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jeudi 7 juillet 2011

Villeneuve-en-Scène : Maboul Distorsion, Parallèles & Bipèdes.


 Le festival de Villeneuvre-Lez-Avignon commençait hier. Parallèle à celui d'Avignon et distinct du grand frère, il se déroule dans des lieux de verdure sous de grands chapiteaux.

Parallèles et Bipèdes de Maboul distorsion est un spectacle de théâtre mais aussi de cirque puisque les cinq personnages qui évoluent sur scène appartiennent à la fois à l'espèce du clown rappelant les personnages burlesques du cinéma muet  américain,  sortes de Marx Brothers complètement loufoques, mais  sont aussi acrobates, jongleurs, magiciens fabriquant l'illusion à l'aide de simples bouts de cartons.. Un nouveau cirque, donc, qui sous l'apparence du rire, donne une vision assez noire de notre société.
Sous le chapiteau de Villeneuve-en-scène, dans le Verger, un décor de boîtes en carton rappelle un déménagement cauchemardesque, un empilement qui se dresse comme un mur et délimite un monde dans lequel nous serions prisonniers. Qu'y a-t-il derrière ce mur? La liberté ou la mort? Et de ces boîtes vont surgir, avec une certaine violence, des personnages catapultés dans ce monde absurde, sans queue ni tête, où les boîtes vomissent des objets hétéroclites, où le carton est capable d'engendrer des monstres, de se transformer, devenir masques, vêtements, objets de toutes sortes, d'engendrer même de nouveaux personnages. La mise en scène est réglée comme un ballet dans lequel les acteurs passent, disparaissent, se croisent et parfois se rencontrent pour mieux essayer de s'imposer, de prendre le dessus. Car ce monde est le nôtre, le fort y domine le faible, le grand écrase le petit, le riche, le pauvre, un monde avec sa hiérarchie sociale, son patron cravaté perché sur sa pyramide de… carton (!). Mais celle-ci finira un jour par s'effondrer pour mieux renaître ensuite. La bande sonore avec ses bruitages, ses rares paroles réduites souvent à des onomatopées, crée un effet comique très réussi. Certains passages de jonglage à quatre mains sont assez poétiques et témoignent de beaucoup d'adresse. Une inventivité toujours renouvelée pour reproduire un monde qui finira par disparaître sous l'avalanche de ses propres déchets que les cartons déversent sur la scène!
J'avoue avoir eu un peu de mal, au départ, à entrer dans ce monde de l'absurde qui ne me faisait pas rire (mais je ne suis pas sûre qu'il soit entièrement là pour ça!)  mais peu à peu je me suis laissé gagner par le spectacle.



Dans un monde de carton, cinq hommes se croisent, s'évitent, apparaissent, disparaissent dans un ballet burlesque. Mais leur destin est lié. Ils jonglent alors ensemble avec des cartons de toutes tailles, de toutes formes, construisent des monuments : ascenseurs, pyramides… Papier d'emballage et ruban adhésif se transforment en masque, en vêtement, en bouteille, en table. La parole est inutile, la précision du geste, du déplacement  la remplace. Et le public fonctionne devant cette mécanique bien huilée. Les plus jeunes rient des démêlés incessants de ces hommes en prise avec des cartons souvent rétifs, les plus âgés sont emportés par la poésie de ce théâtre proche de l'absurde, très critique à l'égard de notre société.
En effet,  au début de la pièce, trois des personnages sont littéralement projetés sans le vouloir dans cet univers de carton où s'agite un magasinier. Un cadre hautain semble ignorer ce petit monde. Mais le cadre  a beau se croire  supérieur, situé tout en haut de la pyramide sociale, ce n'est qu'une illusion et sa chute est brutale. Quand les hommes jouent, jonglent, trinquent ensemble, les enjeux de pouvoir ne disparaissent pas : qui aura le plus grand verre? qui accumulera le plus de cartons?… Pourtant tous ces hommes sont dans la même galère, dans une société absurde qui broie l'individu.
La mise en scène de Raymond Peyramaure est d'une grande précision, inventive et  le spectacle est servi par le talent et l'énergie de cinq comédiens, mimes et jongleurs. 

Parallèles & Bipèdes.
Cie Maboul Distorsion.
Festival Villeneuve en scène.
Du 5 au 27 Juillet 2011.
20H30

mercredi 6 juillet 2011

Le festival de danse de Marseille : Gregory Maqoma, Sidi Larbi Cherkaoui, Shanel Winlock

 Le troisième spectacle de danse contemporaine que j'ai vu à Marseille est  Southern Bound Comfort et autant le dire tout de suite, il m'a emballée! Il est composé de deux ballets : le premier Southern Comfort du chorégraphe sud-africain Gregory Maqoma, le second Bound du chorégraphe belgo-marocain Sidi Larbi Cherkaoui. Les deux oeuvres sont interprétées magistralement par Gregory Maqoma et Shane Winlock. Toutes les deux  ont un thème commun. Ils traitent du couple, plus généralement des rapports hommes-femmes et jouent sur l'idée de domination-soumission.

Southern Comfort est une pièce pleine d'humour. Elle met en scène une jeune femme que l'on imagine être chorégraphe  et qui profite de son autorité pour mettre sous sa coupe son danseur et aussi les musiciens qui l'accompagnent. Le texte, la musique, les jeux d'éclairage qui doivent la suivre en mettant dans l'ombre ses faire-valoir créent autant de moments amusants qui déclenchent le rire, entrecoupés par des solos ou des duos enlevés. Jusqu'à la révolte, le retour du bâton!



Dans Bound  le couple perd son bébé. Le ton est grave, le désespoir est là, le désir de  suicide hante le couple qui n'arrive pas à se retrouver après le drame. L'homme et la femme se déchirent jusqu'à la séparation finale. La chorégaphie est extraordinairement belle et inventive. Le seul décor est constitué de cordes qui pendent des cintres ou se déroulent sur la scène, deviennent tour à tour maison, arbres pour se pendre; elles prennent la forme du bébé lové contre le corps maternel mais elles sont aussi la Mort qui vient arracher l'enfant des bras de sa mère. Elles se dressent comme des serpents vibrants, démultipliées par un effet de lumières stoboscopiques, devant la mère éplorée et dansent avec elle la violence du deuil, elles emprisonnent le couple, le retiennent prisonnier jusqu'à la séparation, l'étirement final où la corde est prête à se rompre libérant le couple de ses dernières attaches. Un grand moment de beauté et d'émotion. De la grande danse!


Henning Mankell : L'homme inquiet



J'ai lu L'Homme inquiet de Henning Mankell il y a déjà un mois et je ne me souviens plus de l'histoire policière. Enfin, presque! Oui, c'est une histoire d'espionnage qui a eu lieu réellement dans les années 80, des sous-marins qui sont venus espionner la Suède en pénétrant  dans ses eaux territoriales sans autorisation. Et alors que tout le monde accuse l'ennemi public n°1 de l'époque, L'URSS, notre Wallander va découvrir  qu'elle n'y est pour rien, que la réponse est ailleurs (je ne vous dirai rien) et que des gens qui lui sont liés sont très impliqués dans les meurtres qu'il doit résoudre. Voilà!  je ne me souviens de presque rien, vous dis-je!
Ce qui m'a importé enfin, ce à quoi, je me suis vraiment intéressée, c'est à Wallander, bien sûr!  Il a enfin acheté la maison de ses rêves, il a enfin le chien de ses rêves, sa fille lui a même fabriqué une petite fille pour qu'il ait une raison de vivre! Il est malade et tout aussi déprimé que dans les romans précédents mais Mankell  - qui avoue dans une interview qu'il veut se débarrasser de son  personnage -  n'a pas osé l'assassiner. Alors.. il le fait partir à la retraite! Le traître, je parle de Mankell car Wallander n'y est pour rien! Le traître donc! Vous ne lirez plus les aventures de votre héros préféré. Exist Wallander!

mardi 5 juillet 2011

Festival Danse de Marseille 2011 (2) : Akram Khan


Vertical Road de Akram Khan

Autant le dire tout de suite, je connais mal la danse contemporaine. Mes connaissances s'arrêtent à Elvin Ailey, autrement dit aux années 1970-80. Le festival de Marseille a donc été l'occasion pour moi de découvrir des artistes de premier plan. Akram Khan en fait parti. Chorégraphe anglo-blangadais, il allie les techniques contemporaines à la danse traditionnelle de l'Inde du Nord, le Kathatk. Dans Vertical Road il doit beaucoup au poète et philosophe persan Roumi. Akram Khan y explore le difficile chemin que doit parcourir l'âme pour accéder à la spiritualité.


 Le ballet est d'une virtuosité étonnante, puissante, violente même. Les danseurs semblent dotés d'une énergie décuplée par le rythme musique. Ils tournoient, scandent avec force la musique de leurs pieds, bondissent, se préparant à l'envol mais retombent sur le sol, le corps écartelé par la douleur. Sur la scène se livre un étrange lutte comme si ces âmes en souffrance étaient retenus sur le sol, empêchées. Mais quel est cet étrange personnage qui semble tour à tour les guider et les empêcher de continuer leur route? Peut-être un ange puisque, nous dit-on, Akram Khan s'inspire de la présence des anges dans différentes légendes? Mais est-ce l'Ange du Bien ou du Mal car il semble dominer les âmes, les contraindre à l'obéissance et la silhouette athlétique le rattache à la matérialité de la terre. Parfois la révolte gronde, l'un d'entre eux se lève pour s'opposer à lui, des mains s'agrippent pour le retenir. Mais toujours, il reprend le dessus jusqu'au moment, où les âmes trouvent leur voie et passent de l'autre côté, un au-delà matérialisé sur scène par un immense rideau blanc tendu entre les Mondes. Cette frontière transcendée par des jeux de lumière sublimes laissent apparaître par transparence les silhouettes et, à la fin du ballet, les mains de ceux qui sont passés de l'autre côté comme pour un dernier adieu. Un magnifique tableau.

Comment se fait-il pourtant que malgré l'admiration éprouvée à la fois pour les danseurs virtuoses, la scénographie éblouissante et la puissance de la chorégraphie, je n'ai pas été entièrement prise par ce spectacle?  Je crois que je me suis posée trop de questions. Or, je n'étais pas certaine de bien interpréter ce que je voyais. Ainsi au début du ballet, les danseurs se lèvent secouant de leur vêtements une fine poudre blanche qui forme comme une brume autour d'eux. J'y ai vu les morts du jugement dernier soulevant la poussière de leur tombeau. Mais à chercher des explications, on laisse de côté l'émotion. Et c'est dommage! J'ai parfois eu l'impression de longueurs et de redites. Peut-être aussi ne suis-je pas assez mystique pour apprécier pleinement? Bref! j'ai vraiment eu conscience d'être devant un grand chorégraphe mais d'avoir partiellement raté la rencontre! C'est pourquoi j'aimerais vraiment voir d'autres ballets de Akram Khan.



La connaissance du poète persan Rumi doit ouvrir les portes de la compréhension de ce ballet. Voici un extrait d'un poème trouvé sur le net.

I died from minerality and became vegetable;
And from vegetativeness I died and became animal.
I died from animality and became man.
Then why fear disappearance through death?
Next time I shall die
Bringing forth wings and feathers like angels;
After that, soaring higher than angels -
What you cannot imagine,
I shall be that.

Sophie Loubière : L'enfant aux cailloux


Etrange personnage cette Elsa du roman de Sophie Loubière, L'enfant aux cailloux. Fillette, elle voyait le fantôme de sa mère s'asseoir sur son lit, jeune femme exaltée et emportée, elle chasse Gérard, son mari qui ne s'occupe pas assez d'elle et reste seule avec son fils, Martin. Quand elle devient grand mère, elle ne se conduit pas plus raisonnablement envers son petit fils Bastien. Et cela ne s'améliore pas par la suite. Agée, elle vit dans la vieille maison familiale, continue à voir des fantômes, affiche un sacré caractère, empoisonne la vie de son fils devenu médecin, pourtant bien dévoué à sa folle de mère. Présentement, elle surveille la maison d'à côté où jouent les enfants des voisins, les Desmoulins; la  petite Laurie s'amuse avec son jeune frère, Kévin et plus loin, toujours à l'écart, un enfant joue avec des cailloux; il paraît malade. Elsa, ancienne directrice d'école ne s'y trompe pas, ce petit garçon souffre de maltraitance. Elle alerte les services sociaux, la police. Oui, mais pour les autorités les Desmoulins n'ont que deux enfants. Le troisième mentionné par Elsa n'existe pas. Alors Elsa, prête à tout pour sauver le gamin, part en guerre!

Etrange livre aussi. Mon esprit cartésien a d'abord été malmené dans les premiers chapitres. J'ai commencé par ne rien y comprendre! Je trouvais l'histoire décousue et pour cause! Sophie Loubière nous présente la vie d'Elsa par de grands flashs sur des moments clefs de sa vie. Mais ces épisodes ne sont pas totalement éclairés, certains aspects restent donc inexpliqués et nous nous interrogeons sur ce qu'a voulu montrer l'auteur. Ce survol est en accéléré jusqu'au moment où commence le récit proprement dit, c'est à dire quand la vieille femme rentre chez elle après une longue absence et découvre le petit garçon maltraité. Mais rassurez-vous, peu à peu toutes les pièces se mettent en place et nous aurons la réponse... au dénouement, l'écrivain ménageant le suspense jusqu'au bout! Jusqu'au bout, oui! nous nous interrogerons sur ce petit bout de femme pas commode en nous demandant si elle est folle à lier ou simplement étrange et visionnaire? A vous de le découvrir ! Un bon suspense!

 Merci à la librairie Dialogues croisés et aux éditions du Fleuve noir

lundi 4 juillet 2011

Festival Danse et arts multiples de Marseille 2011 (1): Alvin Ailey


Escapades Photo Eduard Patino

 Le festival de danse contemporaine de Marseille se termine le 9 Juillet. Pour moi, il a fini hier avec le dernier des trois spectacles que j'avais réservés : Ailey II, Vertical Road, Southern Bound Comfort.
Le premier auquel j'ai assisté est celui de la compagnie Ailey II.

La compagnie Ailey II
La compagnie américaine Ailey II composé de jeunes danseurs, tous excellents, perpétue la mémoire du grand chorégaphe Alvin Ailey, décédé en 1989, en dansant partout dans le monde des pièces de son répertoire. Ils interprètent aussi parallèlement des ballets de chorégraphes contemporains. Alvin Ailey, noir américain d'origine africaine unit dans ses créations la culture des deux civilisations dont il est issu.
Le spectacle présentait  quatre ballets.
  
Ailey Highligths composé d'extraits de plusieurs oeuvres chorégraphiques imaginées par Ailey entre 1958 et 18989, sorte de rétrospective enlevée, extrêmement variée et brillante, florilège des meilleurs ballets du maître, Blue suite, The lark ascending, Isba, Escapades, Hidden Rites.

Splendid Isolation : photo de Eduardo Patino

Splendid Isolation, une chorégaphie de Jessica Lang, permet de partager, sur des chants médiévaux, un instant de luminosité et de grâce extraordinaires. Une danseuse prisonnière d'une longue robe blanche qui étend sa large corolle autour d'elle, isolée du monde par  un faisceau de lumière, exécute une gestuelle d'une grande pureté. On dirait une silhouette de Brancusi, un oiseau prêt à prendre son envol. Un moment de grâce.



Hunt  photo Eduard Patino

Hunt de Robert Battle est un ballet trépidant qui mime une chasse tribale au rythme des tambours du Bronx, alliance de l'Afrique et l'Amérique. La musique, obsédante, épouse la violence de la chasse mimée par des acteurs bondissant, entraînés par un rythme de plus en plus rapide. On voit le gibier tué dont s'empare les chasseurs, on imagine aussi que cette danse violente où  la mort fait irruption est celle des esclaves en fuite  fuyant les chiens qui vont les dévorer, les maîtres qui vont les abattre. Mon interprétation est tout à fait personnelle  et je ne l'impose à personne!

  Enfin Revelations  est devenu le "classique" incontournable de la danse contemporaine et américaine. Les danseurs évoluent sur scène  sur la musique de negro spirituals et de blues. C'est l'âme africaine qui s'exprime, le peuple noir, esclave, qui danse ses peines, ses aspirations à la liberté dans un premier tableau intitulé : Pilgrim Sorrow. Dans take me to the water les robes des femmes et l'ombrelle blanche célèbrent le baptême, la pureté tandis qu'une immense bande de tissu bleu symbolise l'onde purificatrice.  Puis avec Move, members, move! la joie, les transports de la foi éclatent formant un tableau joyeux et animé  éclairé les robes jaunes des femmes. Les danseurs  merveilleux, les jeux de lumière, les costumes  font de ce spectacle un moment de bonheur, la salle conquise applaudit, debout. 
Un merveilleux hommage à Alvin Ailey.

samedi 2 juillet 2011

Joyce Carol Oates : La fille tatouée


 La fille tatouée de Joyce Carol Oates est un roman qui vous bouscule, que dis-je? qui vous malmène, vous rudoie, vous bouleverse, vous empoigne enfin. Tout, du récit au style, de l'intrigue générale aux détails, est dérangeant et je comprends pourquoi il a été si controversé à sa sortie! Une chose est sûre : s'il ne fait pas plaisir, si l'on n'en sort pas indemne, c'est parce que c'est un grand roman!

Deux personnages en opposition totale
Alma Bush est décidément une pauvre fille, une paumée.  Elle vient d'un pays, le comté d'Akron en Pensylvannie, qui ressemble  à l'enfer -  au sens propre-  avec ses fumerolles qui s'élèvent du sol, ses vapeurs, ses gaz toxiques, sa puanteur, avec les incendies de ses mines d'anthracite. Elle est issue d'une famille pauvre où le mot amour n'existe pas. Les hommes l'ont toujours traitée en objet sexuel, ils l'utilisent, ils la vendent, l'insultent et la seule chose qu'elle reçoit d'eux, ce sont des coups de pieds dans le ventre, ce dont ils ne se privent pas. Pourquoi accepte-t-elle? parce qu'elle n'a aucune estime pour elle-même, est persuadée que personne ne peut l'aimer, parce qu'elle pense le mériter!
Joshua Seigl est de famille juive. Ecrivain brillant et reconnu, il a écrit un livre, considéré comme un chef d'oeuvre, sur ses grands parents morts dans les camps de concentration. Lui aussi est fragile et prompt à se replier sur lui-même mais il est riche,  érudit, bel homme, habitué à recevoir l'admiration des femmes et les hommages des lettrés et des intellectuels qui l'entourent.  Cependant, quand, atteint d'une grave maladie, il est obligé de prendre un assistant, le voilà qui refuse tous les brillants étudiants qui se présentent chez lui pour prendre Alma Bush à son service!

L'intrigue psychologique et sociale
La réunion de Joshua et Alma sous le même toit, c'est la confontation explosive de deux extrêmes, de deux milieux sociaux que tout oppose, de deux Amériques qui d'habitude ne se connaissent pas et n'ont pas de rapport entre elles en dehors de l'exploitation de l'une par l'autre.
Pendant que les familles du comté d'Akron meurent les poumons rongés par l'emphysème et toutes sortes de maux au-dessus des mines incendiées, dans l'indifférence générale de ceux qui détiennent le pouvoir, pendant qu'Alma est ramassée mourante de faim dans le ruisseau, Joshua ne sait que faire de son argent. Il est si riche qu'il n'ouvre même pas les lettres qui contiennent des chèques de rémunération pour ses interventions dans des colloques ou ses publications. Si riche qu'il a le bon goût d'en avoir honte! Et si cultivé que chacun de ses mots blesse l'écorchée vive qu'est Alma!
Ce qui explique le sentiment qu'elle va paradoxalement éprouver pour son patron, la haine! Paradoxalement, car c'est le seul homme qui la respecte, le seul qui ne la touche pas, le seul qui se soucie de son bien être, de son avenir! Pourtant, il suffirait d'un mot, d'un geste, d'une attention pour qu'une étincelle s'allume dans le coeur d'Alma, pour parvenir à percer sa carapace, pour que la haine se transforme en amour.
Voilà pour la situation et comme vous devez savoir que Joyce Carol Oates n'est pas précisément une habituée de Cendrillon,  il est inutile de vous dire que le livre finit mal!

La condition de la femme
J'avoue que j'ai vraiment eu du mal à lire jusqu'au bout cette histoire si noire. Cela tient d'abord à la personnalité d'Alma. On ne peut ressentir de la sympathie, ni même de la pitié pour cette fille même si l'on sait qu'elle est victime. En fait, c'est parce que  l'écrivain nous invite à partager le point de vue des hommes, des brutes, sur elle, en particulier de Dmitri, ce garçon de café qui la prostitue. Et ce regard est tellement dégradant, tellement salace que, malgré la beauté de la jeune fille abimée par ses tatouages, l'on ne voit plus en elle qu'une "femelle" (sic) nécessaire à l'assouvissement de besoins sexuels et bonne à apporter de l'argent, une épave sans dignité, un objet dont on peut disposer à sa guise. On souhaiterait pouvoir s'intéresser au personnage mais le fait qu'elle se soumette, qu'elle paraisse n'avoir aucun orgueil, nous en empêche et  finalement, il est très incorfortable pour le lecteur d'éprouver pour elle indifférence ou mépris, bref! d'épouser le point de vue des salauds.  Et c'est là que réside la force de l'écrivain. Elle nous fait prendre conscience de l'exploitation sexuelle, financière et psychogique de la jeune femme issue d'un milieu modeste en nous amenant à être du côté de l'exploiteur non de de la victime. Et notre prise de conscience sera d'autant plus grande que nous serons amenés peu à peu à la voir sous un autre angle, celui de Josua, celui du narrateur ou encore le sien, de l'intérieur,  quand nous serons éclairés sur ses pensées et ses sentiments..
Ainsi le roman de Joyce Carol Oates est une dénonciation de la condition des femmes qui partent dans la vie avec un handicap social insurmontable et un capital d'amour égal à zéro..  Et cette dénonciation est d'une telle crudité, avec des mots si violents, que cela nous touche jusqu'au malaise.

Le thème de l'holocauste et l'antisémiste d'Alma
Un autre chose m'a gênée, c'est l'antisémiste d'Alma, un antisémiste qui ne lui est pas naturel, que lui appris son amant Dmitri à grand renfort de coups de  pied mais qu'elle fait sienne pour deux raisons : pour plaire à Dmitri  parce quelle veut être aimée par quelqu'un, fut-ce par la pire ordure, et parce qu'il faut bien aussi qu'elle  se raccroche à sa haine envers son employeur. C'est ce qui lui permet d'exister.  Là encore l'antisémistisme s'exprime d'une manière et dans des termes d'une telle violence que l'on a l'impression d'être traîné dans un bain de boue, de partager l'enfer de cette femme.
Quant à Josua, même s'il est très éloigné de la la religion, il reste hanté par l'holocauste  Il y a un moment très beau lorsque Josua  provoque une prise de conscience chez elle en cherchant à lui montrer la réalité de l'holocauste perpétrée non seulement contre les juifs mais contre toutes les autres victimes (merci à JC Oates de le rappeler) et le non fondé de sa haine pour les juifs. C'est comme s'il ouvrait une brèche  vers la conscience de la jeune femme. A partir du moment où Josua s'intéresse à elle comme être pensant, en se souciant de ses idées, il la fait naître en tant que personne. Et pour le lecteur, c'est une brève trouée de ciel bleu dans un univers sans espoir.

Prise de position politique
JC Oates n'hésite pas aussi à dénoncer les responsables de catastrophes écologiques, de pollution comme elle l'a fait à propos de la ville de Niagara dans "Chutes"... C'est un thème qui lui est cher. Même s'il est secondaire, il est  important parce qu'il éclaire la psychologie d'Alma et l'affrontement social entre les deux personnages :
On dit qu'on aurait pu éteindre les incendies dans ces  mines il y a des années mais que le comté d'Akron n'a rien fait. L'Etat de Pensylvannie n'a rien fait. Pourquoi?
C'est les politiciens. C'est les propriétaires-banquiers juifs avec leurs hypothèques sur Wind Ridge, Bobtown, McCraken, Cheet.  Que les mines brûlent, qu'elles déposent leur bilan. Personne n'a en rien 
à fiche des gens qui vivent ici, c'est comme ça que les banquiers juifs gagnent des millions de dollars, et le gouvernement américain approuve de la même façon qu'il soutient Israel.
Je pense  en lisant ces lignes aux accents de John Steinbeck dans Les raisins de la colère ou ceux d'Emile Zola dans Germinal.. car c'est le propre d'un grand écrivain de dénoncer l'inégalité sociale  à travers des personnages qui l'incarnent individuellement.

 Challenge de George

Joyce Carol Oates : Mère disparue




Joyce Carol Oates  a écrit ce roman Mère disparue en pensant à sa mère décédée en 2003, si j'en juge par la dédicace du livre... Il ne s'agit pas, cependant, d'une autobiographie mais d'une oeuvre entièrement fictionnelle puisque l'écrivain imagine  comment l'héroïne de son roman, Nikki, après une soirée de fête des mères ratée, retrouve sa mère  morte quelques jours plus tard, sauvagement assassinée. Le livre n'est pas non plus un  roman policier. Le lieutenant Ross Stabane retrouve tout de suite le meurtrier et clôt l'enquête.
Et pourtant, il y a enquête! Celle que Nikki va mener auprès des amies de sa mère, "l'hypocondriaque" Alice Proxmire,"le distingué" Gilbert Wexley, "la sévère" tante Tabitha,  pour apprendre qui était véritablement Gwen Eaton que ses amis avaient surnommée "Plume" et qui cherchait désespérement à rendre les gens heureux autour d'elle faute de pouvoir l'être vraiment elle-même. Au cours de cette recherche la personnalité de Nikki va évoluer ainsi que ses sentiments.
Au début de Mère disparue, Carol Joyce Oates s'adresse directement à chacun d'entre nous en ces termes : Je raconte ici comment ma mère me manque. Un jour, d'une façon qui ne sera qu'à vous, ce sera aussi votre histoire. J'ai pensé, à la lecture de ces lignes, que ce livre allait beaucoup me toucher ... et puis non! Il se lit, pourtant, avec intérêt.
En effet, il présente les qualités que j'ai rencontrées au cours de mes lectures de Joyce Carol Oates. Celle-ci excelle dans la peinture des relations humaines et de ses ambiguités, des rancoeurs, et des blessures qui ne peuvent se refermer. Les rapports, par exemple entre les deux soeurs, Nikki et Clare Eaton, la jalousie qu'elles éprouvent l'une envers l'autre, l'attrait-répulsion voire  le manque d'amour et d'affinités sont décrits avec beaucoup de finesse, de même que ceux plutôt équivoques entre Nikki et son beau-frère, Rob Chisholm.
J'aime beaucoup aussi, comment sans avoir l'air d'y toucher, l'écrivain sait faire comprendre la hiérarchie des rapports sociaux, le sentiment de supériorité éprouvé par une certaine bourgeoisie envers les classes dites inférieures, les non-dits au sein d'une même famille. Par exemple la  condescendance feutrée manifestée à la si "gentille" et si "petite" Plume qui fut dans les années 60 "une pom pom girl fadement mignonne", comme des "milliers- des millions?- d'autres jeunes filles instantanément reconnaissables pour des américains de la classe moyenne par tout non-américain".
Peu à peu se dessine aussi le portrait du père mort des années auparavant et c'est là, une fois encore, une  des grandes  forces de l'écrivain, celle de faire découvrir de manière allusive la relation entre Gwen et son mari, de faire revivre par petites touches impressionnistes cet homme silencieux, coléreux, imbu de lui-même, représentant l'autorité, et qu'il valait mieux ne pas taquiner, le père  impatient  et exaspéré par ses enfants, le mari amoureux de sa femme mais méprisant la famille modeste de celle-ci, les Kovach.
Par contre j'ai moins aimé le personnage de Nikki qui, contrairement à Ariah dans Chutes, est finalement peu intéressante. Superficielle, égocentrique, préoccupée uniquement de son pouvoir sur les  hommes, et de son apparence, elle est sensée changer après la terrible épreuve qu'elle a vécue. Or, son évolution me paraît peu convaincante et profonde. Joyce Oates m'a paru plus inspiré à d'autres  moments, pour d'autres personnages.
Enfin, et c'est ce qui explique une relative déception à la lecture de ce livre, l'auteur nous avait annoncé un roman sur le manque et je m'attendais à une réflexion sur la mort, sur le vide, sur les rapports mère-fille, sur l'amour maternel et filial ... Bien sûr, il est question de tout cela dans ce roman mais le fait d'avoir imaginé ce meurtre donne un côté anecdotique au récit. C'est pourquoi j'ai ressenti un manque de profondeur comme si ce n'était pas et ne pouvait pas être mon histoire. Peut-être est-ce pour cela que je n'ai pas été vraiment touchée par ce roman?


Joyce Carol Oates : Les mystères de Winterthurn


                            

Les mystères de Winterthurn de la grande romancière Joyce Carol Oates que l'on pourrait qualifier de roman noir gothique aborde un registre auquel je ne m'attendais pas  après avoir lu  Nous étions les Mulvaney bien ancrée dans la société américaine des années 1970.
Le livre est divisé en trois parties qui correspondent à trois énigmes, associées à des meurtres, résolues par le détective Xavier Kilgarvan :
          La vierge à la roseraie ou la tragédie du manoir Glen Mawr
          Le demi-arpent du diable ou le mystère du "cruel prétendant"
          La robe nuptiale tachée de sang ou la dernière affaire de Xavier Kilgarvan
Le fil directeur de ces trois récits est d'abord, bien sûr, Xavier Kilgarvan qui a seize ans au début du roman et les personnages récurrents  comme les deux cousines du jeune homme, Perdita et Thérèse Kilgarvan ainsi que les frères du héros; ensuite le lieu, le village de Winterthurn, et le genre, un mélange de réalisme lié au roman policier et de fantastique qui rappelle le roman gothique avec intervention du diable et de démons. L'intrigue se situe  à la fin du XIX ème siècle.
On peut lire cette oeuvre au premier degré, en tremblant, caché(e) sous sa couverture, fasciné(e)par les horreurs du manoir de Glen Mawr, terrifié(e) par les atrocités commises par le  "cruel prétendant" ou la robe couverte de sang de la belle et malheureuse Perdita.
Et puis, il y a le second degré : un humour sous-jacent au récit qui nous interpelle comme si l'auteur voulait attirer notre attention vers autre chose, vers un autre point de vue, d'autres centres d'intérêt, thèmes qui ne sont pas si éloignés, finalement, du roman que je citais plus haut : Le double visage d'un Juge, égoïste et incestueux dans le privé mais qui se prétend juste, sévère et impartial dans l'exercice de son métier et qui condamne à la pendaison une servante, séduite par son patron et jetée à la rue, parce que son bébé est mort de froid lors de l'accouchement. Un fils de famille coupable des pires atrocités, innocenté et libéré sous un fallacieux prétexte, mais en fait parce que les jeunes filles torturées et violées par lui ne sont après tout que des ouvrières d'usine. Calomnies, cruautés, vanités, superstitions, obscurantisme... Description d'une société bien-pensante et méprisante qui cache sous les aspects extérieurs de la vertu, les dépravations les plus totales. Même le pasteur n'est pas épargné, terminant en beauté (si j'ose dire!) la satire d'une société que l'auteur épingle d'un trait vigoureux, incisif.
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Joyce Carol Oates et Ian MC Ewan : Chutes (2) ; Sur la plage de Chesil

 J'ai découvert des correspondances certaines entre le roman de Carol Joyce Oates : Chutes et celui de Ian McEwan :  Sur la plage de Chesil.
Tous deux parlent  de jeunes mariés en voyage de noces, l'un aux Etats-Unis en 1950, l'autre en Angleterre, en 1962, une nuit de noces qui sera sans lendemain pour les deux couples. Tous deux seront en effet, des victimes de leur époque  et de leur milieu.  Si le récit de cette nuit de noces ne couvre que la première partie du long roman de Joyce Carol Oates, et ne représente qu'un moment rapide (mais décisif) de la vie de son héroïne, Ariah, il constitue par contre  le corps du court roman de Ian McEwan, le reste de la vie des personnages, Florence et Edward, étant résumé en quelques pages.
Les deux récits sont construits de la même manière avec des retours en arrière qui renseignent sur le passé, le milieu social, le caractère, les sentiments des personnages.
Pour le couple américain tous deux issus de milieux protestant puritains -lui est un pasteur évangéliste-  le sexe, considéré comme un péché, est une souillure. L'absence d'amour entre le couple, sa peur de la damnation, les non-dits sur les tendances homosexuelles du mari, tout va les conduire à un dénouement tragique. Le couple anglais, à priori, paraît moins marqué par le puritanisme et l'empreinte judéo-chrétienne, il doit surmonter pourtant tout autant d'inhibitions. Les années soixante sont encore une période où la sexualité est tenue secrète, où l'on cache la vérité sur la procréation aux enfants, sur les règles des filles aux garçons.. Les rares manuels d'éducation sexuelle sont maladroits et finalement malsains. Le sexe est associé à la peur d'avoir des enfants par "accident", à la crainte du contact physique ou d'échouer dans l'acte sexuel, de se ridiculiser. Pourtant si l'on devait parier sur l'un ou l'autre couple, j'aurais choisi celui de Mc Ewan car Florence et Edward ont une attirance physique l'un envers l'autre et s'aiment au contraire du couple de Oates qui n'éprouvent qu'un dégoût physique l'un envers l'autre assorti à un sens du devoir et des convenances peu réjouissant.
Les lieux éponymes des deux romans témoignent de l'influence déterminante qu'ils vont avoir sur l'avenir de ces jeunes mariés. Les Chutes du Niagara pour l'un, la plage de Chesil dans le Dorset, pour l'autre, vont consacrer la rupture du couple et décider de son avenir...
Le Niagara, fleuve à l'égal d'un Dieu, dans le roman de Oates, apparaît, en, effet, comme un personnage à part entière, obsédant par sa formidable présence, symbolique du destin des êtres humains qui gravitent autour de lui sans pouvoir lui échapper. Les chutes sont le symbole de la toute puissance de la Nature et de la Mort présentée comme un fléau et une délivrance à la fois. On dirait même qu'il s'impose comme la seule solution au mari d'Ariah. La plage de Chesil est présente, elle aussi, dans la soirée du couple; d'abord comme un paysage attrayant mais inacessible. Ils le contemplent par la fenêtre  lorsqu'ils sont à table mais n'osent se lever car ils sont retenus par les conventions sociales et gênés par les serveurs qui s'agitent autour d'eux.
Edward ne restait  pas insensible à cet appel venant de la plage, et, eut-il su comment faire ou justifier une telle suggestion, il aurait proposé de sortir sans plus attendre."
La plage représente donc un interdit que le couple s'impose et qui symbolise toutes leurs inhibitions au point de vue sexuel, tout ce qui, dans une éducation hypocrite et conventionnelle, brime la spontanéité et les élans du coeur et du corps. On se dit se dit que si le couple avait cédé à cet appel, il aurait trouvé dans toute cette beauté, "les falaises vertes et nues derrière la lagune, et quelques fragments de mer argentée,  l'air d'une douceur vespérale... la liberté de s'aimer.  Il est donc normal que, puisqu'ils sont trop polis, trop coincés, trop timorés, la plage ne puisse alors qu'être le témoin de leur rupture et de la fin de leur amour..
Ainsi les deux récits se terminent pour les deux couples par un échec à la suite de la nuit de noces. Pour ma part, j'avoue que j'ai été beaucoup plus séduite par le dénouement de Joyce Carol Oates non seulement parce qu'il est d'une puissance hallucinante mais parce qu'il est en accord avec la psychologie des protagonistes, des êtres entiers, tourmentés, exacerbés, marqués par la religion comme par un fer rouge, terrorisés par le sens de la faute et du péché.
Si le roman de Mc Ewan a de la force, je ne suis pas arrivée à adhérer à cette fin sur la plage car elle me paraît un peu superficielle. D'abord, parce que les deux jeunes gens s'aiment, et l'amour aurait pu, on le sent d'ailleurs à plusieurs reprises, leur permettre de surmonter la peur qui est sans commune mesure avec l'angoisse spirituelle qui précipite les héros de Chutes en enfer. Ensuite, parce que, pour justifier la rupture de Florence et Edward, Ian McEwan a dû préciser, dans le passé du jeune homme, sa tendance à l'emportement voire à la colère. Autrement dit si le héros n'avait pas été coléreux, il n'aurait pas brisé son couple. Ce fait paraît artificiel car il n'a rien à voir avec le sujet du roman qui s'énonce ainsi : Ils étaient jeunes, instruits, tous les deux vierges avant leur nuit de noces, et ils vivaient dans des temps où parler des problèmes sexuels était manifestement impossible.

Chutes de Joyce Carol Oates : (1)



Chutes, Le roman de Joyce Carol Oates raconte l'histoire d'une jeune femme, Ariah Littrell, fille de pasteur, devenue veuve après sa nuit de noce.  Au matin, en effet, son mari se suicide en se jetant dans les chutes du Niagara.
Cet épisode de la nuit de noces expose l'un des thèmes du roman : l'inhibition sexuelle liée à une religion et à une éducation puritaines, à l'ignorance de l'autre sexe, à la peur, la culpabilité mais aussi au mariage de convenance, sans amour. Mais il ne représente que la première partie du récit même si la jeune femme, devenue une légende sous le vocable de  "la veuve blanche", surnom donné par les journalistes, est à jamais marquée par cette tragédie.
La deuxième partie conte son mariage avec l'avocat Dirk Barnaby qui appartient à la bonne société de Niagara. Elle devient mère de trois enfants, Chandler, Royall et Juliet et mène un vie heureuse(?) si l'on peut employer ce terme en parlant d'Ariah...  jusqu'au moment où Dick Barnaby prend la défense des habitants d'un quartier de Niagara pollué par les industries chimiques. Autre thème très fort du roman. Mais c'est la lutte du pot de terre contre le pot de fer ...
L'accident de voiture qui le précipite dans le fleuve n'est pas dû au hasard.
La troisième partie est consacrée aux trois enfants de Dick et à la recherche que chacun d'entre eux entreprend pour mieux connaître leur père disparu, ce qui les amènera en même temps à une découverte des milieux industriels sans scrupules  qui ont dévasté la région et des élus corrompus qui étaient à leur solde dans les années 1950-60. Cette dénonciation sans complaisance montre comment une classe sociale aisée s'enrichit au détriment des défavorisés sans aucune considération morale, ne reculant devant rien pour satisfaire sa cupidité. Il faudra des décennies de lutte incessante pour qu'une relative justice soit rétablie.
Le  style de Joyce Carol Oates est d'une puissance extraordinaire. Elle seule peut nous faire ressentir avec autant d'intensité la présence obsédante du Niagara et de ses chutes, la grandeur, la puissance, la démesure. Elle nous en fait entendre le tonnerre, nous en fait percevoir la brutalité, nous imprègne de l'atmospère saturée d'humidité qui enveloppe la ville, nous noie dans sa brume. Elle établit entre les humains et la nature dans toute sa primitive sauvagerie, une échelle de valeurs qui réduit l'homme à ce néant dont parle Pascal. C'est une écriture absolument fascinante car l'on ne peut un seul instant oublier, au cours de la lecture, cette force maléfique liée indissolublement à la Mort qui pèse sur cette famille. Il n'est pas étonnant que les indiens d'Amérique ait vu en lui un Fleuve-Dieu. Comme un Dieu, en effet, il va s'imposer à tous les personnages du livre, il va  chercher à les attirer, les séduire; pour eux, il est, à la fois, châtiment et  promesse de consolation car il représente l'anéantissement mais aussi l'accomplissement d'eux-mêmes.
"Toute la nuit le fleuve tonnant l'avait appelé. Tout au long de la nuit, tandis qu'il priait pour rassembler les forces qui lui seraient nécessaires, le fleuve l'appelait. Viens! La paix est ici. La rivière du Tonnerre, ainsi l'avaient nommée les Tuscarora des siècles auparavant. Les chutes du Tonnerre. Les indiens d'Ongaria l'appelaient l'Eau-qui-a-faim. Elle dévorait les imprudents et les victimes offertes en sacrifice; ceux qui se jetaient dans ses eaux bouillonnantes pour être emportés vers l'oubli et la paix."
Le Niagara a toujours cherché à briser Ariah qui lui paie un lourd tribut. Il exerce sur Juliet une force d'attraction presque physique. Royall essaie de l'apprivoiser ou plutôt de se le concilier comme on le ferait d'une divinité  farouche en amenant les touristes en bateau jusqu'au pied des chutes. De plus, revient comme un leit-motiv, le personnage du funambule, le grand père de Dick Burnaby, qui marchait sur un fil tendu au-dessus des chutes et qui finit par y trouver la mort. La métaphore du fil au-dessus du Niagara et celle du point de non-retour, cet endroit  du fleuve où l'on est inexorablement entraîné par les chutes et où l'on ne peut plus échapper à son destin, courent, toutes deux, en filigrane tout au long du livre et symbolisent le destin de chacun des personnages.
Ariah Burnaby, est une femme hors du commun. Si sa vie est brisée par la lutte contre le fleuve, elle n'en laissera jamais rien paraître, s'accrochant à son orgueil et sa dignité, ne tergiversant pas avec sa conscience, intransigeante envers elle-même et envers les autres, refusant de s'avouer vaincue. Joyce Carol Oats brosse là le portrait d'un personnage hors du commun, aussi fascinante et dure que le fleuve, son adversaire; une mère "difficile" pense d'elle son fils Chandler. Les rapports qu'elle entretient avec son mari et ses enfants sont complexes et tourmentés.
Dick Barnaby, malgré sa richesse, le métier d'avocat qu'il exerce avec brio et compétence, son aisance sociale, est finalement plus fragile qu'elle mais sa faiblesse est le revers de ses qualités:   idéaliste, courageux quand il entreprend de prendre la défense des pauvres gens contaminés par les décharges toxiques, il a une haute conception de l'amitié et de la justice et ne peut envisager un seul instant la corruption, l'avidité, l'absence d'humanité qui sont la loi de ses amis, de sa propre classe sociale.
Chandler, Royall et Juliet, tous marqués par la tragédie vécue par leurs parents, vont réagir chacun selon leur caractère; Ce sont des personnages attachants, ce qui est encore un des intérêts de ce remarquable roman.

vendredi 1 juillet 2011

Thomas H. Cook : Les leçons du Mal

Je viens de terminer Les leçons du Mal de Thomas H.Cook, le premier livre que je lis de cet auteur et j'avoue que c'est une agréable surprise. Les leçons du Mal  est classé dans le genre policier aux éditions du Seuil. Mais même si un meurtre a eu lieu dans le passé et a toujours des retentissements dans le présent, je dirai plutôt qu'il s'agit d'un roman psychologique et social, très intéressant, qui explore les zones sombres de la conscience et révèle en chaque être les motivations intérieures soigneusement cachées, parfois même à l'intéressé lui-même. Ainsi Nora, l'amie de Jack  Branch, lui déclare  :  Tu n'es pas celui que tu imaginais être et il découvrira combien elle a raison. En cela le livre mérite bien son titre!
L'action du roman  a lieu dans la petite ville de Lakeland, Mississipi, état encore bien marqué, près d'un siècle plus tard, par la guerre de Sécession. Nous sommes en 1954. Jack Branch est le fils d'une grande famille de planteurs. Il a reçu la bonne éducation d'un riche fils du Sud, a vécu dans une maison, Great Oaks, qui n'a rien à envier à celle de Scarlett O'Hara. Il est en admiration devant son père, parfait gentleman du Sud, un érudit aux manières raffinées, à qui il s'efforce de plaire. C'est peut-être pour cela qu'il choisit, comme lui, de devenir professeur au lycée de Lakeland fréquenté par des élèves modestes. Le cours thématique qu'il donne sur le Mal doit amener, pense-t-il, ces jeunes gens défavorisés à se définir par rapport à cette notion et à se sentir revaloriser. Jack Branch va s'intéresser particulièrement à un de ses élèves, Eddie Miller, rejeté par les autres parce que son père est le meurtrier d'une jeune étudiante, fait divers particulièrement atroce survenu il y a une douzaine d'années qui hante la mémoire collective de la petite ville. Quand le professeur donne à ses élèves un sujet sur le Mal, il conseille à Eddie d'écrire sur son père pour illustrer le devoir. Il pense ainsi lui permettre de surmonter son traumatisme et peut-être d'obtenir une réponse la question angoissante de l'hérédité du Mal. Pourtant tout ne va pas se passer comme il l'avait prévu!

Le roman, et c'est là un de ses grands centres d'intérêt, a le mérite de dénoncer le racisme, la misère, l'inégalité sociale, l'injustice qui règnent dans une société qui a peu évolué depuis la guerre de Sécession. Les grandes familles sont toujours accrochées à leurs privilèges avec le regret de ce qui a été. Quant à la ville, elle est divisée en zones. A côté du splendide secteur des plantations,  s'étend un quartier plus modeste de commerçants et d'artisans,  puis un autre plus pauvre  habité par les ouvriers et enfin la "région damné des Nègres", l'extrémité de la ville, connue sous le nom de Ponts, sordide et misérable. Certains des élèves de Jack portent en eux les stigmates de l'échec, persuadés de n'avoir aucune chance de s'en sortir dans cette société. En particulier Dirk Littlefield qui manifeste envers son professeur et Eddie une hostilité croissante surtout quand  sa petite amie, Sheila, le quitte pour Eddie.

Les personnages sont complexes. Jack Branch est un être brillant qui a une haute opinion de lui-même non seulement en tant que professeur mais en tant qu'être humain. Il est vrai qu'il embrasse par idéalisme une carrière bien modeste pour quelqu'un qui pouvait prétendre à un avenir brillant. Il exerce ce métier avec passion et enseigne à ces enfants pour :  "rendre service à ceux-là mêmes que ma famille, de connivence avec quelques autres tout aussi bien nées, avait maintenu sous une longue domination, ce qui leur avait permis de prospérer avant et après la guerre de Sécession."  Mais est-ce entièrement par altruisme qu'il se préoccupe du sort d'Eddie, n'agit-il pas aussi un peu par orgueil, mu par une sorte de  complexe de Pygmalion?  Ses sentiments vont se révéler parfois bien ambigus :  dépit,  jalousie envers Eddie quand il le voit se rapprocher de son père.  Et Eddie, quel jeu joue-t-il en s'insinuant dans les bonnes grâces du vieux monsieur de Great Oaks? Aucun des personnages n'est entièrement du côté du Bien et du Mal mais chacun se situe dans une zone intermédiaire. Même Dirk, antipathique et violent, est aussi une victime  de cette  société qui broie les individus et lorsqu'il crie sa haine des riches, il a de bonnes raisons de le faire! Nora, pourtant, la jeune femme qu'aime Jack, une fille du Ponts devenu professeur, échappe à cette ambiguïté par sa droiture, son franc parler, et l'amour qu'elle porte à son frère handicapé mental.

Thomas Cook  manifeste une grande habileté dans la  construction du roman. Le narrateur est Jack, âgé, faisant un retour vers le passé. Mais la chronologie n'est pas respectée. Le vieux Jack présente des faits qui se chevauchent dans le temps. Toutes les époques se mélangent  et forment comme les petites pièces d'un puzzle que le lecteur ne peut comprendre mais qui formera bientôt un tout. Ainsi le lecteur est tenu en haleine jusqu'au dernier moment, le narrateur apparaissant comme un démiurge qui détient toutes les clefs, ayant la connaissance du passé, du présent et du futur des personnages. Le récit se referme sur la note nostalgique de toutes ces vies brisées.
Un roman passionnant.


Merci à Dialogues croisés et aux éditions du Seuil

Voir aussi le billet de Soukee

Joyce Carol Oates : Marya




Dans la quatrième de couverture de Marya l'éditeur nous prévient :  "pour la première fois Joyce Carol Oates, la romancière la plus célèbre, la plus prolifique et paradoxalement la plus secrète des Etats-Unis va nous parler d'elle, nous donner des clés, un code pour décrypter son histoire."
Marya Knauer est abandonnée par sa mère avec ses deux frères après la mort de son père, un ouvrier, tué lors d'une violente rixe certainement lié à un conflit entre syndicat et patronat. Tous les trois sont confiés  à leur oncle paternel  Everard et à sa tante Wilmar qui vont les élever avec leurs propres enfants. L'enfance de Marya est solitaire, hantée par l'abandon de sa mère et par l'image du cadavre roué de coups de de son père à la morgue. La cruauté des enfants, entre eux, lorsque les adultes laissent faire, lui apprend la souffrance, la violence, la peur. Ce n'est que dans les études où sa brillante intelligence la place au-dessus des autres que Marya s'accomplit. C'est pourquoi du lycée à l'université, elle se plonge dans ses études, n'ayant que peu d'amis, peu ouverte, réussissant brillamment  tout ce qu'elle entreprend. Ses premiers écrits sont acceptés dans des revues, elle entame une carrière universitaire semée d'embûches, rencontre l'amour à deux reprises qui se terminent chaque fois tragiquement. Nous la laissons au moment où, ayant retrouvé la trace de sa mère, elle reçoit une lettre de celle-ci....
Je ne connais pas assez JC Oates* pour dire si ce roman est vraiment une clef pour comprendre sa vie. Certes, l'écrivain est d'origine modeste et d'une intelligence supérieure. Elle enseigne à l'université où elle a accompli une brillante carrière et nous savons combien elle a réussi dans le domaine de la littérature et ce que représente pour elle l'acte d'écrire. Ce n'est certainement pas sans raison que certains thèmes reviennent sans cesse dans  ses romans. Pour le reste, mystère!  Et ce n'est pas là, d'ailleurs, ce qui m'intéresse le plus dans ce roman car je me suis attachée à Marya, personnage fictionnel.
Marya est un roman d'initiation qui raconte la vie d'une enfant d'abord puis d'une adolescente, enfin d'une jeune adulte. Nous voyons Marya, enfant maltraitée, nous la voyons évoluer, partageons ses peurs, sa solitude ,découvrons ses contradictions, ses travers, ce sentiment de supériorité qui l'anime et la pousse facilement au sarcasme et au mépris. Non! Le personnage n'est pas entièrement sympathique! Comme d'habitude, ce qui me frappe chez Oates, c'est la complexité de l'analyse psychologique et sa manière de nous faire voir, en particulier Marya, à la fois de l'intérieur et de l'extérieur. Ce qui nous permet d'avoir des angles d'approche différents par rapport aux personnages. C'est ce qui fait la supériorité de la Littérature, du moins de celle d'un grand écrivain comme Oates, sur la vie réelle qui nous borne à nos propres sens, à notre seule perception. Ainsi le personnage de Marya décrite comme une fille, renfermée, ambitieuse et parfois cruelle peut tout aussi bien nous apparaître comme quelqu'un de fragile, de si durement  blessée par la vie qu'elle a dû gommer en elle toute sensibilité : ne pas pleurer, car si vous commencez, vous ne pourrez plus vous arrêter. c'est le conseil réitéré de sa mère qui en savait quelque chose sur la question. Et voilà comment cette jeune fille laide peut aussi nous apparaître à travers le regard de son amant sous les traits magnifiés d'une vierge espagnole, d'une mater dolorosa.
D'autres thèmes récurrents d'un livre à l'autre apparaissent :  celui de l'enfance maltraitée et marginalisée par la misère, celui de la solitude parfois douloureuse et angoissante car la jeune fille est trop différente, trop brillante, trop étrange pour parvenir à se faire des amies. Une solitude qui peut pourtant être voulue et consentie quand Marya est étudiante et qu'elle découvre le plaisir d'avoir une chambre à soi et le bonheur de la lecture nocturne. Car  l'amour des livres  permet à Marya de vivre et devient la seule chose sur laquelle elle puisse vraiment compter. Le thème de la foi et de l'appartenance à l'église catholique avec le tourment du doute et l'impossiblité de croire vraiment. Celui de l'inégalité sociale et des humiliations liées à la pauvreté et au mépris des riches. Les élèves boursiers doivent travailler en dehors de leurs heures d'étude pour assurer leur subsistance, ont l'obligation d'obtenir des notes supérieures pour conserver leur bourse et ils sont, de plus, méprisés par les non-boursiers. Marya se lie d'amitié avec Imogène, un jeune fille de bonne famille, riche, qui est attirée par l'intelligence de Marya. Leurs rapports deviendront vite conflictuels.
Je note aussi la fin ouverte du roman : Marya va-t-elle retrouver sa mère? Comment se passera cette rencontre?  On peut espérer que ce sera pour la jeune femme une libération, qu'elle aura enfin la réponse à cette question qui l'a poursuivie toute sa vie après la départ de sa mère : pourquoi?
Marya est donc un roman d'une facture classique au niveau du récit, dense et intéressant par les sentiments qu'il exprime. je l'ai apprécié  même s'il ne me touche pas autant que les romans qui sont actuellement -  dans ma découverte de Joyce Carol Oates - mes deux préférés : Chutes et Nous étions les Mulvaney. Mais je suis loin encore d'avoir lu toute l'oeuvre de Joyce Carol Oates!

 Challenge Joyce Caol Oates proposé par George Sand et moi


*J'ai déjà une réponse quant à la ressemblance de Marya avec son auteur  : si Marya est de confession catholique, ce qui a une importance extrême dans le roman, Joyce est protestante, ce qui apparaît sur cette photo  où Joyce Carol Oates semble avoir l'âge de Marya à la fin du roman.

Joyce Carol Oates : Zombi




Décidément, Joyce Carol Oates n'épargne rien à son lecteur. Lire Zombi, c'est plonger dans l'exploration d'un cas clinique absolument terrifiant, celui d'un tueur psychopathe à la folie meurtrière hallucinante. Mais attention! Il ne s'agit pas d'un thriller où le lecteur bien à l'abri dans sa confortable maison peut se payer le luxe de trembler tout en sachant que lui et en général le héros principal vont s'en sortir indemnes. Dans Oates, justement, vous savez, au contraire, que vous n'en réchapperez pas et que vous allez être impliqué réellement! Comment? Tout simplement parce qu'elle vous fait entrer dans l'esprit non de la victime mais du malade lui-même! Et comme le psychopathe a sa logique et que celle-ci est irréfutable car il a raison - Forcément, c'est son point de vue- vous vous rendez compte que vous en venez à penser comme lui. Non, Oates n'écrit pas pour vous faire peur mais elle vous fait peur!
Je suis allée jusqu'au bout fascinée par la force et la virtuosité de l'écrivain. Comment arrive-t-elle à pénétrer ainsi dans l'âme humaine? Déjà, c'est un exploit lorsqu'elle fait tomber les barrières, enlève le masque derrière lequel se cachent des personnages "normaux". Mais lorsqu'il s'agit d'un malade comme celui-là, on ne sait où elle trouve les ressources pour vous entraîner dans un tel vertige, aux confins de la folie. Cela tient du tour de force, ce qui lui est d'ailleurs habituel. Quand dans Reflets dans une eau trouble son héroïne se noie dans une voiture tombée dans une rivière, c'est vous qui  êtes prisonnier à sa place dans l'obscurité. Mais devenir psychopathe, c'est trop éprouvant!  Non, je n'ai pas aimé ce livre! Bien sûr, il ne s'agit plus d'un jugement littéraire mais que celui qui ne s'est jamais identifié à un personnage me jette la première pierre!

oates-challenge.1290436982.jpgChallenge de George .