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vendredi 9 décembre 2016

Estelle Fenzy : Rouge vive


Quand j’ouvre un recueil de poèmes, je lis un texte choisi au hasard. Je ne veux pas les découvrir dans l’ordre, méthodiquement. Je préfère « goûter » les images qui se lèvent devant mes yeux, les émotions qui s’éveillent en moi à la lecture d’un premier poème, isolé, je veux sentir s’il existe en lui-même.
C’est ce que je fais avec Rouge vive de Estelle Fenzy. Et l’alchimie a lieu. Ce premier poème me touche, me transporte dans un ailleurs que je connais bien, dans Ma montagne, la Lozère :  Images  très précises que ma mémoire a engrangées, des cordes à linge emmêlées et des draps qui s’envolent par delà les prés ou s'enroulent autour des fils de fer barbelés « quand le vent souffle fort ».


Quand le vent souffle fort
chaque fois j’entends
les linges les cordes battant
claquant les draps les chemises

Mon coeur tissu fragile
se déchire

à l’écho des combats
dans les cotons tremblants


Il y a quelque chose de très beau, très vrai dans cette scène. On « entend » : le bruit, le « souffle du vent » mais aussi le mouvement, l’agitation, la violence du drap soulevé, presque arraché, puis qui retombe  en "claquant". On voit :  les chemises se tordent, se dressent, s’abattent brusquement. Il y a un ressenti physique, le froid, la brutalité. Je ne suis pas seulement spectatrice de la scène mais partie prenante, je peux même imaginer les détails, précisément. J’aime glisser peu à peu du paysage extérieur au paysage intérieur symbolisé par le coeur. Les "cotons" (j’adore ce pluriel si réaliste, cette épaisseur des choses ) entraînent la métaphore du " tissu" singulier comme une antithèse, si fin, si  "fragile "  qui risque de se déchirer sous les assauts extérieurs de la vie. De cette simplicité du style, de cette économie du mot, naît l’émotion, de cette image qui pourrait être banale parce que quotidienne, celle du linge agité par le vent, naît la profondeur :  "combats" menés contre soi-même ou conflits qui agitent les hommes entre eux, les font s'entretuer ? Les deux, sans doute.

Linge séchant au vent : Caillebotte
Alors je continue ma lecture; je tourne les pages dans un sens ou dans l’autre et peu à peu je distingue deux voix* qui s’élèvent, distantes, mais qui paraissent se répondre et où il est question de roses sauvages, d’amour et de mort, de sang sur la neige... Les gouttes de sang sur la neige toujours associées à la femme comme le fait Perceval méditant sur la beauté de Blanchefleur ; ou encore la reine qui se pique le doigt à une aiguille et imagine le visage de sa future enfant blanche comme la neige, aux joues rouges comme le sang. Je m’enfonce dans le mystère d’un récit, chanson d'amour et de mort qui paraît de tous les temps, qui évoquent les lais du moyen âge, les contes de notre enfance.

Je suis la dépossédée

Mon promis est mort à la guerre
j’étais encore fille

je suis venue dans ce village
verser dans des jarres vides
mon chagrin


Musique à la fois douce, triste et cruelle.

 Je cherche à pénétrer l'énigme de ce récit étrange. L'évidence s'impose ! Et oui, les poèmes de  Rouge vive  d'Estelle Fenzy nous racontent une histoire. Je reprends ma lecture depuis le début. C'est ainsi qu'il faut lire ce recueil !

D’un côté un homme silence, un homme paria, rejeté par la société :  La solitude/ mon manteau/ m’accompagne tout le jour/ me caresse quand je dors.
petit garçon blessé par la vie, devenu adulte : « Je suis né dans ce village /à l’engrais des tempêtes ».

Puis une rivière aux rosiers sauvages; et ce sont ces roses couleur du sang qui consolent, fascinent, on le comprend, mais aussi blessent et ont l’attrait de la mort.

De l’autre une fille dont le fiancé est mort à la guerre (à moins qu’elle ne revive le traumatisme vécu par sa mère et par bien des femmes avant elle : "depuis des millénaires/ mon histoire se raconte"

Il est mort loin d'ici
Dans les montagnes 
au Nord de mon pays.

le sang sur la neige a gelé

Eclosion d'incarnat.
Karine Rougier  : Rouge vive
Et puis la rencontre, la première vision que l’homme et de la femme ont l’un de l’autre. Légèreté, innocence de la jeune fille en mouvement, apparition à la Giono pour peindre la beauté virile de l'homme-nature ? Mais non ! Des fausses notes viennent troubler cette harmonie; ces portraits ne sont pas ceux qu'ils paraissent être de prime abord car la beauté semble toujours corrompue par la mort.… 

La première fois
elle descendait
vers la forêt

belle comme un enfant
A genoux

sur une tombe.

*
Il portait dans ses bras
des gerbes de griffures

et à sa ceinture

un faisan colleté
pendu par les pieds.


Max Chagall : bouquet de roses à la femme

 Jusqu'à cette fin surprenante qui est à l’image du titre Rouge vive :  Rouge la rose "carmin" ou "grenat", rouge le sang de la guerre, les "braises" de la forêt dans l’ardeur de la passion, rouge le sang de la virginité, et "le feu de sa robe" , et son sourire, et sa bouche… Ici, même les ombres sont "écarlates ".

Et vive? pourquoi ce féminin ou l’on attend le masculin?  Parce que vive caractérise autre chose que le rouge ? Vive comme la jeune fille qui crie sa « révolte dans les buissons de houx » ou comme la rivière où poussent les roses sauvages. Vive comme l'évidence de l'amour: « j’ai vu un homme/ j’ai vu la vie ».
Ou vive au sens d'être vivant ? Vive antithèse de la mort, de la guerre, du malheur qui jamais ne s’efface, des blessures de l’enfance qui jamais ne guérissent ? Vive parce que Eros rime toujours avec Thanatos? 

Veux-tu que 
ce soir 
je t'amène
là ou poussent
les roses sauvages ?

Parce que comme la chanson Where the wild roses grow de Nick Cave cité en exergue et qui a inspiré Estelle Fenzy : Toute beauté doit mourir  ?

Un très beau recueil dont le langage poétique, épuré, va droit à l’essentiel et donne essor à  l'imagination, un régal de mots et d'images !

Le recueil est paru aux éditions AL Manar de Alain Gorius. J'aime aussi ce livre en tant qu'objet. Les beaux dessins en noir et blanc de Karine Rougier interprètent les poèmes avec sobriété.

 Refrain de la chanson de Nick Cave

Là où poussent les roses sauvages

Ils m'appellent La Rose Sauvage
Mais mon nom était Elisa Day
Je ne sais pas pourquoi ils m'appellent ainsi
Car mon nom était Elisa Day



*Dans le recueil, le changement de voix est indiqué par la graphie : la voix masculine est en style courant, la voix féminine en italique



8 commentaires:

  1. Belle lecture d'un très très beau recueil.

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  2. Une belle présentation de ce recueil ! C'est vrai que la symbolique du rouge y est comme une tache persistante qui ne disparait même pas une fois le linge lavé (qui claque au vent). C'est très beau, très bien construit. ;) Beau et cruel (éclosion d'incarnat...).
    Bises Claudia, sans oublier Wensounet !

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  3. Un recueil de poésie qui a l'air original dans sa forme. J'aime lorsqu'il y a des illustrations qui accompagnent.

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  4. Je ne connaissais pas cette poétesse. Voilà qui donne envie de la découvrir.
    Bon week-end, Claudialucia.

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  5. Je ne connaissais pas cette poétesse. Il y a du chagrin, de la violence, du sauvage. Magnifique. Par contre je connais bien la chanson de Nick Cave Where the wild roses grow et je l'aime beaucoup. Merci.

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  6. on n'a pas toujours la main heureuse en poésie et parfois le coup de coeur ne s'opère que sur un passage et le reste déçoit
    mais là j'ai l'impression que tu as fait bonne pioche, c'est immédiatement noté, j'ai besoin de ce genre de lecture en ce moment

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  7. Ton article me donne envie de découvrir ce recueil et cette poétesse.

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