Pages

mercredi 22 janvier 2014

Les romantiques et la lune : Lamartine, Musset, Novalis, Hugo, Friedrich, Aivazovsky,Schumann, Schubert, Chopin

Caspar David Friedrich : Rivages avec la lune cachée

Chez les romantiques le thème de la nuit et de la lune est récurrent. Il correspond à un attrait pour le mystère et la beauté dans ce qu'elle a de grandiose, de sublime. La nuit est le moment propice aux rêves, à l'abandon, mais aussi aux cauchemars, à l'apparition de personnages aux pouvoirs surnaturels, maléfiques; c'est le décor des contes traditionnels, folkloriques, que le mouvement romantique remet à l'honneur. Pour les romantiques allemands, imprégnés de la mythologie germanique, la célébration de la nuit est un retour aux origines, pour les français c'est un refus du cartésianime, des règles établies, un désir de liberté dans une communion avec la nature. Tous les possibles peuvent s'y réaliser. La nuit est indissociable du Divin, elle est un face à face grandiose avec Dieu. C'est pourquoi les poètes autant que les peintres ou les musiciens ont été sensibles à ce qu'il y a d'insondable, d'illimité dans la nuit.  La nuit est le lieu des révélations essentielles, la médiatrice entre l'homme et l'infini, le moment de communication avec le surnaturel. Dans le silence de la nuit et la magie des clairs de lune, on croit percevoir les voix de l'infini; l'univers semble s'agrandir.» La forme poétique du monde (Jankélévitch Le Nocturne 1937)


Caspar David Fiedrich : Lever de lune sur la  la mer


Lamartine, Harmonies poétiques et religieuses
 
C'est une nuit d'été ; nuit dont les vastes ailes 

Font jaillir dans l'azur des milliers d'étincelles ; 

Qui, ravivant le ciel comme un miroir terni,
 
Permet à l'oeil charmé d'en sonder l'infini ; 

Nuit où le firmament, dépouillé de nuages, 

De ce livre de feu rouvre toutes les pages! 

Sur le dernier sommet des monts, d'où le regard 

Dans un trouble horizon se répand au hasard, 

Je m'assieds en silence, et laisse ma pensée 

Flotter comme une mer où la lune est bercée. 

                                    Livre II, "L'Infini dans les Cieux"(extrait)

Les deux tableaux précédents de Caspar David Friedrich(1774 -1840), un des plus grands artistes de la peinture romantique allemande, associent le ciel à deux moments de la soirée et la mer avec ces barques déployant leurs voiles. Ce sont deux immensités face à face qui prédisposent à la méditation. On remarquera que le peintre a choisi de peindre une mer paisible plutôt que la tempête pour que rien ne nuise à la contemplation et à l'élevation de l'âme.

Dans Le lever de la lune sur la mer, le peintre a placé des personnages, deux femmes et un homme, légèrement surélevés sur un rocher, de manière à ce que leur tête soit couronnée de lumière. Nous sommes à un moment entre chien et loup où les couleurs sont visibles mais atténuées, adoucies. Les barques reviennent vers le village. La nature est paisible et tout invite au repos, à la communion avec le divin. Comme dans le poème de Lamartine, il s'agit d'une méditation poétique et religeuse favorisée par la contemplation. Dans Rivages avec lune cachée, le temps a passé, la lune est maintenant levée, les couleurs se sont assombries, les personnages qui servaient d'intermédiaire sont partis et le spectateur reste seul devant ce paysage encore calme mais empreint de grandeur. Les nuages et la lueur blafarde de la lune laissent entrevoir une part de mystère non dénué d'une possible menace.

« Quand je donne aux choses communes un sens auguste, aux réalités habituelles un sens mystérieux, à ce qui est connu la dignité de l'inconnu, au fini un air, un reflet, un éclat d'infini : je les romantise »
Novalis, poète allemand 


Ivan Aivazovsky: Clair de lune


 Hymne à la Nuit de Novalis

Novalis de son vrai nom Georg Philipp Friedrich, baron von Hardenberg, (1772-1801) est un poète, et romancier allemand romantique.  Novalis a rencontré celle qui est devenu pour lui l'Idéal,Sophie von Kühn  âgée de 13 ans avec laquelle il se fiance secrètement en 1795. La mort prématurée de Sophie, survenue en 1797,  atteint considérablement Novalis, qui vécut cette disparition comme une authentique expérience mystique philosophique et poétique. Dans son Journal intime qu'il tient après la mort de Sophie, Novalis rapporte à la date du 13 mai 1797 l'expérience bouleversante, mélange d'angoisse et d'extase, de la « vision » de Sophie au crépuscule, auprès de sa tombe à Grüningen. Cette expérience est à l'origine de l'un des plus grands textes lyriques du premier Romantisme allemand, les Hymnes à la Nuit. (wikipedia)

Johan Christian Clausen Dahl: Etude des nuages à la pleine lune

Vers le bas je me tourne, vers la sainte, l’ineffable, la mystérieuse Nuit. Le monde est loin - sombré en un profond tombeau - déserte et solitaire est sa place. Dans les fibres de mon cœur souffle une profonde nostalgie. Je veux tomber en gouttes de rosée et me mêler à la cendre. - Lointains du souvenir, souhaits de la jeunesse, rêves de l’enfance, courtes joies et vains espoirs de toute une longue vie viennent en vêtements gris, comme des brouillards du soir après le coucher du soleil. La Lumière a planté ailleurs les pavillons de la joie. Ne doit-elle jamais revenir vers ses enfants qui l’attendent avec la foi de l’innocence ?
Que jaillit-il soudain de si prémonitoire sous mon cœur et qui absorbe le souffle douceâtre de la nostalgie ? As-tu, toi aussi, un faible pour nous, sombre Nuit ? Que portes-tu sous ton manteau qui, avec une invisible force, me va à l’âme ? Un baume précieux goutte de ta main, du bouquet de pavots. Tu soulèves dans les airs les ailes alourdies du cœur. Obscurément, ineffablement nous nous sentons envahis par l’émoi - je vois, dans un joyeux effroi, un visage grave, qui, doux et recueilli, se penche vers moi, et sous des boucles infiniment emmêlées montre la jeunesse chérie de la Mère. Que la Lumière maintenant me semble pauvre et puérile - heureux et béni l’adieu du jour !

*Johan Christian Clausen Dahl (1788-1857) peintre paysagiste norvégien, ami de Caspar David Friedrich et de Carl Gustav Carus subit l'influence du romantisme allemand. Il rompt ainsi avec l'académisme norvégien et  est considéré comme le père du paysage en Norvège.

Ivan Aivazovsky : Clair de lune
Ivan Aivazovsky, un peintre russe d'origine arménienne (1817-1900), un des maîtres de la peinture de marine romantique même si l'influence du réalisme se fait sentir dans ses oeuvres. Fasciné par la mer, il peint dans ce tableau la mer inondée par la lumière lunaire, translucide, animée par de toutes petites vagues qui lui donnent un mouvement paisible. En jouant sur les contrastes du clair-obscur, le port, les bâtiments, les rochers plongés dans le noir, le ciel et la mer éclairés par les rayons de la lune, il fait ressentir le mystère, l'invisible. Le temps semble suspendu dans le silence de la nuit. Voilà qui me fait penser au poème de Victor Hugo : la lune était sereine et jouait sur les flots. Mais alors que le tableau de Ian Aivazovsky se suffit à lui-même et a pour but de procurer des émotions, Victor Hugo se sert de la lune et la nuit comme des éléments d'un décor pour un récit bien dans la veine de Les Orientales, éléments qui servent de contrepoint à la tragédie pour mieux la souligner.

Clair de Lune Victor Hugo
La lune était sereine et jouait sur les flots. -
La fenêtre enfin libre est ouverte à la brise,
La sultane regarde, et la mer qui se brise,
Là-bas, d'un flot d'argent brode les noirs îlots.

De ses doigts en vibrant s'échappe la guitare.
Elle écoute... Un bruit sourd frappe les sourds échos.
Est-ce un lourd vaisseau turc qui vient des eaux de Cos,
Battant l'archipel grec de sa rame tartare ?

Sont-ce des cormorans qui plongent tour à tour,
Et coupent l'eau, qui roule en perles sur leur aile ?
Est-ce un djinn qui là-haut siffle d'une voix grêle,
Et jette dans la mer les créneaux de la tour ?

Qui trouble ainsi les flots près du sérail des femmes ? -
Ni le noir cormoran, sur la vague bercé,
Ni les pierres du mur, ni le bruit cadencé
Du lourd vaisseau, rampant sur l'onde avec des rames.

Ce sont des sacs pesants, d'où partent des sanglots.
On verrait, en sondant la mer qui les promène,
Se mouvoir dans leurs flancs comme une forme humaine... -
La lune était sereine et jouait sur les flots.

                               Les orientales


Leonid Tishlov : Private Moon

Avec La ballade à la lune, l'on comprend pourquoi Alfred de Musset était appelé : l'enfant terrible du romantisme : une manière iconoclaste de traiter le thème, une irrévérence qui détruit le mythe, un pied de nez à la spiritualité recherchée dans le mystère de la nuit.  Mais quel humour et quelle imagination dans les images! Ce n'est plus un romantique mais un photographe contemporain, le russe Leonid Tishkov,  qui se rapproche le mieux de l'univers de Musset dans La ballade à la lune : S'inspirant lui-même de Magritte, Leonid Tishkov raconte dans Private Moon l'histoire d'un homme qui rêve de décrocher la lune et qui y parvient!

Ballade à la lune Alfred de Musset (extrait)

C'était, dans la nuit brune,
Sur le clocher jauni,
La lune
Comme un point sur un i.

Lune, quel esprit sombre
Promène au bout d'un fil,
Dans l'ombre,
Ta face et ton profil ?

Es-tu l'oeil du ciel borgne ?
Quel chérubin cafard
Nous lorgne
Sous ton masque blafard ?

N'es-tu rien qu'une boule,
Qu'un grand faucheux bien gras
Qui roule
Sans pattes et sans bras ?

Es-tu, je t'en soupçonne,
Le vieux cadran de fer
Qui sonne
L'heure aux damnés d'enfer ?

Sur ton front qui voyage.
Ce soir ont-ils compté
Quel âge
A leur éternité ?

Est-ce un ver qui te ronge
Quand ton disque noirci
S'allonge
En croissant rétréci ?

Qui t'avait éborgnée,
L'autre nuit ? T'étais-tu
Cognée
A quelque arbre pointu ?

Car tu vins, pâle et morne
Coller sur mes carreaux
Ta corne
À travers les barreaux.


Les musiciens des Nocturnes 


Robert Schumann : Nuit sous la lune

Nuit sous la lune est un lied de Joseph Von Eichendorff, poète romantique allemand, mis en musique  par Robert Schumann 


Nuit sous la lune

C'était comme si le ciel
Avait en silence embrassé la Terre,
Et qu'elle, dans la lueur des fleurs,
Ne pouvait à présent rêver que de lui.

La brise passait à travers champs,
Les épis ondulaient doucement,
Et bruissaient doucement les bois,
Tant la nuit était claire d'étoiles.

Et mon âme ouvrit
Tout grand ses ailes,
Et s'envola par les campagnes silencieuses,
Comme si elle volait vers sa demeure.



Franz Schubert : A la lune (An den Mond)

Schubert s'inspire d'un poème de Ludwig Heinrich Christoph Holty 1748-1776), poète allemand connu surtout pour ses ballades.



A la lune (An den Mond)

Verse, chère Lune, verse ta lueur scintillante et argentée
À travers le vert des branches,
Là où des hallucinations et des formes de rêves
Flottent toujours devant moi !

Dévoile-toi, que je puisse trouver l'endroit
Où ma chérie s'asseyait,
Et souvent, dans le souffle des buis et des tilleuls,
Oubliait la ville dorée.

Dévoile-toi, que je puisse faire plaisir aux buissons
Qui lui soufflaient de la fraîcheur,
Et que je puisse poser une guirlande sur ce pré
Où elle écoutait le ruisseau.

Allons, chère Lune, allons, enlève ton voile encore,
Et plains ton ami,
Et pleure à travers les nuages,
Comme pleure celui qui est abandonné !

Ludwig Van Beethoven: La sonate au clair de lune



Frédéric Chopin : Nocturne

Nocturne de Frédéric Chopin






mardi 21 janvier 2014

Fernando Pessoa : Le gardeur de troupeaux ( Le pasteur amoureux et je suis un gardeur de troupeaux)


Fernando Pessoa de Almada Negreiros, 1954

Le jeu de la poésie continue sur facebook :
" L'idée est d'occuper Facebook en poésie. Quelqu'un vous attribue un(e) poète et vous partagez son texte comme suit. Chaque personne qui cliquera qu'elle aime ce statut se verra attribuer en retour un(e) poète par vos soins, poète dont vous partagerez un poème sur votre propre mur Facebook. "
Aifelle m'a proposé Fernando Pessoa :

Fernando António Nogueira Pessoa est un écrivain, critique, polémiste et poète portugais . Né le 13 juin 1888 à Lisbonne, ville où il meurt des suites de son alcoolisme le 30 novembre 1935, il a vécu une partie de son enfance en Afrique du Sud.


Pessoa a créé une œuvre poétique multiple et complexe sous différents hétéronymes en sus de son propre nom. un hétéronyme est un pseudonyme utilisé par un écrivain pour incarner un auteur fictif, possédant une vie propre imaginaire et un style littéraire particulier. :
  • Alberto Careio qui incarne la nature et la sagesse païenne;
  • Ricardo Reis, l'épicurisme à la manière d'Horace;
  • Alvaro de Campos  le « modernisme » et la désillusion;
  • Bernardo Soares, modeste employé de bureau à la vie insignifiante s'il n'était l'auteur du  Livre de l'intranquillité
  • Alii (soixante-douze en incluant les simples pseudonymes)
Ces grands hétéronymes littéraires auront une telle force, seront à l'origine d'une création littéraire si unique que l'auteur leur trouvera même à chacun une biographie justifiant leurs différences. Fernando Pessoa deviendra « le cas Pessoa » pour grand nombre d'intellectuels, de critiques, de littérateurs, de simples lecteurs. (source Wikipedia)
« Nombreux sont ceux qui vivent en nous ;
Si je pense, si je ressens, j’ignore
Qui est celui qui pense, qui ressen
t.

Je suis seulement le lieu
Où l’on pense, où l’on ressent.. »
 
Le berger : Julien Dupré

Le pasteur amoureux 


L’amour est une compagnie.
Je ne peux plus aller seul par les chemins,
parce que je ne peux plus aller seul nulle part.
Une pensée visible fait que je vais plus vite
et que je vois bien moins, tout en me donnant envie
de tout voir.
Il n’est jusqu’à son absence qui ne me tienne compagnie.
Et je l’aime tant que je ne sais comment la désirer.
Si je ne la vois pas, je l’imagine et je suis fort comme
les arbres hauts.
Mais si je la vois je tremble, et je ne sais de quoi se
compose ce que j’éprouve en son absence.
Je suis tout entier une force qui m’abandonne.
Toute la réalité me regarde ainsi qu’un tournesol dont le
coeur serait son visage.




Maurice Hagemans, Berger et son troupeau.



Je suis un gardeur de troupeaux.

Je suis un gardeur de troupeaux.
Le troupeau ce sont mes pensées
et mes pensées sont toutes des sensations.
Je pense avec les yeux et avec les oreilles
et avec les mains et avec les pieds
et avec le nez et avec la bouche.

Penser une fleur c'est la voir et la respirer
et manger un fruit c'est en savoir le sens.

C'est pourquoi lorsque par un jour de chaleur
je me sens triste d'en jouir à ce point,
et couche de tout mon long dans l'herbe,
et ferme mes yeux brûlants,
je sens tout mon corps couché dans la réalité,
je sais la vérité et je suis heureux.

dimanche 19 janvier 2014

Emile Zola : Thérèse Raquin



Thérèse Raquin est le troisième roman de Emile Zola. Il parut en 1867 avant que l'écrivain n'entreprenne le cycle des Rougon-Macquart et contient déjà toutes ses théories sur le roman naturaliste. Il mène l'étude des personnages par le biais de la science et des lois de l'hérédité. Voilà qui se rapproche tout à fait du déterminisme et Zola en est très conscient quand il déclare :

Dans Thérèse Raquin, j'ai voulu étudier des tempéraments et non des caractères. Là est le livre entier. J'ai choisi des personnages souverainement dominés par leurs nerfs et leur sang, dépourvus de libre arbitre, entraînés à chaque acte de leur vie par les fatalités de leur chair. Thérèse et Laurent sont des brutes humaines, rien de plus.

Résumons l'histoire en quelques lignes : Thérèse Raquin, fille d'un capitaine de l'armée française et d'une algérienne est confiée à sa tante lorsque sa mère meurt. Elle épouse son cousin Camille, frêle et maladif, quand elle a 21 ans mais elle ne l'aime pas. Elle devient la maîtresse de Laurent, un peintre qui est reçu par Camille, et bientôt le couple décide de tuer le mari en le noyant au cours d'une promenade en barque. Ils se marient ensuite. Peu à peu, sous les yeux de la mère de Camille, paralysée et muette, mais qui a deviné leur secret, Thérèse et Laurent sont rongés par d'affreux tourments.

Comme d'habitude, le talent d'Emile Zola est plus grand que ses théories sur le roman. Certes le roman est naturaliste,  mais il est aussi bien autre chose et c'est tant mieux car c'est cette complexité qui fait la force de Thérèse Raquin.

Une technique impressionniste

Monet : la Grenouillère

Par moments, les descriptions des bords de la Seine et en particulier de Saint Ouen, le canotage sur le fleuve, évoquent les rendez-vous des peintres impressionnistes et il nous semble échapper à la noirceur et à l'âcreté des noires boutiques parisiennes pour goûter le soleil dans les branches et ses reflets dans l'eau. Nous pénétrons un instant dans un tableau de Monet ou de Renoir, ou une nouvelle de Maupassant!

Ils allaient à Saint-Ouen ou à Asnières, et mangeaient une friture dans un des restaurants du bord de l’eau.(…) Il était midi, la route couverte depoussière, largement éclairée par les rayons du
soleil, avait des blancheurs aveuglantes de neige.L’air brûlait, épaissi et âcre. Thérèse, au bras deCamille, marchait à petits pas, se cachant sous son ombrelle, tandis que son mari s’éventait la face avec un immense mouchoir.

Une technique expressionniste

expresionnisme : décor pour Raskolnikov : André Andrejew

Certaines descriptions de Zola semblent annoncer, avant la lettre, l'expressionnisme allemand! Les effets sont sensiblement les mêmes. Les décors cessent alors d'être réalistes pour devenir angoissants, déformés, comme vus par un esprit torturé. Ils reflètent les troubles mentaux des personnages. Les éclairages et les brusques contrastes entre l'obscurité et la lumière possèdent un sens symbolique. Les choses et les êtres signifient autre chose que ce qu'ils sont et conduisent au malaise.


Le goût du macabre

Laurent, Thérèse et le spectre : illustration du roman : Alméry Lobel-Riche

La violence, la mort dans ses aspects les plus sordides, le trait forcé pour souligner le dégoût, l'horreur, l'abjection sont des traits propres à certaines descriptions de ce livre. La présentation de la morgue dans Zola, plus que réaliste, joue avant tout sur la violence et le goût du macabre. Ainsi lorsque le cadavre de Camille est découvert par Laurent :

 Il avait séjourné quinze jours dans l’eau. Sa face paraissait encore ferme et rigide; les traits s’étaient conservés, la peau avait seulement pris une teinte jaunâtre boueuse. La tête, maigre, osseuse, légèrement tuméfiée, grimaçait; elle se penchait un peu, les cheveux collés aux tempes, les paupières levées, montrant le globe blafard des yeux; les lèvres tordues, tirées vers un des coins de la bouche,avaient un ricanement atroce; un bout de langue noirâtre apparaissait dans la blancheur des dents.

Un roman fantastique

Combat de chats : Goya

 Camille qui de son vivant était un être pâle, sans consistance, prend, en mourant, une importance qu'il n'avait pas. Il commence par hanter l'esprit de ses assassins et se manifeste comme un spectre effrayant attaché à leurs pas. Il  finit par "habiter" le portrait de Camille peint par Laurent. La morsure qu'il a infligée à Laurent au moment où celui-ci le précipitait dans la rivière, semble elle aussi surnaturelle et se rappelle à Laurent en ne lui laissant aucun répit.Thérèse et Laurent sont victimes de terribles hallucinations, cherchant désormais dans "un embrassement horrible" à chasser le cadavre du noyé qui vient se glisser entre eux dans le lit :
En sentant le froid du cadavre, qui, maintenant, devait les séparer à jamais, ils versaient des larmes de sang, ils se demandaient avec angoisse ce qu'ils allaient devenir.

Le chat lui-même apparaît comme une puissance maléfique, doué de pouvoirs surnaturels. Son regard posé sur les amants semble exercer une surveillance sur les amants :

Le chat tigré, François, était assis sur son derrière, au beau milieu de la chambre. Grave,immobile, il regardait de ses yeux ronds les deux amants. Il semblait les examiner avec soin, sans cligner les paupières, perdu dans une sorte d’extase diabolique.

Le fantôme de Camille et le chat n'ont bien sûr que les pouvoirs que leur prêtent Laurent et Thérèse mais ils n'en poussent pas moins le couple au suicide.

Un roman réaliste

Le passage du Pont Neuf au XIX siècle

Le roman nous présente le Paris de l'époque, la ville mais aussi de la boutique, l'appartement, la vie de ses habitants croqués dans leurs occupations familières, leurs activités, leurs distractions. Il détaille par le menu les particularités d'une habitation et tous les faits et gestes des personnages. Il s'attache à en révéler la misère, l'aspect malsain. 

La description du passage du Pont Neuf en est un exemple  : "une sorte de couloir étroit et sombre qui va de la rue Mazarine à la rue de Seine" Ce passage a trente pas de long et deux de large, au plus il est pavé de dalles jaunâtres, usées, descellées, suant toujours une humidité âcre; le vitrage qui le couvre, coupé à angle droit, est noir de crasse'.

Un roman naturaliste

L'analyse des  personnages chez Emile Zola dans le roman naturaliste obéit à trois  clefs :  le tempérament qui souligne l'aspect médical, scientifique de cette analyse, l'hérédité qui en explique la cause et le milieu dans lequel ils évoluent.


 Thérèse Raquin

Thérèse Raquin et la mère de Camille


Le tempérament
Thérèse Raquin a un tempérament nerveux; ce sont les nerfs qui expliquent son détraquement, son glissement progressif vers l'hystérie et la folie.
Thérèse a un corps "robuste" des "souplesses félines"; Elle est tout en énergie et "une passion" dort sous "sa chair assoupie". Cependant son éducation et sa vie morne auprès de sa tante et d'un cousin débile a fait d'elle un être au teint jaune, placide, faussement docile donc une hypocrite.
C'est la jouissance physique qu'elle connaît avec Laurent qui va fissurer cette façade immobile et c'est le crime qui va la conduire à la folie; mais il ne s'agit pas de remords, précise Zola car "l'âme  est parfaitement absente" : c'est "un désordre organique, en une rébellion du système nerveux tendu à se rompre." 

L'hérédité
Le père de Thérèse était officier à Alger. Sa mère est "une femme indigène d'une grande beauté". C'est ce sang africain qui explique l'ardeur de la jeune fille et ses instincts voluptueux. Quand elle découvre l'amour avec son amant, Zola écrit :  "Le sang de sa mère, ce sang africain qui brûlait ses veines, se mit à couler , à battre furieusement dans son corps maigre, presque vierge encore."

Le milieu et l'éducation
L'influence de son milieu et de son éducation a été déterminante.
 Malgré sa "santé de fer", son corps "robuste" Thérèse fut élevée comme "une enfant chétive". Obligée de partager le lit de son cousin malade ainsi que le médicaments et les tisanes, elle fut contrainte à l'immobilité et au silence. C'est son éducation qui l'a habituée à ne jamais montrer ses sentiments, à dissimuler sa vraie nature pour obéir aux injonctions de sa tante: ne fais pas de bruit, reste tranquille. Plus tard elle prendra goût à l'hypocrisie  et sera heureuse à l'idée d'abuser par ses mensonges sa tante et son mari..
Laurent

Laurent et Thérèse : Ralph Vallone et Simone Signoret

Le tempérament
Laurent lui, possède un tempérament sanguin qui fait de lui "une brute humaine", aux pensées lentes et à  l'esprit épais. Il est soumis "à ses instincts, dominés par ses appétits ": il a "des désirs très arrêtés de jouissances faciles et durables".
Cependant sous l'influence de Thérèse "la nature épaisse et sanguine" de Laurent va se transformer. "Elle avait fait pousser dans ce grand corps, gras et mou, un système nerveux d'une sensibilité étonnante."

Son hérédité
 Laurent est un"un vrai fils de paysan d'allure un peu lourde, le dos bombé, les mouvements lents et précis, l'air tranquille et entêté".
C'est son hérédité qui explique sa prudence, son caractère intéressé et calculateur.

Son milieu
Il a d'abord voulu échapper à son milieu en devenant peintre et il cru trouver dans l'art "un métier de paresseux". Son père en lui envoyant des écus pour financer ses études a développé sa paresse naturelle et ses instincts de jouissance. Plus tard le métier d'employé lui convint très bien : il vivait très bien en brute, il aimait cette besogne au jour le jour, qui ne le fatiguait pas mais endormait son esprit.

On voit, au passage, aussi tous les préjugés véhiculés par Zola sur les classes populaires et les femmes africaines!!

Un livre à découvrir!


 Réponse à l'énigme Un livre/un jeu
Le livre : Thérèse Raquin : Emile Zola
Le film : Thérèse Raquin : de Marcel Carné

Aifelle, Asphodèle, Dasola, Dominique, Eeeguab, Keisha, Pierrot Bâton, Syl
Félicitations et merci à tous!

La semaine prochaine, samedi 25 Janvier l'énigme a lieu chez Eeguab.

samedi 18 janvier 2014

Un livre/un film : Enigme n° 83



Wens de En effeuillant le chrysanthème et moi-même, nous vous proposons, le 1er et le 3ème samedi du mois, un jeu sous forme d'énigme qui unit nos deux passions : La littérature et le cinéma! Il s'intitule : Un livre, Un film. Chez Wens vous devez trouver le film et le réalisateur, chez moi le livre et l'auteur.

Chez Eeguab, le 2ème et 4ème samedi du mois vous trouverez l'énigme sur le film et le livre

Consignes :  Vous pouvez donner vos réponses par mail que vous trouverez dans mon profil : Qui êtes-vous? et  me laisser un mot dans les commentaires sans révéler la réponse pour m'avertir de votre participation. Le résultat de l'énigme et la proclamation des vainqueurs seront donnés le Dimanche.

Samedi 25 Janvier prochain chez Eeguab, l'énigme 84

 Enigme n°83

Ce roman écrit par un grand auteur français du XIX siècle raconte une terrible histoire d'adultère. Vous reconnaîtrez sans doute dans les courts extraits ci-dessous, le style de l'écrivain et sa manière d'aborder l'analyse des personnages :

 A eux deux, la femme nerveuse et hypocrite, l'homme sanguin et vivant en brute, il faisait un couple puissamment lié.

Il y avait eu, à la même heure, chez cette femme et cet homme, une sort de détraquement nerveux qui les rendait pantelants et terrifiés à leurs terribles amours. Une parenté de sang et de volupté s'était établie entre eux.

Tout semblait inconscient dans cette florissante nature de brute. Il obéissait à ses instincts, il se laissait conduite par les volontés de son organisme.

L'être frissonnant et hagard, le nouvel individu qui venait de se dégager du paysan épais et abruti, éprouvait les peurs, les anxiétés des tempéraments nerveux.


vendredi 17 janvier 2014

Les plumes d'Asphodèle : Hommage à James Ensor

James Ensor


Hommage à James Ensor

Pailleté d'argent et de rose
Beau carnaval vénitien
Tu fleuris en bulles de rêve
et tu sèmes devant nos yeux
des fleurs crème, jaunes et bleues                  
Ton rêve éclabousse nos yeux.

Mais dans la foule qui se presse              
embaumante et dissimulée
La mort putride, vieux squelette               
Grimace et cèle son visage

 








Sous les plumes des vérolés.
Le carnaval n'est plus un jeu!

C'est la comédie du mensonge,
Là, les hommes portent des masques
Blêmes, grimaçants, odieux,
Et les femmes, lèvres sanglantes
Usent de leur charme hideux
Tout en levant leurs yeux aux cieux.

En contorsions sur les autels
de l'église et de leur pays
L'armée des vautours et des loups
Pratiquant une usure extrême
Offre aux canons toujours son dû
En bénissant l'argent sali.

Drapée de mystère funèbre,
De ses pieds foulant les plus humbles
L'armée des grands et des puissants,
Embaumés, confits, dévotieux,
Déguise en camouflage infâme
Un unique amour de soi-même

Car au bal de l'hypocrisie,
La farandole n'a de cesse
Ils n'ont pas finit de s'unir
Pour donner à la Mort son dû
Tous créés dans l'argile noire
ou l'argent au pouvoir s'allie.






Les plumes d'Asphodèle : les mots imposés étaient :

Visage, camouflage, armée, plume, vénitien, jaune, déguiser, bal, argile, mensonge, embaumer, comédie, celer, mystère, pailleté, crème, farandole, grimace, hypocrisie, dissimuler, unir, usure, unique.



James Ensor

jeudi 16 janvier 2014

Léon Tostoï et Alexandre Pouchkine : La tempête de neige




Dans le cadre de la semaine Russe de Marilyne de Lire et Merveilles, nous avons décidé d'une lecture commune sur Léon Tolstoï ce jeudi 16 Janvier. Maryline à choisi Les cosaques et moi La tempête de neige et autres récits.


Troïka Nicolas Vassiliev

Cette lecture de Tolstoï m'a amené par curiosité à lire aussi la nouvelle de Alexandre Pouchckine qui porte le même titre et elle est si différente de celle de Léon Tolstoï que j'ai eu envie de présenter les deux dans ce billet.

Léon Tolstoï : Ilya Femorovitch Répine (1887)

Dans La tempête de neige publié en 1856, Tolstoï évoque le  souvenir d'un voyage nocturne entrepris pendant l'hiver 1854-1855 dans l'immense steppe balayée par le vent et la neige alors qu'il revenait en Russie après son service comme officier dans le Caucase. La tempête de neige fait rage, le froid devient plus intense et le conducteur de la troïka perd son chemin. Son maître lui ordonne de retourner au relais mais après avoir rencontré un groupe de trois traîneaux du courrier postal, il décide de les suivre, se fiant à leur grande expérience. C'est ce voyage dans la neige, en aveugle, qui paraît durer une éternité, que nous raconte l'écrivain.

Hiver : Alexis Savrasov

Au niveau de l'action, on pourrait dire qu'il ne se passe rien, aucun événement,  si ce n'est le voyage qui est en lui-même une aventure! Tolsoï refuse de jouer sur le sensationnel, sur les émotions, les sentiments d'angoisse et de peur et pourtant lui et les cochers risquent leur vie.
Le paysage qui défile est longuement décrit dans sa monotonie et sa beauté inhospitalière et les efforts du conducteur de tête pour retrouver le chemin sont rapportés avec précision mais sans effet particulier.  L'écrivain observe, donne des détails précis, sur l'attelage d'une troïka, par exemple, les différents sons de ses clochettes.
 Trois clochettes- une grande au milieu, au son de framboise, comme on dit, et deux petites, accordées en tierce. Le son de cette tierce de de cette quinte chevrotante qui résonnait dans l'air était extrêmement  frappant et étrangement agréable dans cette steppe déserte et inhabitée.

Ce qui intéresse l'écrivain, ce n'est pas l'aspect insolite, dangereux, aléatoire de ce qu'il est en train de vivre mais l'analyse des sentiments, l'étude psychologique qu'il mène en observant des personnages qu'il décrit minutieusement, moujiks frustes, durs à la tâche, habitués à la souffrance et endurants.
Cette description, plus que des émotions, fait naître des sensations. Nous entendons le crissement des patins sur la glace, le hurlement frénétique du vent. Nous nous sentons englués dans un monde qui paraît sans frontière, à la limite du réel, engourdis par le froid intense, perdus dans un univers qui semble être aux confins des mondes habités.
Le vent paraît changer de direction : tantôt il vous souffle en plein visage  et vous colle les yeux avec la neige, tantôt il joue à vous agacer en vous couvrant la tête du col de votre pelisse puis, l'air de se moquer, vous frappe le visage, tantôt il vient de derrière en s'engouffrant dans une crevasse. On entend sans arrêt le crissement léger des sabots et des patins sur la neige et le tintement des clochettes qui faiblit lorsque la neige est profonde.

Le récit présente aussi une particularité curieuse due à l'immense talent de l'écrivain, c'est  cette faculté de glisser du présent au passé, de ressusciter, au milieu de la steppe glaciale, une belle journée d'été à Iasnaïa Poliana, la propriété où Tolstoï a passé sa jeunesse, élevé par sa tante Tatiana. Au personnage du cocher, se substitue celui du vieil intendant, à la neige, la vision de fleurs odorantes et du soleil brûlant. Et le drame d'une noyade survient dans ce paysage lumineux brusquement assombri. Si bien que l'évènement surgit là où on l'attend, dans la steppe désolée, mais par cette journée paisible chaude. Comme le voyageur blotti dans son traîneau, caché sous sa pelisse, nous oublions la neige, le froid et glissons dans un autre monde loin dans l'espace et dans le temps.

Orest Kiprensky. (Photo wikipedia.org)
Orest Kiprensky. (Photo wikipedia.org)
Alexandre Pouchkine; Orest  Kiprensky (wikipedia.org)
Orest Kiprensky. (Photo wikipedia.org)
Orest Kiprensky. (Photo wikipedia.org)

La tempête de neige de Pouchkine est tout autre. Jugez plutôt :

Maria Gravrilovna a dix-sept ans. Elle est la fille d'un riche propriétaire et passe pour un très bon parti; mais elle tombe amoureuse et réciproquement d'un jeune homme pauvre, Vladimir Nikolaïevitch. Le père s'oppose à leur union. Les deux amoureux décident alors de fuir. Ils doivent partir chacun de chez eux pendant la nuit et se retrouver dans une petite église de campagne pour se marier en secret. Mais une tempête de neige se lève. Le jeune homme perd son chemin au milieu de la tourmente et n'arrive à l'église que le matin. Celle-ci est fermée. La jeune fille est retournée chez elle et tombe gravement malade. Vladimir désespéré s'engage dans l'armée et se fait tuer dans un combat contre les troupes de Napoléon. Mais que s'est-il passé dans l'église pendant la nuit où la fiancée l'attendait. Quel est l'homme avec qui le pope a célébré son mariage?

La Tempête de neige dans le recueil Les récits de Belkine est publiée en 1831. Nous sommes en pleine période romantique. Si Pouchkine a un style classique, plein de retenue, qui refuse aussi bien l'épanchement que les grandes envolées lyriques ou le grossissement épique, il écrit pourtant une histoire romantique avec une héroïne qui obéit aux codes du genre et cela même si l'auteur manifeste pourtant une certaine ironie envers elle, un peu comme Flaubert avec Emma Bovary.

Maria Gravilovna était nourrie de romans français et par conséquent était amoureuse.

Vassili Pukirev: le mariage forcé(wikipedia.org)

Il n'en reste pas moins vrai que le récit présente une conception romantique de l'intrigue : enlèvement, séparation des amants, désespoir d'amour qui mène à la mort, mariage mystérieux et une fin pour le moins surprenante et peut-être pas tout à fait vraisemblable mais... qu'importe!. 
 Je sautai sans rien dire hors du traîneau et entrai dans l'église qu'éclairaient faiblement deux ou trois cierges. Une jeune fille était assise sur une banquette, dans un coin obscur de l'église. Une autre lui frictionnait les tempes. " Dieu soit loué, dit celle-ci, vous voilà enfin! Vous avez failli faire mourir mademoiselle." Un vieux prêtre s'approcha de moi et me demanda : "vous plaît-il que je commence?"
- Commencez, commencez, mon père", répondis-je distraitement. On soutint la jeune fille. Elle me parut jolie... Légèreté impardonnable, incompréhensible, impardonnable. Je me plaçai à côté d'elle devant le lutrin...

La différence saute aux yeux : dans Tolstoï la tempête de neige est le sujet même du récit, dans Pouckine, elle est la cause qui provoque l'aventure et le malheur des deux amants.
Contrairement à Tolstoï qui s'intéresse à l'analyse des sentiments, le récit de Pouchkine  peint un évènement extraordinaire.
Tolstoï lui-même remarquait en relisant l'écrivain qu'il avait tant admiré : " Hélas! Je dois reconnaître que la prose de Pouchkine a vieilli -non par le style mais par la manière d'exposer. Aujourd'hui, à juste titre, dans la nouvelle tendance, l'intérêt des détails du sentiment a remplacé l'intérêt des évènements eux-mêmes. (préface Folio classique)
C'est que vingt-cinq ans sépare ces récits et le goût du réalisme a remplacé le romantisme.Pour tout vous dire, moi, j'aime les deux même s'il s'agit dans les deux cas, d'une oeuvre mineure!

La fuite de Maria Gravilovna




Lecture commune sur Toltoï avec Marylin :  voir ICI
Voir aussi Seth sur Léon TolstoÏ 

mardi 14 janvier 2014

Rosa Montero : Le roi transparent



Tout de suite après mon billet sur La Confrérie des chasseurs de livres, voici encore un roman historique : Le roi transparent de Rosa Montero. Mais il s'agit d'un hasard car il  y a déjà un moment que j'ai lu ce roman recommandé par Keisha sans avoir le temps de le chroniquer.

Aliénor d'Aquitaine

Il y a beaucoup de différences d'un roman historique à l'autre et celui-ci ne déroge pas à la règle. Rosa Montero l'a écrit parce qu'elle est absolument amoureuse de cette période médiévale du XII siècle qui s'étend jusqu'au début du XIII siècle. C'est une époque qui voit de grands bouleversements dans les moeurs et connaît avant la lettre une sorte de renaissance intellectuelle et sociale : période de l'amour courtois, de l'affirmation de la femme, de la cour d'Alienor d'Aquitaine, des troubadours, des romans de Chrétien de Troyes. L'Occitanie est au centre ce renouveau. Bouillonnement des idées qui coexiste avec les guerres, les actes de barbarie des croisés, les croisades des enfants. Sur le plan religieux les cathares introduisent amour et ouverture d'esprit face à l'obscurantisme et le fanatisme de l'Eglise avant d'être finalement anéantis.

Mais le pouvoir absorbe toujours un partie de ce qu'il écrase, et c'est ce qui a germé de nouveau lors de la Renaissance : les résidus de ce temps lumineux.

Cependant Rosa Montero se défend d'avoir voulu écrire un roman historique : elle ne s'est pas documentée dans ce but mais elle est tellement imprégnée par cette époque que sa passion pour ce "temps lumineux" a rencontré son désir d'écrire. Une démarche originale qui explique l'originalité de son propos :

Leola, une jeune paysanne serve, appartient à la famille des Aubenac en guerre contre son voisin. La défaite du seigneur entraîne pillage, massacres et dévastation. Le père de la jeune fille et son fiancé sont faits prisonniers et disparaissent. Sa maison est brûlée. Léola s'enfuit mais pour échapper au sort qui attend une femme dans un pays livré à la soldatesque, Léola, se procure une armure trouvée sur un cadavre et se fait passer pour chevalier. C'est le début d'un apprentissage des armes et de la guerre et d'une errance qui va durer vingt-cinq ans.

Le livre est passionnant car il nous présente l'Histoire par l'intérieur, par la conscience des êtres humains, leurs croyances, leur mentalité, leurs craintes. La narratrice, Léola, petite serve ignorante, raconte sa vie et l'on va voir sa vision du monde évoluer quand elle échappe à sa classe sociale et à sa condition de femme, au fur et à mesure qu'elle apprend à lire et qu'elle est introduite auprès de personnes qui détiennent la culture. Ce qui intéresse l'auteur ne sont pas tant les évènements que d'essayer de saisir les êtres, de penser comme eux. C'est pourquoi , dit-elle :

"ce livre est volontairement anachronique ou plutôt achronique. Au cours des vingt-cinq années que durent les péripéties de Léola sont narrés des évènements qui s'étendent sur un siècle et demi." 

 Car ce que Rosa Montero essaie de capter, c'est l'esprit du siècle. Elle le fait avec beaucoup de réalisme, en s'appuyant sur des connaissances solides, mais en s'affranchissant du carcan de l'Histoire.


Richard Coeur de Lion

Le roi transparent est aussi un roman d'aventures, avec des rebondissements, des moments  effrayants, passionnants : le travestissement de Léola en homme, son apprentissage du maniement des armes, ses combats contre des ennemis redoutables, son emprisonnement,  font partie du plaisir de ce genre de lecture.  Nous nous intéressons au sort des personnages, à Léola , bien sûr, mais aussi à son amie Nynève, à Léon son amoureux, aux Parfaites, les Bonnes Femmes cathares qui lui apportent leur amitié et leur soutien. Léola rencontre aussi des personnages historiques qui ajoutent à notre plaisir, Alienor, son fils Richard Coeur de Lion, Simon de Montfort, le redoutable exterminateur des Cathares, Héloïse, celle de Pierre Abélard… Et même si ces personnages n'ont pas été contemporains, c'est une joie pour le lecteur de pouvoir les rencontrer car ils symbolisent cette période.


Les chevaliers de la table ronde

Mais c'est aussi un roman fantastique car les croyances de ces temps admettent facilement l'existence de personnages doués de pouvoirs magiques, de légendes, de mauvais sorts et d'esprit malins.  Nynève se dit fée, elle a connu Merlin l'enchanteur et la cour du roi Arthur.  Et peu importe que cela soit vrai ou faux car nous sommes ainsi introduits dans l'univers du conte merveilleux.
 La légende du roi transparent qui sert de titre au roman appartient à cette veine fantastique de même que  les  livres ésotériques découverts par Léola. .. Mais ils sont pour Rosa Montero l'occasion de mener une réflexion sur la liberté humaine, sur notre pouvoir de choisir entre le Bien et le Mal. C'est ce que l'abbesse explique à Léola quand celle-ci découvre ce genre de livres :

-Ecoute-moi…. En bonne chrétienne que je suis, je crois au libre-arbitre. Je veux dire que je crois en la liberté ultime de choisir entre le bien et le mal et de façonner son destin. Toutefois il est des peuples qui croient à la fatalité, qui pensent que la vie des hommes est écrite à l'encre indélébile dans de grands livres..

Le pantalon début du XX siècle







Ainsi si Léola incarne une femme qui prend en main son destin, la dame blanche Duodha, choisit, elle, délibérément, d'incarner le Mal et devient la Dame noire.
De plus, Leola comme Nynève, incarnent l'émancipation de la femme et il est curieux de constater que pour y parvenir elles doivent toutes deux passer pour des hommes. Ce n'est pas sans rappeler George Sand au XIX siècle, preuve que l'on n'a pas tant évolué! C'est la seule manière de pouvoir se libérer à moins d'être une femme puissante comme Aliénor d'Aquitaine et les dames de sa cour qui ont accès à la culture et à la liberté.
Libre-arbitre, prédestination, émancipation de la femme, tolérance face au fanatisme, ainsi les questions posées à travers ce roman nous ramènent aussi à nous-mêmes, face à des préoccupations qui nous concernent toujours!

George Sand


Un roman hybride qui mêle un peu tous les genres,  agréable à lire par bien des aspects et qui procure un intelligent et vif plaisir de lecture.

Ce livre a suscité de nombreux billets enthousiastes :

Keisha

Luocine

Ys-Sandrine

Lecture-Ecriture

Un chocolat dans mon roman