de la nuit : « Les étoiles » « une mer brillante »  « chante », la seconde strophe en antithèse ne laisse aucun espoir : celle qui « lève les yeux «  se révèle « aveugle », à la lumière s’oppose « l’obscurité », l’éclat des étoiles est éteint par le «deuil » qui s’oppose lui aussi à « ne périra », toute une série d’oxymores qui marque l’impossibilité du retour pour la jeune femme. 

 D'une autre réalité

Edvard Munch : le cri

C’est que Gunvor Hofmo est d’une sensibilité extrême; elle ressent avec intensité la souffrance de l’autre: elle est de ces êtres qui savent voir au-delà de l’apparence. Dans le poème D’une autre réalité (1948), titre du recueil du même nom en 1948, elle dit ce passage de la réalité à un autre monde.

On tombe malade à force d’appeler la réalité.
J’étais trop près des choses,
à m’en brûler à travers elles,
à me retrouver de leur autre côté,
où la lumière n’est pas disjointe de l’obscur,
où nulle frontière n’est posée, rien qu’un silence
qui me jette dans l’univers de la solitude,
l’incurable solitude.

Elle ne peut éviter de passer de l’autre côté, là où se révèlent l’angoisse, la solitude, le silence des choses et des êtres. Et ce passage est terriblement douloureux car il est synonyme de lucidité. La réalité laisse place à une autre réalité de la profondeur, celle qui ne dit pas son nom mais qui est la seule réelle. Le poète est visionnaire.

Regarde, je rafraîchis ma main dans l’herbe fraîche:
c’est bien la réalité,
c’est bien une réalité suffisante pour tes yeux,
mais je suis de l’autre côté, là où les brins d’herbe
sont des cloches qui sonnent de deuil, d’attente amère.
je tiens la main d’un être humain,
mais je suis de l’autre côté,
là où l’être humain,
 regarde dans les yeux d’un autre être humain,
mais je suis de l’autre côté,
là où l’être humain est une brume d’angoisse et de solitude.

Et l’on ne peut passer sans danger d’une rive à l’autre, comme Orphée, au risque de n’en jamais revenir. C’est ce qui arrive à Gunvor Hofmo.

Ah! si j’étais une pierre
capable d’accueillir le poids de ce vide,
si j’étais une étoile
capable de boire la douleur de ce vide,
mais je suis un être humain jeté aux confins,
 et j’entends bruire le silence,
j’entends crier le silence
depuis des mondes plus profonds que celui-ci.

 Après avoir écrit cinq recueils jusqu’à en 1955, elle sombre dans le mutisme et est enfermée dans un hôpital psychiatrique. Pendant seize ans, elle n’écrira plus et on la croit définitivement perdue pour la littérature et la poésie. Mais à l’initiative d’un médecin, on lui donne à nouveau de quoi écrire. C’est la renaissance. Elle sort de l’hôpital, publie un premier recueil en 1971, Invité sur la terre. Après voir publié une quinzaine de recueils nouveaux, elle s’éteint en 1995. Elle est l'une des plus grandes figures de la poésie norvégienne.

Invité sur la terre (1971)

Gustaf Fjaestad : Arbres gelés au crépuscule

L’invité qui attend,
immobile, loin dans l’espace fourmillant de Sa beauté,
immobile, comme les mouettes au bord des falaises,
Loin dans l’espace blanc de soleil et de Sa beauté.
Dieu qui laisse attendre son invité,
Dieu qui laisse attendre son mendiant
à présent, après toutes ces années,
avec un billet d’admission tout en métamorphoses.
Toi qui attends, toi mort profonde faite de rues,
de la lumière d'un printemps
 de visages écrits dans la poussière
qu'apportes-tu avec toi, ici à l'intérieur
où tout est profondeur,
tout est incessante création: de nouveaux arbres,
de nouvelles pluies, un murmure neuf du néant.
Au milieu de tout, nues dans la lumière,
le défilé devant toi de millions d'années;
au fond de la matière tu devines des lois
que ton âme suit.

A présent ton âme se faufile à travers l'éternel 

Regarde bien les roses du chemin
regarde bien les croix sur les tombes en ruines
et vois : dans le jour d'hiver un brasier allumé
dont la fumée de vie défunte
s'immobilise au-dessus de toi, et toi
immobile, au fond de son Espace de beauté
blanc de soleil

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