L'auteur des mois d'Avril-Mai dans le blog Lecture-Ecriture était Rudyard Kipling. j'ai voulu choisir un roman que je n'avais pas lu et j'ai trouvé dans ebooks libre et gratuit celui-ci, dont je ne connaissais même pas le titre; Alors adjugé !
La lumière qui s’éteint publié en 1890 est le premier roman de Rudyard Kipling après la parution de plusieurs recueils de nouvelles.
William Barnes Wollen : Soudan bataille d'Ondurman (1898) |
Le personnage principal, Dick Heldar, est peintre tout comme son amie Maisie, mais l’un à du talent, l’autre n’en a pas. Dans leur enfance, tous les deux ont été pensionnaires de l’horrible madame Jenkins et l'amour de Dick pour Maisie lui permettait de supporter les brimades. Lorsqu’il la retrouve à Londres en revenant du Soudan où il a participé comme peintre à la guerre des Mahdistes contre les forces anglo-égytiennes, il lui avoue son amour auquel elle ne répond pas. Par contre, elle cherche à exploiter le talent du jeune homme et à obtenir des conseils, son ambition étant de réussir et son but d'être exposée. Quand elle part en France étudier chez un professeur français, Dick, amoureux transi, l’attend. Mais il devient aveugle à cause d’une blessure reçue sur le champ de bataille. Il ne peut y avoir pire catastrophe pour un peintre ! Comment le jeune homme pourra-t-il survivre à une telle catastrophe et que va faire Maisie ?
Kipling a mis beaucoup de lui-même dans cet écrit. Comme son personnage Dick Heldar, il a été envoyé en pension en Angleterre (il est né en Inde) où il a vécu une enfance malheureuse; comme Torpenhow, l’ami de Dick, il est journaliste et comme eux il a une idée de la grandeur de son pays qui passe par la guerre de conquête, le colonialisme. C’est un des aspects de l’oeuvre que ne m’a pas plu même si je ne pouvais m'attendre, je le reconnais, à autre chose de la part de Kipling. Comment s’intéresser à ces jeunes gens qui ne rêvent que bataille, expansionisme, que l’odeur de la poudre fait rêver…Comment supporter Dick, en particulier, qui affiche avec insolence sa prétention à la supériorité personnelle, de classe et de "race" ? De plus, ils (ou plutôt Kipling) sont misogynes, en particulier envers les femmes de classe inférieure mais pas seulement. Tous les personnages féminins ou presque ont le mauvais rôle dans ce roman, à part, peut-être la peintre, "l’impressionniste", nommée aussi cavalièrement "Cheveux rouges", à qui Kipling ne daignera pas donner de nom mais c'est parce qu'elle n'a pas d'importance et elle disparaîtra brusquement du roman. Je me demande même si Maisie ne nous est pas présentée comme antipathique parce qu’elle refuse de se fondre dans un moule, de se marier, d’être la femme dévouée (à l’homme !) telle qu’on l’attendait au XIX siècle ! Il faut dire qu'elle est d'une froideur et d'une insensibilité peu communes !
Toujours est-il que Dick et Maisie sont tous deux égoïstes, orgueilleux, entêtés, ambitieux dans leur quête, de l’argent pour l’un, de la gloire pour l’autre. Un aspect plus positif, pourtant, l’amour sincère et désintéressé de Dick pour Maisie et l’amitié profonde et dévouée qui unit les deux héros masculins.
Le roman est prétexte à une réflexion sur l’art, qui pour Dick/Kipling doit correspondre à un sentiment profond, à une urgence et non à une mode.
«Mais à partir du moment où nous nous mettons à penser aux applaudissements attendus, et à jouer notre rôle en regardant la galerie du coin de l’oeil, nous perdons toute valeur, toute force, toute habileté. »
« Dès que nous traitons légèrement notre art, en le faisant servir à nos propres fins, il nous trahit à son tour, et nous ne pouvons plus rien sans lui. »
Les conseils de Dick sont ceux d’un coloriste et son sens des couleurs qui refuse la réalité et voit au-delà, me rappellent - à tort ou à raison - les théories Nabis, de même que son dernier tableau qui a pour thème La Mélancolie.
"Ce fut une joie pour Dick que Maisie pût voir les couleurs comme il
les voyait lui-même, qu’elle distinguât le bleu dans le blanc du
brouillard, le violet dans les palissades grises, toutes les choses
enfin autrement qu’elles paraissent aux yeux non prévenus."
Nabisme : Sérusier, Eve bretonne ou la Mélancolie |
Mais Dick illustre aussi, avec ses oeuvres ramenées du Soudan, le goût de l’orientalisme, de même que l’attrait des îles exotiques évoque l’oeuvre d’un Gauguin.
Paul Gauguin |
J’ai eu un peu de difficultés au début à entrer dans ce roman non seulement parce que je n’aimais pas les personnages mais aussi, parce que le récit me paraissait superficiel avec des personnages peu épais, et un style composé en grande partie de dialogues, ce qui me donnait l’impression un peu factice ne pas être dans la vraie vie mais sur une scène de théâtre.
Pourtant, je me suis laissée séduire peu à peu par les descriptions des pays exotiques que Dick, exalté, fait à Maisie. Elles ne manquent pas de beauté, jouent sur les contrastes de couleurs et sont très visuelles. Peut-être sont-elles le reflet des oeuvres picturales de Dick?
« Quand vous parvenez à votre île, vous la trouvez peuplée de molles et chaudes orchidées, de fleurs étranges et merveilleuses qui retrouvent leurs corolles comme des lèvres de femmes... Il y a une chute d’eau de trois cents pieds de hauteur, et c’est comme un colossal morceau de jade vert brodé d’argent."
"Que penseriez-vous d’une grande ville morte* bâtie en grès rouge avec des aloès poussant entre les pierres descellées. Cette métropole abandonnée s'étend sur des sables couleur de miel. Il y a quarante rois qui reposent dans ses hypogées, et chacun d’eux, Maisie, dort dans un tombeau plus splendide que ses prédécesseurs. Quand on voit ces palais, ces rues, ces maisons, ces réservoirs, on cherche des yeux les habitants; on se demande quels sont les hommes qui vivent au milieu de tant de merveilles, et l’on finit par apercevoir un être vivant, un seul : un tout petit écureuil gris, se frottant le nez avec sa patte au milieu de la place du marché."
*Fatehpur Sikri, ville du nord de l’Inde abandonnée en 1605 (source) |
J’ai aussi été amusée par les rapports que les jeunes gens entretiennent entre eux et leurs jeux avec leur adorable petit chien, c’est bien vu et léger et nous fait rire même si les personnages apparaissent un peu comme des potaches immatures.
Puis, j’ai été prise par cette histoire quand elle devient tragique, tant Kipling, qui avait lui aussi peur de perdre la vue, rend palpable l’angoisse du peintre. Celui-ci, en devenant aveugle, perd aussi sa raison de vivre. La déréliction du jeune homme, le tragique de sa solitude, sa déchéance, son évolution cher payée vers un peu plus d’humanité et d’humilité, tout est décrit avec justesse et précision. Les personnages de Dick et de Maisie aussi, prennent alors plus de chair et de complexité et le récit baigne dans une atmosphère lourde que l’obscurité envahit peu à peu. J’ai donc fini par apprécier La lumière qui s’éteint mais je pense que ce n’est pas le meilleur roman de l’auteur.