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dimanche 14 décembre 2025

George Eliot : Middlemarch

 

La parution de Middlemarch s’est échelonnée de 1871 à 1872, au total un roman de plus de 1000 pages, en huit volumes, qui se déroule à Middlemarch de 1829 à 1832, dans la petite ville fictive manufacturière (Coventry peut-être ? où Eliot a vécu ). Le sous-titre Etude de la vie de province dépeint bien l’intention de l’écrivaine de rendre compte de la vie rurale, loin de la capitale, et ceci à tous les niveaux de l’échelle sociale, des nobles, grands propriétaires terriens, en passant par le clergé, les pasteurs, les vicaires et la bourgeoisie aisée, les manufacturiers qui cherchent à monter dans l’échelle sociale, à la classe moyenne, commerçants, régisseurs, et paysans dont les métayers vraiment pauvres et révoltés d’Arthur Brooke, un foisonnement de personnages qui donne l’impression d’une vie intense, un tissu social complexe, une satire des moeurs, illustrant les grands moments de cette période historique et politique. C’est l’occasion pour George Eliot de décrire la fin du règne de George IV puis, sous le règne de Guillaume IV et à propos de la Réforme, de montrer les forces conservatrices en oeuvre, les tories ligués contre les whigs réformateurs,  achetant les élections par des pots de vin et triomphant des idées progressistes.


Middlemarch qui tourne autour des personnages principaux présente donc un vaste et dense panorama de la vie au début du XIX siècle dans une province anglaise, développant certains aspects, les moeurs, la religion, les mentalités, les idées nouvelles, l’agriculture, la médecine, et présentant comme toile de fond le contexte historique. Ainsi le manufacturier Walter Vincy, père de Fred et de Rosamond, connaît des difficultés économiques en ce début d’industrialisation. Dans les usines de textile de Middlemarch, où l’on fabrique le ruban, les machines à vapeur modernes sont détruites par les ouvriers en colère. La crise touche aussi l’agriculture. Et au niveau spirituel et religieux, on y voit la propriétaire terrienne Dorothea Causebon choisir le vicaire Camden Farebrother comme pasteur, une pratique très contestée qui aboutira plus tard en Ecosse au schisme entre l’église presbytérienne et la nouvelle église libre d’Ecosse.


Le roman est celui du mariage qui sert de prétexte à décrire les relations entre les hommes et les femmes. Autour d’eux se greffent tous les autres personnages qui permettent d’explorer les nombreux thèmes abordés par le roman.


Dorothea et Ladislaw

Dorothea Brooke, nièce d’Arthur Brooke, un propriétaire terrien qui ne préoccupe pas du bien-être de ses métayers, est une jeune fille d'une grande beauté. Idéaliste, désireuse de participer au progrès social et de faire le bien autour d’elle auprès des populations pauvres, elle a aussi de grandes aspirations à la connaissance, au savoir, est extrêmement pieuse et fait preuve d’une morale un peu puritaine. C’est pourquoi, elle s’imagine trouver l’occasion de se dévouer et de s’instruire dans le mariage avec le pasteur Causobon, riche propriétaire terrien, vieil érudit, pédant et desséché, qui a voué toute sa vie à un ouvrage interminable (et interminé) ! Il ne lui faut pas longtemps pour découvrir l’incompétence du vieil homme, sa vanité, sa mesquinerie et son égoïsme odieux. Pendant son voyage de noce en Italie, elle fait connaissance du jeune cousin de son mari, Ladislaw, un parent pauvre de son mari, dont elle apprécie le goût de l’art, la finesse et les idéaux sociaux. On verra comment le vieillard, au-delà de la mort, veut l’empêcher de s’unir à celui qu’elle aime une fois devenue veuve. Dorothea est une femme sincère et réellement bonne. Elle a bien sûr des défauts dont son excès de rigorisme.  Elle manque de perspicacité intellectuelle et commet des erreurs de jugement à propos du révérend Causebon. Il est vrai qu’elle a l’excuse de son extrême jeunesse. C’est un personnage plein de contradictions :  elle n’en fait qu’à sa tête, c’est elle qui prend la décision de se marier malgré l’avis de sa famille, mais elle ne remet pas en question le diktat de société concernant le rôle de la femme, qui doit être docile et soumise à un mari. La souffrance qu’elle éprouve pendant le temps que dure son mariage trempe son caractère !

 

Albert Durade : George Eliot Mary-Ann Evans


Sa soeur Célia qui épouse Sir James est beaucoup plus pratique qu’elle et moins idéaliste. Il faut dire qu’elle se coule plus facilement dans le moule, acceptant le rôle traditionnel dévolu aux femmes, étant bien entendu que celles-ci ne sont pas assez intelligentes et sont trop futiles, trop ignorantes, pour comprendre et diriger des affaires et qu’elles doivent obéissance à leur mari. On comprend l’ironie de George Eliot (Mary-Ann Evans), femme intelligente, érudite et progressiste, qui s’est brouillé avec son père parce qu’elle avait perdu la foi, qui a bravé les interdits de la société en vivant avec un homme marié, libre-penseur, indépendante d’esprit et indépendante financièrement par son travail.


Rosamond Vincy, sa mère et Lydgate


Tertius Lydgate est médecin. Orphelin, noble, il a été élevé par son oncle, un baronnet, mais doit désormais se débrouiller seul et sans fortune. Ce qui lui convient très bien. Ce qui intéresse Lydgate, c’est son métier, mener à bien des recherches médicales, réformer la médecine, lutter contre les épidémies de choléra, développer l’hygiène, c’est pourquoi il accepte le poste de direction bénévole de l’hôpital de Middlemarch que lui offre le banquier Bulstrode. Ce dernier, un méthodiste puritain et donneur de leçons, se met à dos la société de Middlemarch à majorité anglicane. Lorsqu’on l’on apprend que la fortune de cet homme est mal acquise, sa réputation est perdue, et va entacher celle de Lydgate pourtant idéaliste et honnête. 
Ajoutons à cela que Lydgate se marie avec la ravissante Rosamond Vincy, commettant l’erreur grossière de la croire sincère, douce et soumise, comme il se doit d’une jeune fille accomplie. Or, elle se révèle entêtée, indocile, frivole et snob, refusant de réduire son train de vie. D’un égocentrisme forcené, elle ne veut faire aucune concession et pousse son mari à s’endetter. Un mariage malheureux qui démontre que les préjugés des hommes et leur certitude de dominer les femmes, peuvent se retourner contre eux-mêmes. Lydgate en est la victime qui n'attend de son épouse que la docilité et qu'elle sache jouer du piano ! Mais il est lui-même fautif, aimant peut-être un peu trop le luxe et les objets coûteux.
 

Le thème de la médecine et de son évolution, de ses réformes nécessaires est très présent dans le roman de George Eliot. Avec Lydgate, elle dénonce le conservatisme et l’ignorance de ses contemporains mécontents d’un médecin qui ne leur vend pas de médicaments lorsqu’il les juge inutiles, ce qui était une pratique courante des collègues de Lydgate pour augmenter leurs revenus. Lydgate est réellement un homme de grande valeur qui aurait pu aller très loin s’il avait été secondé par une femme de valeur ! On ne peut s’empêcher de penser que c'est lui que Dorothea aurait dû épouser ! Mais « la vie » n’est pas un roman ! 


Mary Garth et Fred Vincy


Enfin, voilà Mary Garth mon personnage préféré. Mary est laide ou tout au moins sans beauté, c’est ainsi que la voit la société, mais jamais, pourtant, George Eliot n’a dressé un portrait aussi charmant et plein de tendresse. C’est l’un des personnages le plus agréable du livre avec son intelligence pragmatique, son courage devant l’adversité, son absence de snobisme et la sincérité de ses sentiments, son caractère un peu « soupe au lait», son sens moral sans ostentation, toujours tempéré par l’humour. Et j’aime aussi beaucoup Cleb et Susan Grath, ses parents, et toute la flopée de petites soeurs et de petits frères à la langue bien pendue qui créent des scènes pleines de joie et de vivacité. Caleb est régisseur et expert foncier et  s’occupe de la gestion des métairies. Il est compétent et aime le travail bien fait et il a perdu la pratique de certains clients car il ne supporte pas d’agir contre sa conscience. Son épouse, instruite, donne des cours à des élèves pour arrondir un budget familial très serré, ce qui entraîne le mépris de ces dames de la bourgeoisie, une femme qui travaille pour vivre, quelle honte !  Peu importe, le couple vit honnêtement, paisiblement et modestement.

Comme Mary n’a pas de fortune et qu’elle travaille comme infirmière auprès du riche propriétaire Peter Feartherstone, elle n’est pas un bon parti. Madame Vincy ne la veut pas pour belle-fille car elle souhaite un bon mariage pour son fils Fred. Or, celui-ci aime Mary, son amie d’enfance. Mais Mary refuse de l’épouser s’il continue à faire des dettes de jeu et ne veut pas travailler. C’est un gentil et sympathique jeune homme mais peu sérieux et immature et il compte trop sur l’héritage de l’oncle Feartherstone, espérant une vie de plaisir et d’oisiveté. La vie commune mérite des efforts et l'amour ne suffit pas, il ne peut se construire sur du sable et il repose sur l'égalité et le respect mutuel.  C'est ce que nous apprennent Mary et Fred.

 

Film télévisé britannique : Dorothea et Ladislaw

 
J’ai adoré ce roman historique et social même si j’ai éprouvé au début quelques difficultés à y entrer étant donné la multiplicité des notes qui renvoient le lecteur à la fin du roman. J’ai fini par les laisser de côté quand elles n'étaient pas indispensables à la compréhension de l'ouvrage ! Il faut donc être patient au début et laisser le temps d'installation à la narration et aux personnages. Mais une fois lancée dans ce voyage vers le passé, j’ai savouré la comédie humaine que nous donne George Eliot avec ses grandes scènes pleines de férocité et d’ironie et tous les petits détails tellement vrais, les commérages, les jalousies, les ambitions, la subtilité des liens sociaux.  

J’ai admiré combien George Eliott sait parler avec justesse et vérité de toutes les classes sociales et en particulier du peuple. Ainsi Dagley, le métayer d'Athur Brooke, est plus vrai que nature. Ce passage où Brooke vient faire des remontrances à Dagley est haut en couleur et plein d’humour mais il est en même temps très critique sur le plan social, l’écrivaine dénonçant la misère des paysans et la responsabilité des maîtres. On sent très bien de quel côté elle penche. Le franc parler du paysan provoque le rire mais son indignation nous touche. Middlemarch est un roman social plein de générosité . p532 533

Middelmarch est un roman d’apprentissage en particulier pour Dorothea et Lydgate qui font tous deux les frais de leur inexpérience, de leur éducation et de leurs erreurs douloureuses. C'est aussi un roman d'amour, sans illusion sur les relations entre hommes et femmes, dénonçant l'aliénation de la femme maintenue dans l'ignorance même dans les classes supérieures, considérée comme inférieure, soumise à l'autorité maritale.

La galerie de portraits, trop nombreux pour que l’on puisse rendre compte de tous, est passionnante et l’écrivaine s’illustre même dans la caricature avec l’homme à tête de grenouille, Rigg, le fils illégitime de Peter Fearstherstone.

Enfin, lorsque intervient l’affreux John Raffles et que celui-ci fait chanter le banquier Bulstrode, nous sommes proches du roman à la Dickens ou à la Colins qui explore les bas-fonds et cultive les mystères familiaux, la mésalliance, le chagrin d’une mère, la disparition d’une fille jamais retrouvée. La mort et la souffrance du maître-chanteur, le drame vécu par Bulstrode, son glissement vers le meurtre, son basculement moral et sa déchéance sociale, ne manquent pas de tragique et de noirceur. 

Cependant, si George Eliot peut se placer au niveau de la tragédie avec le destin de certains de ses personnages, l'ironie n’est jamais bien loin. La mort et l’enterrement du vieux Fearthersone, par exemple, donnent lieu à une description savoureuse au cours de laquelle l’on voit les héritiers présumés faire le siège de la maison du moribond, chacun rivalisant avec les autres membres de la famille, affectant fidélité et amour, (ce qui provoque l’hilarité de Mary et de Fred) puis, pendant la cérémonie funèbre, les voilà uniquement préoccupés de l’héritage. L'écrivaine ne nous laisse aucune illusion sur la bonté et la grandeur de la nature humaine mais son pessimisme est toujours corrigé par l’humour.


Un grand roman donc qui nous plonge dans un univers si vivant, si varié, si juste, que l’on a l’impression d’une immersion totale dans le passé avec, à la dernière page, le regret de devoir abandonner des personnages que l’on a appris à connaître et pour certains à apprécier.
 

 

 

J'ai lu il y a bien longtemps Le moulin sur la Floss que j'avais aussi beaucoup aimé et que je relirai volontiers. 

jeudi 11 décembre 2025

Volterra : La ville de l'albâtre

Volterra : atelier de l'albâtre
  

Je n’ai pas eu le temps de parler de mon voyage en Toscane et plus précisément dans le Chianti mais je rattrape mon retard et je viendrai de temps en temps publier ici quelques images de ce voyage du mois de Juin 2025. 

 

Volterra le panorama vu de Volterra


Volterra est une ville toscane bâtie sur sa colline, ceinte de ses remparts, dominant de ses palais et églises aux pierres dorées,  un splendide panorama aux collines arrondies. Si je commence par parler de Volterra, cette cité-étrusque des VIII et IV siècle avant JC, c’est parce que, contrairement à Sienne, San Gimignano ou Florence, je ne l’avais encore jamais visitée. 


Volterra les remparts


Volterra le palais de la Seigneurie

 

Volterra  ruelle médiévale
 

Volterra est la ville de l’albâtre, cette pierre translucide que l'on exploite depuis l’époque étrusque. J'ai visité le musée de l'albâtre qui offre une belle reconstitution d'un atelier d'artisans... un peu sage parce que figée dans le temps ! Trop propre !

 

Volterra musée de l'albâtre
 

 

Volterra musée de l'albâtre

 Mais mon coup de coeur a été la découverte de deux ateliers où les artisans-artistes travaillent toujours la pierre de nos jours, au milieu d'oeuvres d'art, parfois inachevées, arrêtées dans le mouvement, ensevelies sous les couches de poussière d'albâtre, au milieu d'outils, dans un enchevêtrement de fils, de machines, de blocs pas encore dégrossies.

 

Voltaire : atelier de l'albâtre

 

Voltaire : atelier de l'albâtre

 

Voltaire : atelier de l'albâtre

  

Volterra, atelier du travail de l'albâtre


Volterra, atelier du travail de l'albâtre


Volterra, artisan


Volterra, poussière d'albâtre


Volterra, atelier du travail de l'albâtre

Remarque : La première fois que nous sommes arrivés à Volterra en voiture  entre 10h et 11h il nous a été impossible de trouver une place de stationnement. Nous sommes repartis pour revenir le lendemain vers 8 heures. Nous avons trouvé facilement à nous garer et nous avons pu voir la ville avant l'arrivée des touristes. Puis au moment de l'afflux des visiteurs et comme les monuments ouvraient nous avons pu visiter calmement les musées et les églises. Et c'est vrai des autres villes, Sienne, San Gimignano.... 

mardi 2 décembre 2025

Kay O'Neil : Le chant de nos pas

  

Le chant de nos pas de K.O'Neill aux Bliss Editions est une adorable BD pleine de poésie et aux douces illustrations pour les jeunes enfants.

Rose et Kes

 

Rose veut être ranger, c’est à dire qu’elle se destine, dans l'univers de la Fantasy, à défendre et protéger les plus faibles des dangers qui les entourent. C’est pourquoi elle s’entraîne sans arrêt au tir à l’arc, monté sur Kes, son splendide cheval volant. Elle est très en avance sur les autres apprentis dans tous les exercices, mais elle ne sait pas se détendre, regarder et admirer les choses qui l’entourent, se lier avec les autres, rire et plaisanter, on dirait qu’elle ne sait pas être elle-même.

 

Leone
 

Pour la dernière épreuve qui lui permettra de voir son nom gravé dans la pierre, la chef des rangers l’affecte à une zone paisible avec mission de veiller sur le petit berger, Leone, qui passe son temps à jouer du violon en gardant ses moutons. « Un paresseux », pense Rose, non sans dédain. 

Un endroit trop paisible pour Rose

 

Oui, mais lorsqu’elle expose Kes au danger au cours d’une tempête, elle va être amenée à réfléchir, à être moins impulsive, à prendre le temps. 

 

 Kes se blesse pendant la tempête

 

Rose va faire des découvertes sur elle-même, elle ne veut plus être Rose mais Rowan. Ce sera son nom désormais, son vrai nom. 

 " J'aime bien les roses sauvages mais... parfois les gens disent mon nom et je pense qu'ils appellent quelqu'un d'autre, jusqu'à ce que je réalise qu'ils me regardent. C'est comme une paire de bottes parfaites qui n'a jamais été à ma taille. Est-ce que je devrais continuer d' essayer d'les porter pour toujours ?"

Plus de chevauchées fantastiques avec Kes blessé à l’aile en attendant que celui-ci guérisse. C’est à pied que Rowan, Léone et Kes parcourent la région, tissant des liens avec les habitants, le teinturier, la fileuse, la petite Sosha, les fermiers... Rowan découvre l’amitié mais aussi la beauté des plantes, des fleurs, des insectes qu’il prend le temps d’aimer, de comprendre, de dessiner.

 

Rowan dessine les fleurs

 Leone apprend à ne plus douter de lui-même, à se faire confiance, à jouer devant un public. Grâce à lui, la musique se révèle à Rowan, le bonheur de danser aussi et d’être en paix avec soi-même, en accord avec la nature. Même le cheval, guéri, danse et s'envole, la nature éclate de joie  ! 

 

La musique, la danse et la joie vivre


Le chant de nos pas aborde avec délicatesse le problème du genre, la recherche de l’identité, la nécessité de s'accepter soi-même pour être heureux. Les dessins et les coloris pastels, tout en nuances, donnent une impression de paix, d’équilibre et de joie. Rowan et Léone nouent une belle complicité autour de la nature et de l’art. La connaissance des autres enrichit les deux enfants. Un très joli livre agréable à regarder et qui amène à une belle réflexion. 

"C’est un peu fatiguant, d’essayer de faire ses preuves devant les autres. Certaines personnes ne te verront jamais comme tu veux être vu, t’sais ? J’crois qu’il vaut mieux te plaire à toi-même d’abord, et ceux qui t’aiment le verront. " 

 


 

vendredi 28 novembre 2025

Joyce Carol Oates : La saga gothique : une pentalogie

 

 Je viens de terminer La légende de Bloodsmore de Joyce Carol Oates, ce qui m'a donné envie de parler des autres romans gothiques de l'écrivaine dont j'ai lu certains livres et que j'ai commentés il y a déjà plusieurs années. 

Je rétablis ici l’ordre des volumes constituant la saga gothique de Joyce Carol Oates, mais je les ai lus dans le désordre. La légende de Bloodsmore est celui que j’ai lu en dernier alors que c’est le tome 2 de la série. Mais ce n’est pas grave dans la mesure où ces romans peuvent être lus indépendamment les uns des autres. Je pensais que cette saga était une trilogie mais non, il y en a cinq en tout et encore un que je n’ai pas lu Mon coeur mis à nu Tome 4. Donc, la récapitulation que je vous propose est à compléter.

Tous les romans gothiques de Oates, même s’ils sont très différents les uns des autres, présentent des constantes : l’écrivaine ne s’interdit rien et nous plonge dans des situations absolument fantastiques, magiques, rocambolesques, doublées d’un intrigue noire, avec mystères, disparitions, meurtres… Et en même temps, ces romans nous présentent une histoire de l'Amérique, d’une société puritaine où la femme est souvent brimée, emprisonnée, d’une société injuste où triomphent ceux qui ont le pouvoir et la richesse. Tous aussi sont marqués par l’humour (noir) de Joyce Carol Oates ! Et pour les plus réussis, il s’agit d’un feu d’artifice. Je le dis tout de suite, j’ai des préférences : Bellefleur et Les Maudits. Voici ce que j’écrivais sur ces romans lors de leur lecture à des années d’écart.


Billet publié le Mercredi 12 septembre 2012 Bellefleur saga gothique tome 1

 


 

C'est en 2012 que j’ai écrit ce billet sur le premier volume de la saga gothique, Bellefleur. Il est mon préféré des romans gothiques de Oates. Le plus fou, le plus tordu, le plus extraordinaire de tous, parfois si dense et si complexe que l’on en sort fatigué, mais lecture addictive que l’on ne peut lâcher.

Bellefleur de Joyce Carol Oates paru en 1980 aux Etats-Unis est un roman fleuve de près de mille pages qui conte l'histoire d'une dynastie fondée par Jean-Pierre Bellefleur, aristocrate d'origine française, chassé de son pays au XVIII siècle et qui crée un immense empire en achetant des terres. Il  amasse une colossale fortune dont il ne reste que des traces (mais substantielles !) au moment ou Leah épouse son cousin Gideon et décide de restaurer la puissance et la richesse de l'orgueilleuse famille. 

 Le récit qui se déroule en Louisiane, court sur plusieurs générations de la fin du XVIII à la fin du XX  siècle et présente un nombre impressionnant de personnages et d'actions. La structure du récit qui refuse la chronologie, passe d'une époque à l'autre, d'un personnage à l'autre, est extrêmement complexe à l'image de cette famille absolument hors du commun. L'écrivain ouvre parfois des portes sur un évènement mais les referme bien vite, piquant notre curiosité qui ne trouvera satisfaction que bien des chapitres après. Bellefleur n'est donc pas de tout repos ni pour le lecteur ni pour l'auteur et ce n'est pas étonnant que Carole Joyce Oates ait déclaré que ce roman l'avait "vampirisée". Mais s'il semble partir dans toutes les directions, si les personnages paraissent impossibles à maîtriser dans leur folie et leur fantaisie meurtrières, il aboutit exactement là où l'écrivaine a voulu le conduire, lorsque tout nous est révélé, que toutes les pistes se sont rejointes, et que le seul dénouement possible pour une telle famille survient enfin! 

 Le roman navigue entre réalisme et fantastique. Certes, la vie de la famille est bien ancrée dans les époques et la société et Oates décrit les jeux de pouvoir et d'argent d'une société inégalitaire et capitaliste mais il se passe de drôles de choses dans l'antique et ténébreux manoir des Bellefleur ! Un des fils disparaît dans une chambre hantée et l'on ne le revoit jamais. Il n'est pas le seul ! Yolande, une des filles d'Ewan, frère de Gideon, disparaît, elle aussi, après avoir croisé un mystérieux chien jaune, incarnation maléfique d'un jeune garçon, voisin pauvre des Bellefleur. Germaine, la fille cadette de Gideon et Leah a des pouvoirs de divination et annonce les catastrophes. Un bébé Bellefleur est enlevé et dépecé par un oiseau d'une envergure démesurée et doté d'une intelligence machiavélique. Le nain, domestique de Leah, ne cesse de grandir et de se redresser… Mais, même lorsque le Merveilleux n'a pas sa part dans le roman, les personnages sont tellement exacerbés, excessifs, tordus, ou carrément déments que l'on croit rêver. Je pense à Jedediah, sorte de Fou de Dieu, ermite qui se retire en solitaire dans la montagne, à  Jean Pierre II  psychopathe et sérial killer a l'air innocent… ou Leah et son araignée géante perchée sur l'épaule qui règle le sort des prétendants de la jeune fille un peu trop entreprenants (J’adore cet humour noir ) ! Bref ! Lire ce roman de Joyce Oates, c'est aller de surprise en surprise ! Certains passages m'ont fascinée et il m'a été difficile d'échapper à ma lecture. Pourtant, il y a des moments où j'ai été moins captivée. Pourquoi ? Une impression de surplace, des personnages qui m'intéressent moins, une fatigue passagère liée à un trop grand nombre d'évènements. Quoi qu'il en soit Bellefleur est un roman brillant qui est le fait d'une écrivaine de caractère, en pleine possession de son art et qui frappe fort.


Vendredi 28 Novembre 2025 La légende de Bloodsmore tome 2

 


 


Voici le livre lu cette année 2025. Nous sommes en Pennsylvanie, à la fin du XIX siècle dans une famille bourgeoise  qui a cinq filles dont une a été adoptée. Quincy Zinn est un inventeur de génie qui se consacre à son art mais … ne gagne d’argent, ce qui contrarie son épouse, Prudence Kiddemaster, puisqu’elle est la fille d’un riche magistrat. On pourrait le trouver sympathique, ce brave homme, mais on va voir ce qu’il a inventé !

Deirdre est la fille adoptive des Zinn. Un jour, elle est enlevée sous les yeux de ses soeurs mais, attention, un enlèvement en montgolfière, dans les airs, ce qui ajoute encore au scandale ( et au frisson) que procure un tel évènement dans la bonne société ! On ne la revoit plus dans le roman à moins que… Qui est cette femme  mystérieuse ?  Deirdre des Ombres, qui, au cours de séances de spiritisme, met en relation les membres éplorés des familles endeuillées avec les esprits de leurs proches ? On sait combien le spiritisme a marqué la société de la deuxième moitié du XIX siècle !

Vous avez dit scandale ? Que dire, en effet, de l’aînée des demoiselles, Constance Philippa, qui se laisse marier mais qui fuit le soir de ses noces (il semble qu’elle n’aime pas les hommes, on verra pourquoi !), laissant le mari dépité et vindicatif, seul dans la chambre nuptiale. Et la belle Malvinia qui, séduite par un acteur (Mark Twain?), se lance dans le théâtre. Et Octavia ? Il semble que sa moralité soit plus conforme à ce que l'on attend d'une jeune fille (aux yeux de la narratrice) car elle se marie "normalement" et elle a des enfants, elle ! Ouf ! Mais je vous laisse découvrir ce qu’est la  "normale" quant aux pratiques sexuelles du respectable veuf calviniste qu'elle a épousé ! Là, la férocité de Oates est totale et elle se donne le plaisir de fustiger avec joie l’hypocrisie de cette société.  Reste Samantha, la plus intelligente, qui se plaît dans l’atelier de l’inventeur mais finit par épouser l’assistant de son papa. Quelle déchéance ! Bref ! L’ironie de Joyce Carol Oates fait des ravages et ceci d’autant plus que le récit est conté par une narratrice puritaine, bien distincte de l’auteur, dispensant des commentaires bien-pensants et vertueux et s’indignant des agissements des filles Zinn. La fin du XIX siècle, la fin d’une famille traditionnelle, le début du XX siècle  et l’accession relative à l’indépendance des femmes, voilà le sujet de La légende de Bloodsmore. Mais je n’ai pas aimé ce livre autant que Bellefleur. Bien entendu, il s’agit d’un roman gothique et qui obéit au genre en présentant des évènements curieux, inexplicables et qui restent parfois inexpliqués. Mais il est moins brillant, je le trouve trop "sage", plus attendu, il y manque ce grain de folie, ce fantastique débridé, libre, ce "tout est possible" qui est celui de Bellefleur.

samedi 2 Juillet 2011  Les mystères de Winterthurn tome 3

 


 Les mystères de Winterthurn est le tome 2 de la saga mais je l’ai lu le premier en juillet 2011,  il y a plus de 14 ans donc !

Les mystères de Winterthurn de Joyce Carol Oates que l'on pourrait qualifier de roman noir gothique aborde un registre auquel je ne m'attendais pas après avoir lu Nous étions les Mulvaney, l’un de mes romans préférés de Oates, bien ancré dans la société américaine des années 1970. 

Le livre est divisé en trois parties qui correspondent à trois énigmes, associées à des meurtres, résolues par le détective Xavier Kilgarvan :

          La vierge à la roseraie ou la tragédie du manoir Glen Mawr
          Le demi-arpent du diable ou le mystère du "cruel prétendant"
          La robe nuptiale tachée de sang ou la dernière affaire de Xavier Kilgarvan
 

Le fil directeur de ces trois récits est d'abord, bien sûr, Xavier Kilgarvan qui a seize ans au début du roman et les personnages récurrents  comme les deux cousines du jeune homme, Perdita et Thérèse Kilgarvan, ainsi que les frères du héros; ensuite le lieu, le village de Winterthurn, et le genre, un mélange de réalisme lié au roman policier et de fantastique qui rappelle le roman gothique avec intervention du diable et de démons. L'intrigue se situe à la fin du XIX ème siècle.
On peut lire cette oeuvre au premier degré, en tremblant, caché(e) sous sa couverture, fasciné(e)par les horreurs du manoir de Glen Mawr, terrifié(e) par les atrocités commises par le  "cruel prétendant" ou la robe couverte de sang de la belle et malheureuse Perdita. Et puis, il y a le second degré : un humour sous-jacent au récit qui nous interpelle comme si l'auteur voulait attirer notre attention vers autre chose, vers un autre point de vue, d'autres centres d'intérêt, thèmes qui ne sont pas si éloignés, finalement, du roman que je citais plus haut : Le double visage d'un Juge, égoïste et incestueux dans le privé mais qui se prétend juste, sévère et impartial dans l'exercice de son métier et qui condamne à la pendaison une servante, séduite par son patron et jetée à la rue, parce que son bébé est mort de froid lors de l'accouchement. Un fils de famille coupable des pires atrocités, innocenté et libéré sous un fallacieux prétexte, mais en fait parce que les jeunes filles torturées et violées par lui ne sont après tout que des ouvrières d'usine. Calomnies, cruautés, vanités, superstitions, obscurantisme... Description d'une société bien-pensante et méprisante qui cache sous les aspects extérieurs de la vertu, les dépravations les plus totales. Même le pasteur n'est pas épargné, terminant en beauté (si j'ose dire !) la satire d'une société que l'auteur épingle d'un trait vigoureux, incisif.


Mon coeur mis à nu Tome 4  A lire !  Je le propose en LC pour le mois de Février.




Mercredi 13 mai 2015 Maudits tome 5

 

 

Maudits est "gothique" mais … gothique à la manière de Joyce Carol Oates, c’est à dire très imbriqué dans la réalité, très provocateur, très ironique. Lu et commenté en 2015, il est le dernier de sa saga gothique. 

Dans une note, l’écrivaine nous fait savoir qu’il faut le lire comme une métaphore.
"Les vérités de la Fiction résident dans la métaphore, mais la métaphore naît ici de l’Histoire."

Le livre est présenté comme l’ouvrage d’un historien M.W van Dyck II, qui entreprend de nous relater, en s’appuyant sur un grand nombre de documents d’archives, de témoignages écrits ou oraux, l’histoire de la malédiction qui s’est abattue sur Princeton, la ville et son université, dans les années 1905 et 1906. Apparitions de fantômes, de vampires et de créatures diaboliques qui président à des meurtres d’enfants, au rapt d’une mariée devant l’autel, à d’autres morts violentes. La folie s’empare de la petite ville et touche particulièrement la famille Slade, dont le patriarche, Winslow Slade, ancien président de l’université de Princeton, est un membre éminent et respecté de la société du New Jersey. C’est pourtant ses petit-enfants, Annabelle, Josiah, Todd et Oriana qui vont être les principales victimes des forces maléfiques. Mais si ces créatures innocentes payaient pour le crime de leur aïeul ?

Une des forces de ce livre est dans l’interpénétration étroite de la fiction et du réel qui fait que je me suis  perdue dans ce dédale inextricable. Je ne savais plus si je me retrouvais dans la Grande Histoire ou dans la petite ! Les présidents des Etats-Unis comme Grover Cleveland et Woodrow Wilson participent à la fiction du roman et rencontrent des personnages dont on ne sait plus s'ils ont réellement existé ou s'ils sont imaginaires ! Les écrivains célèbres comme Jack London, Upton Sinclair, Mark Twain sont évidemment connus. Mais qu’en est-il des grandes familles princetoniennes, Slade, (complètement fictive), Van Dyck, Burr, Fitz Randolph?

Mais ce mixage entre le réel et l’imaginaire à bien d’autres fonctions que de nous étourdir et nous faire perdre la tête! Il nous ramène chaque fois à la métaphore dont parle Oates. Si les créatures diaboliques vivent dans le marais, se repaissant du sang de leurs victimes, vampirisant les femmes, tuant les enfants, le monde Princetonien réel n’apparaît pas meilleur et se nourrit lui aussi du sang des humbles comme le prouvent la naissance de Ku Klux Klan, le viol et le meurtre d’une fillette, le lynchage, dans le roman, d’un jeune couple noir qui ne soulève que peu d’émotion dans la ville. Les horreurs dénoncées par l’écrivain socialiste Upton Sinclair dans La Jungle sur les abattoirs de Chicago, la souffrance et l’exploitation des employés misérables, ignominieusement traités, sous-payés, vampirisés par le capitalisme sont autant d’atrocités, reflets du monde diabolique. Toutes ces grandes familles sont pleines de morgue et de suffisance envers leurs inférieurs, Oates parle de « snobisme »;  on comprend leur position par rapport aux noirs !  Le président Woodrow Wilson, lui-même, qui fut le premier à faire entrer un juif à l’université n’était raciste « que »… pour les noirs! Il justifiait le Ku klux Klan et il était, d’autre part, misogyne au point de ne pas envisager que les femmes puissent voter, encore moins qu’elles puissent entrer à l’université.

Ainsi "le gothique " de Joyce Carol Oates n’est pas gratuit et permet la satire d’une société qui n’a rien à envier à ceux qui règnent dans le marais. D'ailleurs,  l'écrivaine ne nous laisse jamais croire entièrement au fantastique. Lorsqu'un fait paraît inexplicable, elle lui substitue une explication réaliste comme pour les lys trouvés à l'endroit de l'apparition de la fillette du président Cleveland. De même l'apparition des serpents de pierre vivants qui sème la panique dans le pensionnat n'est-il pas le fait d'une hystérie collective ? Nous sommes toujours ramenés au doute par une écrivaine qui joue au chat et à la souris avec ses lecteurs. 

C’est avec férocité (comme toujours) que Oates dénonce  et tourne en ridicule le puritanisme des moeurs, de la pensée et du verbe de cette vertueuse société. Ainsi le mot « indicible » souvent répétée ne désigne jamais le lynchage, l’exploitation des ouvriers, les souffrances des pauvres, mais tout ce qui a trait à la sexualité, et en particulier à l’homosexualité. Et c’est « indicible », en particulier, devant les « dames » qui ne doivent pas perdre leur pureté ! Elles s’empressent donc de l’apprendre de manière indirecte, par les ragots des domestiques ou autres bavardages féminins. Quant à leur maris, si guindés, si comme il faut, si écoeurés par les « mystères » féminins, s’ils ne prononcent pas le mot adultère, ils le pratiquent ! Les lettres authentiques de Woodrow Wilson l’attestent !

Oates se fait donc un plaisir de croquer l’hypocrisie collective. La censure liée à la religion n’a d’égale que sa transgression, la vertu a pour revers le vice.
Hypocrisie aussi chez les penseurs, les écrivains qui devraient être des esprits libres mais qui abandonnent leurs idéaux dès qu’ils font fortune et fréquentent le beau monde. Tout au long du roman on retrouve cet art du portrait que Oates transforme en arme redoutable et porte à un niveau maximal!

Maudits n’est pas un roman facile; si vous voulez le lire seulement pour vivre des aventures sulfureuses, légères, et pour vous faire peur, mieux vaut le laisser de côté. Et quand j’ai parlé de dédale, précédemment, ce n’était pas qu’une image ! Il faut parvenir à s’y retrouver. La multiplicité des points de vue fait la richesse du roman mais déroute parfois. C’est à cause de cela que j’ai préféré certains passages à d’autres car le style diffère chaque fois et l’on peut s’intéresser plus à l’un des personnages qu’à l’autre. J’ai beaucoup aimé, par exemple le journal secret et codé d’Adélaïde Burr. Il nous fait pénétrer dans l’intimité d’une « dame » de la riche société princetonienne en ce début du XX siècle. La maladie et la fragilité de cette jeune femme toujours alitée peut gagner la sympathie du lecteur mais en même temps, nous nous rendons compte des préjugés sociaux, raciaux d’Adélaïde, de l’égoïsme, de la mesquinerie de ces femmes privilégiées, des conflits d’intérêt, des jalousies. A travers ce journal apparaît aussi le manque de liberté de la femme qui est élevée autant qu’il est possible dans l’ignorance de la sexualité, tenue par les hommes à l’écart de la politique et de l’instruction.

Les rencontres avec les écrivains m’ont passionnée :  Joyce Carol Oates dresse un portrait à charge, haut en couleur de Jack London qui n’affiche plus qu’un socialisme de surface pour ne pas dire de pacotille lors du meeting organisé par le naïf, sincère et pur Upton Sainclair ! Un grand moment du roman assez étourdissant ! Mais le portrait de Mark Twain ne manque pas de pittoresque lui aussi !
Enfin, les lettres de Woodrow Wilson sont, contre toute attente, (après tout, il n’est pas écrivain) très intéressantes. Il a, malgré un certain aspect désuet et conventionnel, un beau brin de plume!

Maudits est le cinquième et dernier roman gothique de Joyce Carol Oates.


 

Joyce Carol Oates Mon coeur mis à nu Tome 4  A lire !  Je le propose en LC  mais pas avant le mois de Février. Le roman compte 625 pages

mardi 25 novembre 2025

Valerie Keogh : L'infirmière/ Claire McGowan : Personne ne doit savoir / Yamamura Misa : La Ronde noire

 

J’ai lu toute une série de romans policiers ou thrillers d’écrivaines ( et oui que des femmes !) irlandaise de Dublin, irlandaise du Nord, japonaise. Lectures faciles, parfois addictives, récréatives, dont j’ai envie de laisser une trace même rapide dans mon blog.

Valérie Keogh, naît à Dublin, vit dans le Wiltshire en Angleterre: L’infirmière

L’infirmière raconte l’histoire de Lissa, une fillette que son physique ingrat expose aux moqueries et humiliations de ses camarades de classe excitées par Jemma, une fille dominatrice et sans pitié. Lissa ne peut compter sur l’aide de sa mère, dépressive, qui n’aime, en fait, vraiment, que son mari. Son père, voyageur de commerce, est souvent absent et lorsqu’il revient à la maison, la mère n’a d’yeux que pour lui, ce qui exclut l’enfant. 
Souffrant de ce harcèlement scolaire, Lissa décide de tuer Jemma selon un plan qui lui assure l’impunité. Quelques années plus tard, son père meurt dans un accident de voiture, sa mère tombe dans un état catatonique et doit être placée dans un établissement de soins extrêmement coûteux car la jeune fille veut ce qu’il y a de mieux pour elle.  Oui, mais elle découvre que son père menait une double vie et avait une autre femme à qui il a légué sa maison en ne laissant rien à sa première épouse.  
Lissa a fini ses études d’infirmière mais son salaire, même si elle ne dépense que le strict minimum pour vivre, ne suffit pas à couvrir les frais d’hospitalisation de sa mère. Comment va-t-elle s’en sortir ? Doit-elle tuer à nouveau ? et jusqu’où va-t-elle aller dans le mensonge, la violence et le crime ? Et qui est cette autre jeune femme, infirmière comme elle, qu’elle croit avoir déjà vue sans pouvoir dire où et qui l’invite de temps en temps pour un café ? Que lui veut-elle ? Va-t-elle devenir une amie ou bien, au contraire… ? 

Le personnage est évidemment inquiétant, prêt à tout, mais l’originalité de l’auteur c’est d’en avoir fait un être vulnérable, profondément malheureux, solitaire, entièrement dévouée à sa mère et se sacrifiant pour elle, ayant éperdument besoin de l’amour que ses parents n’ont jamais su lui donner. Autre habileté de l’écrivaine, c’est de montrer Lissa en infirmière sérieuse et empathique. Par conséquent, on ne peut la haïr, on comprend sa souffrance si bien que l’on épouse peu à peu son point de vue et comme ce qui se passe dans sa tête est assez monstrueux, c’est très inconfortable pour le lecteur. De plus, Valerie Keogh est très bien renseigné sur le métier d’infirmière en milieu hospitalier mais aussi en agence, dans le privé, et pour cause, c’est un métier qu’elle a exercé pendant de nombreuses années, ce qui nourrit un tissu social qui sonne juste et se révèle intéressant !
Un livre addictif qui nous prend dans ses filets angoissants !

Claire McGowan naît en Irlande du Nord, vit à Londres :  Personne ne doit savoir

 


 

Alison a réussi sa vie. De milieu modeste, elle a épousé Mike, brillant avocat, issu d’une famille huppée. Elle a acheté la maison de ses rêves dans le Kent, un vieux manoir victorien plein de charme,  et y vit avec son mari et ses deux enfants, Benji un garçon de 10 ans et une adolescente Cassie. Elle a décidé de réunir ses amis qu’elle n’a pas vus depuis des années pour fêter leur amitié. Ils se sont tous connus à Oxford pendant leurs études.

Karen sa meilleure amie, avec qui elle a été très proche, vient avec son fils Jack. C’est la seule qui n’ait pas réussi son examen final et elle ne bénéficie pas du même niveau social que les autres, élevant son fils sans père toute seul. Elle vit dans un quartier pauvre. Callum autre « oxfordien » aisé, est accompagné de sa femme Jodi qui est enfin parvenue à tomber enceinte. Callum et Mike appartiennent à ces étudiants d’Oxford qui ont eu des parents fortunés. Les parfaits "fils à papa". Et puis il y a Bill. Il vient de se séparer de sa compagne Astrid et arrive de Suède en moto. Il semble le seul à ne pas être conformiste et snob.

Le livre, classé comme roman policier psychologique, décrit aussi un milieu social envers lequel l’écrivaine n’est pas toujours tendre. Le point de vue est parfois celui d’Alison et l’on sent qu’elle est devenue une femme guindée, qui veut paraître, atteindre la perfection et en imposer à ses amis, les rendre jaloux. Parfois les adultes sont vus par les adolescents et ils ne sont pas à leur avantage ! Alison décrite par Jack, le fils de Karen, est ridicule, vaine, superficielle et égoïste. Le milieu dans lequel elle élève ses enfants est snob. Ainsi Cassie, sa fille, qui est une élève moyenne, n’est pas sélectionnée pour intégrer Oxford ou Cambridge (elle n’est pas Oxbridge) et est méprisée par les parents de ceux qui le sont et snobée par son petit ami (une tête à claque). Alison, elle-même, est un peu dépitée que sa fille ne soit pas à ce niveau.

Le repas, très arrosé, se poursuit tard dans la nuit et si certains comme Alison vont se coucher de bonne heure, les autres continuent à se saouler jusqu’au moment où Alison, est réveillée par les cris de Karen qui, des marques de strangulation sur le cou, la cuisse couverte de sang, accuse Mike de l’avoir violée. Bien qu’Alison soit présidente d’une association pour les femmes violées et battues, sa première réaction est le déni et Karen qui accuse son mari, devient la menteuse, l’ennemie. Elle l'accuse d'être aguicheuse, coureuse, peu sérieuse ! Peu à peu, l’univers factice d’Alison s’écroule, ses certitudes se fissurent révélant les mensonges, les faux-semblants de sa vie et mettant à jour les souvenirs des années de fac et le meurtre non élucidé de la belle étudiante Martha lors du bal de fin d’année à Oxford. L’enquête commence, menée par l’inspecteur Adam Devine. Une réflexion sur la difficulté pour les femmes de faire reconnaître le viol et d'obtenir justice et protection.

Yamamura Misa, écrivaine japonaise : La Ronde noire

 


La charmante Chisako Tanaka est fiancée à Natsuhiko Hino qui est parti étudier aux Etats-Unis sur les conseils de son professeur Todo. Quand il revient à Kyoto, il espère que celui-ci le nommera professeur- adjoint à l’université de Kyoto. Mais Todo ne le fait pas et Natsuhiko, dépité, reste assistant ! Aussi lorsque le professeur Todo est assassiné et que par voie de conséquence Natsuhiko monte en garde, il est l’un  des premiers suspects. Mais son alibi est irréfutable. Il a invité Chisako à un congrès situé à quelques centaines de kilomètres de Kyoto, à Fukuoka, et non seulement sa fiancée peut en témoigner mais  nombreux sont ceux qui attestent sa présence. 

Cependant Chisako voit bien que le jeune homme a changé depuis son retour des Etats-Unis, il est nerveux, ombrageux, et elle doute parfois de son amour. Aussi quand elle s’aperçoit que le jeune homme s’intéresse à un article de journal sur le meurtre d’une parolière de chansons, propriétaire d’un célèbre Cabaret à Tokyo, et que la principale suspecte est une chanteuse, la plantureuse Aki Kiryu, Chisaho est de plus en plus inquiète. En effet, elle se souvient avoir vu Aki Kiryu à deux reprises, silhouette furtive à côté de son fiancé qui ne lui a jamais parlé d’elle. Mais Aki Kiryu a un alibi a toute épreuve… Alors quand un troisième homme est assassiné, cette fois-ci dans le milieu politique, Chisako mène l’enquête aidée par un jeune journaliste qui s’est amouraché d’elle. Et de meurtre en meurtre …

Yamamura Misa reprend le thème déjà exploité par Patricia Highsmith et par Hitchkock, dans L’inconnu du Nord-Express, en le complexifiant. Et c’est bien fait ! On s’intéresse à l’enquête mais ce que j’ai bien aimé aussi ce sont les passages consacrés à la vie, la mentalité, la culture de la société japonaise. Le statut de la femme, par exemple, quand elle est traditionnaliste comme Chisako, discrète, docile, effacée derrière son fiancé, n'osant pas lui poser de questions, faisant le ménage de son appartement, et respectant même des coutumes qui semblent pourtant tombées en désuétude, enfin pas totalement !  Le livre est de 1992, j'espère que les japonaises ont progressé depuis dans leur émancipation ! Un détail m'a amusée : savez-vous qu’au Japon on n’estime pas la taille d’une pièce en m2 mais en Tatami : « c’était une vaste pièce d’au moins vingt tatamis. ». Dans le monde de la chanson j’ai appris ce qu’était l’Enka, « ballade évoquant l’amour impossible, la nostalgie du pays natal ou le poids du destin. » , cela m'a fait penser à la saudade, et la chanson préférée du meurtrier est Le grand défi de Kiyoko Suizenji… Voir ici. On y pratique aussi des parties acharnées de jeu de Mah-jong, on mange de la fondue japonaise, le Sukiyaki et, bien sûr, les inévitables sushis…