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mardi 3 février 2015

Lydie Salvayre : Pas Pleurer

Prix Goncourt 2014 : Pas pleurer de Lydie Salvayre
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Pas Pleurer de Lydie Salvayre, prix Goncourt 2014, est pour moi un coup de cœur, un de ces romans que je garderai en mémoire comme je le fais de Les Soldats de Salamine de Javier Cercas et de Le Crayon du charpentier de Manuel Rivas, sur le même sujet : la guerre d'Espagne qui me passionne.

Le récit


La mère de Lydie Salvayre, Montse, a quitté l'Espagne après la victoire de Franco. Elle a maintenant quatre-vingt dix ans, une mémoire défaillante et elle ne se souvient plus de rien, si ce n'est de cette année 1936, après le coup d'état de Franco, année où le peuple s'est dressé pour défendre la liberté. Ce récit raconté par la mère à sa fille mêle tour à tour les voix des deux femmes mais aussi celle de l'écrivain Bernanos dont Lydie Salvayre lit Les cimetières sous la lune.

Dire pourquoi j'ai aimé ce livre m'est difficile car les réponses trop nombreuses se bousculent dans mon esprit.

Des personnages authentiques


J'ai été sous le charme de ces personnages vrais, authentiques, qui peuplent le livre de Lydie Salvayre, en particulier de cette femme âgée qui perd la mémoire et raconte à sa fille le seul grand moment de bonheur qu'elle ait jamais connu, en cette année 1936 qui voit éclater la guerre civile, alors qu'elle a 16 ans. J'ai aimé ce va-et-vient entre le présent et le passé et cette complicité pleine d'amour qu'il y a entre elles, mère et fille, Montse et Lydie.
Car la vieille dame a été cette belle jeune fille, Montse, qui nous est décrite ici, ignorante mais fière, condamnée à la misère et à la résignation par sa seule appartenance à une classe sociale défavorisée. Et puis d'un seul coup parce que souffle le vent de l'Histoire, le carcan de l'oppression se fendille. Les  jeunes gens secouent le déterminisme social qui pèse sur eux, comme le fait José, le jeune anarchiste qui entraîne sa sœur, Montse, dans son sillage. La jeune fille découvre en arrivant à la grande ville  en effervescence que la vie est pleine d'espoir. Elle s'ouvre au bouillonnement des idées, à la fraternité et à la solidarité et puis elle rencontre le grand amour en la personne d'un jeune français qui va partir se battre. Mais tout cela n'a qu'un temps! Cette foi en un monde meilleur est d'autant plus poignante qu'elle n'est qu'un mirage! Javier Cercas le dit dans Les soldats de Salamine quand il fait parler les républicains qui ont lutté contre la dictature et le franquisme :
De toutes les histoires de L'Histoire, la plus triste est sans doute celle de L'Espagne, parce qu'elle finit mal … Elle finit bien pour ceux qui ont gagné la guerre, mais mal pour nous qui l'avions perdu! Personne n'a eu le moindre geste, même pour nous remercier d'avoir lutté pour la liberté. Dans tous les villages, il y a des monuments à la mémoire des morts de la guerre. Sur combien d'entre eux avez-vous vu figurer ne serait-ce que le nom des deux camps, faute de mieux?

Une dénonciation des crimes 


Dans ce roman, j'ai été touchée par la dénonciation passionnée, ardente et sans concession des crimes de guerre commis par les nationaux avec la bénédiction de l'église catholique espagnole. Et je découvre ici, une facette de la  personnalité de Bernanos, ce grand bourgeois de la droite catholique qui a l'immense courage de dénoncer l'horreur du massacre alors qu'un Claudel, lui, se réjouit de la victoire de Franco... Un Bernanos soulevé de dégoût qui assiste en direct, il est en Espagne au moment du coup d'état,  «à l'épuration systématique des suspects"

Au nom du père du Fils et du Saint Esprit, monsieur l'évêque-archevêque de Palma désigne aux justiciers, d'une main vénérable où luit l'anneau pastoral, la poitrine des mauvais pauvres. C'est Georges Bernanos qui le dit. C'est un catholique fervent qui le dit. 

Deux voix différents qui se répondent


Les voix des deux femmes alternent, se répondent, se chevauchent. Celle de Montse, imagée, truffée d'hispanismes ou de mots espagnols* car ils ont «plus de panache» dit-elle, pleine de verve et d'humour, est savoureuse. C'est un langage forgé de toutes pièces par la vieille dame, pour son usage personnel, tout à fait fait la manière de Montaigne : «et que le gascon y arrive si le français ne peut y aller ». Un style à sauts et à gambades, savoureux, riche, épicé, qui nous fait rire et nous émeut comme dans ce passage où la vieille dame explique sa révolte de jeune fille quand sa mère a voulu la placer comme servante chez les Burgos Obregon :

Elle a l'air bien modeste, tu comprends ce que ça veut dire? Plus doucement pour l'amour du ciel, implore ma mère qui est une femme très éclipsée. Ca veut dire que je serai une bonne bête et bien obédissante!
Seigneur Jésus, murmure ma mère, la mirade alarmée, plus bas, on va t'ouir. Et moi je grite un peu plus fort : je me fous qu'on m'ouit, je veux pas être boniche chez Les Burgos, j'aime mieux faire la pute en ville! Pour l'amour du ciel me supplique ma mère, ne dis pas de bêtises.

A cette langue populaire répond celle classique, riche et maîtrisée de l'écrivaine qui représente le lien entre le passé et le présent.

L'actualité du roman

 

Car le roman nous éclaire sur ce que nous vivons et c'est pour cela qu'il me touche tant. Il ne peut pas être plus actuel!
En lisant Pas Pleurer je pense à l'archevêque de Grenade qui récemment a justifié le viol des femmes qui avortent! Je pense à tous ces religieux qui appellent aux meurtres, à tous ces obscurantismes qui se réveillent dans le monde. Et je me demande comment il est possible que la religion de tout temps ait toujours été accompagnée de son cortège d'atrocités et d'intolérance et pourquoi les églises se placent toujours du côté des puissants.
Si la guerre d'Espagne me passionne tant, c'est qu'elle est un exemple des dangers que court la démocratie et de la fragilité de la liberté. J'ai de l'empathie pour ce peuple espagnol qui s'est levé, à l'annonce du coup d'état de Franco, pour défendre la République et les valeurs qui sont aussi les miennes et qui ont été impitoyablement écrasés. Et je nous revois dans notre marche du 11 janvier 2015, à la suite des attentats en France, retrouver, l'espace d'un instant et toutes proportions gardées, les notions de solidarité et de fraternité éprouvées par Montse pendant le combat antifranquiste, en cette année 1936, dans la ville occupée par les républicains.
Et c'est la plus grande émotion de leur vie. Des heures inolvidables (me dit ma mère) et dont le raccord, le souvenir ne pourra jamais m'être retiré, nunca, nunca, nunca. (...)
 Une ambiance impossible à décrire, impossible ma chérie, de t'en communiquer la sensation vivante pour qu'elle t'aille en plein coeur.
....les passants qui se saluent gentiment, qui se parlent gentiment, et s'embrassent sans se connaître, comme s'ils avaient compris que rien de beau ne pouvait advenir sans que tous y eussent leur part, comme si toutes les choses imbéciles que les hommes d'ordinaire s'inventent pour s'entretourmenter s'étaient pff!, volatilisés.

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J'ai eu le même enthousiasme pour une autre œuvre de Lydie Salvayre adaptée à la scène La compagnie de spectres par Zabou Breitman. VOIR ICI


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*Par contre quand il s'agit de phrases entièrement en espagnol, j'aurais bien aimé une traduction en bas de la page car c'est un peu frustrant de ne pas les comprendre bien que cela n'entrave en rien la lecture du livre! Au contraire, cela donne une spontanéité et une véracité au récit de la vieille dame.





samedi 11 octobre 2014

Hommage à Patrick Modiano, prix Nobel

Patrick Modiano


Dans son blog, La Jument verte, ( voir ICI)  Valentyne a rappelé l'atelier d'écriture que nous avait proposé Gwenaelle en 2012 dans Le Skriban. 

Ce dimanche, je vous propose de vous adonner à la poésie, libre ou classique, comme vous voudrez. Mais il faudra insérer dans votre poèmes ces dix titres de Patrick Modiano qui, à eux seuls, font déjà naître un univers chargé de souvenirs et de nostalgie.
    1.    L’herbe des nuits
    2.    Dans le café de la jeunesse perdue
    3.    Un cirque passe
    4.    Chien de printemps
    5.    Fleurs de ruine
    6.    Vestiaire de l’enfance
    7.    Rue des boutiques obscures
    8.    De si braves garçons
    9.    La ronde de nuit
    10.    La petite Bijou
 
Vous pouvez vous laisser aller, vous aussi, à la nostalgie ou bien en prendre le contre-pied. Si toutefois vous étiez totalement allergique à la poésie, du moins à celle que VOUS devez écrire, vous êtes autorisés à proposer à la place, à nos yeux sagaces, un texte en prose…

 J'ai trouvé que c'était une bonne idée pour rendre un modeste hommage à Patrick Modiano qui vient de recevoir le prix Nobel.
Voici mon poème et vous trouverez les autres participants ICI

La prostituée d'Otto Dix

 

Poème Nostalgique


C’est la ronde de nuit, rue des boutiques obscures

C’est la ronde de nuit et dans les fleurs de ruine

La petite Bijou, comme un cirque qui passe

Et laisse après lui des regrets de printemps,

De ce chien de printemps qui vire à l’hiver,

La petite Bijou racole les clients, de si braves garçons…

Et dans le vestiaire de l’enfance, 
La petite Bijou 
abandonne la joie et les perles du rire

Et dans le café de la jeunesse perdue

Elle piétine l’herbe des nuits.



mercredi 10 avril 2013

Joël Dicker : La vérité sur l'affaire Harry Quebert Editions de Fallois




Quatrième de  couverture
À New York, au printemps 2008, alors que l’Amérique bruisse des prémices de l’élection présidentielle, Marcus Goldman, jeune écrivain à succès, est dans la tourmente : il est incapable d’écrire le nouveau roman qu’il doit remettre à son éditeur d’ici quelques mois. Le délai est près d’expirer quand soudain tout bascule pour lui : son ami et ancien professeur d’université, Harry Quebert, l’un des écrivains les plus respectés du pays, est rattrapé par son passé et se retrouve accusé d’avoir assassiné, en 1975, Nola Kellergan, une jeune fille de 15 ans, avec qui il aurait eu une liaison. Convaincu de l'innocence de Harry, Marcus abandonne tout pour se rendre dans le New Hampshire et mener son enquête. Il est rapidement dépassé par les événements : l’enquête s’enfonce et il fait l’objet de menaces. Pour innocenter Harry et sauver sa carrière d’écrivain, il doit absolument répondre à trois questions : Qui a tué Nola Kellergan ? Que s’est-il passé dans le New Hampshire à l’été 1975 ? Et comment écrit-on un roman à succès ? Sous ses airs de thriller à l’américaine, La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert est une réflexion sur l’Amérique, sur les travers de la société moderne, sur la littérature, sur la justice et sur les médias.

Je suis restée assez dubitative après la lecture de ce roman La vérité sur l'affaire Harry Quebert, deuxième roman de Joël Dicker, jeune écrivain suisse. Pas vraiment conquise par ce roman couronné de deux prix et qui présente des qualités mais….
L'enquête policière

Certes la lecture en est agréable et l'enquête policière est bien menée avec des rebondissements, des fausses pistes à foison, ce qui permet de dire qu'il s'agit d'un bon Thriller. Joël Dicker s'y entend à  maintenir le suspense. j'avoue que cette fois, je me suis laissée mener par le bout du nez et suis partie dans une fausse direction. Bref! le coupable que je soupçonnais n'était pas le bon! Pas si élémentaire, mon chez Watson! De même, le romancier fausse notre jugement sur les personnages, nous en donnant à voir des facettes différentes selon la variation du point de vue, ce qui nous oblige à revenir sur l'interprétation des faits. Il s'agit donc d'un écrivain qui maîtrise l'art de conter mais aussi de tirer les ficelles de ses personnages comme un habile montreur de marionnettes, induisant ainsi le lecteur en erreur.  D'autre part, la construction du roman qui n'obéit pas à la chronologie est complexe et demande une réel talent.

Le roman d'amour
 
Mais le roman n'est pas seulement une histoire policière. Il se veut aussi un grand roman d'amour, une sorte de Roméo et Juliette de notre époque, une réflexion sur la littérature et une dénonciation des milieux de l'édition transformée en show business du livre! Et c'est là que je ne marche plus!

Je n'adhère pas à l'histoire d'amour de cet homme ayant atteint la trentaine, follement amoureux d'une jeune fille de quinze ans (et réciproquement) qui restera fidèle toute sa vie à l'image de son amour. Joël Dicker n'a ni le talent de  Shakespeare, ni celui de Nabokovv! Enfin, passe encore sur cette version affadie et romantique (au mauvais sens du terme) de Lolita, mais lorsque le personnage du grand écrivain Harry Quebert, auteur d'un des plus grands livres de la littérature américaine, roman étudié dans toutes les universités des Etats-Unis, éminent professeur d'université lui-même, écrit  à Nola :

Mon merveilleux ange,
Un jour, nous danserons. Je vous le promets. Un jour viendra où l'amour vaincra et où nous pourrons aimer au grand jour. Et nous danserons, nous danserons sur les plages…

Ou encore : 
Vous ne devez jamais mourir. Vous êtes un ange. Les anges ne meurent jamais.
…. je me suis demandée s'il n'avait pas lui aussi quinze ans! 
Vous avouerez que le style est léger et frise le ridicule! A aucun moment, Harry Quebert n'apparaît comme un homme de culture et de livres et surtout pas comme un grand écrivain! Ce qui explique que les leçons d'écriture qu'il donne à son plus brillant étudiant, Marcus, sonnent creux et pourtant j'aimais bien cette idée de réflexions mises en exergue devant chaque chapitre..

La satire du monde de l'édition

D'autre part, le roman met en scène un personnage caricatural (trop?), l'odieux Barnasky, l'éditeur, préoccupé uniquement par l'argent et qui n'a aucun intérêt pour le livre, objet commercial comme un autre. Le succès de cette maison d'édition est donc fondé seulement sur le scandale, le battage  médiatique, les campagnes publicitaires, nonobstant la valeur du livre et au mépris de toute déontologie. Il est bon de dénoncer une telle dérive! A première vue, c'est ce que s'emploie à faire l'écrivain… semble-t-il? Mais en même temps, il entretient lui aussi (à moins que ce ne soit son personnage?) une confusion entre la grande littérature et celle qui rapporte de l'argent. Marcus ne veut pas savoir comment on écrit un grand roman mais un roman à succès, la distinction n'est jamais établie et l'écrivain entretient la confusion! Et, alors que Marcus critique l'éditeur, il accepte toutes les malhonnêtes de celui-ci et il se lance dans un livre dont la réussite ne dépendra que de l'intérêt passager porté à une affaire criminelle. Le fait qu'il réussisse à écrire un "grand" (?) roman et devienne riche ne me paraît pas être une démonstration convaincante du message contenu dans ce roman! On ne sait pas trop où Joël Dicker veut en venir!

En résumé, l'écrivain a du savoir faire, du métier, ce qui est prometteur à un si jeune âge, il sait mener une intrigue mais son livre est un peu trop ambitieux et ne tient pas ses promesses! Ce qui est sûr, c'est que lui a écrit un roman à succès, en attendant un grand roman!


vendredi 29 mars 2013

Patrick Deville : Peste et choléra

Prix Fémina 2012

Le livre de Patrick Deville, Peste et choléra, retrace la vie d'un personnage étonnant, un génie dont les découvertes révolutionnent l'humanité et qui, pourtant, reste peu connu du grand public : Alexandre Yersin, savant d'origine suisse, naturalisé français. (1863-1943). On lui doit la découverte  de la toxine de la diphtérie et du bacille de la peste (Yersina Pestis) et l'invention du sérum de la peste. Médecin bactériologique, il a travaillé à l'institut Pasteur où il est considéré par Pasteur lui-même comme l'un des plus brillants chercheurs. 

Oui, mais voilà ! Yerson à la bougeotte : ce n'est pas vivre que de ne pas bouger déclare-t-il. Il part en Indochine française et devient médecin des Messageries françaises. Il mène des explorations à travers le pays et ses écrits d'ethnologue contribuent à faire connaître des peuples alors peu connus. Il s'installe en Indochine, à Nha Trang, un lieu qu'il considère comme le paradis et qui lui doit beaucoup. En effet, il étudie l'agriculture, l'arboriculture et la met en pratique en introduisant dans cette région des arbres et de nouvelles plantes comestibles ou d'ornement. Il cultive l'hévéa et fournit le Latex aux usines Michelin tout en continuant  à mener ses expériences et ses recherches.  Il crée un laboratoire pour fabriquer du sérum, tout en se passionnant tour à tour pour l'ornithologie ou l'astronomie. Il parvient même à gagner de l'argent et à asseoir une confortable fortune.Tout ce qu'il touche est marqué du sceau du génie. Un homme hors du commun!

Yersin allie les miracles de la modernité à son goût de la mécanique, du cambouis et de la clef à molette   comme de la seringue et du microscope, de la blouse blanche et de la salopette bleue.
Il est est le premier automobiliste et se fait mécanicien pour l'améliorer.

 Son biographe le compare à "un encyclopédiste des Lumières" :

Yersin est un touche-à-tout, un spécialiste de l'agronomie tropicale, un bactériologiste, un ethnologue et un photographe. Il a publié au plus haut niveau en microbiologie et en botanique.

Un seul point faible, semble-t-il, il est imperméable à l'art et à la littérature. Pourtant, après sa mort on a découvert ses traductions de textes grecs ou latins, Platon, Phèdre,Virgile, Salluste, Cicéron…

Rimbaut vient du latin et Yersin y finit sa vie.
Octogénaire, il reprend l'étude du grec et du latin,
écrit Patrick Deville, occulte la page gauche. Traduire c'est comme une Vie. L'invention contrainte, le coup d'archet, les envolées légères de la chanterelle et le rythme lourd des graves. (… ) Sans doute Yersin y lut-il les valeurs antiques qui furent les siennes, la simplicité et la droiture, le calme et la mesure. Il a enfin le goût de la littérature et toujours celui de la solitude.

 Patrick Deville mène une biographie passionnée sur cet être d'exception. On comprend que le lecteur subisse la même fascination et le suive si volontiers sur les traces de cet homme qui serait un excellent personnage de roman, s'il n'avait vraiment existé!

Citation de Peste et Choléra de Patrick Deville dans mon blog ICI


Livre voyageur. Inscrivez-vous dans les commentaires au bas de ce billet.

jeudi 12 avril 2012

Camilo José Cela : Les nouvelles aventures et mésaventures de Lazarillo de Tormes



Dans Les nouvelles aventures et mésaventures de Lazarillo deTormes, Camilo Jose Cela s'inspire du grand roman picaresque espagnol du même nom, classique du XVI °siècle, écrit par un auteur anonyme.

Le picaro, est un type traditionnel dans la littérature espagnole. Il s'agit d'un mauvais garçon, orphelin, né dans les plus basses classes de la société, misérable mais rusé et habile, qui gagne sa vie en volant ou en mendiant au cours de son errance de ville en ville. Il rencontre des personnages caractéristiques dont il devient le serviteur, le complice et bien souvent la victime... En France, le Picaro a inspiré Lesage et son Gil Blas de Santillane au XVIII siècle.
Camilo Cela obéit, avec cette oeuvre contemporaine, à tous codes du roman picaresque. Son personnage, Lazarillo de Tormes, qui se croit descendant du premier parce qu'il porte le même nom, est abandonné par sa mère chez des chevriers. Il n'a jamais connu son père. Il est élevé à la dure dans la montagne  et devient dès l'âge de huit ans apte à gagner sa vie, travail pénible souvent récompensé par des coups; aussi dès qu'il le peut, il s'enfuit, quittant subrepticement sa famille d'accueil pour partir à l'aventure sur les routes. Il rencontrera successivement des personnages haut en couleurs, brigands, fripons, menteurs, qui deviendront ses maîtres : musiciens ambulants, hidalgo poète, mendiant philosophe, romanichels, sorcière...
Comme il se doit dans la tradition picaresque, le récit est raconté par le héros du roman devenu vieux. Le narrateur âgé finit toujours aussi démuni, misérable, soulignant, et c'est la conclusion amère de cette l'histoire, qu'un pauvre ne peut échapper à sa condition :
Si j'ai commencé la vie plein d'entrain et si je l'achève accablé il faut en accuser le peu d'habileté que Dieu m'a donné pour ce genre de lutte et ne pas oublier qu'on ne peut demander au peuplier de produire des poires ni aux fontaines des chemins de laisser couler du vin. Lazarillo, le personnage de Cela est peut-être un fripon, c'est sûr, et comment pourrait-il en être autrement puisqu'il n'a connu que la misère et le manque d'amour? Pourtant si ce qu'il fait n'est pas toujours sympathique, il ne peut nous laisser indifférent car il y en en lui une étincelle de franchise, de bonté, de solidarité qui ne demande qu'un peu d'amitié pour s'éveiller. La mort du  seul maître qui soit bon pour lui, le prêtre philosophe, est pour lui un arrachement. C'est un moment tragique du livre où la narration de Camilo Jose Cela serre le coeur. 
Jamais je n'eus un père à aimer, ni un ami avec qui pleurer dans le malheur, en dehors du pénitent Félipè. alors -Dieu sait si ce n'était pas un pressentiment de la solitude qui devait toujours être la mienne,- une telle douleur me bouleversa, j'éprouvai un chagrin si aigu que je crus mourir moi-même devant ce spectacle qui blessa profondément ma volonté : la mort de mon maître, une de deux seules personnes de bien que j'aie rencontrées dans ma vie.Lazarillo est aussi capable d'acte de courage même s'il ne sait trop comment il y parvient. Il est semblable en cela à l'Humanité capable du plus grand Bien comme du plus grand Mal.
Alors, je ne réfléchis à rien, absolument à rien et je compris que dans la vie on ne réfléchit qu'aux petites choses. Les grandes choses, les rares grandes choses, les rares grandes choses nous les faisons sans y penser.
Ainsi lorsqu'il s'enfuit, une fois encore, pour échapper à la brutalité des bohémiens, il emmène avec lui Marie et son bébé, jeune femme maltraitée par ses maîtres, le chien Colosse et l'ours Ragusain qui l'ont bien mérité et à qui il parle comme des amis.
Finalement comme tous les romans picaresque, ces Nouvelles aventures et mésaventures de Lazarillo de Tormes nous montrent un héros profondément solitaire, qui ne connaît que la faim et la violence au milieu d'une société indifférente. Ce qu'il a certainement de neuf par rapport à l'oeuvre du XVI siècle, c'est que l'on ne sent pas l'acceptation de cet état de choses. L'auteur du XVI siècle partait d'une réalité qui était la normale dans une société que l'on décrivait cruelle et terrible mais sans la remettre en cause, l'important étant de ne pas mourir de faim. Camillo Jose Cela, au XX°siècle, montre, lui, une société inégalitaire basée sur l'égoïsme, l'hypocrisie, dans laquelle, que l'on soit mendiant ou nanti, l'homme ne cherche qu'à tirer profit du plus faible. Ainsi le pharmacien fait travailler Lazarillo sans le payer et le gruge comme l'ont fait les musiciens de rue qui lui ont volé son petit pécule. Le livre se termine donc sur un constat amer et pessimiste qui est certainement une remise en cause  de cette société  et qui témoigne dans tous les cas d'une empathie avec les malheureux.
J'eus de bons et de mauvais moments; je connus des jours heureux et des semaines de malheur; je jouis d'une bonne santé et souffris de faim plus que jamais..
Conter ce long chemin, pourquoi? Il fut le sentier épineux de tous ceux qui me ressemblent...



Camilo Jose Cela
Né en 1916 dans un petit village de Galice, Camilo Jose Cela fit ses études à Madrid, et entra à la faculté de Droit. Il fonda la très importante revue Papeles de son  Armadans. Membre de l'académie espagnole de la langue depuis 1957, il a écrit une trentaine de livres parmi lesquels La ruche publié en 1958. Il a obtenu le Prix Nobel de littérature.



Roman lu dans le cadre du challenge de les 12 d'Ys : les prix Nobel

mercredi 21 mars 2012

Toni Morrison : Tar baby




La quatrième de couverture  résume ainsi le roman de Toni Morrison : Tar Baby :
À la fin des années 70, dans l'Isle des Chevaliers aux Caraïbes, un milliardaire vit en bonne intelligence avec ses deux domestiques noirs et leur nièce, Jadine, une jeune mannequin épanouie et intégrée dans le monde des Blancs. L'arrivée d'un va-nu-pieds, Fils, incarnation d'un ange noir, bouleverse cet ordonnancement factice. Condamnée par le mensonge des apparences, Jadine va apprendre à renouer avec son héritage identitaire. À travers une histoire d'amour impossible, Toni Morrison dénonce une société oublieuse de ses racines et ouvre la voie à une mémoire collective qui comble autant qu'elle déchire.

Le résumé de la quatrième de couverture ne paraît s'intéresser qu'à une facette de l'intrigue et qu'au couple noir. Or les autres personnages du roman et le drame que l'on pressent et qui se joue entre eux me paraît important aussi. C'est pourquoi je présente ici le roman à ma manière :

Valérian Street, riche hommes d'affaires, a décidé de prendre sa retraite dans l'Isle des Chevaliers, dans les Caraïbes. Voilà qui ne convient pas à son épouse, Margaret, beaucoup plus jeune que lui, qui s'ennuie à en mourir dans ce lieu où il n'y a rien à faire loin de sa ville d'origine, Philadelphie. Entre les époux, ont lieu des joutes oratoires cruelles, où Valerian semble  abuser de son pouvoir et de la faiblesse de son épouse, une mésentente sournoise s'installe entre eux. Ce huis-clos entre le couple est orchestré par deux serviteurs noirs, Sydney et Ondine, qui sont au service du milliardaire depuis si longtemps qu'ils ont pris une incontestable autorité sur leur maître. Jadine, leur nièce à qui Street a généreusement payé des études, a échappé à sa condition sociale; elle partage la table des maîtres et l'amitié de Margaret. Mais pourquoi Ondine paraît-elle haïr Margaret? Pourquoi le fils des Street ne vient plus les voir depuis longtemps? Pourtant, Margaret est certaine que, cette année, il viendra partager leur repas de Noël.
C'est dans ce contexte tendu qu'un homme, noir, recherché par la police, s'introduit dans la propriété des Street et s'y cache. Il présente de nombreuses identités mais son  nom véritable est : Fils.

Vous aurez compris à cette double présentation que le roman de Toni Morrisson est riche et complexe, il n'y a pas un seul fil directeur, un seul angle d'approche mais plusieurs! Il y a en fait trois couples principaux (sans compter un couple de serviteurs, Thérèse et Gédéon, qui vivent dans l'île et en sont les représentants) qui ont chacun leur histoire et que Toni Morrisson prend à un moment de crise qui va être révélatrice.
Pour les vieux couples, Margaret et Valérian et Ondine et Sydney, la situation est ancienne, les non-dits entre mari et femme mais aussi entre maîtres et serviteurs se sont accumulés. L'écrivain sait jouer avec art de cette situation explosive, suscitant notre malaise devant ces griefs non formulés, ces soupçons, ces rancunes étouffées. Elle éveille notre curiosité sur les personnages : qui a tort, qui a raison? Que comprendre d'eux?
Pour le jeune couple, Jadine et Fils, c'est le début d'une histoire d'amour entre Jadine et lui, entre celle qui a coupé ses racines et celui qui y est resté attaché. Quand on se nomme Fils ce n'est pas pour rien, on reste le fils de quelqu'un ou de quelque chose.
La tension portée à son paroxysme éclatera lors du repas de Noël où en invitant ses serviteurs à sa table, Valerian va abolir les barrières et les faire céder dans une scène d'une violence verbale extraordinaire. Un moment très fort du roman!
Le livre explore aussi le thème du racisme sous toutes ces formes. Valerian emploie un homme peine dont il ne se donne pas la peine d'apprendre le nom. De toutes façons les domestiques portent tous un nom générique, Mary pour les femmes ou Journalier pour les hommes comme pour mieux nier leur personnalité. Si une domestique est renvoyée, personne ne s'aperçoit que celle qui la "remplace" est la même personne!
Morrison dénonce toutes les préjugés de race, les stéréotypes. Quand Margaret trouve Fils caché dans sa penderie, elle croit qu'il veut la violer parce qu'un noir ne peut avoir qu'une idée en tête face à une blanche! Or Fils, affamé, n'a qu'une envie, trouver à manger! Non seulement il n'a rien d'un violeur mais en plus, il préfère la noire et séduisante Jadine à la blanche et mûre Margaret! Inconcevable pour Margaret! Ce qui amuse Jadine qui remarque ironiquement que toutes les deux sont en concurrence pour un viol éventuel! Mais les noirs aussi pratiquent le racisme social. Sydney partage les préjugés de Margaret sur les noirs voleurs et violeurs, et il  pense que les noirs de Philadephie  comme lui sont supérieurs aux noirs autochtones. Ceux-ci, d'ailleurs, leur rendent bien leur mépris!

Le titre Tar Baby résume bien ce thème majeur puisque c'est le nom que les blancs donnent aux  aux petites filles noires (Tar : goudron). Tar Baby,  bien sûr, c'est Jadine qui en faisant des études et en étant mannequin monte en grade dans la société. D'où d'un impossible amour avec Fils qui refuse de jouer le jeu social et de renoncer à ses origines. Notons, cependant, que pour réussir pleinement en tant qu -e Modèle, Jadine doit repartir en France où les préjugés racistes sont moins virulents.



vendredi 9 mars 2012

Kenzaburo Ôé : Gibier d'élevage




Kenzaburo Ôé est né en 1935, dans l'île japonaise de Shikozu. Il a suivi des études de littérature et française et a fait une thèse sur Sartre. Il est vite reconnu dans les années 1950 comme l'un des plus grands écrivains japonais. Il reçoit le prix Akutagawa, l'équivalent du Goncourt français, pour pour ce livre Gibier d'élevage en 1958. Dans un livre déchirant Une affaire personnelle il parle de la naissance de son fils, handicapé, qui bouleverse sa vie. Il écrit Le Jeu du siècle sur le Japon entre 1860 et 1960... Il reçoit le prix Nobel en 1994.

Autres livres de Kenzaburo Öé:
Dites-nous comment survivre à la folie
Le faste des morts
Une existence tranquille.



 Le récit de Gibier d'élevage se déroule pendant la seconde guerre mondiale. Dans un village montagnard coupé du monde pendant la saison des pluies, un avion américain s'abat dans les bois. Les villageois capturent le seul survivant, un grand noir américain qui excite la curiosité de tous mais en particulier des enfants. Le prisonnier, en attendant d'être remis aux autorités, est enfermé dans une cave. Son abattement, sa passivité et son étrangeté le font considérer comme un animal d'élevage! Les enfants qui en ont d'abord un peur bleue finissent par faire de lui un compagnon de jeu. Oui, mais...

Le récit est raconté par un jeune garçon qui vit sa vie d'enfant, insouciante, jeux, bagarres, baignades, découverte sexuelle pour les plus grands, entouré de son petit frère cadet, de Bec-de-Lièvre, le meneur de la bande, et de toute la marmaille qui les suit et les admire. Nous sommes en guerre mais le village est si fermé sur lui-même que la guerre paraît être un fait irréel presque légendaire. Une abstraction. Pourtant la mort qui la symbolise est toujours présente dans le récit soufflant ses miasmes délétères sur le village, compagnon fidèle de tous, même des enfants. Ceux-ci jouent à "touiller" les morts dans la fosse commune béante pour récupérer des ossements afin de se confectionner des bijoux.

La description de ce peuple "de vieux défricheurs quelque peu primitifs" est un choc pour le lecteur. Ces gens vivent dans une pauvreté extrême. Ils n'ont aucun meuble chez eux, et couchent par terre sur des planches. Ils sont considérés comme des sauvages, sales, miséreux et sans manières, par les citadins lorsqu'ils se rendent à la ville soit pour aller à l'école soit pour faire quelques courses. Le fait d'être isolés de tout pendant la saison des pluies ne les dérange donc pas et est une aubaine pour les élèves qui ne peuvent plus aller à l'école.
Le choc des civilisations va être énorme entre cet américain, un espèce de colosse noir qui parle une langue totalement inconnue, et ces gens qui n'ont jamais dépassé les bornes de leur village sauf pour la ville toute proche et n'ont jamais vu la mer que de très loin comme un mince ruban miroitant.
Le jeune narrateur qui est le premier à l'approcher de près  pour apporter sa nourriture au prisonnier le présente comme une bête avec "ses oreilles pointues comme celles d'un loup" "son cou gras et huileux", "l'odeur de son corps qui pénétrait toute chose comme un poison corrosif" et sa "voracité de rapace" quand l'homme se jette sur la nourriture après avoir jeûné longtemps. Mais peu à peu le jeune garçon va cesser d'en avoir peur, pour le voir comme un animal familier que l'on aime bien.
Ce Noir était à nos yeux une sorte de magnifique animal domestique, une bête géniale.
Les adultes aussi finissent par ne plus être effrayés par lui et l'américain peut circuler librement dans le village. Les enfants partagent enfin  avec lui de beaux moments de sérénité lorsqu'ils l'écoutent chanter une chanson
Nous étions emportés par la houle de cette voix grave, solennelle, se propageant de proche en proche.
ou quand ils le font sortir de la cave sous la pluie : .. et là, longtemps, nous remplîmes nos poumons d'un air qui sentait l'écorce mouillée"
Mais que va-t-il advenir de cette amitié quand les adultes sans mêlent?
Le soldat parti, que nous resterait-il au village? L'été, vidé de sa substance, ne serait plus qu'un coquille vide.

Le roman est un roman d'apprentissage pour le jeune narrateur qui prend alors conscience de l'horreur de la guerre, et perd son insouciance enfantine.  Devenu adulte brutalement, pour lui, plus rien ne sera comme avant :
La guerre, cette interminable et sanglante bataille aux dimensions gigantesques, allait se prolonger encore. Cette espèce de raz de marée qui, dans des pays lointains emportait les troupeaux de moutons et ravageait les gazons fraîchement tondus, cette guerre là, qui eût jamais pensé qu'elle dût parvenir jusqu'à notre village? Pourtant elle y était venue... et moi au milieu de ce tumulte, je n'arrivais plus à respirer.

Kenzubaro Ôé dénonce avec ce roman l'absurdité de la guerre. La haine entre les peuples n'est-elle pas d'abord une conséquence de l'ignorance et de la méconnaissance de ce qui est étranger? Les enfants ne sont-ils pas ici ceux qui y voient clair? 

Lecture commune avec Ys et Emmyne  dans le cadre du challenge les 12 d'Ys sur les Prix Nobel





lundi 29 août 2011

JMG Le Clezio : Poisson d’or



Poisson d'or de JMG Le Clézio se présente comme un conte et s'ouvre avec le proverbe nahuatl (Aztèque) : "Oh poisson, petit poisson d'or, prends bien garde à toi! Car il y a tant de lassos et de filets tendus pour toi dans ce monde."
Le poisson d'or englué dans les filets de ce monde aussi dangereux qu'un océan, c'est Laïla. Petite fille, elle a été volée à sa tribu des Ouled Halil, le peuple au croissant de lune,  qui vit dans le sud marocain dans la région de Foum Zguid. Vendue à une vieille dame, Lalla Asma, pour qui elle travaille et  qui devient à la fois sa maîtresse et sa grand-mère, elle va faire son apprentissage dans la grande ville ayant tout oublié de son enfance. Seul souvenir, celui du rapt brutal, violent, inattendu, un  grand sac qui se referme sur elle et le cri déchirant d'un oiseau noir qui marque le moment décisif de son existence où elle a été dépossédée de son identité. Car c'est cela l'histoire de Laila. A travers toutes ses aventures, ses tribulations, ses exils en France ou aux Etats-Unis, c'est une quête à la recherche de son identité car personne ne peut vivre sans racines. Comme dans un conte initiatique,  l'héroïne va devoir partir, subir de nombreuses épreuves pour réparer le manque qui lui a enlevé jusqu'à son véritable nom.
Le roman s'apparente donc à un roman d'apprentissage, à un roman picaresque aussi, car Laila dans ses voyages incessants à la recherche d'elle-même, va connaître bien des aventures difficiles, douloureuses parfois, va subir la faim, les privations, la peur, l'exploitation. Elle sera obligée pour survivre d'utiliser toutes ses ressources, de ne compter que sur elle-même, parfois sauvée, pourtant, mais jamais bien longtemps, par une main secourable. Le roman nous présente un monde qui n'est pas tendre pour les pauvres, qui écrase les faibles.
Le style de ce roman est d'une  grande simplicité. Les lecteurs qui ont aimé le Le Clézio, première manière, avec son lyrisme, ses emportements, en seront pour leur frais. La phrase coule comme de l'eau limpide; aucun effet inutile. On dirait que l'auteur essaie de s'effacer devant son personnage. Mais sous cette simplicité, quel travail contenu et maîtrisé, quelle science du récit!
Témoin cet extrait qui se situe au moment où Laila dont la grand-mère, Lalla Asma, vient de mourir, s'enfuit de la maison. Elle est accusée par Zorha, la belle-fille de Lalla Asma, d'avoir laissé mourir la vieille dame et menacée d'être livrée à la police. Elle se réfugie dans la cour d'un immeuble, chez madame Jamila qu'elle a rencontrée auparavant et qu'elle prend pour une sage-femme. Là, un marchand l'accuse d'avoir volé des raisins.
Au même moment, madame Jamila est arrivée, et les dames de l'étage se sont penchées au balcon et ont commencé à invectiver le marchand ambulant, en lui criant des injures que je n'avais jamais entendues. Et même, une des princesses, ne trouvant rien de mieux comme projectiles, lui lançait des piécettes de dix ou de vingt centimes, en lui criant :"Tiens, voilà, ton  argent, voleur, fils de chien !"Et lui restait, hébété, reculant sous les lazzis des femmes et sous la pluie de piécettes, jusqu'à ce que madame Jamila me prenne dans ses bras et m'emmène avec elle vers l'étage. Je crois que j'avais dans les mains les poignées de raisins secs que je n'avais pas lâchées, même quand le marchand m'avait tirée les cheveux et m'avait battue avec sa courroie.
Mais j'avais si peur tout à coup, ou bien c'était l'accumulation de tout ce qui était arrivé ces derniers temps, avec Lalla Asma qui était tombée sur le carreau et Zohra qui m'avait chassée en me volant les boucles d'oreilles qui m'appartenaient. Je me suis mise à pleurer dans l'escalier si fort que je n'arrivais plus à monter les marches. Et madame Jamila qui n'était pas plus grande que moi m'a vraiment portée jusqu'en haut comme si j'étais un petit enfant. Elle répétait contre mon oreille: "ma fille, ma fille" et moi je pleurais encore plus, d'avoir , le même jour, perdu ma grand-mère, et trouvé une maman.
En haut de l'escalier, les princesses (car c'est ainsi que je les appelais au fond de moi, même quand j'ai compris qu'elles n'étaient pas précisément des princesses) m'attendaient avec mille caresses et démonstrations d'amitié. Elles m'ont demandé mon nom, et  elles le répétaient entre elles : Laila, Laila. Elles m'ont apporté du thé fort et des pâtisseries au miel, et j'ai mangé tant que j'ai pu.Ensuite elles m'ont fait un lit dans une grande pièce sombre et fraîche, avec des coussins disposés par terre, et je me suis endormie tout de suite dans le brouhaha de l'hôtel, bercée par le grincement de la musique d'un poste de radio dans la cour. C'est ainsi que je suis entrée dans la vie de madame Jamila la faiseuse d'anges et de ses six princesses.
Le Point de vue de l'enfant

Ce récit se fait sous le point de vue d'une petite fille et le style qui épouse le vocabulaire et les sentiments de la fillette est le reflet de sa naïveté,  de sa vision incomplète et approximative du monde.
Un style et un vocabulaire enfantin  :
les "dames" de l'étage;  et moi je pleurais encore plus... trouvé une maman; des injures que je n'avais jamais entendues; j'ai mangé tant que j'ai pu... Lalla Asma qui était tombée sur le carreau
une vision manichéenne :
il y les bons: madame Jamila, les dames de l'étage, les princesses
et les méchants : Zorha qui m'avait chassée en me volant mes boucles d'oreilles; le marchand..
Une vision du monde qui s'apparente au conte de fées :
avec des personnages hors du commun : les six princesses, madame Jamila,  protectrices dotées d'une force extraordinaire qui font fuir l'ennemi : et lui reculait, hébété sous les lazzis des femmes,  des héroïnes capables d'accomplir des exploits : et madame Jamila qui n'était pas plus grande que moi m'a vraiment portée jusqu'en haut.. des dames parées de toutes les qualités, semblables à des marraines-fées :
la pluie de piécettes qui suggére abondance, richesse, générosité
elles m'attendaient avec mille caresses et démonstrations d'amitiés..
Un décor de conte, une caverne d'Ali Baba :
du thé fort et des pâtisseries au miel ; une grande pièce sombre et fraîche, avec des coussins disposés par terre; bercée;  la musique.....

Mais derrière l'enfant,  un autre point de vue, celui de la narratrice, plus âgée, qui corrige le point de vue de l'enfant :
car c'est ainsi que je les appelais au fond de moi, même quand j'ai compris qu'elles n'étaient pas précisément des princesses;
la faiseuse d'anges et ses six princesses...

et  l'art de l'écrivain qui suggère, qui laisse entrevoir une toute autre réalité :

La réalité des personnages :
On devine aisément qui sont ces"dames" qui se donnent en spectacle au balcon de l'étage, qui  invectivent, crient des injures grossières, envoient des projectiles, sont capables de faire reculer cet homme sous les lazzis vulgaires
Madame Djamila , accoucheuse, avorteuse, mais aussi maîtresse de la maison, patronne des filles comme le souligne le possessif : "ses" six princesses.
La réalité du décor :
un hôtel  de passe  dans un quartier populaire : un  lit improvisé à même le sol, le brouhaha, le grincement de la musique, la radio dans la cour
La réalité d'une enfance triste , misérable  et sacrifiée :
Une petite fille sans parent, qui vient de perdre son seul soutien, sa grand mère,  effrayée, chassée de chez elle, affamée,  battue... Une enfant malheureuse qui ne sait plus ce qu'elle fait, qui souffre...
Je crois que j'avais dans les mains les poignées de raisins secs que je n'avais pas lâchées, même quand le marchand m'avait tirée les cheveux et m'avait battue avec sa courroie ; c'était l'accumulation de tout ce qui était arrivé ces derniers temps; Mais j'avais si peur tout à coup; Je me suis mise à pleurer ; je pleurais encore plus..
La tendresse de l'écrivain pour ces personnages du peuple :
Car l'amour que va rencontrer Laila, ce n'est pas chez les bourgeois aisés qu'elle va le trouver, mais chez madame Jamila et ses filles. Ces femmes considérées au plus bas de l'échelle sociale vont, en effet, donner à Laila leur amour, un foyer, la sécurité. Ce sont elles qui possèdent la vraie générosité car c'est celle du coeur. C'est pourquoi les piécettes qu'elles lancent sur le marchand ambulant peuvent bien figurer aux yeux de la fillette comme une pluie d'or, l'endroit où elles installent l'enfant, un palais des Mille et une nuits, le miel et les pâtisseries, un repas merveilleux. En ce sens, elles sont vraiment les marraines d'un conte de fées pour l'enfant.
Un très beau roman, donc!


Texte publié de mon ancien blog vers celui-ci.

jeudi 28 juillet 2011

Gao Xingjian, discours pour le prix Nobel de littérature le 7 décembre 2000

 Ciel et terre, oeuvre de Gao Xingjian


 La citation de ce jeudi est extraite du discours du Prix Nobel de littérature attribué à l'écrivain et peintre chinois Gao Xingjian en 2000.

 La vérité est certainement la qualité la plus fondamentale de la littérature, et la moins réfutable.

Pour l'écrivain, affronter le réel ou non  n'est pas uniquement question de procédé de création, c'est lié intimement à son attitude d'écriture. Savoir si ce qui est écrit est réel ou non signifie aussi : écrit-on de manière sincère? Ici, le réel n'est pas seulement jugement de valeur littéraire, il revêt un sens éthique.

La fiction entre les mains d'un écrivain rigoureux dans son attitude d'écriture, doit elle aussi avoir comme préalable d'exprimer la réalité de la vie humaine, là réside la force vitale des oeuvres impérissables qui ont traversé les siècles. C'est parce qu'il en est ainsi que la tragédie grecque et Shakespeare ne pourront jamais passer de mode.




Initié par Chiffonnette

dimanche 24 juillet 2011

Marie Ndiaye : Trois femmes puissantes



 De qui est-ce? Ce petit jeu de l'été a été initié par  Mango et repris dans le blog de Cagire et dans le mien.
Ce jeu de qui est-ce? - juste pour le fun- consiste tout simplement à retrouver l'auteur et le titre du roman célèbre dont je présente un extrait. Vous pouvez donner vos réponses par mail (que vous trouverez dans mon profil) ou me laisser des indices dans les commentaires sans révéler l'auteur, indices qui me permettront de savoir si vous avez vu juste et d'aider ceux qui ne savent pas. On ne gagne rien sinon le plaisir et je cite le lendemain les noms de ceux qui ont trouvé l'énigme. Bon, je sais, il suffit d'un clic sur la toile pour trouver la réponse mais je sais aussi que si vous aimez jouer comme moi, vous vous plairez à deviner le nom de l'auteur et du roman  par vous-même  d'abord, le plus vite possible ensuite et c'est juste dans ces secondes-là que réside le plaisir de trouver pour soi uniquement la bonne réponse : retrouver le titre d'un roman comme on retrouve le nom d'un ami  ancien qu'on n'a pas vu depuis très longtemps... Bref, on joue ici avec sa mémoire  et puis on me le dit, comme ça, par amitié!  
 

Nouvelle énigme

Trouverez-vous d'où est extrait ce passage?

Tous les hommes sont menteurs, inconstants, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses et dépravées; le monde n'est qu'un égout sans fond ou les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c'est l'union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière et on se dit : j'ai souffert souvent, je me suis trompé quelque fois, mais j'ai aimé. C'est moi qui ai vécu et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui.


 Réponse à l'énigme de samedi


Marie Ndiaye




 Lystig et Aifelle ont gagné!
Marie Ndiaye est née à Pithiviers d'une mère française et d'un père sénégalais. Avec Trois femmes puissantes elle a obtenu le Prix Goncourt en 2009.

Les trois femmes s'appellent Norah, Fanta et Khady Demba et sont chacune le personnage principal des trois parties de ce roman.

Trois récits, trois femmes qui disent non. Elles s'appellent Norah, Fanta, Khady Demba. Norah, la quarantaine, arrive chez son père en Afrique. Le tyran égocentrique de jadis est devenu mutique, boulimique, et passe ses nuits perché dans le flamboyant de la cour. Fanta enseigne la français à Dakar, mais elle a été obligée de suivre en France son compagnon Rudy. Rudy s'avère incapable d'offrir à Fanta la vie riche et joyeuse qu'elle mérite. Khady Demba est une jeune veuve africaine. Sans argent, elle tente de rejoindre une lointaine cousine, Fanta, qui vit en France. Chacune se bat pour préserver sa dignité contre les humiliations que la vie lui inflige avec une obstination méthodique et incompréhensible. (Résume de Evènement)

 Le style de Marie Ndiaye se caractérise par de longues phrases sinueuses qui semblent épouser le cheminement de la pensée et par l'intrusion dans le réalisme d'une part d'irrationnel, de fantastique.
Ce passage est situé au début du roman quand Norah revient au Sénégal pour rencontrer son père qu'elle n'a plus revu depuis des années. Voir billet ici

samedi 23 juillet 2011

Marie Ndiaye : Trois femmes puissantes

Marie Ndiaye

 

 

  A l'occasion du jeu de l'été où j'ai cité un passage de Trois femmes puissantes, je republie cet article de mon ancien blog vers le nouveau.

Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye, publié chez Gallimard, a reçu le prix Goncourt 2009. A priori, le sujet m'attirait et j'avais envie aussi de voir ce qu'il en était de la controverse entre la majorité du jury du Goncourt et Jorge Semprun (un auteur que j'admire) quant au bien fondé de l'attribution de ce prix.
J'ai voulu me faire une idée personnelle.
Trois femmes puissantes : le titre annonce la couleur. il s'agit de trois récits présentant tout à tour des femmes qui, par leur refus de se soumettre à l'adversité et leur volonté de préserver leur dignité, parviennent, alors même qu'elles sont des victimes, à être plus fortes que ceux qui les humilient : des femmes puissantes, donc, ce qui célèbre la force de l'esprit sur la force brute.
Norah est en visite à Dakar, chez son père, à sa demande expresse. Celui-ci ne l'a jamais aimée. Il a quitté la France en abandonnant sa femme et ses deux filles et en arrachant Sony, son fils, à sa mère et à ses soeurs pour l'amener chez lui, au Sénégal. Toute la famille a été brisée par cet acte égoïste et contre-nature et depuis cette rupture, depuis ce déchirement, "un démon s'était assis sur son ventre et ne l'avait plus quitté".
Norah est maintenant avocate et son père a besoin d'elle pour prendre la défense de Sony accusé d'avoir assassiné sa belle-mère. Norah va trouver en elle la force de surmonter le traumatisme de l'enfance et le courage de sauver son frère, innocent.
J'avoue que j'ai été assez déconcertée par la conduite de ce récit. J'y suis rentrée très lentement et n'ai pas adhéré tout de suite à l'histoire car le style, froid et élégant, composé de longues phrases qui nous entraînent dans le labyrinthe d'une pensée qui se cherche, crée une résistance. Puis au moment où les personnages commençent à m'intéresser et où je me sens impliquée, voilà que c'est terminé! Le récit suivant commence! J'aurais voulu comprendre la psychologie du personnage, en savoir plus sur le cheminement qui lui permet de prendre le dessus, m'intéresser à son combat. Or, j'ai eu l'impression d'une ellipse, de quelque chose qui se dérobait, d'une volonté de l'auteur de ne pas nous montrer la logique du personnage, de ne pas aller au bout du récit  Je sais bien, la littérature classique française nous a habitués à pénétrer dans la pensée des personnages par le truchement d'un narrateur omniscient qui nous en donne toutes les clefs mais il n'en est jamais ainsi dans la réalité. Chaque être garde sa part d'intimité. Il est donc légitime de la part de Marie Ndiaye de vouloir préserver le mystère de ses personnages mais je me suis sentie pourtant en état de manque.

Le second récit, celui que j'ai le plus aimé parle de Fanta. La jeune Sénégalaise, ramenée en France - où elle n'a pu s'intégrer- par son mari, Rudy, n'apparaît jamais directement dans le récit. Elle est vue selon le point de vue de Rudy (et à la fin de sa voisine). C'est à travers le regard de cet homme que se dessine le portrait d'un petit bout de femme inflexible, qui refuse d'abdiquer sa dignité, de feindre des sentiments qu'elle n'éprouve plus face à la violence de son mari. Le personnage de Rudy, haineux, désespéré, plein de fureur, est complexe. Il est à la fois odieux, pitoyable et attachant. J'ai bien aimé comment se révèlent peu à peu les véritables raisons de son échec et de sa déchéance, un peu comme des morceaux de puzzle qui s'emboîteraient ... Comment lui aussi parvient à régler ses comptes avec son père (un leit-motiv?) et sa mère, et s'affranchir de son passé.
Ce récit m'a paru plus achevé que le précédent même si tout n'est pas dit et s'il soulève des interrogations. Quelle est cette buse vindicative qui s'attaque à Rudy à plusieurs reprises? Faut-il y voir une irruption du fantastique dans un récit pourtant très réaliste? L'oiseau semble symboliser la volonté et la puissance de Fanta mais au moment où l'on croit qu'il n'est qu'une projection de l'esprit de Rudy en proie au délire, il est aussi perçu par l'enfant. Et comment peut être interprété le sourire de Fanta à sa voisine dans le dénouement? comment sait-elle que son mari lui ramène son fils? Est-ce une promesse d'un bonheur retrouvé? Et là, contrairement au précédent, j'aime bien que l'écrivain nous laisse à nos interrogations et ne nous conduise pas par la main.

La dernière histoire, celle de Khady Demba, est la plus rapide, la plus brutale. C'est le parcours d'un jeune fille chassée par la famille de son mari défunt et qui a pour seule issue de quitter son pays clandestinement. Les violences, les souffrances physiques et morales qu'elle subit au cours de ce voyage vers une terre d'accueil qu'elle ne verra jamais ne pourront venir à bout de la conscience de son identité et du caractère unique de sa personne, elle... Khady Demba!
Le récit qui est pourtant le plus tragique des trois m'a paru froid. Il est extrêmement maîtrisé et bien écrit (encore une très belle image d'oiseau entre autres) avec un refus de la dramatisation évident. Mais mon admiration pour l'art de l'écrivain a été purement intellectuelle et je ne suis pas parvenue à éprouver de l'émotion et à participer entièrement.

mardi 14 juin 2011

Syngue Sabour (2) Atiq Rahimi : Pour une interprétation du dénouement


Dans le premier texte que j'ai écrit sur le prix Goncourt, Syngue Sabour (1) , de Atiq Rahimi, un lecteur a laissé un commentaire dont je cite cet extrait :

Le passage que vous citez est situé tout à la fin, dans un passage d’une violence incroyable où elle joue sa vie : y réussit-elle d’ailleurs ? La dernière phrase est-elle porteuse d’espoir ? réussit-elle son improbable psychanalyse ? j’aimerais d’ailleurs avoir l’interprétation de Atiq Rahimi sur cette fin où on croit deviner une lueur… 

Comment, en effet, interpréter la fin de Syngue Sabour ? Est-elle extrêmement pessimiste ou au contraire, porteuse d'espoir? Les deux interprétations sont possibles.
Quand j'ai refermé le livre d'Atiq Rahimi je me suis évidemment interrogée sur ce dénouement brutal et surprenant où il faut voir la fin de la parabole de Syngue Sabour, cette Pierre de patience, à qui l'on peut livrer ses secrets "juqu'à ce qu'elle se brise... jusqu'à ce que tu sois délivrée de tous tes tourments". Ainsi  quand l'homme semble revenir à la vie et tue sa femme, c'est la Pierre de patience qui éclate, emportant avec elle tous les malheurs, tous les secrets qui lui ont été confiés. Mais en explosant il semble qu'elle entraîne la destruction de celle qui l'a utilisée comme déversoir de ses peines.

Lui (le mari) toujours raide et froid, agrippe la femme par les cheveux, la traîne à terre jusqu'au milieu de la pièce. Il frappe encore sa tête contre le sol puis, d'un mouvement sec, il lui tord le cou.(...)
La femme est écarlate. Ecarlate de son propre sang.
Quelqu'un entre dans la maison.
La femme rouvre doucement les yeux.
Le vent se lève et fait voler les oiseaux migrateurs au-dessus de son corps.
 
Pour moi, le sens de la parabole est très net. Dans ce pays en guerre, où règnent la violence et la loi d'une religion intégriste, il n'y aucun avenir pour la femme, aucune issue possible. Elle a pourtant essayé d'être heureuse comme le lui avait conseillé le Vieux Sage, père de son  mari :   elle a renoncé à la loi du père, à la morale de la mère et à l'amour de soi. Elle est restée auprès de son mari devenu sa Syngue Sabour pour dire sa révolte et son malheur et elle en est morte. Cela ne fait aucun doute à mes yeux.
Mais s'il n'y a pas aucun espoir,  comment expliquer alors les deux dernières phrases?
La femme rouvre doucement les yeux.
Le vent se lève et fait voler les oiseaux migrateurs au-dessus de son corps.
Au début du roman dans la pièce aux murs couleur cyan où se déroule le huis-clos entre le mari blessé et la femme, l'auteur décrit :
"deux rideaux aux motifs d'oiseaux migrateurs figés dans leur élan sur un ciel jaune et bleu."
A la fin  du roman, ces oiseaux jusqu'alors arrêtés dans leur mouvement prennent leur essor, survolant le corps de la femme. Il est  légitime de penser qu'ils signifient l'espoir d'un monde meilleur puisque la femme rouvre les yeux au moment de l'envol. Ne seraient-ils pas un symbole de libération de même que le souffle du vent qui, en animant les rideaux, leur redonne vie? Magnifique image!
Il est, cependant, significatif que Atiq Rahimi ait choisi des oiseaux migrateurs condamnés à l'errance. Un instant figés dans ce monde où la vie est impossible, ils s'échappent vers des terres plus hospitalières tout comme Atiq Rahimi a dû quitter son pays pour rester un homme libre. La femme rouvre les yeux sur cette image qui lui dit qu'il faut partir pour survivre mais il est trop tard pour elle.
Elle a donc échoué dans sa tentative. A moins que l'on ne considère comme une réussite le fait qu'elle se soit révoltée, qu'elle ait pris conscience de son aliénation et qu'elle l'ait refusée. Dès lors, elle ne peut être libérée que par la mort. Mais ce faisant elle a accédé à la dignité que les hommes lui refusent et c'est en ce sens, peut-être, que le roman est porteur d'espoir. Les oiseaux migrateurs pourraient être le symbole de la mort qui délivre et de cette intégrité physique et morale retrouvée?
Que de questions pour ce roman si dense et si riche! Moi aussi, j'aimerais bien que l'auteur nous donne "sa vérité".  Mais il me semble que si nous l'avions devant nous, il nous dirait que chacun est libre de trouver sa propre réponse. C'est cela qui fait la valeur de la littérature.


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Syngue Sabour (1), la Pierre de patience de Atiq Rahimi

 

J'écris pour savoir pourquoi cette rage, pourquoi cette colère.

Syngue Sabour, c'est cette pierre noire si finement ciselée par Atiq Rahimi, l'orfèvre! Et elle est effectivement bien noire, cette pierre de patience à laquelle on peut confier toutes ses peines jusqu'à ce qu'elle explose et vous libère, car il y a peu d'avenir pour les femmes en Afghanistan (ou ailleurs) comme le précise l'auteur. Peu d'espoir de liberté, là où règne l'islamisme radical, le totalitarisme religieux et cela peut être vrai de n'importe quelle religion si elle rime avec intolérance, obscurantisme, mépris de la femme. Femme objet - viande pour reprendre une expression du livre- objet de troc quand elle est enfant et qu'il s'agit de la donner à des vieillards concupiscents, objet sexuel, elle subit humilations, coups, viols, répudiation, elle est à la merci des hommes. Le livre est d'ailleurs écrit :

"à la mémoire de N.A. -poétesse afghane sauvagement assassinée par son mari-"...

J'ouvre le livre. Une prose très esthétique, -trop sans doute- car  je ne parviens pas tout de suite à entrer dans l'histoire. Trop belle, cette prose? trop recherchée? Je suis un peu déçue d'être trop attentive au style, d'être devant une porte ouverte sans pouvoir totalement y pénétrer. Je poursuis ma lecture, toujours interpellée par ces phrases simples, courtes, propositions indépendantes au présent de narration,  cette syntaxe  parfois désarticulée, groupes nominaux ou adjectifs isolés des substantifs, détachés par la ponctuation. Petites propositions rapides, donc, qui nous amènent à une lecture nerveuse semblable aux mouvements désordonnés de la femme qui gesticule dans la chambre, puis mots cadenassés par les deux points qui les encadrent : arrêt sur l'image, respirations par saccades du blessé. Mouvement/arrêt sur l'image. Alternance.
C'est donc de cette manière que j'entre dans le roman! Et certes, le style est efficace car naissent devant mes yeux, dès les premières pages, une gerbe d'images; les couleurs d'abord : le cyan des murs, le rouge de la robe et puis la mise en place des personnages, cet homme allongé sur un grabat et cette femme dévidant son chapelet, une femme sous l'oeil de Dieu, soumise à la religion, recevant l'imam qui vient chaque jour lui rendre visite pour lui faire des reproches sur sa foi. Un huis-clos dans une chambre, un homme  mourant, immobile, une femme en mouvement, tous deux sur une scène de théâtre comme celle de Shakespeare, une représentation du Monde plein de bruits et fureur dont je suis spectatrice.
Un huis-clos avec un hors champ car le monde extérieur, lui, se manifeste par les bruits, pleurs des petites filles dans les autres pièces de la maison, prières du mollah, toux caverneuse de la voisine,  rumeurs de  la vie quotidienne  dans les rues, qui laissent de plus en plus place au tumulte de la guerre, explosions, tirs, cris, gémissements de douleur, interpellations des hommes armés, invocations d'Allah..  Et lorsque ces hommes - qui font la guerre parce qu'ils ne savent pas faire l'amour- pénètreront dans cette pièce  fermée, nous ne serons plus protégés de la violence et l'angoisse s'empare de nous. J'ai dit nous? Nous, bien sûr, non plus spectateurs, mais au coeur de la mêlée.
La prose travaillée d'Atiq Rahimi, savante dans sa simplicité,  est toujours là et maintenant, je suis prise par sa musique, une petite musique obstinée, qui n'a rien à voir avec de grands rugissements à la Beethoven- Atiq Rahimi confiait qu'il écoutait tous les jours Le Chant du cygne de Shubert pendant qu'il écrivait son roman-  mais qui est âpre, mordante, violente dans sa retenue, qui surprend par la crudité des mots et de la pensée, qui fait mal, car elle exprime toute la souffrance des femmes humiliées.
Car le coeur du récit, ce n'est pas la guerre des hommes mais la lutte que mène la femme pour se libérer par étapes : en confiant les enfants à sa tante, elle les met à l'abri et n'est plus entravée par l'amour maternel; après le vol du Coran, elle ne se soumet plus à la religion;  en faisant de son mari, une pierre de patience, Syngue Sabour, elle vomit sa condition de femme, soumise au père d'abord, à la belle-mère, au mari ensuite, aux désirs de ses beaux-frères, au viol, à la prostitution, aux violences de la guerre. Elle se libère de toute sa haine, ses humiliations, ses souffrances jusqu'au moment où la pierre explosera et... ce sera pour elle la libération mais quelle libération! La seule issue, semble-t-il, possible pour la femme dans ce pays.
Car peut-on être heureuse  en Afghanistan ? C'est la question que pose le conte raconté par sa grand-mère et commenté par son beau-père qui, en vieux sage, en tire la leçon suivante :

Pour cela, (être heureuse) il faut  se résigner à un sacrifice, renoncer à trois choses : : l'amour de soi, la loi du père et la morale de la mère!".

Et lorsque la femme demande si c'est réalisable : Il faut essayer, répond le vieil homme. Belle figure que celle de ce vieillard qui, s'il approuve le combat pour la  libération du pays mené par ses fils, les renie lorsqu'ils ne font la guerre que pour le pouvoir. Et parce que Sage, il est, lui aussi, aussi condamné dans cette société de violence, rejeté par ses fils, maltraité par sa femme.
De plus, et c'est encore un des charmes de Syngue Sabour, cette intervention du conte  à la manière orientale dans un roman occidental. La confession de la femme, à propos du sage Hakim, qui pourrait sortir tout droit du livre les Mille et une nuits,  prêterait à rire si elle n'était aussi tragique : superbe mélange des genres! On rit de ce qui arrive au mari mais l'on ne peut oublier ce que cela implique pour la condition féminine.
Puis, de temps en temps une inspiration à la Prévert :

La femme expire
L'homme inspire

la femme ferme les yeux
L'homme demeure les yeux égarés

quelqu'un frappe à la porte.

Avec çà et là, de purs moments de poésie :

La femme rouvre doucement les yeux.
Le vent se lève et fait voler les oiseaux migrateurs au-dessus de son corps.

Un très beau livre dans lequel il faut pénétrer lentement et dont la petite musique retentit dans votre tête longtemps après s'être tue.

Ecouter la musique de Schubert qui a inspiré l'auteur : Schwanengesang en cliquant sur le titre dans musiques blog, colonne de gauche en bas.
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