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mardi 22 mars 2011

Nouvelles Grecques: 29 récits d'auteurs grecs (1)


Pour préparer mon voyage à Athènes, fin mai, je me lance dans la lecture de la littérature grecque. J'ai commencé par ce recueil de nouvelles, réunies par Octave Merlier, publiées aux Editions Klincksieck en 1972. L'occasion pour moi de découvrir tous ces auteurs que je ne connais pas et dont je présenterai les nouvelles au cours de plusieurs billets.
Les écrivains qui sont réunis ici sont à cheval sur le XIXème et le XXème siècle. Ils ont fondé la littérature grecque moderne.
Dans son introduction Octave Merlier explique que, au moment où la Grèce se libère de la domination turque (1825-1830 ; traité de Londres en 1832), il n'existait aucune langue nationale. Le grec ancien n'est plus usité depuis des siècles, la langue grecque n'a pas d'unité.  Quelle sera la langue de la prose? C'est la question que se posent les écrivains désireux de donner à leur Nation enfin indépendante un essor intellectuel et artistique.
Les premières générations d'écrivains vont donc s'exprimer en usant des dialectes locaux de Constantinople, de Corfou, d'Athènes ou de différentes provinces. Deux écoles vont bientôt apparaître, l'Athénienne qui utilise la langue savante et l'Ionienne qui emploie le grec démotique (populaire) dont le grand poète grec Solomos est considéré comme le fondateur. Il faudra pourtant attendre 1930 pour qu'une chaire de grec moderne soit créée à l'université d'Athènes!
Les influences de la littérature grecque moderne sont très diverses. Elle est marquée par son prestigieux passé antique et par le christianisme qui vont se fondre dans une sorte de syncrétisme populaire qui mêle héros païens et  saints chrétiens, histoires bibliques et légendes. Les siècles d'occupation turque et vénitienne ont bien sûr laissé leur empreinte. Enfin, lorsque la Grèce devient indépendante, elle redevient européenne et subit l'influence des divers mouvements  littéraires du XIX ème, romantisme, symbolisme, naturalisme.. Mais la permanence de l'antique dans le monde hellénique demeure et le lien commun entre toutes ces nouvelles,  c'est, nous dit Octave Merlier, "l'amour passionné" que l'écrivain "a pour son pays, dans son passé comme dans son âme".
Toutes les nouvelles rassemblées dans ce livre m'ont semblé d'une grande qualité et d'une grande force. Elles laissent une impression durable; après la lecture, on a besoin d'une pause pour que les personnages côtoyés au cours de ces récits rapides, nous laissent poursuivre notre lecture, secoués comme nous le sommes par le destin tragique de l'un ou de l'autre. Même si ces nouvelles abordent des thèmes différents, elles parlent du peuple, un peuple de marins et de paysans soumis aux caprices d'une nature souvent hostile, à la misère, à l'exploitation sans pitié qui ne leur permet pas, accablés d'impôts, de se soustraire à la peur de mourir de faim. Elles décrivent la rudesse de moeurs de ces hommes prompts à sortir le couteau, à s'enivrer, à battre leur femme ou à mourir pour elle lorsqu'ils aiment. Elles montrent la misérable condition de la femme, les violences qu'elle subit quotidiennement, sa soumission, ses craintes, son amour maternel plus fort que tout. Ces nouvelles nous livrent aussi une peinture de la vie paysanne, des coutumes, des fêtes religieuses, des superstitions, du refus de la modernité...
Je ne peux passer en revue ces 23 auteurs  et j'ai beaucoup de mal à choisir entre toutes ces nouvelles  et ces écrivains. En voici pourtant  deux :


Jacques Polylas (1825-1896) né et mort à Corfou. Extrêmement cultivé, il parle l'italien, l'allemand, l'anglais, le grec ancien et va se révéler aussi un grand traducteur. Il est aussi un critique littéraire et un philosophe remarquable. C'est lui qui a sauvé les manuscrits du poète Solomos (1798-1857) restés à l'état de brouillon. Il est l'auteur de nouvelles éditées en 1917 à Athènes.
Sa nouvelle intitulée Une Coupable (en grec, une petite faute) se passe à Corfou pendant la semaine Sainte et s'inspire d'un fait divers réel. Une vieille femme, Maria, est la proie d'un terrible dilemme  : laisser mourir sa petite fille sans essayer de la secourir, faute de pouvoir payer le médecin, ou désobéir à son mari en lui enlevant le seul bien qui peut le sauver de la prison et de la ruine -les bijoux qui constituent sa dot. Elle choisit de sauver l'enfant. Cette nouvelle peint la condition de la femme mais aussi sa mentalité, paysanne soumise, battue par son mari, elle accomplit fidèlement son devoir. Aussi, quand elle pense qu'elle a failli à son époux, persuadée de sa culpabilité, elle ne peut le supporter. Jacques Polylas écrit ici une tragédie à la manière antique dans laquelle la perte de l'honneur conduit à la mort. Mais toute la nouvelle est aussi imprégnée d'un sentiment de résignation chrétienne qui fait qu'aucune révolte n'est possible. On y sent aussi l'amour de cette terre, Corfou, avec ses champs d'oliviers, ses ceps de vignes, ses rochers arides et surtout la mer qui "avait aussi ouvert son esprit, donné ses ailes à sa rêverie, quand, à toutes les époques de l'année, à toutes les heures de la journée, elle la contemplait d'en haut, en passant, tantôt noire et déchaînée,tantôt calme et laiteuse.". Un très belle écriture pour une histoire qui se révèle déchirante.


 Kostis Palamas (1859-1943) né à Patras, mort à Athènes : Poète, il publie de nombreux recueils dans lesquels il  passe de la langue savante au grec démotique  et  écrit aussi des nouvelles  :
Etre beau, être jeune, et mourir ou la mort d'un Pallicare
Cette nouvelle composée en 1891 est une des premières grandes oeuvres de prose écrites en langue démotique.


Qu'est-ce qu'un pallicare?  C'est un soldat de l'armée grecque combattant les turcs pendant la guerre d'indépendance.
Dans la nuit du Vendredi Saint, le jeune et beau Mitros est victime d'une chute qui lui abîme l'articulation du genou. Le médecin appelé lui place des attelles en recommandant de ne pas y toucher. Mais dans ce village grec traditionnel, l'on ne croit pas trop à la science et aux médecins. On préfère les guérisseurs, les rebouteux. Toute une succession de charlatans défilent auprès de Mitros avec pour seul résultat d'aggraver son mal. Lorsque le médecin est à nouveau appelé, la gangrène est là. Il faut couper la jambe. Mais si l'on   est "un vrai pallicare", on a  "le style, l'ardeur, l'amour-propre, la beauté, la fierté, l'amour de la vie, le mépris de la mort." Non! Jamais Mitros ne sera un mari boîteux pour sa belle fiancée, Frossyni. Il préfère la mort.
Il y a dans le drame qui se joue dans ce récit, une sauvage grandeur. Le refus du jeune homme d'être diminué, sa révolte contre la maladie ne manquent pas de beauté tragique même si elle paraît au lecteur inhumaine, inacceptable. On comprend la douleur de la mère qui sait qu'elle va perdre son fils et que rien ne pourra aller contre sa volonté. La fatalité pèse sur cette tragédie à laquelle s'ajoute les croyances dans les mauvais esprits, les sortilèges maléfiques, le Mal incarné par Morfo, jeune fille éconduite par Mitros, figure de la Harpie qui s'attache à sa proie.
Le prochain billet ; nouvelles grecques (2) présentera l'un des plus grands écrivains grecs modernes : Alexandros Papadiamamantis
Challenge initié par Sabbio, à l'ombre de mon canellier

lundi 21 mars 2011

Pascal Teulade et Jean-Charles Sarrazin : Le plus beau de tous les cadeaux du monde


Quand on est tout petit et que l'on veut faire un cadeau d'anniversaire à sa maman, c'est bien difficile!  Pierrot va s'en rendre compte par lui-même. S'il veut emballer le chat, par exemple, pour faire un joli paquet, celui-ci ne coopère pas! Mais pas du tout! Et comment donner un de ses jouets alors que c'est maman elle-même qui les a offerts?Alors Pierrot a une idée, une très bonne idée qui fera plaisir à sa maman.  A votre tour de réfléchir et de trouver : quel est le plus beau cadeau qu'un petit garçon (ou une petite fille) puisse faire à sa maman?
Cet album est charmant. Il dit aux tout-petits que l'amour qu'il porte à leur mère est ce qu'il y a de plus important au monde. Les illustrations sont très douces et montrent l'univers d'une chambre d'enfant avec sa joyeuse pagaille, les jouets et le petit chat, compagnon de jeu, tendrement aimé. Je connais une certaine petite fille qui a bien ri en voyant le chat hérissé et toutes griffes dehors quand Pierrot veut l'enfermer ou en reconnaissant une chambre semblable à la sienne. Bonne occasion de reconnaître et de nommer tous les jouets qui traînent dans cette pièce! Bonne occasion aussi de finir la lecture dans les bras de maman avec de gros bisous.
La lecture en direction des enfants à partir de deux ans permettra donc un échange entre les parents et leurs bouts de chou et le livre, avec son texte court et clair, pourra être lu, seul, par un petit lecteur dès six ans.

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Merci à Dialogues croisés et aux Editions L'école des Loisirs

jeudi 17 mars 2011

Baudoin: Les essuie-glaces

Mondrian, l'arbre rouge


Il y a des êtres avec qui on est bien tout de suite, c'est inexplicable. Dès qu'on les voit, on sait que l'on va être bien avec eux. Cette évidence n'est pas vrai  qu'avec les humains, elle est vraie avec les chiens, les chats, les ânes et les chèvres... avec les oiseaux, c'est plus difficile, mais avec les plantes, ça marche. Il y a des arbres qu'on aime au premier regard.

mercredi 16 mars 2011

Baudouin : Les essuie-glaces


Les essuie-glaces est une BD de Baudouin que j'ai lu avec Wens (En effeuillant les chrysanthèmes ) et  que nous avons décidé de commenter ensemble.
Baudoin qui vient de passer trois ans au Québec doit repartir en France. Il va faire avec Laurence, Jean-Guy, poète québécois et Violette, un dernier voyage au Québec jusqu'en en Gaspésie afin de dire adieu à ce pays et à ses habitants qu'il a appris à  aimer.
Les premières pages de la bande dessinée nous place dans une dimension onirique : un  homme prisonnier d'un long et austère couloir aux portes fermées emprunte un escalier qui se déroule dans le ciel, appuyé sur l'air. Puis l'escalier devient une voie de chemin de fer qui finit par  s'ancrer dans le sol et l'amène  à une gare étrange ou une jeune fille tout aussi étrange attend un train partant vers n'importe où. Et cet homme qui n'est autre que le dessinateur lui-même va alors raconter ce dernier voyage avec lequel interfèrent les rappels de son séjour de trois ans en pays québécois. Le récit n'est pas linéaire et fait fi du cartésianisme. Comme son ami Jean-Guy, Baudoin est un rêveur, un poète. Les souvenirs se bousculent, réflexions, pensées intérieures, retours en arrière dans son passé mais aussi dans le passé du pays, comme, par exemple, quand il fait raconter par Jocelyne la déportation des Acadiens.


J'ai aimé la poésie et la nostalgie qui émanent du récit et de l'image. Très souvent la page se divise en longs bandeaux qui donnent l'impression d'une vision panoramique du paysage pour mieux en rendre l'ampleur, l'étirement, la vastitude, l'idée qu'il est à une autre échelle. Il y a un mélange entre réalisme et rêve. On reconnaît très bien les lieux (et ce n'est pas un mince plaisir pour moi qui ai voyagé là-bas et en garde un si beau souvenir), dessinés avec précision, les maisons avec les escaliers extérieurs métalliques de Montréal , les  îles du Saint-Laurent, la petite église rouge de Tadoussac, le rocher de Percée…

Tadoussac
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Mais les dégradés de  bleus, le gris des arbres aux branches dénudés de la forêt,  les  traits de crayon comme estompés par la brume, créent un univers plein d'une  beauté triste ou flamboie parfois  le rouge d'un vêtement, d'un toit d'église, ou d'un canoë qui sombre pour signifier le mot fin.  Car c'est bien un adieu et non un au revoir à ce pays, à son amour, à cette période de sa vie.  Baudoin semble être de ceux qui tirent un trait sur le passé, qui ne revienne pas en arrière mais il emporte deux belles images  en guise de cadeau : celle d'un cerf qui lui est donné par une indienne dans une forêt démesurée et celle de Laurence, Violette et Jean-Guy souriant. Pourtant les essuie-glaces qui essaient d'effacer le gris du ciel dans la dernière partie du voyage n'y parviennent pas.
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Eglise de Tadoussac

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Jean Paul Riopelle est un grand peintre, graveur et sculpteur québécois. Il est né à Montréal en 1923  et mort à l'Ile-aux-Grues en 2002
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Riopelle : période mosaïque

lundi 7 mars 2011

Suzan Fletcher : Un bûcher sous la neige




Suzan Fletcher, en écrivant Un bûcher sous la neige, aborde un sujet dont elle nous fait découvrir l'ampleur, celui de femmes qui ont été persécutées pendant des siècles, accusées de sorcellerie, condamnées à mort par pendaisons, noyades, bûchers. Souvent, leur manque de conformisme religieux, social ou politique, bref! leur différence en étaient la cause! L'obscurantisme a fait le reste. Il y a eu, nous dit l'écrivain, en Angleterre jusqu'en 1735, plus de cent mille femmes "pour la plupart instruites, indépendantes, âgées ou ayant leur franc parler", qui furent accusées de sorcellerie. En Europe leur nombre atteint quarante mille. De nos jours aussi, partout dans le monde, la femme est encore victime de la brutalité et de la violence.
Aussi Suzan Fletcher conte avec beaucoup de conviction et d'empathie l'histoire de Corrag, un personnage qui a vraisemblablement existé. Son nom est resté dans la légende, en Ecosse, dans la vallée de Glencoe où elle s'était fixée, accueillie par le clan des Mac Donald.
Jugée et condamnée comme sorcière, Corrag attend en prison le dégel qui permettra d'allumer les flammes du bûcher. Elle reçoit chaque jour la visite d'un gentilhomme, Charles Leslie, venu  l'interroger sur le massacre du clan Mc Donald de Glencoe par les soldats de Guillaume d'Orange. Charles Leslie veut servir ainsi la cause du roi Jacques VI, fils de Marie Stuart, exilé en France, en discréditant Guillaume d'Orange qui s'est emparé du pouvoir. Mais en écoutant parler Corrag, il va peu à peu s'intéresser à la jeune fille et les préjugés qu'il nourrit à l'encontre de "la sorcière" vont évoluer.
Peu à peu, le lecteur, tout comme Charlie Leslie, se laisse prendre par cette voix presque enfantine qui s'élève dans une prison sordide. Ce n'est pas la haine que convoque Corrag mais l'amour, amour de la nature, des bêtes mais aussi des humains. Amour pour un homme, aussi, qu'elle distingue des autres. Elle qui n'a rien, sait s'émerveiller dans sa solitude et sa souffrance, de la beauté d'un coucher de soleil, d'une fleur, des phalènes prisonnières de ses cheveux, d'un cerf qui vient manger dans sa main, autant de beautés qu'elle reçoit comme des cadeaux inestimables. Fille de l'hiver, elle sait parler merveilleusement de la neige et de la glace, du vent qui emmêle ses cheveux, mais elle célèbre le renouveau printanier avec tout autant de grâce lumineuse. S'il y a envoûtement, c'est le style de Suzan Fletcher qui en est l'origine, un style qui sollicite tous les sens, qui fait voir les couleurs et les formes mais aussi humer les odeurs de l'herbe ou du froid, toucher la douceur velouté du museau d'une jument ou les feuilles d'une plante douce comme la fourrure d'un lapin.  Elle nous fait entendre les voix de la Nature, le craquement de la glace, le glissement des flocons de neige ou le frémissement des chardons dans un champ. Un très beau style qui nous emporte loin dans le temps, sur des hauteurs sauvages, dans une époque impitoyable mais où nous rencontrons des personnages vraiment humains.

samedi 5 mars 2011

Alain Bosquet : un enfant m’a dit..

Shiro Hayami artiste japonais Land Art


Un enfant m'a dit :
"La pierre est une grenouille  endormie."
Un autre enfant m'a dit :
"Le ciel, c'est de la soie fragile."
Un troisième enfant m'a dit :
"L'océan, quand on lui fait peur, il crie."
Je ne dis rien, je souris.
le rêve de l'enfant, c'est la loi.
Et puis, je sais que la pierre,
vraiment, est une grenouille,
mais au lieu de dormir
elle me regarde.
Alain Bosquet

Et si c'était cela un poète, celui qui ose voir mieux qu'un enfant!



Les compagnons Troubadours du dimanche de Bookworm :
Alex : Mot-à-mots Alinea66 : Des Livres... Des Histoires...Anne : Des mots et des notes, Azilis : Azi lis, Cagire : Orion fleur de carotte, Chrys : Le journal de Chrys, Ckankonvaou : Ckankonvaou, Claudialucia : Ma librairie, Daniel : Fattorius, Edelwe : Lectures et farfafouilles, Emmyne : A lire au pays des merveilles, Ferocias : Les peuples du soleil, George : Les livres de George, Hambre : Hambreellie, Herisson08 : Délivrer des livres?, Hilde : Le Livroblog d'Hilde , Katell : Chatperlipopette, L'Ogresse de Paris : L'Ogresse de Paris, L'or des chambres : L'Or des Chambres, La plume et la page : La plume et la page, Lystig : L'Oiseau-Lyre (ou l'Oiseau-Lire), Mango : Liratouva, MyrtilleD : Les trucs de Myrtille, Naolou : Les lectures de Naolou, Océane : Oh ! Océane !, Pascale : Mot à mot, Sophie : Les livres de Sophie, Wens : En effeuillant le chrysanthème, Yueyin : Chroniques de lectures

jeudi 3 mars 2011

Le Clezio et Stig Dagerman : la forêt des paradoxes


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Ils nous regardent vieillir France Mitrofanoff

Dans son discours pour le prix Nobel, Le Clezio cite un passage du  livre de Stig Dagerman La Dictature du Chagrin qui soulève une question fondamentale pour l'écrivain. C'est ce que Stig Dagerman a nommé la forêt des paradoxes :

Comment est-il possible par exemple de se comporter, d’un côté comme si rien au monde n’avait plus d’importance que la littérature, alors que de l’autre il est impossible de ne pas voir alentour que les gens luttent contre la faim et sont obligés de considérer que le plus important pour eux, c’est ce qu’ils gagnent à la fin du mois ? Car il (l’écrivain) bute sur un nouveau paradoxe : lui qui ne voulait écrire que pour ceux qui ont faim découvre que seuls ceux qui ont assez à manger ont loisir de s’apercevoir de son existence.

Nous avons aussi notre forêt de paradoxes, nous lecteurs, qui avons "assez à manger". Nous sommes "les seuls" à pouvoir lire les écrivains mais nous reculons devant certaines lectures qui nous dérangent dans notre quiétude. Je me faisais cette réflexion en lisant le livre de Kourouma sur les enfants soldats: Allah n'est pas obligé que je n'aurais peut-être pas eu le courage de découvrir s'il n'avait été le roman choisi par les lectrices de blogclub!

Initié par Chiffonnette

mardi 1 mars 2011

Ahmadou Kourouma : Allah n’est pas obligé


Birahima, l'enfant-soldat de Ahmadou Kourouma, nous l'annonce dès les premières pages, il va nous raconter sa vie de merde de damné parce qu'enfin Allah n'est pas obligé d'être juste dans toutes ces choses ici-bas !" Et certes Birahima n'est pas gâté par le sort, son père est mort et sa mère est en train de pourrir dans sa case empuantie, la jambe gangrénée par un ulcère. Quand Birahima se retrouve orphelin, le conseil de famille décide qu'il doit partir rejoindre sa tante exilée au Libéria pour fuir les violences de son mari. Birahima part, accompagné par Yacouba, le féticheur, grigriman. Ce voyage l'amène aux confins de l'enfer, au coeur des guerres tribales du Libéria puis de Sierra Léone, où il va devenir à small-soldier, a child-soldier, un soldat-enfant ou un enfant-soldat, quel que soit le nom que l'on donne, bref! un tueur!
Allah n'est pas obligé est un cri de révolte, de colère et de douleur et Amadhou Kourouma n'y va pas par quatre chemins quand il dénonce les responsables de l'horreur, les dictateurs ivres de pouvoir et d'argent qui se succèdent à la tête de ces "démocraties", la corruption qui sévit à tous les niveaux de la hiérarchie du gouvernement, l'attitude colonialiste des noirs afro-américains, descendants des esclaves libérés des USA, le racisme tribal, les superstitions d'un autre âge, le fanatisme religieux qui engendre la haine, la faim qui pousse au meurtre. Un constat terrible et désespéré de la situation africaine. Mais il dénonce aussi les puissances étrangères, la France, l'Angleterre, les Etats-Unis... qui accordent leur soutien au dictateur le plus sanguinaire dans le but de servir leurs intérêts en Afrique,  les interventions du FMI qui provoquent des  révoltes de la faim, et celles de l'ONU qui, en faisant appel aux forces d'interpositions nigériennes pour régler le problème des guerres tribales au Libéria et en Sierra Léone, livre la population au massacre au nom de l'ingérence humanitaire!
L'histoire est racontée par Birahima à la première personne. Le récit tient à la fois du procédé narratif du roman français et du conte africain comme lorsque le petit garçon quitte son village avec Yacouba et voit par trois fois apparaître un animal sur la gauche, signe de mauvais augure. Ahmadou Kourouma imagine que Birahima écrit en français avec l'aide d'un dictionnaire qui lui permet d'expliquer les mots les plus savants tout en introduisant des mots africains. Nous découvrons ainsi la vision du monde de l'enfant dans une langue colorée, riche mais faussement naïve qui fait ressortir d'autant plus violemment l'horreur de ce qui se passe autour de lui. L'enfant, en effet, présente comme normal la violence qui l'entoure. Sa maladresse d'expression fait ressortir sa jeunesse et son innocence :
Quand un Krahn ou un Guéré arrivait à Zorzor, on le torturait avant de le le tuer parce que c'est la loi des guerres tribales qui veut ça. Dans les guerres tribales, on ne veut pas les hommes d'une autre tribu différente de notre tribu.

Il manie aussi l'ironie à la Voltaire :
L"ingérence humanitaire, c'est le droit que l'on donne à des Etats d'envoyer des soldats dans un autre Etat pour aller tuer de pauvres innocents chez eux, dans leur propre pays, dans leur propre village, dans leur propre case, sur leur propre natte.
Partout dans le monde une femme ne doit pas quitter le lit de son mari même si le mari injurie, frappe et menace la femme. Elle a toujours tort. C'est ça qu'on appelle les droits de la femme.
Le procédé de répétitions est également utilisé pour souligner la barbarie de ces tueries. Chaque fois que Birahima arrive dans un nouveau camp militaire, il note que le poste de commandement est entouré de pieux sur lesquels on a fiché des têtes humaines, chaque fois qu'il y a une débauche de meurtres, des flots de sang, il commente :
Ca, c'est la guerre tribale qui veut ça.
On pense à Candide et  à son : " Mais tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes". Mais sous ce faux fatalisme, sous cette feinte acceptation, la révolte gronde. Il vitupère contre les tribus, ces salopards de racistes et contre la connerie des féticheurs.  Lorsqu'il parle de ceux qui prennent le pouvoir, il n'a pas de mots assez durs pour les condamner de même que ceux qui les laissent faire, ce sont des bandits de grand chemin. Il ne comprend plus rien à ce foutu univers... cette saloperie de société humaine. Parfois Birahami pleure et refuse de raconter. Un trop plein de chagrin le submerge, lui enlève les mots de la bouche. Sa souffrance est trop forte.
Un beau et fort roman! A lire absolument!
PS : J'ajouterai pour monter combien Kourouma connaît les subtilités de la langue française et les utilise avec habileté que Birahimi emploie très souvent le pronom démonstratif neutre "ça".
"ça "pour parler de ses camarades enfants-soldats mais aussi de ses chefs militaires, des dictateurs mégalomanes et assassins des pays africains, des puissances étrangères qui couvrent les massacres. Evidemment il s'agit d'un erreur grammaticale (appliquer ce pronom à un être humain!), d'un style familier (ça est la contraction familière de cela) et c'est normal ! Cela prouve que Birahami ne possède pas bien la langue française! Oui, Mais! En désignant ces hommes et ces enfants par ce pronom, Kouroumou leur dénie le statut d'être humain. Il les montre comme des automates, formés pour tuer, sans coeur, sans compassion, des êtres qui ont cessé de penser, de réfléchir!

Sylire et Lisa

lundi 28 février 2011

Lecture : mois de février 2011


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Mur des Offrandes près de l'ancienne prison Avignon

Marie-Bernadette Dupuy : L’orpheline des neiges à Val-Jalbert
http://claudialucia-malibrairie.blogspot.com/2011/02/marie-bernadette-dupuy-lorpheline-des.html



Jane Austen : Orgueil et préjugé ou l’art du dialogue
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Jane Austen dans la préface de Virginia Woolf

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Philippe Soupault, encore la lune

http://claudialucia-malibrairie.blogspot.com/2011/02/philippe-soupault-encore-la-lune.html


Tracy Chevalier : Prodigieuses créatures

http://claudialucia-malibrairie.blogspot.com/2011/02/tracy-chevalier-prodigieuses-creatures.html

Hélène Grémillon : Le confident

http://claudialucia-malibrairie.blogspot.com/2011/02/helene-gremillon-le-confident.hml


Jérôme Coignard : Une femme disparaît, le vol de la Joconde au Louvre en 1911

http://claudialucia-malibrairie.blogspot.com/2011/02/jerome-coignard-une-femme-disparait-le.html

Philippe Soupault, encore la lune

 
Magritte : La fenêtre de Mélusine




Encore la lune
Claire comme l’eau
Bleue comme l’air
Visage du feu et de la terre
Je te salue lune lune bleue
Fille du Nord et de la nuit.

samedi 19 février 2011

Tracy Chevalier : Prodigieuses créatures


Les prodigieuses créatures de Tracy Chevalier sont les fossiles que découvre Mary Anning en fouillant la plage et les falaises de Lyme, sur la côte du Dorset. Pour la jeune fille, issue d'une famille d'ouvrier modeste, il s'agit d'un gagne-pain puisqu'elle revend ses trouvailles aux touristes de passage mais cette recherche devient une véritable passion. Mary Anning en saura bien vite autant et même plus que tous les doctes savants qui s'approprient les fossiles  qu'elle a trouvés pour quelques livres et se font un nom en parlant de leur découverte.  Sur la plage, dans le froid, l'humidité et le vent, Mary Anning va faire la connaissance de Elizabeth Philpot passionnée elle aussi par la recherche des fossiles de poissons dont elle fait collection. Bien que de milieu différent, les deux femmes, la bourgeoise et l'ouvrière, vont se lier d'amitié, un sentiment qui traversera des orages, certes, mais sera plus forte que les conflits et les rivalités amoureuses.
Il faut savoir tout d'abord avant de continuer la lecture que Mary Anning et Elizabeth Philpot ont existé ainsi que certains autres personnages comme le Colonel Birch, le professeur William Buckland..  même s'il s'agit aussi d'une oeuvre de fiction.
Le thème essentiel du roman est celui de la révolution scientifique que représente la découverte de ces fossiles. Ceux-ci prouvaient que la Création ne s'était pas fait en sept jours comme le disait la Bible et que les espèces animales n'avaient cessé d'évoluer depuis leur création, certaines disparaissant, incapables d'adaptation. C'était remettre en cause l'infaillibilité de Dieu. Bref! Ces découvertes montraient que les théories darwiniennes étaient fondées scientifiquement. Le bouleversement des mentalités que cela impliquait, le scandale au niveau de l'Eglise, le malaise éprouvé même chez les scientifiques dérangés dans leurs croyances religieuses furent énormes à l'époque! Il suffit pour l'imaginer de constater que des théories obscurantistes,  anti-darwiniennes, sont encore remises à l'honneur aux Etats-Unis de nos jours pour comprendre l'importance de Mary Anning et de ses découvertes dans l'évolution des sciences!
Dans le roman, nous vivons les recherches, les attentes, les interrogations de la jeune fille avec la même curiosité qu'elle! Nous sommes aussi avides de savoir ce que sont ces formes nouvelles, monstrueuse, étranges qu'elle arrache à la pierre. Ces fossiles géants, Mary et les gens autour d'elle, les appellent invariablement "crocodiles" mais ils se révèlent, une fois étudiés, des espèces disparues comme le ptérosaure ou l'ichtyosaure
Un autre thème tient à coeur à Tracy Chevalier, c'est celui de la condition de la femme en ce début du XIXème siècle.
Elizabeth Philpot, célibataire sans beauté et sans fortune est obligée de vivre à Lyme, loin de Londres, pour des raisons économiques. Elle n'a aucune liberté, dépendant de son frère en toutes choses, une fois que ses parents ont disparu. L'on sent bien l'ombre de Jane Austen qui vient planer ici, Jane Austen qui vivait à la même époque que Elizabeth et qui est passée à Lyme en 1824. D'une manière générale, la femme considérée comme inférieure, n'a pas la liberté de voyager seule, de sortir dans la rue non accompagnée. Elle n'est pas admise, quel que soit son intérêt,  aux rencontres de la Geological Society, elle est jugée inapte à donner son avis sur les fossiles alors qu'elle en connaît plus que certains hommes qui lui donnent des leçons. C'est ce que ressent souvent Elizabeth Philpot qui, appartenant à un milieu social plus élevé que celui de Mary, acquiert, cependant, le droit d'être entendue. Alors que Mary Anning est méprisée, méconnue. Il faudra attendre  une publication de Cuvier en France en 1825 pour que son nom soit pour la première fois prononcé! C'est dans le combat qu'elle mène pour faire reconnaître Mary, qu'Elizabeth va prendre conscience qu'elle peut être indépendante et qu'elle n'a pas à être traitée comme une éternelle mineure!
Un bon roman dont la lecture présente de nombreux centres d'intérêt.

voir a le parfum des livres de Jul
Voir aussi Clara

vendredi 18 février 2011

Marie-Bernadette Dupuy : L’orpheline des neiges à Val-Jalbert


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L'ancienne pulperie et la chute d'eau de Ouatchouan
à Val-Jalbert


Si j'ai choisi de lire L'orpheline des neiges de Marie Bernadette Dupuy dont le titre me faisait un peu peur c'est que l'intrigue se déroulait à Val-Jalbert auprès du lac Saint Jean, souvenir d'une belle virée faite il y a quelques années dans la région du Saguenay au Québec.
Val-Jalbert, je l'ai visité au mois de Juin sous le soleil et dans un écrin de verdure. Si c'est un village-fantôme, il ne le paraissait pas avec toutes les animations touristiques qui tentaient de le faire revivre lors de scènes interprétées par des acteurs costumés. Je me souviens qu'en me promenant dans les allées de ce village disparu après 1927 avec la faillite de l'usine, en visitant les maisons des ouvriers encore meublées, je me suis posée des questions sur les habitants et je me suis dit que cela ferait un beau sujet de roman!
Si vous ne savez pas ce qu'est Val-Jalbert vous l'apprendrez en lisant ce roman très bien documenté et solide sur le plan historique. Le village a été  créé en 1901 autour de la chute d'eau qui permettait d'exploiter une usine à papier prospère. Dans le roman, nous sommes en 1916. Le patron Monsieur Jalbert voulait un village modèle où ses employés bénéficieraient du confort moderne. C'est pourquoi dans les belles maison de bois val-jabert-interieur.1298045799.jpgdes ouvriers, il y a non seulement l'électricité mais aussi le chauffage. Notons qu'en France, à la même époque, de nombreuses grands villes s'éclairaient encore au gaz. Je ne parle pas des campagnes puisque dans des régions comme la Lozère l'électricité n'est arrivée que dans les années 1960!
Marie-Bernadette Dupuy peuple le village de personnes ayant existé comme certains commerçants dont le nom est resté célèbre, comme le curé qui jouait un rôle déterminant dans cette communauté, choisissant lui-même les ouvriers "vertueux" méritant d'être embauchés. Mais elle imagine aussi des personnages fictifs.

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Le couvent-école de Val Jabert
Ainsi la petite Marie-Hermine est abandonnée par ses parents devant la porte du couvent-école et recueillie par les religieuses du Bon-Conseil. Nous assistons aux premières années de sa vie au milieu des religieuses, maîtresses d'école, nous la voyons grandir, confiée à des ouvriers, les Marois, dont la mère de famille, Elizabeth Marois, la considère comme sa fille. Viendra un moment où, jeune fille dotée d'une voix exceptionnelle deviendra chanteuse, où elle retrouvera le mystère des ses origines et découvrira l'amour dans la personne d'un jeune métis. Nous voyons la fermeture de l'usine et les répercussions sur les ouvriers obligés de quitter le village jusqu'à ce celui-ci devienne désert.
On a comparé L'orpheline des neiges  à Maria Chapdelaine. Mais en dehors du fait que le roman de Louis Hémon se situe dans la région du lac Saint-Jean-Saguenay, au bord de la rivière Peribonka ou Marie-Hermine sera amenée à vivre elle aussi, la ressemblance s'arrête là. Le roman de Marie-Bernardette Dupuy n'a pas le souffle poétique, la grandeur, ni l'âpreté et le pessimisme de Maria Chapdelaine. C'est un roman plus léger, qui se lit avec plaisir comme un livre d'aventures et qui a pour mérite une bonne reconstitution historique.


jeudi 17 février 2011

Jane Austen vue par Virginia Woolf

 
Jane Austen


Que les amoureux de Jane Austen se scandalisent!  Mais voilà ce que j'ai lu dans la préface de Orgueil et Préjugés rédigée par Virginia Woolf dans la collection10/18. Celle-ci cite des personnes ayant rencontré Jane et porté un jugement sur elle :
Puis voilà Mrs Mitford qui connut les soeurs Austen lorsqu'elles étaient fillettes  A propos de Jane : "C'est le plus joli papillon en quête de mari que j'aie jamais rencontré, le plus stupide, le plus maniéré."
Ensuite vient l'amie anonyme de Mrs Mitford qui lui rend visite et selon qui "elle  (Jane) s'est pétrifiée dans le bonheur du  célibat pour devenir le plus bel exemple de raideur perpendiculaire, méticuleuse et taciturne qui ait jamais existé; jusqu'à ce que Orgueil et préjugés ait montré quel diamant précieux était caché dans ce fourreau inflexible, on ne la remarquait pas plus en société qu'on ne remarque un tisonnier ou un pare -feu... Il en va tout autrement maintenant, poursuit la bonne dame, c'est toujours un tisonnier, mais un tisonnier dont a peur.. Un bel esprit, un dessinateur de caractères qui ne parle pas est bien terrifiant en vérité!"

Cette dernière appréciation n'est pas flatteuse pour la femme mais est élogieuse pour l'écrivain!



















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A l’initiative de Chiffonnette

mercredi 16 février 2011

Jane Austen : Orgueil et préjugé ou l’art du dialogue


J'ai déjà tellement lu, relu et étudié Orgueil et préjugés  de jane Austen que je n'ai pas envie ici d'en faire un résumé suivi d'un commentaire. Je préfère l'aborder d'un autre manière.
Le premier chapitre de Orgueil et préjugé est déjà en soi un chef d'oeuvre. Il a une valeur démonstrative et une efficacité qui ne se démentira pas tout au long du roman. Ainsi dès les premières pages, on reste abasourdi par l'intensité de la peinture que nous offre Jane Austen avec une extraordinaire  économie de moyens, une  apparente simplicité qui tient à son talent et au regard lucide et perspicace qu'elle porte sur le monde autour d'elle.
Ainsi les premières lignes du roman ont une force ironique et une violence envers la société  étonnante sous son apparente banalité. Nous en savourons la subtilité.
C’est une vérité universellement reconnue qu’un célibataire pourvu d’une belle fortune doit avoir envie de se marier, et, si peu que l’on sache de son sentiment à cet égard, lorsqu’il arrive dans une nouvelle résidence, cette idée est si bien fixée dans l’esprit de ses voisins qu’ils le considèrent sur-le-champ comme la propriété légitime de l’une ou l’autre de leurs filles.
La première phrase semble avoir une valeur de maxime. Jane Auten tout en donnant l'impression de dire un lieu commun, "une vérité universellement connue", s'abandonne à son penchant satirique en montrant en quelques mots ce qu'est le mariage aux yeux de  cette société, un marché où jeunes filles et jeunes gens sont à vendre aux plus offrants. Que ce marché s'accompagne d'une âpre concurrence,"la propriété légitime de l'une ou l'autre", va de soi. Personne ne semble remettre en question l'ordre établi ,"cette idée est si bien fixée", et l'amour n'entre pas en compte dans le mariage.
Ce premier chapitre a pour but  de nous présenter l'action, les personnages en présence. On peut dire comme au théâtre que c'est une scène d'exposition et nous tenons en main dès le début toute la clef de compréhension du roman. Nous savons qu'un jeune homme riche, Monsieur Bingley, vient de louer une maison voisine des Bennet. Que Mrs Bennet  et Mr Bennet ont cinq filles à marier et en quelques mots nous apprenons qui sont ces filles  leurs particularités physiques, leur intelligence. L'enjeu de la discussion entre les deux époux est de savoir si Mr Bennet ira rendre visite à Bingley pour l'amener dans le filet tendu par madame pour ses filles.
Ce que j'aime particulièrement dans Jane Austen, c'est qu'elle n'a pas besoin de se lancer dans de grandes explications psychologiques pour nous faire comprendre le caractère de ses personnages, quels rapports ils entretiennent entre eux et les sentiments qui les lient. Il suffit qu'elle les fasse parler! Jugez plutôt!  Un dialogue et tout est dit, nous savons tout sur eux! (extrait)
— Savez-vous, mon cher ami, dit un jour Mrs. Bennet à son mari, que Netherfield Park est enfin loué?
Mr. Bennet répondit qu’il l’ignorait.
— Eh bien, c’est chose faite. Je le tiens de Mrs. Long qui sort d’ici.
Mr. Bennet garda le silence.
— Vous n’avez donc pas envie de savoir qui s’y installe ! s’écria sa femme impatientée.
— Vous brûlez de me le dire et je ne vois aucun inconvénient à l’apprendre.
Mrs. Bennet n’en demandait pas davantage.
— Eh bien, mon ami, à ce que dit Mrs. Long, le nouveau locataire de Netherfield serait un jeune homme très riche du nord de l’Angleterre. Il est venu lundi dernier en chaise de poste pour visiter la propriété et l’a trouvée tellement à son goût qu’il s’est immédiatement entendu avec Mr. Morris. Il doit s’y installer avant la Saint-Michel et plusieurs domestiques arrivent dès la fin de la semaine prochaine afin de mettre la maison en état.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Bingley.
— Marié ou célibataire ?
— Oh ! mon ami, célibataire ! célibataire et très riche ! Quatre ou cinq mille livres de rente ! Quelle chance pour nos filles !
— Nos filles ? En quoi cela les touche-t-il ?
— Que vous êtes donc agaçant, mon ami ! Je pense, vous le devinez bien, qu’il pourrait être un parti pour l’une d’elles.
— Est-ce dans cette intention qu’il vient s’installer ici ?
— Dans cette intention ! Quelle plaisanterie ! Comment pouvez-vous parler ainsi ?… Tout de même, il n’y aurait rien d’invraisemblable à ce qu’il s’éprenne de l’une d’elles. C’est pourquoi vous ferez bien d’aller lui rendre visite dès son arrivée.
— Je n’en vois pas l’utilité. Vous pouvez y aller vous-même avec vos filles, ou vous pouvez les envoyer seules, ce qui serait peut-être encore préférable, car vous êtes si bien conservée que Mr. Bingley pourrait se tromper et égarer sur vous sa préférence.
— Vous me flattez, mon cher. J’ai certainement eu ma part de beauté jadis, mais aujourd’hui j’ai abdiqué toute prétention. Lorsqu’une femme a cinq filles en âge de se marier elle doit cesser de songer à ses propres charmes.
— D’autant que, dans ce cas, il est rare qu’il lui en reste beaucoup.
— Enfin, mon ami, il faut absolument que vous alliez voir Mr. Bingley dès qu’il sera notre voisin.
— Je ne m’y engage nullement.
— Mais pensez un peu à vos enfants, à ce que serait pour l’une d’elles un tel établissement ! Sir William et lady Lucas ont résolu d’y aller uniquement pour cette raison, car vous savez que, d’ordinaire, ils ne font jamais visite aux nouveaux venus. Je vous le répète. Il est indispensable que vous alliez à Netherfield, sans quoi nous ne pourrions y aller nous-mêmes.
— Vous avez vraiment trop de scrupules, ma chère. Je suis persuadé que Mr. Bingley serait enchanté de vous voir, et je pourrais vous confier quelques lignes pour l’assurer de mon chaleureux consentement à son mariage avec celle de mes filles qu’il voudra bien choisir. Je crois, toutefois, que je mettrai un mot en faveur de ma petite Lizzy.
— Quelle idée ! Lizzy n’a rien de plus que les autres ; elle est beaucoup moins jolie que Jane et n’a pas la vivacité de Lydia.
— Certes, elles n’ont pas grand’chose pour les recommander les unes ni les autres, elles sont sottes et ignorantes comme toutes les jeunes filles. Lizzy, pourtant, a un peu plus d’esprit que ses sœurs.
— Oh ! Mr. Bennet, parler ainsi de ses propres filles !… Mais vous prenez toujours plaisir à me vexer ; vous n’avez aucune pitié pour mes pauvres nerfs !
— Vous vous trompez, ma chère ! J’ai pour vos nerfs le plus grand respect. Ce sont de vieux amis : voilà plus de vingt ans que je vous entends parler d’eux avec considération.
— Ah ! vous ne vous rendez pas compte de ce que je souffre !
— J’espère, cependant, que vous prendrez le dessus et que vous vivrez assez longtemps pour voir de nombreux jeunes gens pourvus de quatre mille livres de rente venir s’installer dans le voisinage.

Ce dialogue nous a permis de comprendre que Mr et Mrs Bennet, les parents d'Elizabeth, sont aussi différents que possible. Mr Bennet est un homme intelligent, cultivé mais ironique, froid, égoïste et renfermé. Il se protège de la sottise de sa femme et de certaines de ses filles en gardant le silence. Plus tard, on verra qu'il fuit ses responsablilités. Mrs Bennet est d'une sottise incommensurable, elle est inculte et superficielle. Elle parvient à ses fins à force de jérémiades et use son mari jusqu'à ce qu'elle obtienne de lui ce qu'elle veut. Si Mr Bennet a épousé Mrs Bennet à cause de sa beauté, on sent bien qu'il n'a plus d'amour pour sa femme. Il ne cesse jouer avec son manque d'humour et de répartie en feignant de ne pas la comprendre : Nos filles? En quoi cela les touche-t-il ? et il ironise : Est-ce dans cette intention qu’il vient s’installer ici ? j'ai pour vos nerfs le plus grand respect. Il se moque d'elle : je pourrais vous confier quelques lignes pour l’assurer de mon chaleureux consentement à son mariage. Aussi lorsqu'il lui fait un compliment  : car vous êtes si bien conservée que Mr. Bingley pourrait se tromper et égarer sur vous sa préférence, son ton est tellement sarcastique que l'on ne peut croire un seul instant à sa sincérité. D'ailleurs, il ajoute peu après cette remarque cruelle à propos de la beauté des femmes qui ont eu cinq enfants : D’autant que, dans ce cas, il est rare qu’il lui en reste beaucoup. Mr Bennet sait être méchant et l'on voit qu'il n'a pas une meilleure opinion de ses filles à l'exception de Lizzie.
Cette conversation est caractéristique de la technique de Jane Austen pour présenter aux lecteurs des portraits croqués sur le vif. Et certes, nous rions car la satire est réussie et brillante. Mais quel regard acéré cette jeune fille porte sur les gens!
Le dialogue que je cite ici est une véritable scène de comédie. Il n'est donc pas étonnant que le roman ait pu être adapté aussi souvent au cinéma comme il pourrait l'être aussi très facilement au théâtre.
Lorsque en quelques lignes qui concluent ce chapitre, l'écrivain consent à nous donner des renseignements sur ces personnages, cela devient inutile! Nous avons déjà tout compris!
  Mr. Bennet était un si curieux mélange de vivacité, d’humeur sarcastique, de fantaisie et de réserve qu’une expérience de vingt-trois années n’avait pas suffi à sa femme pour lui faire comprendre son caractère. Mrs. Bennet elle-même avait une nature moins compliquée : d’intelligence médiocre, peu cultivée et de caractère inégal, chaque fois qu’elle était de mauvaise humeur elle s’imaginait éprouver des malaises nerveux. Son grand souci dans l’existence était de marier ses filles et sa distraction la plus chère, les visites et les potins.