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dimanche 14 septembre 2014

Le roman d'Enéas





Le roman d'Enéas est un des premiers romans médiévaux paru vers1160. Il fait partie des romans d'antiquité qui reprennent les grandes épopées latines : Le roman de Thèbes ( vers 1150) d'après La Thébaïde, Le roman de Troie et plus tard Le roman d'Alexandre (après 1180). Les auteurs sont des clercs qui dans un souci didactique mettent ces oeuvres classiques à la portée d'un public ignorant le latin. L'auteur du roman d'Enéas, anonyme, appartient semble-t-il à l'école littéraire "normande" qui s'est formée  à la cour des Plantagenêts. Il reprend L'Enéide de Virgile tout en l'adaptant son époque. Mais il est en même temps très fidèle à Virgile dont il suit parfois le texte latin à la lettre tout en sachant prendre des libertés dans la succession des évènements ou par des ajouts ou des suppressions.
 Ecrit en octosyllabes, et malgré quelques formes de l'Est, le roman est localisé dans le Nord-Ouest de la France avec un influence picarde indéniable.

La fuite d'Enée portant son père sur le dos (à gauche) Raphaël

Le roman d'Enéas a une structure très précise, il est divisé en trois parties :

Une première partie : la fuite de Troie, le voyage qui devient une longue errance, Junon poursuivant les Troyens de sa haine, l'arrivée à Carthage, l'amour d'Enée et de Didon

Une deuxième partie :  Enéas quitte Didon pour accomplir ce que les Dieux veulent de lui, créer un autre royaume en Lombardie, épouser la fille d'un roi latin, et fonder une dynastie prestigieuse.
Cette partie est consacrée à la guerre que le héros doit mener pour parvenir à son but.

Une troisième partie : le dénouement traite des amours d'Enéas et de Lavine, de la mort de Turnus, son rival qu'Entée défie en combat singulier et enfin du mariage et de l'obtention du royaume.

La fondation de Carthage par Didon Turner


Cette structure est encore renforcée par un rythme binaire qui donne sa force au récit en créant des symétries, des effets de miroir :

A l'amour sensuel et coupable de Didon (veuve, elle a fait le serment de rester fidèle à son mari mort) et à sa mort répond l'amour plein pudeur de Lavine qui n'exclut pas la passion et son mariage. Ces deux  épisodes encadrent le récit, au début et à la fin.

Au héros valeureux mais malheureux Pallas qui meurt, tué par Turnus, répond l'héroïne guerrière Camille, tout aussi vaillante  que Pallas.  Le récit de sa mort et ses funérailles est gymétriques à celui de la mort et des funérailles de Pallas.

Dans sa présentation dans le livre de poche, Aimé Petit note que : l'Enéide se trouve donc souvent simplifiée, clarifiée et rationalisée  par cet auteur du XII° siècle. Mais il est aussi plus adapté aux goûts du public, influencé encore par la chanson de geste  mais déjà plus proche du roman courtois avec la description du personnage féminin de Lavine  et du sentiment amoureux.

 
Le mariage d'Enéas et de Lavina : roman d'Enéas (manuscrit du XIV siècle)

J'ai lu le livre dans la traduction française contemporaine; c'est une lecture assez facile et intéressante par bien des côtés.  Les descriptions des villes somptueuses comme celle de Carthage, la présentation de personnages pittoresques, hors du commun, comme la pucelle Camille, si belle, si vertueuse, et pourtant exceptionnelle en tant que chevalier, sont passionnantes et j'adore la minutie dans la description des traits de la jeune fille, de ses vêtements, de son palefroi qui emprunte au Merveilleux.  Les scènes de combat ne sont pas trop longues, ni trop abondantes mais toujours animées d'un souffle épique comme dans les chansons de geste, en particulier la Chanson de Roland que j'ai toujours beaucoup aimée..  J'ai aussi apprécié l'aspect courtois du roman. La description de l'amour, de ses tourments vécus comme une affreuse maladie mais suivis de joies ineffables est d'une grande nouveauté pour l'époque. La jeune Lavine avec ses interrogations, ses doutes, ses chagrins de jeune fille innocente, est très humaine et proche de nous. Quant à Enéas qui se promène sous ses fenêtres avec une feinte indifférence, en faisant semblant de regarder à côté comme s'il ne la voyait pas, tout en ne la perdant pas de vue, il s'attire les taquineries de ses amis qui ont bien compris son manège et se moquent de lui. Il quitte ainsi son statut de héros et de demi-dieu (il est fils de Vénus et frère de Cupidon) pour devenir un jeune homme amoureux, un tout petit peu ridicule et donc attendrissant! Une lecture agréable à qui aime le Moyen-âge!

LC avec Océane

vendredi 12 septembre 2014

Victor Hugo : les travailleurs de la mer



J'ai lu Les travailleurs de la mer quand j'avais une vingtaine d'années, je l'avais beaucoup aimé et jamais relu depuis! Il était temps que je répare cette lacune!
En fait la seule chose dont je me souvenais, c'est de la lutte de Gilliatt contre la pieuvre géante. Et voilà qu'en parvenant de nouveau à ce passage extraordinaire du roman où le jeune homme est agrippé par des tentacules démesurées, je me suis sentie dans le même état qu'à ma première lecture, happée tout comme l'est Gilliat par le monstre marin, fascinée, haletante, étreinte d'une folle angoisse, obligée de continuer tandis que Victor Hugo nous distille tous les détails de la monstrueuse anatomie de la pieuvre, condamnée à tout subir, jusqu'au bout, jusqu'à l'issue qui forcément doit être fatale pour l'un ou pour l'autre car il s'agit d'un combat à mort! Il n'y a que Victor Hugo pour réussir une telle prouesse, Victor Hugo et son souffle puissant, Victor Hugo et sa richesse lexicale hors du commun, Victor Hugo et son art de la personnification, des antithèses, des métaphores, son art du grandissement épique. J'avais déjà éprouvé ce sentiment dans Quatre-vingt-treize avec la description du combat de l'homme contre le canon détaché, mais ici, c'est multiplié par mille!



Octopus dessin de Victor Hugo

La pieuvre est la métaphore du Mal, pire que celui incarné par l'océan, l'ouragan, les trombes, pire que celui représenté par l'homme, le diabolique capitaine de la Durande, le sieur Clubin… Un mal  irrémédiable, terrassant, absolu :

Une morsure est redoutable; moins qu'une succion. La griffe n'est rien près de la ventouse. La griffe, c'est la bête qui entre dans votre chair; la ventouse, c'est vous-même qui entrez dans la bête. Vos muscles s'enflent, vos fibres se tordent, votre peau éclate sous une pesée immonde, votre sang jaillit et se mêle affreusement à la lymphe du mollusque. (…) la bête se substitue à vous par mille bouches infâmes.

Métaphore qui aboutit à cette loi scientifique que Hugo, dans une vision surréaliste, transforme en une méditation métaphysique

Tous les êtres rentrent les uns dans les autres. Pourriture, c'est nourriture. Nettoyage effrayant du globe. L'homme, carnassier, est , lui aussi, un enterreur. Notre vie est faite de mort. Telle est la loi terrifiante. Nous sommes sépulcres.
Dans notre monde crépusculaire, cette fatalité de l'ordre produit des monstres.(..)
 

Vivons, soit.`
Mais tâchons que la mort nous soit un progrès.Aspirons à des mondes moins ténébreux.


Dessin de Gustave Doré

Dans sa préface Victor Hugo précise qu'une triple anankè pèse sur l'homme, Anankè, c'est à dire la personnification de la destinée, de la fatalité :

... l'anankè des dogmes, l'anankè des lois, l'anankè des choses. Dans Notre-Dame-de Paris, l'auteur a dénoncé le premier; dans les Misérables, il a signalé le second; dans ce livre, il indique le troisième.
A ces trois fatalités qui enveloppent l'homme se mêle la fatalité intérieure, l'anankè suprême, le coeur humain.


Les travailleurs de la mer, c'est bien cela :  la fatalité suprême - le coeur humain- celle pousse Gilliatt, un pauvre pêcheur étranger au pays, honni, rejeté par tous, à aimer d'un amour sans bornes la jolie et malicieuse Déruchette. Déruchette, un des plus beaux partis de l'île, courtisée par tous, la nièce adorée et choyée du riche armateur Mess Lethierry. Celui-ci, excellent marin, est le premier à avoir introduit le bateau à vapeur à Guernesey, initiative hardie, mal vue par les insulaires, mais qui fait sa fortune. Aussi quand son bateau bien aimé, la Durande, s'échoue sur l'un des plus dangereux écueils au large de l'île, le vieil homme est non seulement ruiné mais anéanti. Alors Déruchette promet sa main à celui qui sera assez courageux et habile pour récupérer le moteur du bateau resté intact, accroché au rocher. Il n'en faut pas plus à Gilliatt pour partir affronter l'horreur, l'anankè des choses, la lutte contre les éléments déchaînés, un bras de fer avec l'Océan tout puissant. Car Les travailleurs de la mer, c'est avant tout une histoire d'amour sublime, celle d'un homme qui s'expose à la mort, qui brave mille dangers, qui subit les tourments de la faim, du froid, de la solitude, de la peur sacrée de la nuit, cette pression de l'ombre qui conduit au bord de la folie, l'alternance d'espoir et de désespoir, pour être digne d'être aimé.


L'écueil des deux Douvres

Il voit l'obscurité et sent l'infirmité. Le ciel noir, c'est l'homme aveugle. L'homme face à face avec la nuit, s'abat, s'agenouille, se prosterne, se couche à plat ventre, rampe vers le trou, ou se cherche des ailes. Presque toujours il veut fuir cette présence informe de l'Inconnu.
L'effroi sacré est propre à l'homme; la bête ignore cette crainte. L'intelligence trouve dans cette terreur auguste son éclipse et sa preuve.


Et le génie de Victor Hugo c'est d'avoir choisi pour incarner ce héros épique, capable de braver l'océan, les vagues, les léviathans, un homme doué d'une grande intelligence et capable de créer, de façonner les objets, de dominer les lois de la physique.. un homme simple, un travailleur de la mer, issu du peuple, occupant la plus basse position dans l'échelle sociale. Génial, Non?

Les travailleurs de la mer c'est aussi un personnage à part entière l'île de Guernesey, la beauté âpre de ces lieux, la mentalités de ses habitants, leurs croyances, leurs superstitions, leur combat au quotidien dans la lutte pour arracher leur subsistance à l'océan. C'est l'alliance de la terre et de la mer.

Un roman qui embrasse tous les genres, roman d'aventure, roman d'amour, roman de la mer, roman philosophique, métaphysique. Hugolien ... en quelque sorte!






LC avec AalisMyriam; Nathalie



jeudi 11 septembre 2014

Les mémoires d'Hadrien de Jean Petrement d'après Marguerite Yourcenar




Si je n'ai pas fini Les mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar pour cette LC j'ai vu pendant le festival d'Avignon la pièce que le metteur en scène Jean Pétrement a créée à partir du livre de Marguerite Yourcenar et de Antinoüs de Fernando Pessoa. Je n'avais pas eu le temps de rédiger un billet sur cette pièce mais voici le moment venu pendant que je poursuis ma lecture de l'oeuvre originale.

La pièce de Jean Petrement

L'empereur Hadrien proche de sa mort dicte ses mémoires à Antoine, une jeune noble qui lui sert  de secrétaire. Il destine ces dernières pensées à son petit-fils et successeur Marc-Aurèle pour l'aider dans l'exercice du pouvoir. Autour de lui, Elixa, une jeune esclave dont Antoine est amoureux accompagne les derniers moments de son maître et lui distribue en même temps que ses soins des avis bien tranchés car elle n'a pas la langue ni l'intelligence dans sa poche. Ce qui permet au metteur en scène d'opposer la jeunesse et ses élans à la vieillesse au seuil de la mort. Apparaît un quatrième personnage sous les traits de l'impératrice Plotine, femme de l'empereur Trajan qui a aidé Hadrien dans l'accession au pouvoir et qui semble-t-il vient l'assister au moment de sa mort, figure tutélaire de la femme, impératrice, qui veilla sur lui comme une mère. Ainsi la pièce apparaît comme un huis-clos où dialoguent des personnages comme le souhaitait l'écrivaine à l'origine  : "J’imaginais longtemps l’ouvrage sous forme d’une série de dialogues …"



Le texte de Marguerite Yourcenar présente les pensées philosophiques et politiques de cet empereur  humaniste qui cherche à trouver un sens à sa vie et à sa mort. Il raconte sa jeunesse, est contre les  guerres de conquête, pacifie l'empire, il expose ses idées sur la liberté, sur son amour pour le jeune Antinous,  il dit sa conception du pouvoir..  Le texte évoque aussi la culture de cet homme, poète et amoureux de littérature, grand ami des arts.

Fernando Pessoa

Il n'est pas étonnant que Jean Petrement (qui interprète le rôle titre) ait associé au texte de Yourcenar, l'Antinous de Pessoa rappelant l'amour fou d'Hadrien pour ce jeune homme d'une beauté légendaire qu'il fit statufier à l'égal d'un dieu après sa mort tragique. Le poème de Pessoa répond harmonieusement à l'oeuvre de Yourcenar.
It rained outside right into Hadrian's soul.
The boy lay dead
On the low couch, on whose denuded whole,
To Hadrian's eyes, that at their seeing bled,
The shadowy light of Death's eclipse was shed.
The boy lay dead and the day seemed a night
Outside. The rain fell like a sick affright
Of Nature at her work in killing him.
Through the mind's galleries of their past delight
The very light of memory was dim.
                             (début du poème de Pessoa écrit en anglais)

La pièce est de facture classique. On a l'impression d'assister à une tragédie du XVII siècle où la langue très élégante est une fin en soi.  On la goûte et les comédiens qui  jouent d'une manière sobre et épurée la mettent en valeur. Il n'est pas besoin de connaître l'oeuvre de Yourcenar pour l'apprécier.
Le décor est réduit au maximum dans la chapelle du Roy René qui n'a besoin de rien pour exister. Je n'ai pas aimé par contre les costumes modernes et les pieds nus des hommes qui contrastent peu agréablement avec les tenues à l'antique des femmes. Et si c'est pour rappeler la modernité de l'oeuvre, le texte est bien suffisant pour cela!  
Un bon spectacle théâtral qui permet d'aller à la rencontre d'une oeuvre capitale de la littérature.


LC avec Maggie, Océane, Praline, Alison, Margotte





mardi 9 septembre 2014

Andrea Molesini : le printemps du loup



Ce que j'ai éprouvé en lisant ce roman Le printemps du loup de Andrea Molesini est assez étrange : J'ai d'abord été fascinée par le récit et aussi par l'écriture  puis, peu à peu, j'ai fini par être lassée par le procédé stylistique et j'ai trouvé que l'histoire traînait. 

Le roman raconte l'histoire de deux enfants juifs, Pietro et Dario cachés dans un couvent vénitien, obligés de s'enfuir après dénonciation, poursuivis par les allemands. Ils sont accompagnés d'adultes, deux soeurs juives, Maurizia et Ada, le frère Ernesto, soeur Elvira et aidés par un pêcheur, personnage pittoresque et courageux surnommé Lirlandais. Le récit est raconté par Piero, interrompu par instants par les pages du journal intime de Soeur Elvira que nous apprenons à connaître peu à peu. Mais lorsqu'ils sont sur le point d'être faits prisonniers, Karl, un allemand, les sauve. C'est une fuite éperdue sous la protection de ce déserteur qui dit avoir pris conscience de l'horreur du nazisme. le petit groupe traqué se déplace dans un pays désorganisé, à la fin de la guerre, où fascistes et nazis sentent le vent tourner mais n'en sont pas moins dangereux.

Le récit est raconté par Pietro (10 ans), petit garçon "effronté", plein d'imagination et  à la langue bien pendue, dans un style faussement naïf, où l'on sent à la fois la vision de l'enfance, drôle, fraîche et spontanée, et le regard de l'écrivain qui la sous-tend. 
"On ne juge pas les gens sur les apparences qu'elles m'ont dit. Ca, c'est typique des grands, ils dépensent des sous pour s'habiller, ils se coiffent devant la glace pendant des heures, mais après ils vous expliquent que la beauté, ça compte pour du beurre. On peut toujours courir pour que les grands nous disent la vérité, alors moi, je la cherche tout seul et je suis assez fortiche."

Car, bien sûr, dans ce procédé narratif l'adulte n'est jamais loin de l'enfant et, au début, le charme fonctionne! Et même plutôt bien! Le décalage entre les deux produit un effet amusant ou poétique, en particulier quand Pietro se mêle de théologie ou quand il observe les adultes, s'étonnant de leur raisonnement ou quand il parle de la nature. Le garçon s'exprime dans une langue familière, parfois un peu incorrecte, mais toujours très originale dans laquelle sont introduites des images concrètes, étonnantes, qui ne manquent pas de beauté.
"Pour moi la faim est une bête à double rangée de dents aiguisées qui vous grignote de l'intérieur, d'accord, elle fait moins de bruit que la lune mais vous sentez ses dents une à une, parce qu'elles sont froides comme des perles sur le cou des femmes riches."

"Je sais que la mort est faite de fruits froids entre les murs des maisons quand il pleut de la pluie. Des fruits froids comme des yeux de chat. Des fruits dans les buissons noirs aux feuilles brillantes de pluie, même quand la lune repart en emportant son bruit."

Et vraiment j'aime beaucoup! Pourtant, par la suite, le style et les images ne se renouvellent pas. Si l'arrivée du loup, cette bête imaginaire qui permet à Pietro de résister à la peur était une belle trouvaille au début, la répétition en devient lassante comme celle de la poule de Dario. Et le procédé stylistique, cette fausse naïveté dont les effets sont trop répétitifs, finit par être irritant.
De plus la disproportion entre les écrits d'Elvira qui apparaît peu et le récit du petit garçon qui est omniprésent se fait au détriment du personnage de la jeune femme qui devient un peu secondaire et  est moins intéressante.
Enfin, si l'on ajoute que j'ai trouvé le secret de l'allemand assez décevant, on peut comprendre comment ce roman commencé dans l'enthousiasme m'a déçue.




dimanche 7 septembre 2014

Rodez : le musée Soulages et le musée Fenaille

Musée Soulages à Rodez
J'ai profité de mes vacances en Lozère pour faire un saut jusqu'à Rodez. Je voulais absolument visiter le musée Soulages, artiste dont je n'avais vu jusqu'ici qu'une peinture noire au musée d'Antibes  et, de ce fait, j'ai aussi découvert le même jour le musée Fenaille très intéressant aussi.

Le musée édifié par des architectes catalans est sobre et  beau, conçu comme un assemblage de cubes  couleur rouille en acier Corten qui se patine au fil du temps, rappelant les dessins de l'artiste au brou de noix. Quand j'y  arrive au mois d'août, c'est la queue! Le musée qui vient de s'ouvrir ne peut laisser entrer que quelques centaines de personnes à la fois. Il faut donc attendre patiemment.  J'apprendrai par la suite en lisant les journaux que le musée a atteint en six semaines la fréquentation attendue pour un an! Et Vlan! dans les dents de ceux qui rouspètent sans cesse dès qu'il s'agit d'art contemporain parce qu'ils ne le comprennent pas! j'ai nommé, entre autres, un ancien ministre, Jean-Luc Fery, qui dit que Soulages, c'est une "blague"!

 Le musée Soulages

 

 Le musée Soulages a été construit à la suite de deux donations faites par l'artiste Pierre Soulages et son épouse Colette. Il permet de suivre le travail de l'artiste sur une période de 35 ans et de voir son évolution vers la période actuelle : peintures sur papier ou sur toile où il utilise les couleurs avec une prédominance de noir, les fameux brous de noix, les lithographies et sérigraphies, les sculptures en bronze, les travaux préparatoires aux vitraux de Conques, tout ceci amenant aux tableaux où l'artiste n'utilise que du noir en jouant sur les reflets de la lumière, période appelée l'outre-noir.

 Les peintures abstraites

France : Pierre Soulages musée de Rodez
Pierre Soulages musée de Rodez

Pierre Soulages musée de Rodez

France Musée de Rodez: abstraction de Pierre Soulages

Abstraction Pierre Soulages musée de Rodez France
Pierre Soulages musée de Rodez

Pierre Soulages musée de Rodez

Pierre Soulages musée de Rodez

 Pour moi, les oeuvres abstraites que je présente dans ces photos ne rendent pas compte de la beauté de l'oeuvre, elles proposent outre les vibrations de la couleur qui s'exercent sur nos sens, une promenade dans un monde imaginaire. Le blanc est si lumineux qu'on a l'impression de s'enfoncer à l'intérieur d'un labyrinthe obscur dont l'ouverture brille d'une lueur surréelle, parfois c'est une fenêtre fermée qui laisse poindre le jour, un paysage de neige... c'est ce que j'éprouve mais voilà ce qu'en dit Pierre Soulages  dans une interview accordée à Patrick Vaudray.

(...) lorsque l’on met un noir par exemple à côté d’un gris, ou d’un blanc, le blanc paraît beaucoup plus lumineux et le gris paraît beaucoup plus clair. Le clair-obscur est fondé là-dessus finalement : on prend une couleur qui paraît obscure, on met une couleur encore plus obscure qui est le noir et, brusquement, elle s’éclaire ; donc c’est la lumière qui est en jeu. C’est une autre manière de voir la lumière.

 L'outrenoir : la lumière comme matière

 

Pierre Soulages musée de Rodez
Pierre Soulages musée de Rodez

Evidemment, l'on peut être surpris en se retrouvant face à une toile entièrement peinte en noir! Et je ne pourrai avec ces photographies vous convaincre de l'intérêt du travail! Et oui, il faut voir les oeuvres de Soulages et non ses reproductions sinon on ne peut rien ressentir. Il le dit lui-même :

C’est d’ailleurs pourquoi ces peintures-là sont quasiment impossibles à photographier parce que la photographie simplifie tout ça, appauvrit toutes ces qualités de différence de lumière qui donnent des lumières différentes ; la photographie les traduit par des gris, c’est-à-dire qu’elle transforme cette peinture-là en une peinture traditionnelle.

 Dans l'interview de Pierre Soulages par Patrick Vaudray, il explique comment il travaille et ce qu'il veut réaliser :
 Au départ la toile est entièrement noire, et non pas blanche ou rouge comme c’est le cas traditionnellement ; les peintres traditionnellement recouvraient leur toile de rouge, Nicolas Poussin, ou de gris, Goya par exemple, dans mon cas, je la recouvre de noir ; mais lorsque je travaille avec une pâte noire, je ne travaille plus avec du noir, je travaille avec la lumière que réfléchit l’état de surface de la couleur que j’apporte.



Pierre Soulages : musée de Rodez
Pierre Soulages : musée de Rodez

Ce qui m’intéresse, c’est cette qualité particulière de la lumière quand elle est réfléchie par le noir, qui n’est pas semblable à la qualité de lumière qui pourrait être réfléchie par le bleu ou par le jaune ou par une autre couleur. Ça m’intéresse parce que le noir c’est, d’un côté, l’extrême, le sombre, il n’y a pas plus sombre que le noir et, à côté de ça, c’est aussi une couleur lumineuse ; c’est le rapport de ces deux possibilités que j’ai avec le noir qui fait que je me suis orienté vers cette manière de peindre.





  Je dis multiple parce que ces stries ne sont pas mécaniques comme dans le cas du peigne cubiste où elles sont toutes semblables -, mais il y a des stries qui ont des angles différents. Si on compare chaque strie, il y a une crête et un sillon, et l’angle de chaque crête est différent, c’est-à-dire qu’il y a une face, une minuscule face, qui réfléchit la lumière différemment ; ce qui fait qu’on obtient une réflexion de la lumière extrêmement variée parce qu’à chaque strie il y a une réflexion différente. 




 Pour préparer mon initiation à Soulages, j'ai lu ce livre  de Jacques Laurans avant d'aller au musée. Intéressant!

 Voir suite de l'interview de Pierre Soulages ICI


Le musée Soulages ( source l'express)


Le musée Fenaille

Le musée Fenaille est un musée archéologique passionnant installé, qui plus est, dans une belle bâtisse du moyen-âge et de la renaissance dont l'architecture vaut à elle seule le détour. Si vous allez à Rodez, ne le ratez pas car il vaut vraiment le coup! Il présente plus de mille objets de la préhistoire au début du XVII siècle. Les pièces les plus rares du musée que j'ai adorées sont les fameuses et splendides statues-menhirs. Elles ont été érigées 3000 ans avant notre ère. Ce sont les plus anciennes représentations de l'homme (et de la femme!) connues en Europe occidentale.

statue-menhir du musée Fenaille à Rodez


samedi 6 septembre 2014

Annabel Lyon : Aristote, mon père




Je viens de lire le roman de l'écrivaine canadienne, Annabel Lyon, intitulé : Aristote, mon père. C'est la suite, - même si l'on peut le lire indépendamment- , de Le juste milieu  où l'on rencontre déjà Aristote, sa fille Pythias et sa concubine Herpyllis. Mais je n'ai pas lu ce dernier et voilà qui répond un peu à une première frustration : j'aurais aimé que le roman approfondisse le portrait d' Aristote et  et développe sa  philosophie mais.. cela a dû être fait dans le roman précédent.
  
En fait, Aristote, mon père, raconte la fin de vie du philosophe et comme le titre l'indique donne la place primordiale à sa fille Pythias dite Pytho.
L'auteure a pris pour point de départ un passage du testament d'Aristote qui concerne sa fille : Lorsque ma fille aura l'âge requis, on la donnera en mariage à Nicanor. Mais à la mort d'Aristote, qu'adviendra-t-il de Pythias si Nicanor, son cousin parti à la guerre, ne revient pas?

Aristote, macédonien, qui a été le professeur d'Alexandre, vit à Athènes où il a créé son école Le Lycée. Il jouit d'une grande renommée, réunit tous les grands esprits de la ville chez lui et se préoccupe de l'instruction de sa fille Pythias. Celle-ci est intelligente, curieuse, a soif d'apprendre et se révèle une élève brillante qui connaît toute l'oeuvre de son père et est capable de tenir tête dans les discussions aux plus grands savants. Mais elle est de sexe féminin et la société grecque voit d'un mauvais oeil une fille accéder au savoir.  Quand celle-ci devient femme, le père adopte un lointain cousin, Jason, surnommé Myrmex, "petite fourmi", qui lui a été envoyé par la famille. Sans jamais cessé d'aimer Pytho, il va l'écarter des études et reporter son attention sur le garçon..
Cependant les Athéniens, vaincus par Alexandre et plein de rancoeur contre les Macédoniens, le considéreront toujours comme un étranger, lui et sa famille. Aussi à la mort de l'empereur, Aristote est obligé de quitter la ville sous les huées et les jets de pierres des Athéniens. C'est l'exil qui se terminera par la mort d'Aristote et c'est aussi  la fin de la première partie.  Les deux autres parties sont consacrées aux épreuves subies par Pythias, laissée seule, sans argent, dans un univers hostile aux femmes où, en l'absence de mariage, elle ne peut emprunter que trois voies : Prêtresse, sage femme et prostituée. Je vous laisse découvrir ce qu'il advient d'elle.

Disons tout de suite que mon avis est mitigé sur ce roman.
 La première partie,  à Athènes, celle de l'accession de Pytho au savoir m'a intéressée. j'aurais aimé, cependant, plus de détails sur les méthodes pédagogiques d'Aristote et sur ce qu'il enseignait, j'aurais voulu que l'érudition de Pythias soit plus apparente moins anecdotique même si les embryons d'idées qu'elle présente sont intéressants :
- J'ai appris des choses sur le changement dans l'espace, le temps, la substance. J'ai appris des choses sur le mouvement. J'ai appris des choses sur l'être éternel et parfait, celui que papa appelle le moteur immobile

- Sur Dieu, intervient Krios.

-Sur Dieu comme nécessité métaphysique, dis-je. Lointain, détaché, perdu dans la contemplation

-Vous l'avez vraiment encouragée à s'épanouir dit Krios à mon père

- Ca commence à devenir un problème, rétorque papa.


Mais l'auteure décrit bien la civilisation grecque. Elle nous fait part de nombreux détails qui nous éclairent sur les rites religieux et funèbres, sur la vie quotidienne, le marché, la nourriture, sur la condition féminine, les règles, le mariage et surtout elle essaie avec succès de faire revivre les mentalités. Elle décrit la place qu'occupe la femme dans la société et son infériorité déclarée par rapport aux hommes.n Ainsi, on voit comment Herpyllis, la concubine d'Aristote, qui lui a donné un fils Nicomaque, n'est pas reconnue et conserve son statut de servante, d'inférieure, non aux yeux d'Aristote, mais de la bonne société. On comprend alors combien, malgré ses limites, Aristote était un homme éclairé et ouvert pour l'époque.
j'ai pourtant moins apprécié les deux autres parties du roman sur les tribulations de Pythias après la mort de son père. D'abord qu'est devenue son érudition? En quoi la fille d'Aristote est-elle différente de n'importe quelle jeune fille tombée dans l'indigence? L'histoire m'a paru alors décousue tant au point de vue du style que du récit, rapide et parfois peu convaincante. De plus je ne comprends pas Pytho, Mirmex est très antipahique et sa psychologie est à peine esquissée. Les autres personnages, Herpillys,  Nicomar, les esclaves disparaissent. Et je n'ai eu aucune empathie envers ceux qui restaient. J'ai donc été déçue par cet aspect du roman.

En résumé, le livre présente des moments intéressants qui sont liés à la vision historique que nous donne l'auteure mais j'ai moins adhéré à l'aspect fictionnel et l'analyse des personnages m'a paru insuffisante.. 





Merci à la librairie dialogues et aux Editions Quai Voltaire

jeudi 4 septembre 2014

David Vann : Dernier jour sur terre



David Vann ne fait jamais dans la guimauve! C'est le moins que l'on puisse dire! J'en étais restée à ses Désolations, livre qui m'avait pas mal secouée  et le voilà qui récidive avec une biographie  qui porte le titre bien approprié d'une chanson de Marylin Manson  : Dernier jour sur la terre ou Last day of summer.
Vous jugerez du livre d'après l'incipit qui donne le ton : Après le suicide de mon père, j'ai hérité de toutes ses armes à feu. j'avais treize ans". Cela fait froid dans le dos, non? et ce qui suit encore bien plus!
Car le petit David Vann traumatisé par le suicide du papa décaroche pas mal. Il s'amuse à tirer sur les lampadaires du lotissement  voisin. Il lui arrive même de viser le voisin avec la Magnum 300. Qu'est qui le retient d'appuyer sur la gâchette? Pourquoi a-t-il été échappé à l'irrémédiable et qu'est-ce qui a poussé, au contraire, Steve Kazmierczak, un jeune homme de 27 ans à aller jusqu'au bout, à devenir ce tueur de masse qui tire sur des étudiants de North lllinois University le 14 février 2008?
David Vann mène une enquête approfondie en étudiant les archives transmises par la police, le courrier de Steve et de ses ami(e)s, mais aussi en rencontrant les  professeurs et les familiers de Steve, tous persuadés que celui-ci était un homme intelligent, gentil, incapable de commettre un tel meurtre. Et pourtant, l'enquête de Vann dévoilera les zones obscures du tueur, les haines racistes qui le rongeaient, les angoisses qui l'étouffaient, les Tocs dont il souffrait et sa maladie mentale qui n'a cessé de s'aggraver d'année en année.

Hungry Horse : petite ville du Montana : de Pieter Ten Hoopen (Rencontres d'Arles 2014)
Si David Vann s'intéresse à ce cas, ce n'est pas pour la recherche du sensationnel ou par morbidité. C'est pour jeter un cri d'alarme, pour dénoncer les dysfonctionnements et les aberrations des lois américaines qui permettent à chaque citoyen de s'armer. Il met en cause les mentalités  d'une grande majorité des américains prêts à entrer en guerre si l'on menace de limiter le port d'armes et la responsabilité des parents qui forment leurs enfants aux armes à feu dès leur plus tendre enfance. David Vann a appris à tirer dès sept ans et a eu son premier vrai fusil à l'âge de neuf ans.  Steve est lui aussi initié très jeune et, en cachant sa maladie, il peut se procurer librement toutes les armes et les munitions qu'il souhaite..

"Après la fusillade de NIU, le pouvoir législatif tenta de faire passer une loi qui aurait pu limiter l'achat d'armes à poing à un pistolet par mois, ce qui impliquait tout de même qu'une personne pouvait se procurer douze armes pas an, et même cela n'a pas été voté.. Chaque fois que je roule dans Champaign pour interviewer Jessica, je vois des panneaux en bordure de route qui affirment : les armes sauvent des vies. Si ça ce n'est pas de la manipulation, qu'est-ce qu'on entend alors par "manipulation"?

Pèse aussi dans la balance la maladie mal soignée, la bipolarité de Steve encore accentuée par l'abus des médicaments, par l'impuissance des parents,  par le rejet des autres face à l'étrangeté ou la bizarrerie. Les structures qui sont censées encadrer ces malades mentaux ne sont pas la hauteur et finissent, après les avoir abrutis de médicaments, par les laisser partir sans soin dans la nature! Son passage dans l'armée aggrave encore son état!
Les idéologies de la haine que ce soit celle du nazisme ou du Ku Kux Klank ainsi que les films violents qui aboutissent à une insensibilité et à une accoutumance au Mal jouent aussi un grand rôle  dans la dérive du tueur de masse. On sait que Steve Kazmierczak y était accro!  L'on peut y ajouter ce que David Vann appelle "la honte sexuelle", une homosexualité mal vécue ou un viol dès l'enfance qui génère un comportement déviant. Tous ces facteurs semblent avoir pesé sur Steve et l'ont transformé en monstre.

Mais on ne naît pas "tueur de masse", on le devient et il faut des années pour en arriver à ce point de non retour.  Il est beaucoup plus facile de dire que Steve Kazmierczak était un monstre et que l'on ne pouvait rien faire pour l'éviter. Cela évite de poser les responsabilités. Pourtant Steve a essayé de se suicider à maintes reprises. C'est ce que rappelle David Vann et son livre résonne comme un cri d'alarme un peu désespéré, un avertissement qui semble bien ne pas avoir beaucoup d'échos dans son pays. Un livre marquant.

Il s'avère que je n'ai pas tant de points communs avec Steve. Je ne partage ni son racisme, ni son libertarisme, ni son amour des films d'horreur, sa fascination pour les tueurs en série, le service militaire, la sexualité ambivalente, les rencontres obsessionnelles sur le Net, les prostituées, les médicaments, le passé psychologique troublé, les amis dealers, la mère dérangée, l'intérêt pour les maisons d'arrêt, etc. Mais j'ai hérité  des armes paternelles à treize ans, à l'époque où je débordais d'hormones, où le monde n'avait plus aucune importance à mes yeux depuis que mon père avait porté son arme à sa tête. Je n'avais rien à perdre. Et j'avais été le témoin de beaucoup de violence.



Lire pour en savoir plus l'interview donné au Nouvel Obs par David Vann : "Les américains sont trop débiles..."



Merci à la Librairie dialogues et aux éditions Gallmeister 

Chez Titine


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mercredi 3 septembre 2014

Lola Lafon : La petite communiste qui ne souriait jamais



Quand j'ai commencé à lire La petite communiste qui ne souriait jamais je savais que j'allais trouver dans ce livre de Lola Lafon une critique en règle du régime communiste et de Caescescu. Il faut dire que le titre semble très orienté, et je m'énervais à l'avance à l'idée que, bien sûr, l'auteur allait donner une grande leçon à ces dictatures de l'Est quant à la pratique du sport et au manque de liberté individuelle au nom de nos démocraties parfaites, bien entendu! Comme si nous étions sans reproche!
Je m'énervais donc mais.. j'avais envie d'en savoir un peu plus sur cette gymnase roumaine éblouissante, Nadia Comaneci, cette petite fille exceptionnellement douée qui était une des grandes sportives de ma jeunesse, une comète fulgurante qui a révolutionné toute la pratique de la gymnastique dans le monde. Je savais aussi que, après avoir été adulée, Nadia avait été traînée dans la boue, moquée et méprisée parce qu'elle était devenue femme et n'avait plus un corps de jeune fille impubère. Et c'est pourquoi j'ai profité du livre voyageur de Franzoaz que je remercie ici pour découvrir cette histoire. J'ai apprécié la richesse des réflexions de Lola Lafon et son esprit critique aiguisé. Un titre complaisant, donc, mais pour un contenu qui ne l'est pas.

Nadia Comaneci aux jeux olympique de Montréal 1976

C'est à l'âge de 14 ans que Nadia Comaneci entre dans la légende aux jeux olympiques de Montréal en 1976 en pulvérisant le record de notes données jusque-là, ce qui détraque les ordinateurs. Depuis l'âge de 7 ans, elle est entraînée avec quelques autres petites filles par Bela et Marta Karolyi dont les méthodes drastiques sont à la limite du supportable. Il n'y a aucun jour de congé pour les jeunes athlètes qui ont des journées d'entraînement très chargées. L'obsession du poids est telle que les fillettes sont mises au régime et sont toujours affamées. Elles doivent prendre des laxatifs avant la pesée, subissent des traitements médicamenteux, doivent concourir malgré leurs blessures. La domination de l'entraîneur sur ces enfants est totale, son emprise psychologue aussi et il peut se montrer brutal. Certaines d'entre elles dont Nadia essaieront de se suicider. Et, bien sûr, celles qui ont des accidents et deviennent handicapées à vie au cours de ces exercices périlleux tombent dans l'oubli. Tout ce travail, cet excès de fatigue, ces privations, ces souffrances pour aboutir … à la perfection, à un sport (un art?) aérien, qui paraît aisé, qui défie les lois de la pesanteur. Toute cette beauté servant la propagande communiste et affermissant la dictature de Ceauscescu. 



Le livre de Lola Lafon n'est pas vraiment une biographie puisque l'auteur s'autorise la fiction pour combler les lacunes mais elle s'appuie sur des recherches fouillées et, ce qui n'est pas banal, elle reste en contact avec Nadia pendant toute la rédaction du livre. Elle fait part dans son livre des remarques de Nadia et de son désaccord éventuel. C'est facile, en effet, de traiter Nadia de "robot communiste" quand on sait que, dès l'enfance, celle-ci a été coulée dans un moule, soumise à la volonté des adultes et que, pendant la même période, la France accueillait le dictateur Ceauscecu les bras ouverts (comme elle l'a fait pour Kadhafi!)! L'histoire s'écrit ainsi devant les yeux de la principale intéressée qui réagit avec beaucoup d'intelligence mais aussi parfois et forcément avec subjectivité.
Au début, Lola Lafon a une idée très précise de ce qu'elle veut dénoncer à travers la vie de Nadia Comaneci dans les pays communistes : la privation de liberté, la pratique sans morale du sport, la maltraitance de l'enfance, l'exploitation des sportifs de haut niveau à des fins de propagande. Après les recherches qu'elle mène sur la vie de Nadia Comaneci et sur Bela Karolyi, son entraîneur, après la consultation des archives, les rencontres qu'elle fait en Roumanie, et ses conversations avec Nadia, elle s'aperçoit de la complexité du problème et de l'attitude ambiguë des pays occidentaux qui n'ont pas fait mieux dans ce domaine…
 Voilà l'incroyable éditorial du  Los Angles Times en 1979 :

Nous pouvons envoyer un homme sur la lune mais nous sommes incapables de faire évoluer une petite fille sur une poutre! Il est temps que ce pays sache produire des gymnastes qui montrent la force inhérente à notre fibre nationale. Etant donné que nous ne bénéficions pas de centres de formations nationaux de haut niveau de subvention par l'Etat, il faut trouver ce que nous pouvons emprunter à la méthode roumaine.
Et c'est pourquoi les Etats-Unis utilisent les services de Béla Karolyi lorsque celui fuit son pays. Il entraînera les sportives américaines avec les mêmes méthodes qu'en Roumanie!

Notons aussi l'attitude scandaleuse de la fédération française de gymnastique en 1979 :

"les responsables s'inquiètent, après la retransmission télévisée des championnats d'Europe à Strasbourg, des nombreuses chutes graves des gymnastes car "celles-ci donnent une mauvais image de notre sport". En accord avec la chaîne, il est convenu "de moins se focaliser sur les incidents" lors de la diffusion des prochaines compétitions."

Voilà enfin la réponse de Nadia quand Lola Lafon  accuse la gymnaste d'avoir servi la propagande communiste :

A travers vous, le pouvoir faisait la promotion d'un système. La réussite totale du régime communiste, l'apothéose de la sélection : l'enfant douée, belle, sage et  performante.

Nadia  (rire agacé)

Ah! Oui! Bien entendu! Les roumains vendaient le communisme. En revanche, les athlètes français ou américains ne représentaient aucun système, aucune marque!!"


La morphologie de Nadia Comaneci a changé; la presse se déchaîne contre elle

Quant aux méthodes employés par Karolyi, que dire si ce n'est qu'il y avait un consensus pour qu'il en soit ainsi : A partir de Nadia Comencini, le monde entier, des pays communistes aux pays occidentaux, ne voulait plus que des petites filles pour gymnastes.  Ce sont donc des enfants que l'on formait pour la gymnastique, des fillettes "trop vieilles pour être jeunes" selon la formule de Lola Lafon.  Les réactions de la presse internationale sont d'ailleurs tout à fait écoeurantes et montrent quels fantasmes malsains suscitait le corps enfantin de Comaneci et quel mépris de la féminité cela impliquait comme en témoigne l'article de l'éditorialiste du Guardian :

" Chère Nadia; Tu étais mmmmm quand tu faisais ce geste de la main à la fin de ton exercice au sol. Mon chaton mécanique. Aujourd'hui  Nadia, elle a dix-huit ans, elle porte un soutien-gorge et doit se raser les aisselles."

Ce geste de la main

Lola Lafon évolue ainsi vers une réflexion sur les pratiques sportives de l'époque qui ne concerne pas seulement la Roumanie, pays communiste, mais implique nos pseudo-démocraties!
Elle nous invite à réfléchir  sur la notion de liberté. Est-ce qu'on a forcé Nadia à faire cela? Elle le nie. Elle réfute le terme que Béla emploie à son sujet : "dressée". Elle revendique sa liberté, sa volonté inflexible d'aller jusqu'au bout, d'atteindre la perfection, la satisfaction du travail bien fait, le bonheur d'être reconnue entre toutes les autres : "c'est un contrat qu'on passe avec soi-même, non une soumission à un entraîneur."
Et puis d'ailleurs qu'est-ce que la liberté? Les gymnases américaines étaient-elles plus libres que les roumaines lorsqu'il leur fallait s'endetter auprès de sponsors pour payer leur entraînement et ainsi travailler jusqu'à l'épuisement, prendre tous les risques pour pouvoir rembourser leurs dettes alors qu'en Roumanie l'entraînement était pris en charge complètement par l'état ?

Qu'est-ce que la liberté, enfin? Les femmes des années 70 l'étaient-elles vraiment? Nadia n'a-t-elle pas ouvert une autre chemin pour les fillettes du monde entier?

"Vous avez décrassé le futur et ravagé le joli chemin rétréci qu'on réserve aux petites filles, je voudrais dire à Nadia C., grâce à vous les petites filles de l'été 1976 rêvent de s'élancer dans le vide, les abdos serrés et la peau nue."

Il y a pourtant cette prise de conscience de Nadia quand elle lit ce qu'a écrit Lola Lafon sur le destin tragique de la gymnase Véra Caslavsak :  On peut être prisonnière en étant apparemment libre?

Et encore ce cri en 1989  : Je rêvais de liberté; j'arrive aux Etats-Unis et je me dis : c'est ça la liberté? Je suis dans un pays libre et je ne suis pas libre? Mais où, alors, pourrais-je être libre?"

Nadai Comaneci émigre aux Etats-Unis en 1989

Ce livre propose donc une réflexion riche et complexe qui sait éviter le manichéisme. Si Lola Lafon montre ce qu'était la Roumanie de Ceauscescu et les horreurs du régime, elle met aussi en relief les hypocrisies et la culpabilité du monde occidental. 

"... c'est elle qui me revient, la rage de Nadia, parfois, sa peine, lorsqu'elle avait l'impression que je n'écoutais pas ce qu'elle me disait, ce qu'elle appelait mon "arrogance occidentale", ma façon de dépeindre le bloc de l'Est d'une façon caricaturalement grise. Ma stupéfaction embarrassée quand, à Bucarest, j'ai été confrontée aux souvenirs contrastés des uns et des autres alors que je venais prendre note de leurs cauchemars. Les soupirs lassés de Nadia devant ma réticence à accepter que ce système tellement décrié de dressage de gymnastes communistes, l'Ouest l'avait formidablement reproduit dès qu'il avait pu mettre la main sur ses secrets de fabrication.

Merci à Franzoaz pour ce livre voyageur

lundi 1 septembre 2014

Joyce Maynard : Les filles de l'ouragan




Les filles de l'ouragan de Joyce Maynard conte l'histoire de deux fillettes nées le même jour dans le New Hampshire dans les années 50. Signe distinctif : Elles sont "soeurs d'anniversaire"  car elles ont été conçues toutes les deux le jour du fameux ouragan qui a dévasté le pays. Un peu mince comme lien surtout pour deux enfants aussi dissemblables, vivant dans des familles si éloignées par l'esprit, les goûts et le milieu social. Les Plank sont des ruraux, conservateurs, et la mère est très religieuse et collet monté. Ils élèvent strictement mais avec attention leurs nombreuses filles. Les Dickerson sont bohêmes, déboussolés, la mère est peintre, le père est un raté, toujours en train de partir sur les routes pour placer une de ses inventions. Tous deux semblent souvent oublier jusqu'à l'existence de leurs enfants, Ray et Dana.
Dana Dickerson au physique ingrat est passionné par l'agriculture, Ruth Plank, très belle, est artiste jusqu'au bout des doigts; elle adore dessiner. Aucune affinité entre elles et pourtant la mère de Ruth tient à perpétuer ce lien avec obstination même quand les parents de Dana déménagent. Chacune va faire sa vie de son côté jusqu'au moment où va leur être révélé le secret de leur existence.

Je dis tout de suite que ce secret ne m'a pas du tout convaincue! Qu'on le devine très rapidement ne m'a pas trop gênée mais le fait qu'il repose sur la psychologie des personnages par contre oui! Les  réactions de chacun me paraissent fausses et l'intrigue invraisemblable. Je n'en dirai pas plus pour ne pas tout révéler.

Par contre j'ai aimé suivre le parallèle entre les deux personnages dont la vie est présentée sous le point de vue de Dana ou Ruth. Il s'agit d'un roman d'initiation réussi dans lequel le lecteur découvre la vie familiale parfois douloureuse de chacune, les relations avec leur père  et leur mère respectifs, leurs études, la découverte de l'amour. Les personnages sont attachants et nuancés. Le roman permet de découvrir ce qu'était la vie dans cet état d'Amérique dans les décennies 50 et suivantes. En fait le récit couvre une cinquantaine d'années. Nous explorons des milieux différents qui offrent un beau panorama social. Le contexte historique est présent avec l'assassinat de John Kennedy, la guerre du Vietnam, le mouvement hippie, le concert de Woodstock...

Une lecture agréable  que j'ai lu avec plaisir même si elle n'a pas été un coup de coeur.

A propos de Joyce Maynard on parle souvent de JD Salinger avec qui elle eut une liaison quand elle avait 18 ans. Il avait 35 ans de plus qu'elle. C'est pourquoi je ne peux m'empêcher de noter l'immense différence de conception entre Les filles de l'ouragan (2012), très classique dans la forme et le style et L'attrape-coeur, (1951) ce petit brûlot littéraire inclassable, révolutionnaire par son style et ses idées, qui lui aussi traite de l'adolescence, roman qui a enthousiasmé  la génération de mes jeunes années bien qu'il ait choqué  le public par son langage cru et les thèmes traités. L'attrape-coeur reste un chef d'oeuvre de la littérature américaine toujours étudié dans les lycées. Je ne l'ai plus relu depuis la fac!

 Joyce Maynard

Nationalité : États-Unis
Né(e) à : Durham, New Hampshire , le 05/11/1953
Biographie :
Connue pour avoir fréquenté, à l'âge de dix huit, le mystérieux et mythique J. D. Salinger, Joyce Maynard est également écrivain.
Si son portrait réaliste de Salinger n'avait pas bien été reçu par la critique, ses romans, en revanche ont connu un meilleur succès. En France, sont notamment parus Prête à tout (Pocket, 1995), adapté au cinéma par Gus Van Sant, et Baby Love (Denoël, 1983).
En 2010, les éditions Philippe Rey publie Long week-end (Labor Day), comédie douce-amère sur un jeune homme et sa mère qui voient leur existence bouleversé le jour où ils sont abordés par un évadé...
Son roman To Die For (Prête à tout) est adapté au cinéma par Gus Van Sant en 1995 dans le film du même nom. Elle y raconte en la romançant l'affaire Pamela Smart (en), jeune femme qui avait séduit un adolescent de 15 ans afin qu'il assassine son mari. Il s'agit d'une affaire largement médiatisée aux États-Unis où c'est le premier procès entièrement diffusé à la télévision. 



LC dans le cadre du blogoclub et Lisa et Sylire