Dans Autre étude de femme,
l'écrivain réunit autour d'une table ses personnages préférés
chez la marquise d'Espard : le ministre Henri de Marsay, Emile
Blondet, le docteur Bianchon, la princesse de Carignan, Delphine de
Nucingen, son mari le banquier Nucingen, le marquis de Vandenesse, le
général de Montriveau...
La haute noblesse, donc : le
gouvernement, la banque, l'armée ... Tiens, il ne manque que
le curé ! L'église, la quatrième assise du pouvoir !
La conversation entre personnes du beau
monde, tourne autour du thème de la femme et de l'amour et sert de
prétexte à Balzac pour insérer des textes écrits en 1831 et entre
1838 et 1842 dans le tome II des Scènes de la vie privée
deLa Comédie humaine.
Comte Henri de Marsay
Le texte écrit en 1831 est le récit
du comte Henri de Marsay, devenu ministre, qui raconte son premier
amour. Il a dix sept ans, il est amoureux d'une jeune veuve de six
ans son aînée, et l'aime avec l'idéalisme et la fougue de la jeunesse. Mais la
trahison de son amante qui projette de se marier avec un duc et voit
ce dernier en secret, lui suggère une vengeance subtile qui le
laisse apparemment triomphant. Cependant, cette expérience cruelle lui fait
perdre sa foi en l'amour d'une femme et fait de lui un
être froid, à jamais incapable de passion.
Quant à mon
esprit et mon coeur, ils se sont formés là pour toujours, et
l'empire qu'alors j'ai su conquérir sur les mouvements irréfléchis
qui nous font faire tant de sottises, m'a donné ce beau sang-froid
que vous connaissez.
Le dénouement de cette nouvelle rejeté à la fin du recueil et raconté par le docteur Bianchon
clôt le recueil. Celui-ci assiste en tant que médecin à la mort de
cette femme devenue duchesse, victime d'une grave maladie, et
rapporte le mot sublime de la mourante à son mari, preuve qu'elle
était capable d'aimer vraiment.
"Mon pauvre ami, qui donc
maintenant te comprendra ? Puis elle mourut en le regardant."
La duchesse de Langeais, un femme comme il faut ?
Que la femme française s'appelle Femme comme il faut ou grande dame, elle sera toujours la femme par excellence.
Les textes suivant sont des
considérations sur la femme de la noblesse. Ceci pour regretter que
la grande dame de l'Ancien Régime dont le mari bénéficiait d'une
richesse sans limite ait disparu. Regret que le code Napoléon en ne
privilégiant pas le droit d'aînesse ait dissous ces formidables
richesses en obligeant le partage entre les héritiers. De ce fait,
la grande dame n'est plus ! Elle a donné naissance à la
femme comme il faut, femme du
monde au goût exquis, mais qui n'a plus le luxe dispendieux, la
grandeur, la folie, la démesure et aussi l'érudition des femmes d'autrefois. Regret de la voir
concurrencer par la bourgeoise, issue cette classe montante de
nouveaux riches qui ne lui arrive pas à la cheville et encore plus par la femme comme il n'en faut pas ! Heureusement, les femmes de cette assemblée finissent par se révolter :
"Sommes-nous donc aussi diminuées que ces messieurs le pensent ? dit la princesse de Cadignan en adressant aux femmes un sourire à la fois douteur et moqueur.
Il était temps !
Au cours de cette soirée, chacun y va de son lamento et déplore la perte du cher
passé induite par la révolution. On a
envie de leur dire, à tous ces nobles méprisants, arrogants,
frivoles et futiles, encore immensément privilégiés malgré leurs
doléances et leurs soupirs, que, et oui ! La révolution est
bien heureusement passée par là et a donné de grands coups de
pieds dans le jeu de quilles ! Bon d'accord, comme d'habitude,
ce sont d'autres qui ont pris leur place, qui ne sont pas meilleurs,
et cela n'a pas rétabli l'égalité ni permis de lutter contre le paupérisme. Personnellement j'ai trouvé assez ennuyeux toutes ces considérations mais je reconnais qu'elles ont un intérêt historique pour connaître la mentalité de la noblesse. Et dire que Balzac, le conservateur, est en admiration devant ces gens-là !
Le général Armand de Montriveau
Enfin vient un bref récit fascinant,
très ramassé, au dénouement glaçant, qui, a mon avis, est le plus fort du recueil. Le général de Montriveau raconte comment, après
le passage de la Bérézina, pendant la campagne de 1812, cherchant
un abri pour la nuit, il est chassé de maison en maison par les
soldats de l'armée en déroute qui n'obéissent plus à aucune
discipline, ni même à des règles de solidarité. Le général
finit par être accueilli dans une ferme délabrée où le feu qui
brûle dans la cheminée et la nourriture redonnent un semblant
d'humanité aux hommes qui sont là. Parmi eux, un femme, Rosina et
son mari, un capitaine, italiens tous deux. Rosina est manifestement
la maîtresse d'un colonel qui lui ordonne de venir la rejoindre dans
son lit, devant le mari. Ce qui fait rire Montriveau et le reste de la
compagnie et blesse l'amour propre de l'Italien. Le lendemain, la
vengeance de l'homme humilié sera horrible. Je vous la laisse découvrir !
Il n'y a rien
de plus terrible que la révolte d'un mouton, dit de
Masay.
Ne
serait-ce que pour ce dernier récit (mais lire aussi L'Adieu sur la même
période historique ) il ne faut pas rater Autre étude de
femme !
PS : D'après Maggie, il manque une nouvelle dans le recueil de Kindle. Et d'après Wikipédia ce serait la nouvelle intitulée La grande Bretèche déjà parue dans les Contes bruns.
Illustration Ivan Bilibine : Conte du tsar Saltan : La princesse cygne et l'île Bouaïana
"Le Conte du tsar
Saltan, de son fils, glorieux et puissant preux le prince Gvidon
Saltanovitch et de la très-belle princesse-cygne " : voici le titre complet du conte merveilleux d'Alexandre Pouchkine qu'il a publié en 1832. Il s'agit d'un conte traditionnel issu du folklore russe mais de nombreux contes dans le monde reprennent le thème des deux soeurs jalouses qui cherchent à se venger de la troisième plus chanceuse, épouse du prince.
Le conte du tsar Saltan de Pouchkineest l'un des contes les plus célèbres en Russie. Nicolaï Rimski Korsakov et son librettiste Bielski ont adapté l'oeuvre de Pouchkine pour créer un opéra Сказка о царе Салтане portant le même titre.
Ivan Bilibine : le tsar choisit Militrissa pour épouse, les deux autres comme cuisinière et tisseuse
Trois
sœurs rêvent à leur avenir dans une modeste isba : que ferait chacune d'elle si elle était tsarine ? L'une dit qu'elle préparerait un grand festin, l'autre
qu'elle tisserait des vêtements somptueux, la troisième, la belle
Militrissa, qu'elle donnerait un bogatyr (preux-chevalier) à son
tsar bien-aimé. Le tsar Saltan qui passait près de chez elles
les entend. Il décide d'épouser la troisième et engage les deux autres comme
cuisinière et tisserande.
Mais
le tsar doit partir à la guerre. Il laisse son épouse enceinte.
Celle-ci accouche bientôt d'un beau petit garçon, le tsarévitch,
Guidon, qui grandit à une vitesse prodigieuse. Les deux sœurs,
jalouses, avec l'aide de leur mère Babarikha, envoient un message à
Saltan pour lui dire que sa femme a accouché d’un monstre.
La
Babarikha est la mère des trois soeurs, mais elle tient le rôle de la
marâtre des contes de fées quand elle devient complice de ses deux
filles pour faire obstacle à la troisième. Elle est aussi une femme- marieuse. Le
tsar répond en demandant qu'on attende son retour pour décider du sort de
l'enfant mais les méchantes femmes substituent le message du tsar à
un autre qui ordonne d'enfermer la tsarine avec son enfant dans un
tonneau et de les jeter à la mer. La mer a pitié de l'enfant et la mère et le tonneau échoue sur une île
lointaine nommée Bouïana ...
Ivan Bilibine : la ville merveilleuse sur l'île Bouïana
Le
tsarévitch Guidon devenu un beau jeune homme sauve un cygne poursuivi par un vautour. Le cygne lui explique qu'elle est une princesse et que le vautour qu'il vient de tuer est un sorcier. En
signe de reconnaissance, la princesse-cygne fait surgir une ville magnifique
sur l'île. Le bogatyr Gvidon en devient le roi puis comme il languit de
son père, elle le transforme en moustique ou en bourdon pour qu'il puisse voyager
caché dans un navire de marchands jusqu'à sa patrie natale.
Bilibine : Le prince Gvidon transformé en moustique
Par trois fois le tsar entendant vanter les
merveilles du royaume merveilleux et de son roi Gvidon par les marchands veut se rendre dans l'île
mais Babarikha et les deux sœurs le dissuadent.
La première fois en affirmant que la merveille n'est pas cette ville sur une île lointaine mais un écureuil enchanteur qui croque des noisettes d'or au coeur d'émeraude.
La seconde fois en affirmant que la merveille n'est pas cette ville lointaine mais trente trois bogatyrs- frères, des géants jeunes et braves, issus des vagues de l'océan.
La troisième fois en affirmant que la merveille n'est pas cette ville lointaine mais une princesse si belle que
Le jour, elle éclipse le soleil
La nuit elle éclaire toute la terre
Le croissant brille sous sa tresse
Et une étoile illumine sa jeunesse
traduction Tetyana Popova-Bonnal
Chaque fois le cygne réalisera le voeu du prince pour obtenir l'écureuil, les trente trois guerriers, mais pour la princesse, ce ne sera possible que par un véritable amour.
Bilibine : Arrivée du tsar et la méchante mère Babarikha
La quatrième fois, quand il entend vanter les merveilles de l'île et apprend le mariage du Gvidon avec une belle princesse, le tsar décide de partir. Lorsqu'il arrive sur l'île, il
reconnaît son épouse, la belle Militrissa,fait connaissance de
son fils Guidon marié à la princesse qui se cachait sous l’apparence du cygne. Le conte se termine dans la joie.
Une oeuvre en vers musicale
Le tsar Saltan et les trois soeurs : miniature de Palekh
Cette oeuvre est une petite merveille,un bijou brillamment ciselé, un récit vivant, animé, poétique, amusant. Le poète l'a rédigé en vers de sept ou huit syllabes dans une langue populaire, savoureuse, joyeuse, avec des personnages proches du folklore russe. On a l'impression que les vers sont chantés.
Le rythme des heptasyllabes accentués sur les syllabes impairs (1/3/5/7 ) est, en effet, très musical, et le retour des mêmes vers dans les situations qui se répètent créent un rythme interne que l'on attend comme un refrain. Ce qui nous rappelle que le conte est destiné à être oral, un conte que l'on lit aux enfants et dont les répétitions sont attendues avec joie.
Un conte merveilleux
Peintres de Palekh : Dans son palais de cristal, L'écureuil croque une noix/ une noix d'or par ma foi
Le conte est une belle histoire d'amour, celle du prince Gvidon et de la princesse-cygne, un récit qui fait intervenir le rêve, la magie, le fantastique. Il obéit au schéma classique du conte traditionnel : à partir d'une situation initiale perturbée par des méchants, le héros ou l'héroïne devra rétablir l'équilibre, aidé en cela par des adjuvants magiques, humains, animaux, ou objets. Il s'agit de contes initiatiques qui permettent au personnage principal (auquel l'enfant s'identifie) de passer de l'enfance à l'âge adulte. La magie ne suffit pas et il faut faire preuve de courage, de débrouillardise, d'intelligence, de bonté.
Dans ce conte tout est en double. Il y a deux couples le Tsar et Mélitrissa et Gvidon et la princesse-cygne dont l'équilibre est pareillement détruit par l'intervention d'éléments déclencheurs qui viennent rompre l'équilibre :
Militrissa et le tsar Saltan séparés par la guerre vont être victimes de la jalousie des deux soeurs et de la mère. C'est le tsarevitch Gvidon qui les réunira.
Comme dans de nombreux contes, la princesse est transformée en animal, ici en cygne : Gvidon tue le magicien qui la poursuivait métamorphosé en vautour. Il aide la princesse-cygne qui l'aidera à son tour.
Le cygne va se poser
Sur les bords dans un fourré.
Il s'ébroue et se secoue,
en princesse se dénoue :
Une étoile entre les yeux,
Un croissant d'or aux cheveux (...)
Traduction Ivan Mignot
Le prince doit prouver sa bravoure mais a besoin pour réussir d'adjuvants magiques : Le cygne réalise ses voeux pour le récompenser. Ils sont au nombre de trois, l'écureuil qui assure la richesse de tous les habitants de l'île; les trente bogatyrs qui assurent la sécurité de l'île et la princesse-cygne qui permet à l'amour de triompher.
Peintres de Palekh : La princesse est majestueuse et bonne
Un conte plein d'humour
Peintres de Palekh: la fête de retrouvailles
Mais le Merveilleux est étroitement mêlé à l'humour qui tient à des personnages burlesques dont la fonction est double : semer des embûches sur le chemin des héros et héroïnes mais aussi faire rire telles les deux soeurs et la mère Babarikha et aussi, parfois, le tsar lui-même !
Enfin, autre source de comique, le moustique. Ainsi lorsque les méchantes soeurs se font piquer par le moustique ou bourdon et deviennent borgnes, l'une de l'oeil droit, l'autre de la gauche ou quand il s'agit de la Babarikha :
Il
bourdonne et fait des rondes,
Il
se pose sur son nez bien rond.
Notre
héros pique le nez
Et
une ampoule y apparaît.
Là
encore l'alerte commence
En
mettant la défiance
AU
secours ! Attrapez-le !
Ecrasez
la bête féroce !
Traduction De Tatyana Popovna -Bonnal Les contes de fée de Pouchkine Edition bilingue ou une autre traduction
Il va tourner autour d'elle
se met sur le nez d'icelle
Une cloque vient marquer
aussitôt le nez piqué.
De nouveau c'est la panique
Et puis la chasse héroïque :
Au secours, attrapez-le,
Dieu du ciel, écrasez-le,
Tu vas voir, attends, vil traître (...)
Traduction de Ivan Mignot Les contes de Pouckine Le tsar Saltan peinture de Palekh
Comique
aussi dans l'agitation qui suit les piqûres de l'insecte car la scène est traitée avec un grossissement épique que les deux traductions préservent bien "La bête féroce !" "Vil traître !" "chasse héroïque", "Panique ", "alerte" ... qui contraste dérisoirement avec la taille de la bête féroce.
Le dénouement aussi est joyeux et enlevé : l'on y voit le tsar fêter dignement ses retrouvailles avec la Tsarine et son Tsarevitch (pas de punition pour les méchantes) mais on doit porter au
lit le tsar à moitié ivre.
денъ прошел - царя салтана
уложили спать вполньяна
я там был ; мед, пиво пил
усы лищь обмовил
La traduction mot à mot dit ceci :
Le jour passe - le tsar Saltan
Est mis au lit à moitié ivre
J'étais là; j'ai bu du miel, de la bière (hydromel ?)
Mes moustaches seules j'ai mouillées.
Quelles traductions choisir ?
Je vous propose deux traductions qui s'opposent et témoignent de deux positions très divergentes face au fait de traduire. Laquelle préférez-vous ?
Doit-on rester proche du texte et, dans la cas où il s'agit de vers, ne pas respecter la métrique ? celle de Tetyana Popovna-Bonnal
La journée passe et Saltan énivré
fut tout de suite couché.
J'y étais, j'ai bu l'hydromel
Seule ma moustache fut mouillée.
Traduction Popova-Bonnal dans Les contes de fée de Pouchkine Edition bilingue
Ou la traduction d'Ivan Mignot qui s'éloigne du texte (tout en
respectant l'esprit) mais garde la versification et utilise l'heptasyllabe comme le vers pouchkinien et la rime.
Le soir, il fut sur sa couche
Ivre comme une vraie souche
J'y étais et j'ai bien bu
Ne m'en demandez pas plus.
Traduction Ivan Mignot Les contes de Pouchkine Le tsar Saltan peinture de Palekh
Les éditions et les illustrations
1) Traduction en vers proche du texte et juxtalinéaire de Popova-Bonnal Les contes de fée de Pouchkine Edition bilingue
Illustration couverture Ivan Vanestiv : Ivan Tsarevitch chevauche le loup gris 1889
2) Traduction Ivan Mignot en vers heptasyllabes Les contes de Pouchkine Le tsar Saltan ma traduction préférée.
Peinture de Palekh Editions медный всадник : Le cavalier de bronze. J'ai acheté ce livre à Saint Pétersbourg. Je ne sais pas si on le trouve en France.
Palekh : Les illustrations, splendides, sont des peintures d'icônes sur bois laqué, provenant de la ville de Palekh devenue centre de la miniature sur laque. Collections privées ou musée russe de Saint Petersbourg, ou musée Pouchkine.
3) Vous pouvez aussi lire ces contes aux Editions Albin Michel jeunesse illustrés par Ivan Bilibine d'après une réédition de 1906. traduction en vers de Henri Abril. Je n'ai pas lu cette traduction mais les illustrations de Bilibine sont enchanteresses.
Ivan
Bilibine est né en 1876. Il est peintre et illustrateur. Formé sous la direction du grand maître Ilia Répine, il réalise en 1899 ses
premiers travaux graphiques et ses premières illustrations de contes
populaires russes : il trouve là son domaine de prédilection, dont il ne
se départira plus et qui caractérise son oeuvre. Ivan Bilibine s'est fait aussi connaître comme décorateur d'opéra.
La femme du deuxième étage de Jurica Pavicic, écrivain croate : Bruna se marie avec Frane qui est marin. Les jeunes époux vont habiter au deuxième étage de la maison familiale de Frane, juste au-dessus de l’appartement d’Anka, la belle-mère de Bruna. C’est un très mauvais arrangement car le couple va devoir cohabiter avec cette femme autoritaire, maniaque et revêche, qui humilie sa belle fille et la considère, malgré ses efforts, comme paresseuse et incapable. Sa belle soeur Mirela n’est pas plus chaleureuse envers elle. Quand son mari part en mer, Bruna, désormais sous la coupe d’Anka, n’a que son travail à l’extérieur pour bénéficier d’une relative liberté. Mais lorsque Anka est victime d’une attaque cérébrale et qu’elle reste paralysée, le drame va éclater. Mirela, la fille d’Anka, privilégie sa carrière, le fils s’oppose à ce que sa mère aille dans un institut spécialisé mais repart en mer. C’est donc à Bruna d’assumer, en plus de ses heures de bureau, la lourde charge d’une femme impotente qu’elle n’aime pas et qui le lui rend bien.
Je ne dévoile rien en parlant de drame puisque dès la première page nous savons que Bruna est en prison et qu’elle a commis un meurtre. Le roman alterne d’ailleurs entre des chapitres qui décrivent la vie en prison, d’autres qui sont un retour dans le passé et racontent l’histoire de Bruna et d’autres encore, les années d’après la prison.
Ce qui qui intéresse l’auteur, c’est l’analyse du meurtre. Il cherche à comprendre et à mettre en évidence les ressorts qui ont poussé une femme « normale », qui n’a rien de monstrueux, jeune, amoureuse, pleine d’espoir, à détruire une vie et à être détruite. Il étudie le lent glissement qui va la conduire au meurtre presque malgré elle, prise au piège de la soumission, prisonnière des non-dits, d’une vie vaine et sans espoir, et surtout de l’égoïsme des autres. Chacun est occupé par ses propres soucis, son travail, son désir de réussite. Même la mère de Bruna ne s’est pas préoccupée de savoir si sa fille allait bien. Tout en se livrant à cette analyse, Jurica Pavici présente une radioscopie de la société croate d’après-guerre où l’économie qui reprend ne l’est que sur des bases factices, ouverte à un tourisme qui détruit toutes les vraies richesses du pays, n’apportant pas la prospérité à ses habitants mais enrichissant les sociétés capitalistes, la maffia et les déjà riches.
Le car pénètre dans les faubourgs (de Split) et Bruna note les changements. Là où était situé autrefois le chantier de déconstruction navale, ce sont maintenant des immeubles de locations et de vacances. A la place de l’usine de chlorure de vinyle, il y a un centre commercial. A la place du port de pêche, elle découvre une marina, et dans la marina, des grappes de yachts coûteux aux vitres teintées et aux lignes agressives. A la place du transbordement, c’est encore une marina. A la place de l’usine de tuyaux en béton, même chose. Là où il y avait auparavant des ateliers et des entrepôts, ce sont désormais des salons d’expositions de concessionnaires automobiles ou des agences de Rent-Car et Ship Management….
Une société où la situation des femmes n’a rien d’enviable, témoin, la vie de Bruna, mais aussi celle de Suzana, l’amie restée fidèle de Bruna, qui a pourtant poursuivi des études de pharmacologie et végète dans un petit emploi sans intérêt. Là encore le bouleversement apporté par la guerre n’est pas source de mieux-être : « … les Slovènes l’ont jetée dehors, au bout de huit ans, comme des porcs, sans aucun préavis, pendant une vague de restructuration. Elle pense à son nouveau boulot, une petite boîte stupide de commerce à la noix, où le patron n’en sait pas la moitié d’elle question travail. »
Dans l’île où travaille Bruna se dresse une façade d’église baroque « grandiose et mensongère » restée inachevée. Elle cache derrière elle une église petite et misérable. Cette façade est une métaphore des civilisations et de la vie, mais aussi de la Croatie nous dit Jurica Pavicic: « Elle nous raconte la seule vérité qui vaille : elle nous dit comment finissent les ambitions humaines. Comment les gens, les villages, les peuples échafaudent des plans et des projets immenses, comment ils imaginent des constructions fastueuses, et de tout cela, il ne reste que des façades. »
J’ai apprécié L’eau rouge le premier roman de l’auteur dont l’action déroule en Croatie pendant le guerre et montre la destruction de la Yougoslavie et le début de l’après-guerre. Dans La femme du deuxième étage, c’est la Croatie actuelle que présente l’auteur. Ce n’est pas réjouissant et pourtant c’est un oeuvre où l’on sent, au-delà de la tristesse et de la mélancolie, l'empathie de l’auteur pour ce personnage en souffrance, solitaire et replié sur lui-même.
J’ai beaucoup aimé ce deuxième livre de Jurica Pavicic, peut-être plus encore que le premier, parce j’ai été sensible à son rapport nostalgique au temps qui passe et nous mène inexorablement à la mort. Je me suis sentie concernée par sensibilité à l’éphémérité des choses et des êtres, encore exacerbée par l’expérience de la guerre qui a détruit un monde existant sans en proposer un meilleur.
Sa définition de la vie : « Cette succession d’anecdotes chaotiques » et les pensées de Suzana m’ont interrogée et touchée : "Et elle se demandait si sa vie et celle de Bruna, aurait été différente s’il n’y avait pas eu cette fête d’anniversaire Chez Zorana. Si elle n’était pas allée la chercher en voiture…. Si ce matin là ou tel autre elle avait marché sur le trottoir de droite plutôt que sur le trottoir de gauche. Tant de bifurcations, des dizaines et des centaines de bifurcations, tant de noeuds indénombrables, denses et opaques comme dans un jeu vidéo ultra-complexe, qui l’ont conduite au point où elle est maintenant."
Ce questionnement, qui, par-delà l’expérience individuelle, atteint l’universel, est passionnant. Oui, il est vertigineux de contempler tous les chemins qui se sont ouverts ou s’ouvrent devant nous au cours d’une vie et combien notre existence aurait pu être différente si… mais ce SI nous renvoie à la question primordiale, sommes-nous vraiment libres de nos choix à partir du moment où nous ne connaissons par les tenants et les aboutissants ? Un choix, peut-être, mais faussé à l’origine, et dont on n’est finalement pas vraiment maître.
C’est ce que constate Bruna : « Tout aurait été différent si nous n’étions pas allées là-bas. Suzana avait raison, évidemment. Mais, comme il arrive souvent quand quelqu’un a raison, ni elle, ni Bruna, ne pouvaient rien faire de ce constat. »
La mort du poète : duel de Alexandre Pouchkine et de Georges d'Anthes
En 1837, Alexandre Pouchkine le grand poète russe se bat en duel contre un officier français de l’armée du tsar, alsacien, Georges-Charles Heeckeren d’Anthès qui courtise sa femme Natalia Gontcharova. Celle-ci, coquette, suscite la jalousie du poète mais rien ne semble indiquer qu’elle ait eu réellement une liaison avec l’officier. Cependant la rumeur circule, des lettres anonymes sont envoyées à
Pouchkine, les affronts, les provocations, les railleries contre le mari
trompé se succèdent. Pouchkine provoque d’Anthes en duel. Celui-ci est militaire, il sort de l'école de Saint Cyr. Il est le premier à
tirer et ne rate pas sa cible. Il l'atteint au ventre. Pouchkine ne mourra qu'au bout de deux jours dans d’atroces souffrances.
Natalia Gontcharova : belle et frivole
La lettre anonyme abjecte envoyée à Pouchkine
Quand Alexandre Pouckine meurt, Mikhail Lermontov a 23 ans. Il ne lui
reste plus que quatre ans à vivre et l’émotion qu’il éprouve à l’annonce
de la mort de Pouchkine est si violente qu’il prend sa plume et écrit
dans l’urgence et la fièvre les 56 premiers vers de ce beau poème
intitulé La mort d’un poète qu’il adresse au tsar Nicolas 1er en hommage au poète assassiné. Il réclame vengeance auprès du tsar.
Vengeance souverain, vengeance ! Que la supplique monte jusqu’à toi Soutiens le droit et punis l’assassin Fais que son châtiment de siècle en siècle Proclame la justice en l’avenir Et fasse la frayeur des criminels
Alexandre Pouchkine
Tout en rendant compte de la grandeur du poète, il déplore que les commérages malveillants sur son honneur l'ait poussé à la mort. Il accuse l'hypocrisie de ceux qui, responsables de la fin du poète, feignent de s'en émouvoir. Mais il affirme aussi que Pouchkine a été humilié, persécuté "dès ses débuts" et on verra pourquoi.
Le poète est tombé, prisonnier de l’honneur, Tombé calomnié par l’ignoble rumeur, Du plomb dans la poitrine, assoiffé de vengeance ; Sa tête est retombé en un mortel silence. Hélas ! sous le poids des offenses, L’aède élu s’est affaissé, Comme avant, contre l’arrogance Des préjugés, il s’est dressé. Le chœur des louanges confuses Est vain comme sont vains les pleurs Et les pitoyables excuses. Le sort a voulu ce malheur... Or, c’est vous qui, dès ses débuts, Persécutiez son pur génie, Pour en rire, attisant sans but La flamme où couvait l’incendie. Il n’endura pas le dernier Cruel outrage à sa personne. Son flambeau, hélas ! s’éteignait Flétrie son illustre couronne...
dans la traduction de Katia Granoff(Editions Gallimard (Poésie), 1993)
ou dans la traduction de la poétesse Marina Tsvetaïeva
Sous une vile calomnie Tombé, l’esclave de l’honneur! Plein de vengeance inassouvie, Du plomb au sein, la haine au cœur. Ne put souffrir ce cœur unique Les viles trames d’ici-bas, Il se dressa contre la clique. Seul il vécut – seul il tomba. Tué! Ni larmes, ni louanges Ne ressuscitent du tombeau. Tous vos regrets – plus rien n’y change, Pour lui le grand débat est clos. Un noble don vous pourchassâtes – Unique sous le firmament, Incendiaires qui soufflâtes Sans trêve sur le feu dormant. Tu as vaincu, humaine lie! Triomphe! Ton succès est beau. A terre le divin génie, A terre le divin flambeau!
Par la suite, j'utilise la traduction de Katia Granoff parce que je la préfère.
Georges d'Anthes, l'assassin de Pouckine
Dans le passage suivant, Lermontov réclame la punition du coupable. Il
accuse tous les étrangers venus en Russie pour briguer les honneurs et
faire une carrière militaire de mépriser
la Russie, et, dans le cas de d'Anthes, de ne pas même avoir conscience qu'il vient de tuer le Génie russe en la personne d’Alexandre Pouchkine.
Son meurtrier a froidement Braqué sur lui l’arme fatale. Un coeur vide bat calmement, N’a pas tremblé la main brutale. Quoi d’étonnant ? Venu d’ailleurs, Il trouvait chez nous un refuge Pour capter titres et bonheur, Comme d’autres nombreux transfuges. Il raillait, en les méprisant La voix, l’esprit de notre terre ; Sa gloire, il ne la prisait guère Et dans ce funeste moment, Ni lui, ni d’autres ne savaient Sur qui sa main s’était levée...
Pour comprendre ceci, il faut savoir que Pouchkine est considéré comme "le père"
de la littérature russe. C’est le premier écrivain moderne à écrire en
langue russe en employant la langue
populaire, vivante, riche, savoureuse, (beaucoup écrivait en français, la langue à la mode à
l’époque ou en russe en imitant les écrivains étrangers), en remettant à l’honneur les
coutumes du peuple russe, en donnant la parole aux paysans, aux "nianias",
les nourrices des enfants nobles, qui perpétuent les contes, les
croyances et les chants traditionnels russes. Tous les grands écrivains
russes, en particulier Tolstoï et Dostoeivsky, lui sont redevables. Il
redonne sa dignité et sa grandeur non seulement à la langue mais aussi à
tout un peuple en révélant sa beauté et sa vitalité alors dédaignées.
Les vers de Lermontov sont aussitôt repris par les amis de Pouchkine, Ivan Tourgueniev, Vassilisi Joukovsky et tant d'autres … et font grand bruit dans la société où ils provoquent une vive émotion. Ils sont aussitôt recopiés par dizaines de milliers d’exemplaires, et circulent de main en main et sur toutes les lèvres. Les milliers de personnes qui se pressent devant la demeure du poète mourant, défilent devant son cercueil et assistent à son enterrement, les connaissent par coeur.
Mikhaïl Lermontov
C’est donc ce poème qui fait connaître Lermontov et le rend célèbre mais c’est la deuxième partie rédigée plus tardivement, dans un moment de rage véhémente, qui va lui attirer de graves ennuis. Dans la première partie, on l'a vu, Lermontov accusait déjà les hypocrites qui avaient poussé Pouchkine au duel, en faisant circuler le bruit que sa femme Natalia Gontcharova lui était infidèle mais il ne les nommait pas.
Arrachant sa couronne à ce génie altier, Ils mirent sur son front la couronne fantôme, Où l’épine acérée est unie au laurier, Et qui blessait sa tête à des pointes d’acier ; Et ses derniers instants, ils les empoisonnèrent De murmures moqueurs, ô railleurs ignorants ! Il mourut assoiffé de vengeance exemplaire Et cachant le dépit d’un espoir décevant.
Mais dans les vers qu’il ajoute, non seulement il accuse les ennemis de Pouckine mais il les nomme : ce sont les courtisans proches du tsar, sinon le tsar lui-même, la noblesse et ses rejetons dégénérés qui ne sachant pas reconnaître le Génie, le poursuivent de leur haine, de leurs mesquineries, bafouent son honneur, se moquent de lui et lui rendent la vie impossible. Et il appelle sur eux la vengeance divine puisqu’il semble que l’on ne peut pas l’attendre du pouvoir ! Il va plus loin encore puisqu’il les accuse d’attenter à la liberté. Or, il faut savoir que Pouchkine, dès les débuts, a été victime de la dictature tsariste. Alexandre 1er le condamne pour des écrits « séditieux » et il évite de justesse la Sibérie. Exilé, il voyage pendant six ans entre le Caucase et la Crimée avant d’obtenir sa grâce en 1826. N’étant pas dans la capitale, il évite ainsi d’être compromis dans l’insurrection de Décembre 1825 menée par ses amis Décembristes dont il se sent proche. Mais il tombe sous la censure directe du tsar Nicolas 1er qui surveille personnellement tous ses écrits et lui donne même des conseils d’écriture ! Il doit justifier tous ses déplacements auprès des autorités. Il n'a pas le choix, sa docilité ou l'exil en Sibérie ! La société liée au pouvoir tsariste est donc bien telle que la décrit Lermontov ! C’est ce qu'il décrit dans le Balmasqué et aussi dans son chef d’oeuvre Un héros de notre temps.
Ô vous, ô descendants des ancêtres fameux,
Fameux par leur bassesse et par leur infamie, Vous foulez à vos pieds les restes des familles Que la chance offensa dans ses joies et ses jeux. Le trône est entouré de votre cercle avide, Bourreaux des libertés, du génie, ô perfides, Vous qui vous abritez à l’ombre de la loi, Devant vous tout se tait, la justice et le droit ; Il est un tribunal, ô favoris du vice, Vous n’échapperez pas à l’ultime justice ! La médisance et l’or, cette fois, seront vains, Dieu connaît la pensée et les pas des humains, Et tout votre sang vil ne pourrait effacer Le sang pur du poète, injustement versé.
Traduit du russe par Katia Granoff
J'ai souligné quelques vers ci-dessus pour mettre en relief l'audace (et l'imprudence) de ces déclarations ! On peut imaginer l’effet que firent ces derniers vers sur le Tsar et son entourage immédiat directement visés par le mépris de Lermontov dans un pays où la liberté est fortement réprimée depuis l’insurrection de Décembre 1825, où les privations des libertés sont étouffantes, la censure toujours présente, la répression sévère réduisant la noblesse à l’oisiveté et l’ennui.
Lermontov et son ami, Sviatloslav Raievski, qui a diffusé largement ces vers, furent jugés.
Raievski est exilé en Carélie. Officier dans l’armée russe, Lermontov est expédié au Caucase pour la seconde fois. Un duel l’y avait déjà envoyé une première fois. Là, il se battit contre les tchétchènes pendant les combats qui opposent la Russie expansionniste aux peuples caucasiens.
Peinture de Mikhail Lermontov * : Piatigorsk
Mais c’est en vain désormais qu’il demande l’autorisation de quitter l’armée, c’est en vain que sa grand-mère qui l’a élevé, riche aristocrate, implore son retour à Saint Petersbourg. Le tsar ne lui pardonna jamais et refusa même de reconnaître les décorations gagnés au combat, de plus le succès de Un héros de notre temps écrit pendant son séjour au Caucase l’irritait profondément. Lorsque Lermontov mourut à Piatigorsk, tué en duel par Nikolai Martynov,
en 1841, le tsar exprima sa satisfaction : « A un chien, une mort de
chien » déclara-t-il en privé.
Nikolai Martinez défia Lermontov en duel parce que celui-ci se moquait de lui en le caricaturant. Mais il semble qu'il ait été aussi encouragé par la noblesse proche du tsar qui voulait régler son compte au poète. Lermontov tirait toujours en l'air lors de ses duels. Nikolai Martinov, lui, a tiré pour tuer. C'est ce que j'ai lu mais je ne sais pas si c'est avéré.
*Lermontov était un dessinateur, caricaturiste et peintre amateur de talent. Il
est bon musicien et joue du piano et du violon. Il a une érudition qui le rend supérieur à tous ceux qu'il fréquente. On imagine sans peine par la valeur de ses premières oeuvres quelle place il aurait eu dans la littérature russe s'il avait vécu. Mais il a aussi un caractère épouvantable, il a la satire mordante, caricature ceux qu'il n'aime pas et ils sont nombreux ! Ombrageux, il est prompt à chercher querelle et ne transige pas sur ce qui a trait à l'honneur ! Il se sent profondément décalé par rapport à la société et non seulement il n'a pas peur de la mort mais il la recherche. C'est un homme en souffrance. En fait comme Arbenine et Petchorine, les personnages de sa pièce et de son roman, il méprise cette société vide, inactive, arrogante et cruelle, avide de ragots et qui se nourrit de scandales, mais il ne peut s'en passer !
Peinture de Mikhail Lermontov *: Caucase
*Georges d'Anthès fut jugé mais ne fut pas inquiété. Il rentra en France. Plus
tard, il soutint le coup d'état de Napoléon III et en bon valet de son
maître, il fit une carrière politique florissante et devint sénateur.
Encore un de ceux qui ont envoyé Hugo en exil ! Il a tout pour me plaire,
cet homme !
Décor pour le Bal masqué : Alexandre Golovine 1917
Mikhaïl Lermontov
a écrit Le bal masqué en 1835 mais la pièce a été refusée
quatre fois par la censure. Il a donc dû reprendre chaque fois le
texte et a rédigé quatre versions différentes, de trois ou quatre actes selon le cas. On ne connaît de nos jours que la version
deux et quatre. C'est cette dernière que j'ai lue. C'est
peut-être à cause de ces réécritures que j'ai parfois eu
l'impression d'incohérence ou de décousu, en particulier au niveau
des personnes secondaires qui souvent disparaissent un peu trop
rapidement sans que l'on comprenne vraiment quelle était leur
fonction. Je propose ici un résumé de la pièce mais simplifié.
Décor : la salle du bal masqué Alexandre Golovine 1917
Eugène
Arbenine est un noble, riche et depuis peu heureux (autant que peu
l'être un russe de cette classe sociale à cette époque). Il vient de se marier et on
ne l'a pas vu depuis longtemps dans les salons aristocratiques ou les
salles de jeux.
Dans
sa jeunesse brillante et dissipée, il a joué, séduit des femmes
qu'il a rejetées, incapable d'éprouver un véritable
amour. Il participe comme Petchorine, le héros de notre
temps, à ce « mal du siècle », ce « romantisme à
la russe », cet ennui qui annihile la volonté, rend incapable d'agir, de
ressentir des sentiments vrais.
Moi j'ai vagabondé, joué, été volage et libertin, j'ai travaillé... J'ai connu l'amitié et les amours perfides. Les honneurs ! Je ne les ai jamais cherchés ! Quant à la gloire je ne l'ai point trouvé... Riche ou sans argent, j'ai souffert de l'ennui toujours et partout ."
Il est le fidèle miroir d'une
société riche et raffinée mais oisive et inutile, où sévissent la médisance et, le conservatisme, une société prisonnière d'un pouvoir autocratique rigide, le tsar Nicolas
1er, qui réprime toute liberté de pensée et toute velléité de révolte. Celle des Décembristes qui voulaient obtenir une constitution date de 1825 et a été sévèrement punie. Mais à présent Arbenine est plus
âgé, il a rencontré Nina, l'a épousée et l'aime et cette fois, il
est sincère.
La
pièce commence dans la salle de jeux où Arbenine qui a renoncé aux
jeux de hasard sauve le prince Svezditch de la ruine en disputant et
en gagnant une partie pour lui. Le prince lui est donc redevable, ce
qui rendra sa trahison encore plus grave.
Le costume de Nina : Alexandre Golovine 1917
Dans
les scènes suivantes les deux hommes se rendent au bal masqué. Le
prince est abordé par un masque féminin qui lui accorde ses faveurs
mais qui ne veut pas lui donner son nom. Nous apprendrons vite que
c'est la baronne, le deuxième personnage féminin de la pièce,
amoureuse du prince, mais qui tient à sa réputation et dissimule
sa véritable identité. Le prince réclame un gage et la baronne lui
donne un bracelet qu'elle a ramassé par terre, perdu par une autre
femme masquée. Or, cette dernière n'est autre que Nina. Et comme le
prince manque de discrétion, il montre ce bracelet à Arbenine qui
reconnaît celui de son épouse. Il ne doute pas que sa femme lui est infidèle. La société est vite au courant de
la prétendue disgrâce d'Arbenine qui décide de se venger.
Il
empoisonne l'innocente Nina. La scène de l'empoisonnement où la
pauvre femme meurt dans la souffrance, est pathétique et les cris
répétés de Nina «je veux vivre»,
son extrême jeunesse, son innocence rappellent celle où Desdémone
meurt tuée par Othello.
J'ai
la tête en feu. Je ne me sens pas bien. Approche-toi de moi et
donne-moi ta main. Tu sens comme brûle ma main. Pourquoi ai-je
mangé cette glace au bal ? J'ai dû prendre froid. Tu ne crois
pas. Puis
quand elle comprend que son mari l'a condamnée :
Tu
ne vas pas me faire mourir dans la fleur de l'âge ! C'est
impossible. Ne te détourne pas. Cesse de me torturer, sauve-moi,
éloigne de moi la peur. Regarde-moi !...
Oh !
La mort est dans tes yeux !
Mais
la baronne prise de remords, vient avouer la vérité à Arbenine qui
comprend que Nina était innocente et devient fou.
Quant
au prince qui est un traître, Arbenine lui a réservé un sort pire que
la mort. Il le soufflette et refuse de se battre en duel avec lui, le
déshonorant aux yeux de la société et en faisant un paria.
Oui,
ton honneur ne te reviendra pas ! La barrière est rompue entre
le bien et le mal. Le monde entier avec mépris, se détournera de
toi, tu suivras désormais le chemin du réprouvé, tu connaîtras la
douceur des larmes de sang et le bonheur de tes proches sera lourd à
porter pour ton âme.
La philosophie désenchantée de la pièce est bien celle d'une société où la vie n'est pas considérée comme un bien à défendre et où les jeunes gens meurent très jeunes, tués en duel pour de stupides querelles comme deux des plus grands écrivains de la littérature russe : Pouchkine mort à 39 ans et Lermontov lui-même, mort à 27 ans
La
vie n'est précieuse que si elle est belle ! Or, l'est-elle
longtemps ? La vie c'est comme un bal. Tu tournes, joyeusement,
tout est clair et limpide... Tu rentres, tu enlèves le déguisement
fripé. Tu oublies tout, tu te sens à peine fatigué. Mais il vaut
mieux lui dire adieu tant qu'on est jeunes, tant que l'âme en porte
pas encore la chaîne de l'habitude. Vanité inhumaine !
Écrivain
et poète russe (Moscou 1814 – Piatigorsk, Caucase, 1841).
Orphelin
de mère, il est élevé dans la propriété de sa grand-mère, qui
le tient éloigné de son père. Il entre en 1827 à la Pension noble
de Moscou, où il s'enthousiasme avec ses condisciples pour la poésie
du jeune Pouchkine, celle des poètes décabristes et les idéaux qui
l'inspirent. Il écrit ses premiers poèmes, les
Tcherkesses
et le
Prisonnier du Caucase
(vers 1828). Lorsque Nicolas Ier
ferme cette institution trop libérale en 1830, il poursuit ses
études à l'Université, d'où il est exclu en raison de ses prises
de position contre certains professeurs conservateurs. En 1832, il
entre dans les hussards de la garde. Il continue cependant d'écrire,
travaille au Démon
et termine Hadji
Abrek
(1833). Affecté comme officier à Tsarskoïe Selo, il découvre la
vie mondaine, qui lui inspire la pièce Un
bal masqué
(1835) et un roman inachevé, la
Princesse Ligovskaïa
(1836). Il réagit à la mort de Pouchkine par des vers violents
contre son meurtrier (la
Mort du poète,
1837), ce qui lui vaut d'être envoyé au Caucase comme simple
soldat. Mais son poème l'introduit à la direction du Contemporain,
journal de Pouchkine, où il publie un poème, Borodino
(1837). Le Caucase exerce sur son caractère et sur son œuvre une
influence énorme. Il revient à Saint-Pétersbourg, termine son
Démon
(1841), collabore à la revue les
Annales de la patrie,
où paraissent des récits qui entreront dans Un
héros de notre temps
(Bella,
Taman, le Fataliste,
1939), et fréquente le milieu littéraire et les salons. Il reste
cependant un esprit frondeur et, à la suite d'un duel avec le fils
de l'ambassadeur de France, il est arrêté et à nouveau exilé,
cette fois avec exclusion de la garde et à un endroit dangereux du
Caucase, alors que Un
héros de notre temps
(1839-40) est publié et obtient un grand succès. Il prend part à
des combats sanglants, qu'il décrit dans ses poèmes. En 1840 paraît
un recueil de ses vers, pour lequel il n'a retenu qu'un petit nombre
de poèmes. Un duel, provoqué par une querelle avec son camarade
Martynov dans des conditions assez obscures, met fin brutalement à
la carrière du plus « pictural » des romantiques (il
était un excellent dessinateur amateur). (source
Larousse)