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lundi 1 février 2021

Mario Vargas Llosa : La fête au bouc


  La fête au Bouc de Mario Vargas Llosa est depuis longtemps sur mes étagères et je ne me décidais pas à lire ce roman politique sur la dictature de Rafael Leonidas Trujillo à Saint Domingue. Je craignais que cela ne soit trop rébarbatif ou trop démonstratif. C’est donc dans le cadre du défi lancé par Ingammic ICI et Goran ICi nous invitant à explorer la littérature latino-américaine, que j’ai découvert ce livre et là il n’était plus possible de résister à la force et à l’habileté narrative d’un grand écrivain qui vous tient en haleine et vous retourne comme une crêpe !

Le récit se déroule dans la partie orientale de l’île Hispanolia, dans la République de Saint Domingue dont la frontière divise en deux l'île avec, à l’ouest,  Haïti. Nous sommes en 1961, date de l'attentat contre Trujillo, mais l'écrivain va nous promener du présent au passé et inversement, sans ordre chronologique,  depuis la prise de pouvoir du dictateur et jusqu'après sa mort.

"L'ouvrage est caractéristique du roman du dictateur, représenté entre autres par Miguel Ángel Asturias (El señor Presidente), Augusto Roa Bastos (Moi, le Suprême) et Gabriel García Márquez (L'Automne du patriarche)" (Wikipédia). 

Le roman présente des personnes fictifs mais fortement ancrés dans l’histoire du pays comme Urania Cabral et son père Agusto Cabral, ministre de Trujillo. Urania revient voir son père mourant à Saint Domingue après trente cinq années d’exil aux Etat-Unis, absence pendant laquelle elle a toujours refusé de répondre à ses lettres et à celles de sa famille. Pourquoi revient-elle ? Elle se le demande elle-même mais ce n’est certainement pas par amour si l’on en juge par la violence qui émane de ses propos quand elle parle à celui qui fut son père, certes, mais surtout l’ancien ministre de Trujillo…  

Rafael Leonidas Trujillo

Face à ces personnages fictifs, des personnages historiques comme le dictateur Rafael Leonidas Trujillo qui a fait régner la terreur à Saint Domingue, rebaptisée alors, Ciudad Trujillo, de 1930 à 1961, et ses ministres dévoués jusqu’à la servilité : emprisonnement, tortures, assassinats, massacre des immigrants haïtiens, viols, accaparation des biens et des terres des opposants et des industries, main mise sur la presse et tous les moyens de communication, culte de la personnalité… D’autres personnages historiques aussi, sont ceux qui en 1961, ont fomenté l'attentat contre le dictateur.
Mais peu à peu, le réel et la fiction se mélangent et tous deviennent les héros d’un roman puissant qui nous fait revivre toutes ces années de dictature, mêlant les différentes strates du présent et du passé. La technique narrative de l’auteur est surprenante. Dans un même paragraphe, nous passons de la vision subjective du « je », - le personnage se raconte-, au « Il » du narrateur extérieur - le personnage est vu - ; de plus, les points de vue se multiplient, les uns et les autres sont observés et racontés par plusieurs personnages, amis, ennemis, victimes, bourreaux,  dressant une multiplicité de portraits et de récits qui submergent le lecteur  de sensations et d’émotions.
De même, à certains moments de la narration, le présent et le passé sont mis sur un seul plan et ont lieu en même temps. Ce procédé donne des scènes saisissantes, comme celles où Urania racontent à sa tante et à ses cousines pourquoi elle a fui Saint Domingue et où nous assistons à la fois à son récit au passé et à son déroulement dans le présent, ce  qui a pour effet de dédoubler la scène en lui donnant une force inouïe.
Le récit est donc puissant, en particulier lorsqu’il interroge sur le pouvoir. Comment expliquer la fascination exercée par le dictateur sur la collectivité et sur l’individu ? La peur ne suffit pas à expliquer cet amour, cette admiration, cette soumission au chef !  Urania dit qu’elle peut comprendre pourquoi le peuple se laisse berner, pris dans le culte de la personnalité, privé par son manque d’instruction d’un jugement clair, obnubilé par la propagande mensongère du gouvernement, coupé de la réalité par l’absence de médias. La Boétie au XVI siècle en arrivait  déjà à cette conclusion, entre autres  car lui aussi pensait que l'explication en était plus complexe :

Le Grand Turc s’est bien avisé de cela que les livres et la doctrine donnent plus que tout autre chose aus hommes, le sens de se reconnoistre, et d’hair la tirannie; j’entens qu’il n’a en ses terres gueres de gens scavants, ni n’en demande. (  De la servitude volontaire)

Mais comment ceux qui ont l’instruction, les classes sociales supérieures, instruites, éclairées, peuvent-ils perdre toute volonté, toute dignité, toute morale, pour complaire au despote ? se demande Urania. Il y a l’argent, l’intérêt, l’attrait du pouvoir, certes, mais encore quelque chose au-delà, qui touche au plus profond de la personnalité, quelque chose qui fait que l’on n'est rien sans le regard bienveillant du despote, que c'est lui qui vous fait exister !
Un grand roman, donc ! 

Et surtout, ne faites pas comme moi,  n’ayez pas peur de Mario Vargas Llosa !

Pérou : Mario Varga Llosa

Mario Vargas Llosa

Mario Varga Llosa est un écrivain péruvien naturalisé espagnol. Il est l’auteur de romans, de pièces de théâtre, de biographies et d’essais politiques. Il a reçu le prix Nobel de littérature en 2010.
Il a été un écrivain engagé toute sa vie, d’abord proche du communisme, il soutient Fidel Castro. Ensuite déçu par la révolution cubaine, il se tourne vers le libéralisme. En avril 2011, lors des élections présidentielles péruviennes, il appuie le vote du candidat nationaliste Ollanta Humala. En 1990, il se présente à la présidence de la république péruvienne à la tête d’une formation Le Front démocratique mais il perd, face à Alberto Fujimori qui dirigera le Pérou de 1990 à 2000. Plus tard il s’affirmera comme conservateur, ultra-libéraliste, selon ses détracteurs, soutenant les régimes de José María Aznar en Espagne et même de Silvio Berlusconi en Italie. (Wikipédia)

Quelques titres :
La ville et les chiens(1963) , La maison verte (1966), Conversation à la cathédrale(1969) , La tante Julia et le scribouillard( 1977), La guerre de la fin du monde (1982), Qui a tué Palomino Molero ?(1986), la fête au bouc (2000),




jeudi 28 janvier 2021

Kiran Millwood Hargrave : Les graciées

 

1617, Vardo, au nord du cercle polaire, en Norvège. Maren Magnusdatter, vingt ans, regarde depuis le village la violente tempête qui s'abat sur la mer. Quarante pêcheurs, dont son frère et son père, gisent sur les rochers en contrebas, noyés. Ce sont les hommes de Vardo qui ont été ainsi décimés, et les femmes vont désormais devoir assurer seules leur survie. Trois ans plus tard, Absalom Cornet débarque d'Ecosse.
Cet homme sinistre y brûlait des sorcières. Il est accompagné de sa jeune épouse norvégienne, Ursa. Enivrée et terrifiée par l'autorité de son mari, elle se lie d'amitié avec Maren et découvre que les femmes peuvent être indépendantes. Absalom, lui, ne voit en Vardo qu'un endroit où Dieu n'a pas sa place, un endroit hanté par un puissant démon. Inspiré de faits réels, Les Graciées captive par sa prose, viscérale et immersive.
Sous la plume de Kiran Millwood Hargrave, ce village de pêcheurs froid et boueux prend vie. (quatrième de couverture )

Le mémorial des Sorcières à Vardo Par  Louise Bourgeois et  Peter Zumthor

La chasse aux sorcières en Norvège et en particulier dans l’île de Vardo au nord du cercle polaire, dans le Finnmark, a réellement existé pendant une grande partie du XVII siècle et non seulement en Norvège où elle a été d’une violence extrême mais dans toute l’Europe. Christian IV, roi du Danemark, dont dépendait la Norvège, voulait que les habitants, en particulier les Samis, abandonnent leurs traditions et leurs rites et se soumettent strictement à la religion protestante. Le roi nomme un ambassadeur écossais, John Cunningham, qui va entreprendre la chasse aux sorcières en s’entourant d’hommes zélés et fanatiques. Absalom Corner, personnage fictif, est l’un d’entre eux. Inquisiteur,  intolérant, intransigeant et misogyne, il traque l’hérésie partout, encourageant les unes et les autres à la délation, semant le trouble dans les esprits ! Le processus est très bien décrit, il est celui de tout pays où s’exerce la tyrannie, et l’angoisse s’installe en même temps que la privation de liberté, l’interdiction de penser, la peur de trop en dire, l’obligation de suivre les offices et de rentrer dans le rang.

Or, les femmes de Vardo qui ont perdu leur mari et qui ont dû assumer le travail des hommes, en particulier la pêche pour pouvoir survivre, vont être des proies faciles et toutes désignées. Outre que certaines se vêtent en homme pour accomplir ces travaux, elles affichent une indépendance suspecte au yeux de l’église en sortant de la bienséance et du rôle qui leur est assigné. Un climat malsain s’installe dans l’île, les accusations tombent et les procès commencent.

Kiran Millwood Hargrave peint avec beaucoup de vérité la vie de ces femmes sur cette île rude, hostile, rongée par les vents, une vie primitive où vivre est une lutte de tous les jours. Les personnages sont intéressants Maren encore toute jeune qui perdu son père et son frère dans le naufrage, sa belle soeur Dannia qui est Sami, Kirsten, trop indépendante, pas assez soumise, pas assez prudente, et puis les autres femmes du village qui vont réagir en fonction de leur caractère, de leurs croyances, de leurs mesquineries et jalousie. L’arrivée Ursa, l’épouse malheureuse de Absalom Cornet, qui détone au milieu de ces pauvres femmes de pêcheur, va introduire un regard neuf sur le drame qui se déroule dans cette île.

Un roman qui a des qualités dans les descriptions, dans les portraits, et qui explore une époque historique terrible ! D’où vient qu’il ne m’a pas laissé entièrement convaincue ? Peut-être est-ce l’histoire d’amour que j’ai trouvé un peu "cucu" et mal venue. Elle arrive à un moment fort et affaiblit le récit. Elle paraît en trop. Peut-être aussi parce que j’ai déjà lu des livres sur le thème de sorcières et sur la Norvège qui décrivent cette période et qui m’ont déjà secouée. Mais c’est surtout, je crois, parce que je suis restée extérieure au récit. Certes, le sort de ces femmes m’a horrifiée mais je les ai regardées sans jamais être avec elles ! Dommage car les blogs se sont enflammés pour ce roman et  moi, et moi, et moi… 

mardi 26 janvier 2021

André Comte -Sponville : Le dictionnaire amoureux de Montaigne

J'ai publié dimanche un billet sur le livre de Frans de Waal qui s'intitule : Sommes-nous trop bêtes pour comprendre l'intelligence des animaux ICI 

 L'éthologue et primatologue Frans de Waal y explique comment, malgré les études scientifiques menées auprès des animaux et ceci pendant toute une vie, il se heurte, lui et les autres éthologues,  à l'hostilité et aux préjugés de ceux qui ne veulent pas reconnaitre les résultats de ces recherches pour des raisons idéologiques, religieuses ou tout simplement par orgueil, persuadés que l'Homme ne peut être que supérieur.

Or, en consultant le dictionnaire amoureux de Montaigne à la lettre A pour Animaux,  je lis la synthèse présentée par André Comte-Sponville sur ce thème et constate combien l'ouverture d'esprit et l'intuition  du philosophe du XVI siècle le rapprochent (malgré des différences) du scientifique du XXI ème siècle : Frans de Waal.

"Pour Montaigne, écrit A C-S , " les humains en font partie (des animaux), sans privilège aucun."N'est-ce pas un misérable animal que l'homme?" (I, 30)" Les autres animaux que nous appelons les bêtes sont nos confrères et nos compagnons que nous ne comprenons pas plus que ce qu'ils nous comprennent. C'est ce qui devrait nous interdire de les juger."  (II 12)

L'homme refuse de reconnaître l'intelligence des animaux : mais "connaît-il par l'effort de l'intelligence, les branles internes et secrets des animaux ?" Et par quelle comparaison d'eux à nous, conclut-il la bêtise qu'il leur attribue ? (II 12) Montaigne leur prête, au contraire une conscience, une intelligence et une volonté comparable aux nôtres. Il ne croit pas que l'instinct chez les bêtes fasse tout, ni qu'il ne fasse rien chez nous."

Les bêtes "ont plusieurs conditions qui se rapportent aux nôtres : de celle-là, par comparaison, nous pouvons tirer quelque conjecture; mais de ce qu'elles ont de particulier, que savons-nous ce que c'est ?"(II, 12)

 Pendant tout le XX siècle et même en ce début du XXI siècle, Montaigne aurait été considéré avec mépris et accusé d'anthropomorphisme. Mais s'il parvient, en vivant au XVI siècle, à rejoindre les scientifiques du XXI siècle, c'est parce qu'il cherche toujours autant qu'il est possible à se débarrasser des préjugés, qu'il se méfie de l'orgueil des humains. Dans sa lutte contre l'anthropocentrisme, il faut dire qu'il remet en question la Bible, ce qui n'était pas sans danger. Frans de Waal et ses pairs aussi se heurtent à l'obscurantisme mais ils ne risquent plus d'être censurés par le pape !

Peut-être aussi est-ce parce qu'il aime les animaux et vit avec eux ? Tous les "humains" qui vivent avec des chats et des chiens, n'ont pas besoin des scientifiques pour savoir que leurs compagnons éprouvent des émotions et sont intelligents ! Mais laissons parler Montaigne : 

Quand je me joue à ma chatte, qui sait si elle passe son temps de moi, plus que je fais d'elle? Nous nous entretenons de singeries réciproques : si j'ai mon heure de commencer et de refuser, aussi a-t-elle la sienne.

Je vais rapporter ici un passage où Montaigne, citant Plutarque, explique comment un chien qui voulait boire de l'huile au fond d'une cruche jette des cailloux dans le récipient jusqu'au moment où il peut atteindre le liquide qui est monté jusqu'au bord. 

Cela, qu'est-ce, si ce n'est l'effect d'un esprit bien subtil ? On dit que les corbeaux de Barbarie en font de mesme, quand l'eau qu'ils veulent boire est trop basse (....) Mais cet animal rapporte, en tant d'aultres effects, à l'humaine suffisance, qui si je voulais suyvre par le menu ce que l'expérience en a apprins, je gaignerois ayseement ce que je maintiens ordinairement, qu'il se trouve plus de différence de tel homme à tel homme, que de tel animal à l'homme."

Cela me fait rire parce que Frans de Waal a réalisé cette expérience ( de l'eau que l'on ne peut atteindre) avec des singes et des enfants humains, et les singes s'en sont mieux sortis que nos têtes blondes ! 

 Enfin à la lettre B comme Bénignité (douceur) est cité le passage suivant : 

Il y a un certain aspect qui nous attache, et un général devoir d'humanité, non aux bêtes seulement qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mêmes et aux plantes. Nous devons la justice aux hommes, et la grâce et la bénignité aux autres créatures qui en peuvent être capables (d'en bénéficier). Il y a quelque commerce entre elles et nous, quelque obligation mutuelle. (II, 11)


dimanche 24 janvier 2021

Frans de Waal : Sommes-nous trop bêtes pour comprendre l'intelligence des animaux ?

 

Qu’est-ce qui distingue l’esprit d’un homme de celui d’un animal ? La capacité de concevoir des outils ? La conscience de soi ? L’emprise sur le passé et le futur ? Au fil des dernières décennies, ces thèses ont été érodées ou même carrément réfutées par une révolution dans l’étude de la cognition animale.
Voici des pieuvres qui se servent de coques de noix de coco comme outils ; des éléphants qui classent les humains selon l’âge, le sexe et la langue ; ou Ayumu, jeune chimpanzé mâle de l’université de Kyoto, dont la mémoire fulgurante rivalise avec celle des humains. Sur la base de travaux de recherche effectués avec de nombreuses espèces, Frans de Waal explore l’étendue et la profondeur de l’intelligence animale, longtemps sous-estimée.
Dans ce livre passionnant, le célèbre éthologue invite à réexaminer tout ce que l’on croyait savoir sur l’intelligence animale… et humaine.
L’essai de l’éthologue  Frantz de Waal. : Sommes-nous trop bêtes pour comprendre l'intelligence des animaux ?  est, par bien des aspects, passionnant. (Quatrième de couverture)

Frantz de Waal, professeur  de psychologie à l’université Emory, docteur en biologie est aussi directeur du Living Links Center au Yerkes National Primate Research Center à Atlanta. Spécialiste des primates qu’il a passé des dizaines d’années à étudier en laboratoire mais aussi parfois dans la nature, il s’est intéressé aussi de très près à de nombreuses autres espèces.  Il rassemble ici les résultats des expériences qui ont lieu dans le centre dont il est le directeur et il recueille ceux de ses collègues dans le monde.

Ses recherches sur la cognition animale lui ont permis de faire des découvertes, de les vérifier, de les recouper avec celles d’autres chercheurs pour rester au plus près de la rigueur scientifique. Elles ont abouti à une constatation : oui, l’animal est intelligent, d’où ce titre provocateur :  Sommes-nous trop bêtes pour comprendre l’intelligence des animaux ?
Provocateur, certes, mais justifié ! car il se heurte, et les autres chercheurs avec lui, au refus voire au rejet  des philosophes, des scientifiques marqués par le behaviourisme ou partisans de l’animal-machine, il doit faire face aux accusations « d’anthropomorphisme, de romantisme, d’antiscience. »

Frans de Waall n’est pas un précurseur, il parle de ceux qui, avant lui, ont eu cette approche ouverte et sans préjugés de l’animal, à commencer par Charles Darwin, Konrad Lorenz, Jakob Von Uexküll, Donald Griffin et tant d’autres.

Quant à l’anthropomorphisme, nous dit Frans de Waal , c’est une notion dépassée. En réalité, « Il ne s’agit pas de comparer les humains aux animaux, mais une espèce animale - la nôtre- à une multitude d’autres espèces  car « il est indéniable que les humains sont des animaux ». « Je considère la cognition humaine comme une variété de la cognition animale. »

La cognition correspond, en fait, à l’adaptation d’une espèce à son milieu. Elle sera donc différente selon les espèces. Dire que l’une est supérieur à l’autre ne tient donc pas compte de la nécessité pour chacune d’assurer sa survie selon son milieu. Certes les humains ont le langage mais les animaux aussi, l’éthologie a permis de l’étudier;  certes, ils sont les seuls à avoir l’écriture et la pensée abstraite mais les autres animaux ont développé des qualités spécifiques, l'odorat pour certains, l’ouïe pour les chauves-souris, la mémoire pour le corbeau ou l’écureuil, -  supérieure puisqu'il qui est capable de retrouver les 20 000 pignons qu’il a cachés pour l’hiver dans des centaines d'endroits différents -  pour d'autres, les fourmis et les termites, la pensée collective, la cohésion de l’espèce… 
 Chaque espèce présente donc des qualités exceptionnelles que ne possèdent pas obligatoirement les autres.

Frans de Waal étudie donc les capacités cognitives des primates mais aussi des oiseaux et autres animaux… au point de vue de la socialisation, de la capacité d'empathie, d’émotion, du deuil, de la transmission des savoirs inter-espèce, de l'utilisation des outils, de la mémoire, de l’aptitude à acquérir de nouveaux savoirs, de leur habileté avec les nombres, de leur anticipation du futur ... L’essai s’appuie sur de nombreuses expérimentations qui sont souvent accompagnées de croquis pour plus de clarté. Et c'est bluffant ! Oui, bluffant de voir de quoi sont capables les animaux !
Mais il constate que, chaque fois que l'on découvre une compétence à un animal, compétence considérée jusqu'alors comme le propre de l'Homme, les détracteurs sont nombreux. Puis, lorsqu'ils sont obligés de s’incliner devant l’évidence, ils s’efforcent de redéfinir ce qui fait l'humain par d'autres compétences. Tout se passe comme s'il leur était insupportable de faire tomber les barrières qui séparent les espèces et de reconnaître que nous sommes des animaux parmi les autres ! Il n’y a plus de science qui tienne face à l’obscurantisme religieux, aux préjugés, à l’orgueil démesuré de l’homme.

J'aime beaucoup les conclusions qu'en tire Frans de Waal

" Redéfinir l'homme ne passera jamais de mode, et on saluera chaque nouvelle définition d'un : "mais oui, c'est ça!". Il y a encore plus honteux que cette manie humaine de se frapper orgueilleusement la poitrine - autre comportement typique des primates - c'est la tendance à dénigrer les autres. Et pas seulement les autres espèces : pensons à la longue histoire du mâle "caucasien" qui se déclare génétiquement supérieur à tout le monde. Le triomphalisme ethnique franchit les frontières de notre espèce lorsque nous décrivons les Néandertaliens comme des brutes épaisses...."

Sommes-nous trop bêtes pour comprendre l'intelligence des animaux ?  est donc très intéressant et novateur. Il enrichit notre connaissance du monde animal et en cela, il est  passionnant. Par contre j’ai trouvé  la structure du livre un peu répétitive et touffue.

Lire aussi  Qu'est-ce qui fait sourire les animaux ? de Carl Safina. Voir ICI

Le chimpanzé Ayumu

Frans de Waal présente l'expérience réalisée par le primatologue Tetsuro Matsuzawa à Tokyo avec un chimpanzé nommé Ayumu dont la  mémoire étonnante rivalise avec celle des humains et la surpasse. Il n'a jamais été battu !

Ayumu est un jeune mâle qui, en 2007, a ridiculisé la mémoire humaine. Entraîné sur un écran tactile, il arrive à se souvenir d'une série de chiffres de 1 à 9 et à la taper dans l'ordre correct bien qu'ils apparaissent sur l'écran dans une disposition aléatoire et soient remplacés pas des carrés blancs dès qu'il commence à taper. Ayant mémorisé les chiffres, Ayamu touche les carrés dans le bon ordre. La réduction de la durée d'apparition des chiffres à l'écran ne semble pas le perturber, alors que les humains deviennent d'autant moins précis que le laps de temps raccourcit.


Si vous avez le temps, n'hésitez pas à regarder Ayumu et à vous mesurer à lui !


jeudi 21 janvier 2021

Antoine Choplin : Nord-Est

Dans Nord-est d'Antoine Choplin, des hommes, Garri, le sage, Jammar, le taciturne, Emmet le jeune adolescent naïf, Saul le poète muet, quittent le camp pour atteindre les plaines du Nord-est et il faut pour cela escalader de hautes montagnes, un long et pénible périple qui va solliciter leurs forces jusqu’à l’épuisement. Ils seront rejoints au cours du voyage par Ruslan, chercheur de pétroglyphes, inscriptions gravées dans la pierre par des hommes depuis longtemps disparus et par Tayna un jeune femme à la recherche de l’homme qu’elle aime, parti lui aussi vers ces plaines.

Petroglyphes

Le lecteur se pose des questions : Que faisaient ces personnes dans ce camp de prisonniers où la poésie même était interdite? Pourquoi sont-ils libres maintenant? Qui organise, et comment, la distribution de nourriture en camion? Pourquoi toutes ces maisons en ruines, brûlées par l’homme ou par un mystérieux cataclysme, qu’ils découvrent en chemin ? Vont-ils trouver le salut dans les plaines du Nord-est ? L’écrivain ne donne aucune explication. Le lecteur ne peut qu’imaginer.
Alors nous voyageons avec eux, sans avoir de réponses et sans chercher plus loin, pris dans la même urgence d’atteindre un but incertain. Peu à peu nous comprenons que ce voyage s’apparente à une quête mythique et que se poser des questions serait vain. Nous partageons la marche, les difficultés, les peines de nos compagnons taciturnes, peu enclins à se confier. Nous devinons leurs blessures secrètes. La poésie naît de  ce tête à tête avec la nature, des rencontres faites en route, de ces pétroglyphes qui s’effacent mais qu’il faut essayer de fixer avant leur effacement total, parce qu’il est important de sauvegarder la mémoire, fut-ce au péril de sa vie. Des passages saisissants nous touchent particulièrement, comme la mort du Vieux cheval, l’adieu à un de leur compagnon, le sacrifice de la chevelure de Tayna, la descente de la pierraille, l’ancien manège étouffé par la végétation. De belles scènes, très humaines, racontées avec sobriété et pudeur. Antoine Choplin a un style concis, de petites phrases courtes, au présent de l’indicatif. A priori, ce n’est pas le style que je préfère mais il a ici une force étonnante qui vous retient captif.  
Et la lecture du livre devient prenante, urgente, et l'on n'a plus envie de la quitter.

mercredi 20 janvier 2021

Jack London : quatrième bilan


Voici le quatrième bilan du challenge Jack London. Merci  à tous et toutes pour vos participations! je pensais qu'il était peut-être temps de fermer ce challenge, certains d'entre vous avouant leur lassitude. Et  puis non ! Beaucoup soufflent un peu mais ont l'intention de continuer leur lecture. 
Donc avis aux participants et à ceux qui auraient envie de s'inscrire maintenant, il est toujours temps, l'aventure London continue jusqu'à la fin Mars 2021 et plus si vous le désirez.
 
Pour ma part, j'aimerais bien relire les livres de mon enfance, L'appel de la forêt et Croc blanc, que j'ai laissés de côté au début du challenge pour découvrir le London qui m'était inconnu.

Je rappelle en quoi consiste ce challenge  :  Il s'agit de découvrir et de commenter des romans, des nouvelles et des essais de Jack London. On peut aussi lire des BD, voir des films qui sont des adaptations de ses oeuvres, et s'intéresser à sa biographie.
 
  La seule contrainte est de venir mettre un lien dans mon blog pour que je puisse noter les oeuvres lues et venir vous lire. (Pour trouver la page ou déposer les liens, cliquez sur la vignette du challenge Jack London dans la colonne de droite de mon blog).
 

 Les  titres les plus lus

Dans les livres les plus lus et les plus appréciés il y a son roman en partie autobiographique Martin Eden considéré bien souvent comme son chef d'oeuvre. 6 billets  Miriam a présenté aussi la critique du film de Pietro Marcello, l'adaptation moderne du livre.

Sa nouvelle Construire un feu  6 billets dont deux sur la BD de Chabouté, magnifique adaptation de cette nouvelle.

 Son essai Le peuple d'en bas ou le peuple de l'abîme, un témoignage réaliste et poignant de la misère du peuple à Londres 5 billets 

Le vagabond des étoiles, le roman qui a permis la réforme les conditions de détention dans les pénitenciers. Marylin présente une belle adaptation du livre avec la BD de Riff Reb. 5 billets 

 Lu pendant la pandémie son roman d'anticipation La peste écarlate a frappé les esprits et la comparaison avec notre époque a été très intéressante. 4 billets 

Et puis...

 Lili, elle est la seule a voir lu ce roman La vallée de la lune,  a peiné à le terminer et les idées de Jack London lui ont donné la nausée !

Les participants au challenge 

 


Aifelle   Le goût des livres   

 
 
 
 
 
 

 

 

 


 
 
 
 
 
 

   



 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 





 
 
 
 
 




Electra La plume d'Electra




 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
  
 
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

lundi 18 janvier 2021

Margaret Atwood : Graine de sorcière


Vous aimez le théâtre ? Vous idolâtrez Shakespeare ? Vous avez un faible pour sa pièce si étrange et complexe : La tempête ? Alors ce livre est pour vous et c’est un pur régal !

Félix est un grand metteur en scène, dans le style de ceux qui brillent et sévissent à la fois au Festival d’Avignon : Brillent parce qu’ils débordent  d’idées, n’hésitent pas à provoquer, à secouer les habitudes du public, à le mettre dans l’inconfort ! Sévissent parce que leurs provocations se font parfois au détriment de l’émotion, de l’authenticité du sentiment, et, ce qui est pire du sens, quand le metteur en scène cherche à se mettre lui-même en valeur au préjudice de l’auteur.
Quoi qu’il en soit Félix est directeur artistique du festival canadien de Makeshiweg et il laisse à son ami Tony l’entière responsabilité de la direction financière, des contacts avec les décisionnaires, avec les réseaux sociaux et les pouvoirs politiques. Cela ne l’intéresse pas.
C’est au moment où il monte La Tempête qu’il dédie à Miranda, sa fillette de trois ans qui vient de mourir, que Tony, s’appuyant sur un ministre de ses amis, prend le pouvoir et le démet de ses fonctions.  Seul Lonnie, le bras droit de Tony, lui manifeste un peu de sympathie.

Félix part se cacher loin de la ville, louant sous un faux nom un ancien bâtiment désaffecté où personne ne viendra le chercher. C’est son île déserte où il survit malgré le vide énorme, le chagrin dévastateur que lui a laissé la mort de sa petite fille survenue après celle de son épouse Nadia. Passent les années. Le fantôme de Miranda vit et grandit à côté de lui jusqu’à atteindre l’âge de la Miranda shakespearienne, quinze ans ! Félix réagit enfin et trouve un emploi dans une prison. Dans le cadre d’un programme pédagogique, il va enseigner le théâtre aux détenus. L’heure de la vengeance a sonné.*

Caliban de William Hogarth

La suite est une pure gourmandise, les discussion des détenus sur les personnages, leur manière de les voir révèlent les richesses de La Tempête tout en introduisant la vie et l’humour.
Chacun va juger en fonction de son instruction ou de son bon sens, de son âge, de son milieu social, de son passé plus ou moins mouvementé, des violences subies, de la pauvreté. C’est ainsi que Caliban, le fils de la sorcière Sycorax, devient pour certains la victime de la violence contre les peuples et les pauvres, le champion de la lutte des classes : Graine de sorcière, c’est lui qui donne son titre au roman. C’est ainsi qu’Ariel, l’esprit de l’air et ses petites fleurs, est une « tapette » que personne ne veut incarner, c’est ainsi aussi que les comédiens n’ont le droit de jurer que s’ils emploient les injures de Shakespeare et l’on s’aperçoit alors de la richesse de la langue du dramaturge dans ce domaine-là aussi !

Ariel, l'esprit de l'air

Quant à la vengeance proprement dite, je vous la laisse découvrir. Ne perdez pas de temps à vous demander si elle est réaliste. Nous sommes au théâtre et nous devons en accepter les conventions. Par contre, elle est d’une ingéniosité brillante car chaque personnage du roman va devenir personnage de la pièce ; ce qui nous révèle l’actualité de La Tempête, la constance à travers les siècles de la nature humaine tiraillée entre la lumière et l’obscurité, la pérennité du combat entre le Bien et le Mal et la corruption du pouvoir.

J’ai beaucoup aimé aussi quand les comédiens répondent à la question : que se passe-t-il après le dénouement de la Tempête ? Les réponses sont toutes d’un grand intérêt et donnent encore de nouveaux éclairages au texte comme si le génie de Shakespeare ne pouvait s’arrêter à la fin de la pièce.

Le livre est un donc un vibrant hommage à Shakespeare, il montre combien son théâtre s’adresse à tous, il peint la force de la littérature qui interroge, remue, change les mentalités de chacun.

À partir d’aujourd’hui, vous êtes des comédiens. Vous allez tous participer à une pièce ; chacun aura sa fonction, les anciens vous le diront. La Troupe du pénitencier Fletcher ne donne que des pièces de Shakespeare, parce que c’est le moyen le meilleur et le plus complet d’apprendre le théâtre.Shakespeare a quelque chose pour tout le monde, parce que son public regroupait tout le monde, des plus hauts placés jusqu’aux plus modestes et vice-versa."

* Si vous connaissez l'intrigue de la pièce de Shakespeare, vous avez noté la similitude existant entre Graine de sorcière et  Félix et  La Tempête et  Prospero. Si vous ne la connaissez pas, il y a un résumé de la pièce à la fin du roman de Margaret Atwood.

Et puis je vous renvoie à ce résumé et cette image d'une mise en scène donnée en 2017 par la compagnie Les têtes de Bois au festival d'Avignon. Voir ICI

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Dépossédé du duché de Milan, Prospero a trouvé refuge avec sa fille Miranda sur une île inconnue : là, régnant en maître sur le « sauvage » Caliban, il a appris l’art de la magie et dominé Ariel, un esprit de l’air.

Un jour, il déclenche une tempête qui fait s’échouer le navire transportant ses puissants ennemis : son propre frère, Antonio l’usurpateur ; Alonso, le roi de Naples, qui l’a trahi, accompagné de son frère Sébastien et de son fils Ferdinand ; Gonzalo l’ancien conseiller loyal de Prospero et tout leur équipage. Les rescapés se retrouvent en divers points de l’île, saufs mais séparés, ignorants du sort des autres.

La vengeance de Prospero est en place : tourmentés, les naufragés deviennent des marionnettes aux mains du cruel magicien. Sur cette île (dés) enchantée où les mauvais esprits croisent les bons génies, la tragédie du monde se rejoue : chacun, le temps d’un orage, sera confronté à lui-même…

J'ai écrit un billet sur cette pièce et cette mise en scène à l'époque ICI

Autres billets sur La Tempête dans mon blog  :

https://claudialucia-malibrairie.blogspot.com/2012/08/la-tempete-au-festival-davignon-par-le.html

https://claudialucia-malibrairie.blogspot.com/2012/07/de-la-tempete-de-skakespeare-the.html

Chez Myriam : La tempête d'Aimé Césaire  Ici

Prélude pour la Tempête de Shakespeare /L’Île de Prospero L.Durrell ICI

Qui veut (re)lire avec moi La Tempête en LC ? Disons pour le  mois d'Avril ?

 
Ariel


dimanche 17 janvier 2021

André Comte-Sponville : Dictionnaire amoureux de Montaigne , J comme Jugement

Je lis le dictionnaire amoureux de Montaigne d'André Comte-Sponville. De  temps en temps je viendrai ici, dans Ma Librairie dédiée à Montaigne, pour noter remarques et citations qui ont retenu mon attention. 

Après avoir expliqué son amour pour Montaigne, "un humain exceptionnel",  "esprit libre", que "l'on aime autant qu'on l'admire",  André Comte-Sponville  exprime son admiration pour l'écrivain, "son écriture souple,  inventive, savoureuse,"  "sa pensée ouverte, lucide, audacieuse"

 Il ne croit guère la philosophie, et n'en philosophe que mieux. Se méfie de "l'écrivaillerie" et lui échappe, à force d'authenticité, de naturel. Ne prétend à aucune vérité, en tout cas à aucune certitude et fait le livre le plus vrai du monde. Ne se fait guère d'illusions sur les humains, et n'en est que plus humaniste. Ni sur la sagesse et n'en est que plus sage. Enfin ne veut qu'essayer ses propres facultés (son titre Essais est à prendre au sens propre ) et y réussit si bien que le sens du mot en sera définitivement augmenté d'une nouvelle acceptation, celle qui désigne désormais un genre littéraire - toute oeuvre de prose et d'idées, à condition qu'elle soit plutôt personnelle que didactique ou systématique - , que Montaigne qui le créa, surplombe définitivement. Qui dit mieux ? Et quel auteur, plus de quatre siècles après sa mort, qui demeure si vivant, si actuel, si nécessaire ?


Et bien sûr, comme pour tout dictionnaire, l'auteur présente  des  mots classés par ordre alphabétique qui constituent en quelque sorte, "une espèce d'anthologie" de l'oeuvre de Montaigne.

Aujourd'hui c'est à la lettre J que je m'arrête et au mot, jugement !

Montaigne, nous explique André Comte-Sponville  tient absolument à être libre de son jugement. C'est une liberté qui lui tient à coeur bien plus encore que la liberté d'action, celle d'aller et venir, encore que celle-ci lui soit très précieuse aussi. Mais au cours de sa vie, il s'aperçoit combien il lui est arrivé de se tromper, de changer d'opinion et finalement il a constaté maintes fois qu'il avait tort !

"Mais ne m'est-il pas advenu, non une fois mais cent, mais mille, et tous les jours d'avoir embrassé quelque autre chose avec ces mêmes instruments (raison et jugement ), en cette même condition, que depuis j'ai jugée fausse ? Si je me suis souvent trahi sous cette couleur, si ma touche se trouve ordinairement fausse, et ma balance inégale et injuste, quelle assurance en puis-je prendre à cette fois plus qu'aux autres?" II 12

Et nous et notre jugement et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans cesse. Ainsi il ne peut -être établi rien de certain de l'un à l'autre, et le jugeant et le jugé étant en continuelle mutation et branle. II 12

"Qui se souvient de s'être tant de fois mécompté de son propre jugement, n'est-il pas un sot de n'en entrer pour jamais en défiance ? (...) D'apprendre qu'on a dit ou fait une sottise, ce n'est rien que cela; il faut apprendre qu'on n'est qu'un sot, instruction bien plus ample et plus importante" II 13

 Et il rejoint Socrate  : " Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien."

La reconnaissance de l'ignorance est l'un des plus beaux et plus sûrs témoignages de jugement que je trouve. II 10

Ce que j'aime dans la philosophie de Montaigne, c'est qu'elle est toujours proche de nous et qu'elle peut s'appliquer à notre vie quotidienne.  Quand on voit ces hommes politiques ou religieux prêts à s'étriper pour leur vérité et quand on voit  les discussions intolérantes qui opposent voire enflamment parfois des réunions familiales ou amicales, je me dis (moi la première) que nous ferions bien de suivre les conseils de Montaigne : savoir que nous sommes des sots nous éviterait bien des déplaisirs !

vendredi 15 janvier 2021

Joseph O'Connor : le bal des ombres

 

Voilà encore un livre que j’ai adoré ! Merci à Kathel de me l’avoir fait connaître :  son billet est  ici

Joseph O’Connor place l’action de son livre Le bal des ombres dans la ville de Londres en 1878 et dans le cadre du théâtre Lyceum, alors en très mauvais état, acheté et rénové par Sir Henry Irving, célèbre acteur de l’époque. Celui-ci va prendre pour directeur financier un écrivain sans succès, lui-même persuadé d’être un raté, Bram Stoker qui est pourtant le père d’un des personnages les plus célèbres du monde, être fantastique devenu un mythe : Dracula. Une femme vient rejoindre ces deux hommes, actrice aussi célèbre en Angleterre que Sarah Bernhardt en France, Ellen Terry. Cette dernière forme avec eux un trio à l’intérieur duquel l’amitié et l’amour le disputent parfois à la colère et la trahison mais parviennent toujours à triompher.

Les personnages

Ellen Terry dans Catherine d'Aragon

Le bal des ombres rappelle à la vie des personnages historiques  fascinants.
 
Henry Irving n’est pas seulement un acteur hors norme, démesuré et génial, un metteur en scène illuminé mais aussi un homme colérique, explosif, mégalomane et torturé. Et son ami, le très sérieux et très gentil - malgré sa force herculéenne- Bram Stoker, fait figure, en tant que financier, de rebrousse-poil, d’empêcheur de danser en rond; il est celui qui compte les recettes et les dépenses, celui qui brime et interdit le luxe inconsidéré, d’où une situation explosive entre les deux hommes. Ellen Tracy est une actrice pleine de finesse et d’émotion. Elle est la figure de la femme libre, totalement indépendante, imperméable aux jugements sociaux, qui choisit ses amants comme elle l’entend. Il faut lire sa diatribe contre le mariage ou plutôt contre les maris qui est un modèle du genre.
C’est autour de ce trio mythique que le roman va s’articuler, Bram Stoker en étant le principal narrateur parlant de lui-même, à la fois comme « je » et comme « il », dans une sorte de dédoublement qui sied bien au personnage. En effet, il porte en lui des zones d’ombre. Son image n’est pas aussi lisse et lumineuse qu’elle le paraît. C’est à l’intérieur de son cerveau que vivent et s’ébattent les monstres qui se nourrissent de leur créateur et peuplent ses écrits.
Parmi les personnages secondaires, Florence, l’épouse délaissée de Bram Stoker, est aussi un femme forte, indépendante, qui saura garder une amitié indéfectible à son mari. C’est elle qui obtiendra, après la mort de Stoker, quand paraît Nosfératus, le plagiat de Dracula, que les droits d’auteur de son mari soient reconnus, créant ainsi un précédent qui servira tous les écrivains.

Histoire et Fantastique

Henry Irving

Le roman joue, entre lumière et ombre, sur le réel et le fantastique, un récit hanté, effrayant et surtout enveloppant. Nous déambulons dans l’atmosphère trouble des nuits londoniennes, des rues noyées dans le brouillard où sévit Jack l’éventreur et où erre un Bram Stocker agité, angoissé, en proie à des tourments intérieurs, peut-être habité par ces vampires ? On est transporté dans le grenier du théâtre, devenu le bureau secret de Bram Stocker, décor hors du temps où le fantôme de Mina « vit » sa mort violente et devient l’amie de l’écrivain. On se laisse emporter par ce passage de la vie à la mort, par cet entre-deux qui déstabilise le lecteur et crée un aura de mystère et d’angoisse.

Un hommage au théâtre

Théâtre Lyceum
  

La vie du Lyceum, sa résurrection, ses réussites et ses échecs, ses joies et ses peines, ses tournées dans les pays étrangers font parti des thèmes passionnants et variés du roman.
Le bal des ombres est le lieu où s’élabore le théâtre, où se construisent les mises en scène, où les Hamlet, lady Macbeth, Richard III ou Henry VIII prennent vie et s’incarnent. Les apparitions de ces grands personnages célèbres viennent se mêler à ceux de notre trio mais aussi à d’autres, Oscar Wilde, Bernard Shaw, Walt Whitmann, leurs amis ou détracteurs…  Nous sommes bien sur une scène mais comment distinguer une ombre d'une autre ? Chacun y joue son rôle et s’efface, laisse place à une autre ombre et tout n’est enfin que ombre de l’ombre.

Un bal à la musique triste

Bram Stoker

On est saisi d’une émotion qui naît de la tristesse de cet homme blessé qui n’a jamais su qu’il avait créé un mythe universel et qui s’est éteint dans l’obscurité. On est animé aussi d’une mélancolie nourrie de toutes ces figures fugitives qui reviennent du passé pour danser autour de nous. Nous sommes entraînés dans un bal dont la musique nostalgique retentit encore doucement bien après que l’on ait fermé le livre.

Remarque : Pourtant je lis, dans une critique sur Babelio, la réflexion suivante, que je cite :

C'est intéressant, mais j'ai eu comme la sensation que Joseph O'Connor avait appuyé par mégarde sur une pédale qui étouffe le son, met tout en sourdine, empêche la musique d'éclater.
Bref, un gros potentiel, mais ça reste un peu timoré, ça ne m'a pas complètement emballée.


Inutile de dire que je ne suis pas du tout d’accord avec cet avis même s’il est intéressant ! Non, Joseph O’Connor n’a pas appuyé par mégarde sur la pédale, il l’a fait exprès ! Nous sommes dans la demi-teinte. Il a sciemment voulu que la musique n’éclate pas, il a mis une sourdine aux sentiments qui naissent en nous à la lecture de ce livre. Il a refusé l’éclat pour mieux nous envelopper dans une brume nostalgique, une douce tristesse, afin de ne pas nous laisser oublier que ce sont des ombres qu’il convoque devant nous et que ces fantômes, comme à la fin de toute pièce de théâtre, vont retourner dans les limbes dont il les a tirés pour nous, l’espace d’un livre.

Et c’est pourquoi j’ai adoré ce très beau roman ! Et c'est pour cela qu'il m'a complètement emballée !

 

mardi 12 janvier 2021

Tiffany Mc Daniel : Betty


Betty Carpenter est née d’un père Cherokee et d’une mère, blanche. Elle est la sixième d’une fratrie de huit enfants. C’est elle qui ressemble le plus à son père Landon qui l’appelle ma petite indienne. Si elle connaît, dès l’école, les moqueries, le rejet et le mépris des enfants blancs, elle peut les surmonter grâce à la beauté des histoires que lui conte son père, qui est aussi celui qui lui transmet la fierté de son peuple, de ses coutumes et de ses croyances. C’est lui aussi qui l’initie aux mystères des plantes, à leur culture, à leurs vertus, et l’introduit dans le monde magique de la nature verte et luxuriante de l’Ohio.
 Mais pourquoi Alka, sa mère, est-elle en proie à une souffrance et une colère telles qu’elle en devient cruelle et brutale envers ses enfants ? Pourquoi sa soeur Fraya si douce, si maternelle, est-elle si repliée sur elle-même?
C’est ce que nous raconte Betty, la narratrice, qui, depuis l’enfance, trouve un échappatoire dans l’écriture.

Si vous commencez à lire Betty de Tiffany Mc Daniel, sachez que vous ne pourrez plus vous arrêter ! Vous le lirez dans la fièvre, l’angoisse face à la souffrance de ces êtres que vous voyez vivre et parfois mourir devant vos yeux, face la violence qu’ils subissent, racisme, viol, inceste. Vous le lirez dans l’émotion que vous procurent de beaux personnages radieux, aimants, comme le père de Betty, Landon Carpenter, ou sa grande soeur Fraya. Vous serez submergés de tendresse pour les petites frères de Betty, Trustin et Lint. Vous serez pénétrés par la beauté du style, emportés par la force de la nature, par la poésie des histoires issues de la sagesse indienne que Landon Carpenter conte à ses enfants et à Betty, en particulier, lui apprenant à être fière de ses origines.
Et si vous pensez que les thèmes du racisme, des violences faites aux filles sont rebattus et trop durs à affronter pour vous, sachez que vous vous trompez. Betty est un livre qui donne de l’espoir malgré les blessures, c’est un livre d’amour tout autant que de haine, c’est une histoire de sagesse et de pardon malgré la tristesse et la cruauté. C’est aussi un récit transcendé par la parole du père, cet homme au coeur de verre qui fait de la réalité un univers fantastique, la pare de couleurs extraordinaires, et donne  le courage de vivre. Oui,  vous l'avez deviné,  Betty est un coup de coeur !
Alors, lisez l’incipit… magnifique :

Devenir femme, c’est affronter le couteau. C’est apprendre à supporter le tranchant de la lame et des blessures. Apprendre à saigner. Et malgré les cicatrices, faire en sorte de rester belle et d’avoir les genoux assez solides pour passer la serpillière dans la cuisine tous les samedis. Ou bien, on se perd, ou bien on se trouve. Ces vérités peuvent s’affronter à l’infini. Et qu’est-ce que l’infini, sinon un serment confus ? Un cercle brisé. Une portion de ciel fuchsia. Si l’on redescend sur terre, l’infini prend la forme d’une succession de collines ondoyantes. Un coin de campagne dans l’Ohio où tous les serpents dans les hautes herbes de la prairie savent comment les anges perdent leurs ailes.

Vous résistez encore ?

Quand je repense à Fraya, ce qui me vient à l'esprit est l'image floue de mille lumières qui s'agitent et oscillent. Des particules qui resplendissent et scintillent avant de disparaître dans le noir et un bourdonnement dont je me rends compte qu'il n'est autre que le bruit des abeilles.

- Doux comme le miel, disait Fraya.

 Tandis qu'elle grandissait, tous les ans, à la même époque, Papa lui prenait les bras et les levait.

-Tu es ma mesure. C'est toi qui vas mesurer la distance qui sépare tout ce qui pousse dans le jardin et aussi les intervalles entre les piquets de la clôture.

- Pourquoi c'est moi ta mesure ? demandait-elle toujours même si elle savait ce qu'il allait lui répondre.

- Parce que tu es importante, répliquait-il en lui étendant les bras de chaque côté. Tu es mon centimètre, mon décimètre et mon mètre. La distance entre tes deux mains est la distance qui mesure tout ce qu'il y a entre le soleil et la lune.

Encore  un extrait ?

 Non, je m'arrête là, sinon il me faudra recopier tout le livre !